dimanche 30 mars 2014

Essai de découpage syllabique (Une saison en enfer)

Découpage de la prose liminaire, nous écartons l'ouverture des guillemets au tout début du texte : erreur typographique de la maison Poot (nous suivons en cela le raisonnement de Christophe Bataillé qui considère que le prote n'a pas enlevé les guillemets initiaux si souvent utilisés en tête de page pour leurs autres publications). Il est en tout cas évident qu'il y a erreur. Or, ces guillemets ne peuvent se refermer qu'à la fin de la prose liminaire ou bien à la fin du premier paragraphe. Autant s'en débarrasser une fois pour toutes.

Jadis (2), si je me souviens bien, (6) ma vie était un festin (7) où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient. 6+6, vers blanc)
Un soir, (2) j'ai assis la Beauté [6] sur mes genoux [4]. - Et je l'ai trouvée amère. (7) - Et je l'ai injuriée. (6)
Je me suis armé (5) contre la justice. (5)
Je me suis enfui. (5) Ô sorcières, (3), ô misère, (3), ô haine, (2) c'est à vous (3) que mon trésor (4) a été confié ! (5)

Remarques : les compléments circonstanciels de temps sont en tension "Jadis" et "Un soir". Le vers blanc, un alexandrin ostentatoire, s'oppose aux deux phrases introduites par "et", avec d'un côté l'harmonie interne du vers blanc, de l'autre l'injure sans harmonie, malgré les reprises binaires comparables 7-6. Mais, l'égalité 5-5-5 donne ensuite des airs de musique à la fuite, comme un constat de légèreté. Les crochets indiquent que je ne tiens pas spécialement au découpage. Les trois interjections sont traitées sur un même plan, ce que justifie l'assonance qui les relie entre elles, à quoi ajouter la rime approximative avec son défaut pluriel contre singulier entre "sorcières" et "misère". On peut comprendre qu'il y a deux sorcières, la misère et la haine, ce que je fais, mais il faut encore noter au plan rythmique qu'après deux dissyllabes "sorcières" et "misère", nous avons un effet de condensation du monosyllabe "haine" où se concentre l'assonance [è]. La phrase semble conçue autour de ce mot "haine" avec une contraction 3-3-2 causée par ce monosyllabe, puis une expansion graduelle : 3-4-5, bien qu'en principe notre oreille ne soit sensible qu'aux égalités par à l'augmentation d'une syllabe segment après segment.

Je parvins [3] à faire s'évanouir [7] dans mon esprit [4] toute l'espérance humaine (7). Sur toute joie (4) pour l'étrangler (4) j'ai fait le bond sourd (5) de la bête féroce. (6)
J'ai appelé (4+) les bourreaux (+3/7),
pour, en périssant, (5) mordre la crosse de leurs fusils. (?)
J'ai appelé (4+) les fléaux (+3/7),
pour m'étouffer (4) avec le sable, (4, contient 2) le sang. (2)

Remarques : Le découpage adopté pour la première phrase ci-dessus consiste à détacher le passé simple du complément d'objet indirect de façon à pouvoir opérer un découpage inférieur à neuf syllabes. Les crochets témoignent de ce que le découpage ne va pas de soi, mais on peut voir le parallèle de deux segments de sept syllabes et notre découpage propose un contraste rythmique qui souligne la présence du complément "dans mon esprit" en façon d'incise entre deux segments de sept syllabes qui portent la signification "à faire s'évanouir" "toute l'espérance humaine", ce dernier segment, groupe nominal, fait écho à "tous les coeurs" et "tous les vins", le propos de cette phrase étant en soi vertigineux.
A cause d'un "e" languissant improbable à prononcer distinctement, nous n'hésitons pas à découper en 4-4-5-6 la phrase suivante, ce qui correspond à l'effet de suspens naturel à la lecture du complément circonstanciel de but "Sur toute joie (pour l'étrangler) j'ai fait le bond sourd de la bête féroce." Les reprises de phonèmes, [b] à l'initiale de mot, présence redoublée du [s], relation d'initiale [s]à initiale [f], et la structure nom court suivi d'un adjectif, tout cela suffit à justifier le découpage 5-6, indépendamment de l'intérêt ou de la réalité poétique de ces chiffres.
Nous pensons que tout le monde comprendre notre 4+3/7. Le parallèle est entre deux segments de sept syllabes, mais il convient encore de souligner l'anaphore et les deux segments parallèles par la rime. Ce découpage 4+3 n'est pas impertinent au plan du rythme, puisque le lecteur peut profiter de l'anaphore pour adopter une lecture suspensive à ces endroits : "j'ai appelé... les bourreaux" ou "j'ai appelé" avec accentuation du [e] "les fléaux" léger détachement. Le [e] de "fléaux" contraste avec le [u] de "bourreaux" par ailleurs.
Le recoupement "pour, en périssant" va de soi, mais il est intéressant d'observer que l'insertion du gérondif "en périssant" à la suite de la tête prépositionnelle monosyllabique, participe d'une dynamique particulière où et la syllabe de la préposition "pour" et la syllabe masculine principale de "mordre" sont en relief, accentuées rythmiquement. Le jeu d'appel des sonorités "mordre la crosse", le jeu de relance des "e" féminins de fin de dissyllabes "mordre" et "crosse" et le sentiment d'unité du groupe nominal "la crosse de leurs fusils", tout cela tend à rendre improbable un découpage syllabique plus minutieux. Or, laissé en l'état, ce passage compte neuf syllabes, ce qui excède les habitudes de la versification : au-delà de huit syllabes, imposition d'une césure.
Il va de soi que l'étude des reliefs de "pour", "mordre" et "crosse" primera. On notera toutefois que "la crosse de leurs fusils" fait immédiatement écho à la structure nom complément du nom, mais accompagnés d'adjectifs : "le bond sourd de la bête féroce". Le lien entre les groupes nominaux "la crosse de leurs fusils" et "le bond sourd de la bête féroce" est une évidence au plan thématique. Le passage est également dominé par l'écho de trois infinitifs précédés d'un pronom avec même voyelle initiale "s'évanouir", "l'étrangler", "m'étouffer", et l'insertion brutale du gérondif participe à cette série bien qu'il n'ait pas la même forme "en périssant" s'intercalant significativement entre "l'étrangler" et "m'étouffer".
Enfin, le jeu de parallèle par l'initiale [s] confirme qu'il faut lire en deux syllabes sans reste "le sable" pour obtenir l'évidente surimpression "le sang". J'ai donc procédé à un découpage 4-2 éliminant le décompte du "e" de "sable". Il est sensible qu'il ne s'agit pas de sept syllabes lues d'une traite et que le dissyllabe "le sang" impose une reprise pour qu'on comprenne le parallèle "pour m'étouffer avec le sable, [avec] le sang", d'autant que Rimbaud se permet ici un premier tour syntaxique familier, lequel correspond à un moment de violence écumante.


Le malheur a été mon dieu.
Je me suis allongé dans la boue. (? modulation 3-3-3 possible, mais au-delà de 8 syllabes donc, avec selon les humeurs recoupement 6-3 ou 3-6, le recoupement 6-3 n'étant qu'éventuellement favorisé par l'environnement anaphorique du texte)
Je me suis séché [5] à l'air du crime [4].
Et j'ai joué [4] de bons tours [3] à la folie [4].
Et le printemps [4] m'a apporté [4(8)] l'affreux rire de l'idiot. (7)

Remarques : la phrase "Le malheur a été mon dieu", où le déterminant possessif permet un écho à "ma vie", "mon trésor" et plus amusant avec "sur mes genoux", offre une possibilité de rythme interne 3-3-2, peu importe ici. La phrase suivante pose un problème de découpage interne, aucun ne s'impose. Les crochets pour les autres phrases vont dans le même sens, le découpage peut imposer une scansion trop forte aux énoncés. Ceci dit, les scansions peuvent être légères, peu appuyées, et pourtant significatives, on remarque le parallèle entre "à l'air du crime" et "à la folie". L'ensemble donne l'impression d'une succession de rythmes brefs enchaînés de 4 syllabes, une fois 5, une fois 3. Le groupe nominal de sept syllabes permet lui aussi un rapprochement avec les précédents "le bond sourd de la bête féroce" ou "la crosse de leurs fusils". Le rapprochement bond/rire et bête féroce/idiot ne pose sans doute pas problème aux lecteurs. Le parallèle avec "la crosse de leurs fusils" est pertinent au plan thématique, puisque cette crosse a été mordue avec la partie du corps qui sert à rire et qui a l'air ici d'être comme mutilée. Il y a un parallèle dans l'idée de défiguration, de bouche cicatrice. Et comme nous pouvions apprécier le relief syllabique de "mordre", nous pouvons apprécier ici le relief syllabique du nom "rire", puisque le précédent [r] dans l'adjectif "affreux" permet cette promotion du monosyllabe composé d'un [i] encadré de deux [r], ce qu'appuie encore la correspondance discrète du "eux" pour un son masculin d'affreux à "e" féminin de "rire". Les reprises contribuent à imposer une pointe de la prononciation sur le [I] et les [r] de "rire". Le [r] prend même un relief thématique puisqu'il est déjà bien présent dans "mordre" et "crosse".

Or, tout dernièrement (6) m'étant trouvé sur le point (7 ou 4 et 3) de faire le dernier couac ! (7) j'ai songé à rechercher (7 avec écho interne 3-4) la clef du festin ancien (7, avec modulation 2-5 que soutient le prolongement d'écho "rimique" interne en [e]), où je reprendrais [5] peut-être [2(7)] appétit [3].
La charité est cette clef. (8) - Cette inspiration (5) prouve que j'ai rêvé ! (6 avec relief rythmique initial "prouve")
"Tu resteras hyène (5), etc..." (4), se récrie le démon (6, ou 7?) qui me couronna (5) de si aimables pavots (7). "Gagne la mort (4) avec tous tes appétits (7), et ton égoïsme (4) et tous les péchés capitaux." (8)
Ah ! j'en ai trop pris (5) : - Mais, cher Satan, (4) je vous en conjure (5), une prunelle moins irritée (? "une prunelle" 4 "moins irritée "4"?) ! et en attendant [5] les quelques petites [?5] lâchetés en retard [6], vous qui aimez dans l'écrivain (8) l'absence [2] des facultés descriptives [7] ou instructives [4], je vous détache [4] ces quelques hideux feuillets (7) de mon carnet de damné (7, avec modulation 4-3).

Remarques : quelques séries peuvent être observées, une suite de quelques 7, puis plus loin un balancement 7-4 s'esquisse, et nous avons encore le double 7-7 final, avec toujours face à tout cela un découpage qui pourrait être trop accentué ou bien un passage délicat à découper où il faudrait manger le "e" pour avoir un segment de moins de neuf syllabes "une prunelle moins irritée", ce que rend possible le redoublement rapproché "un(e)...un(e)..." dans "une prunelle". On peut remarquer que l'insistance du poète sur des dissyllabes comme "mordre" ou "quelques" va facilement de pair avec un énoncé difficile à saucissonner en unités nettes de moins de neuf syllabes, comme si le souci d'accentuer une voyelle dans le flux verbal entrait en contradiction avec la distribution de masses syllabiques. Les suites de sept syllabes pourraient être inconsciemment sensibles au poète, puisque cette unité a l'air de se maintenir et reconduire facilement.
Des modèles concurrents peuvent être proposés : "j'ai songé [3] à rechercher la clef [6] du festin ancien [5] où je reprendrais [5] peut-être [2] appétit [3].
Les découpages que je propose sont surtout des moyens de réfléchir sur les qualités rythmiques du texte et je n'ai dégagé que peu de passages où l'égalité syllabique a une raison d'être peu discutable.
On peut être frappé également par la forme "vous qui aimez... je vous détache..." préférée à "à vous qui aimez... je dédie cette gerbe".

Une saison en enfer : prose poétique, prose rythmique

La poésie suppose le respect de trois règles métriques et depuis le seizième siècle de deux ou trois règles prosodiques.
Les trois règles métriques sont la longueur de vers qui doivent être égaux entre eux, la rime et la strophe. Au passage, la manifestation de la structure de la strophe est liée à la rime.
Dans le cadre de la poésie en prose, l'équivalence des paragraphes ou des versets avec la strophe peut être recherchée. Mais, les paragraphes souvent courts d'Une saison en enfer donnent une impression d'irrégularité dans leur succession, certains paragraphes sont longs, et la comparaison avec des versets n'est pas tenable. En revanche, on observe un usage du paragraphe court peu fréquent dans les oeuvres littéraires en prose avec à plusieurs reprises une phrase qui forme à elle seule un alinéa : "Je me suis armé contre la justice" et nous pouvons présenter deux énoncés plus courts encore qui se succèdent dans L'Impossible : "Je m'évade!" et "Je m'explique!" Ce découpage alinéaire semble s'inscrire dans la continuité de Victor Hugo dont Rimbaud considère le roman Les Misérables comme un "vrai poème". Ce découpage alinéaire ne correspond pas à l'idée de prose poétique couramment associée aux oeuvres en prose depuis Chateaubriand, mais il correspond bien à une poésie romanesque intime issue de Victor Hugo, ce qui rapproche finalement plus encore de la poésie : Victor Hugo étant plus poète que Chateaubriand. L'alinéa bref permet aussi des effets rythmiques importants et, pour le lecteur qui suit le texte sur le papier, il a un autre terme de comparaison avec le vers, le cerveau effectue de nombreux retours à la ligne, ce qui relève d'une forme de scansion mentale.
La rime fait partie des formes de répétition. Les jeux de répétition se retrouvent dans Une saison en enfer et il n'est bien sûr pas impossible d'y trouver des rimes internes.
Pour ce qui est de la longueur des vers, il va s'agir de découper le texte d'Une saison en enfer pour éprouver la question de l'équilibre éventuel des masses syllabiques. Il va s'agir aussi de traquer le vers blanc, puisque cette pratique discriminante vient du classicisme qui s'appliquait à ce que la prose ne fît pas songer à un alexandrin.

Pour ce qui est des règles prosodiques, depuis le seizième siècle, deux proscriptions font loi : celle du hiatus et celle du "e" languissant. Le poète doit éviter entre deux mots la succession de deux voyelles autres que "e", seul le hiatus à l'intérieur du mot ("jou-er", "s'évanou-ir") est autorisé. Il est permis dans un vers d'écrire "joue avec", mais pas "jeu avec". Cette proscription concerne aussi la conjonction "et" dont le "t" n'est plus jamais réalisé à l'oral : "et es-tu prêt?" La règle est moins stricte en ce qui concerne les voyelles nasales terminées par une consonne graphique "festin ancien", ça dépend des époques, il faudrait mener une enquête. La règle s'applique aussi au "h" jonctif, le "h" dit muet, mais pas au "h" disjonctif dit "aspiré" (resteras hyène"). Enfin, on tolère les hiatus d'expressions toutes faites comme "çà et là" et "peu à peu". Voyez dans les Poëmes saturniens de Verlaine.
Certains critiques pensent que les pièces en prose de Molière sont farcies de vers blancs dans l'optique d'une adaptation en vers qui ne s'est jamais faite. Cela est souvent affirmé, mais jamais illustré par des exemples. Outre que le gain de temps de ces vers blancs serait ruiné par la nécessité de modifier le texte afin d'y mettre encore de la rime, si pas de revenir sur les césures, encore faut-il ne pas croiser de hiatus, ni de "e" languissant dans la prose moliéresque. Cela fait beaucoup de contraintes préalables dans un texte en prose. Si le poète n'a pas composé en vers faute de temps, il n'est pas concevable qu'il ait inutilement perdu son temps à prévenir la transformation en vers au plan prosodique.
Les hiatus ne sont pas surabondants dans les textes en prose. Il ne suffit pas que la proscription soit levée pour qu'ils prolifèrent.
Dans le cas d'Une saison en enfer, je laisserai de côté la question des voyelles nasales en fin de mot, j'ai déjà su si Rimbaud la respectait ou non en vers, mais j'ai oublié la réponse et n'ai plus réfléchi sur ces sujets prosodiques depuis quelque temps déjà. Je ne vais pas relever "festin ancien" et "festin où s'ouvraient". Je ne vais pas non plus relever des hiatus d'une phrase à l'autre, bien évidemment : "enfui. Ô sorcières..." Donc, que les hiatus ne soient pas surabondants, c'est normal, mais un cas remarquable s'impose d'emblée à la lecture : "j'ai assis" (le premier hiatus, abstraction faite de "festin où", c'est assez amusant à noter), "je l'ai injuriée", "a été confié", "J'ai appelé", "J'ai appelé", "La malheur a été mon dieu", "séché à l'air du crime", "m'a apporté", "j'ai songé à rechercher", "La charité est cette clef", "si aimables pavots", "et en attendant", "vous qui aimez".
Peu de lecteurs sont sans doute conscients qu'il est impossible à un versificateur d'écrire des suites aussi banales que "(song)é à ", "qui aimez", "et en (attendant)",  et surtout d'employer certains temps composés notamment passifs "a été". Le poète peut écrire "il ne l'a pas apporté", mais pas "il m'a apporté", "il l'a apporté", etc. Ce qui frappe ici, c'est que les premiers hiatus sont essentiellement concentrés dans les temps composés, et le fait est d'autant plus surprenant que ces verbes sont employés avec un certain relief poétique dans des anaphores (reprises de mêmes termes au début d'énoncés ou de segments de phrase), avec même une répétition du verbe lui-même en position d'anaphore : "J'ai appelé".
Il est délicat d'affirmer qu'il s'agit là d'un fait exprès de la part de Rimbaud, mais rythmiquement ce n'est pas sot du tout. Il s'en dégage une sorte de relief verbal et en même temps c'est un point de croisement entre la familiarité et la poésie du texte, puisque ces emplois verbaux comportent des hiatus alors même que les phénomènes de reprises, d'anaphores et d'assonances sont sensibles, assonances faciles qui plus est avec des terminaisons basiques de participes passés en "é" fondue à des échos entre infinitifs de la même famille "étrangler", "étouffer".
Pour le coup, on peut parler de poésie sans bizarrerie de style. Le poète utilise sans forcer les moyens les plus immédiats à rebours de l'esthétique classique de la difficulté vaincue, de la contrainte supplémentaire à surmonter.
Bien sûr, ces effets faciles ne sont qu'un aspect parmi d'autres d'un texte très travaillé.
Il demeure évident que nous n'avons pas affaire à une prose de tous les jours.
Une autre proscription prosodique s'est imposée au cours du seizième siècle. Le poète doit éviter qu'une syllabe dans son vers ne soit constituée que de la seule voyelle féminine "e". Peu de gens sont conscients qu'un poète s'interdit des emplois aussi courants que ceux des participes passés féminins pluriels à thème vocalique en "é" ou "i" : "envoyées", "finies", ce qui brasse large, qu'ils s'interdisent les pluriels d'adjectifs ou de noms comme "vies", "folies", "infinies", "joues", etc. Le mot au pluriel "vies" était pourtant présent dans la poésie d'une partie du seizième siècle, avant que la proscription ne devienne impérieuse. Pour y recourir, le poète n'a pas d'autre choix que les placer à la rime.
Dans la prose liminaire d'Une saison en enfer, j'observe que le mot "folie" est en fin de phrase, voire en fin de paragraphe, il échapperait donc à toute critique. Le mot "vie" dans le premier paragraphe "ma vie était" est suivi d'une voyelle qui permet d'éviter que le "e" ne devienne une voyelle à part entière : "ma vie se passe". Il faudrait une enquête de plus grande ampleur sur toute Une saison en enfer, un contre-exemple est si vite arrivé : "plusieurs autres vies me semblaient dues".
Mais on peut se demander si Rimbaud n'est pas en partie conditionné par des habitudes d'écriture en vers, en latin comme en français d'ailleurs, ce qui entraînerait une moindre prolifération de hiatus et de "e" languissant.
Les "e" languissants peuvent mettre en doute l'idée d'un découpage syllabique de la prose de Rimbaud. C'est le cas dans la prose liminaire avec l'incise "se récrie le démon". Il n'est pas question de contourner le problème en parlant de deux fois trois syllabes en incise. Cette incise se lit tout d'une haleine, et dans l'hypothèse d'une syllabation du texte, doit-on compter le "e" comme une syllabe ou non, le segment compte-t-il six ou sept syllabes ? Evidemment, l'alternative soulève une question : est-ce qu'il y a un intérêt ici à déterminer le nombre de syllabes?
C'est un indice important pour dire qu'il est peu probable que Rimbaud ait composé son texte en se souciant des quantités syllabiques.
Un relevé des masses syllabiques peut toutefois contribuer à l'analyse rythmique en soulignant des contrastes (4,7,4,7,4,7 ou plus irrégulier 4,7,3,8,4,8,3,7) ou des suites plus ou moins homogènes (7,7,7 ou 7,6,7,8,7).
Mais encore les jeux locaux sur la syllabation sont possibles.
Le début de la prose liminaire me semble concerné.

Jadis (2), si je me souviens bien (6), ma vie était un festin (7) où s'ouvraient tous les coeurs (6), où tous les vins coulaient. (6)
Un soir (2), j'ai assis la Beauté (6) sur mes genoux (4). - Et je l'ai trouvée amère. (7) - Et je l'ai injuriée. (6)

On peut observer le parallèle "Jadis" et "Un soir" conforté par le caractère dissyllabique.
Le complément circonstanciel de temps "Jadis" mis à part, le premier paragraphe présente une certaine régularité 6, 7, 6, 6. Le premier segment de 6 prépare sans doute le couple qui ponctue ce paragraphe en faisant entendre un vers blanc, et même si l'irrégularité s'inscrit avec un segment de sept syllabes, il y a rime interne "bien" :: "festin" entre le premier segment de six syllabes et le suivant de sept syllabes.
Quant au vers blanc qui aurait attiré l'attention du censeur classique, il est souligné par l'anaphore du pronom relatif "où", par des répétitions "tous les", par une même terminaison d'imparfait et par une reprise en chiasme verbe - sujet / sujet-verbe : "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient". Les deux verbes sont dissyllabiques et les deux groupes nominaux sont trisyllabiques. Etant donné la reprise de la détermination "tous les", "coeurs" et "vins" se répondent en étant tous deux des monosyllabes, et tout cela souligne la relation métaphorique qui en vient ainsi à les unir avec l'évocation de la couleur rouge commune au sang et au vin. Rimbaud ne pouvait pas ignorer avoir composé là un vers blanc. Et au plan de l'effet de sens, l'alexandrin s'impose comme image de l'harmonie. La rupture est ensuite orchestrée par le surgissement du premier hiatus "j'ai assis", que Rimbaud l'ait fait consciemment ou non. Pour la séquence "j'ai assis la Beauté sur mes genoux", le découpage syllabique n'a aucune évidence, si ce n'est que la forme (6) ferait une quatrième apparition en peu d'espace. Toutefois, l'anaphore à partir de la coordination "et" impose le rapprochement avec l'anaphore du pronom relatif "où" précédent. Et il est frappant de constater que le couple du second paragraphe propose la succession d'un segment de sept et d'un segment de six syllabes. Un segment de sept syllabes était déjà présent dans le premier paragraphe. Le poète semble avoir ménagé les effets de rupture, et il est difficile de ne pas considérer, dans un contexte aussi riche en répétitions, aussi saturé en effets de reprise, que l'opposition du vers blanc au couple dissymétrique de sept et six syllabes du second paragraphe, avec en prime un nouveau hiatus, fait sens : " s'ouvraient tous les coeurs (6), tous les vins coulaient (6)." / "- Et je l'ai trouvée amère. (7) - Et je l'ai injuriée. (6)"
Il y a l'harmonie et la révolte qui s'enchaînent d'un paragraphe à l'autre avec des passerelles sonores : "où tous" deux fois, "s'ouvraient", "coulaient", "trouvée". L'idée de sensation troublée passe du mot "vins" à la qualification "amère".
Après un tel début, on peut déchanter rapidement. Les jeux sur la quantification syllabique cessent rapidement d'être probants.
On observe toutefois qu'ils sont parfois favorisés par les anaphores ou plus largement les reprises de termes similaires, comparables.
"Je me suis enfui" face à "Je me suis armé contre la justice". L'anaphore et le caractère dissyllabique des verbes peut faire songer à l'enchaînement de deux fois cinq syllabes. Mais le relevé n'a pas d'intérêt s'il ne fait qu'exhiber la reprise de mêmes termes. L'égalité est alors plus ou moins un effet mécanique de la reprise des mêmes mots.
Toutefois, au sixième paragraphe, la reprise anaphorique "J'ai appelé" est accompagnée d'un fait de rime interne entre compléments d'objet direct : "les bourreaux", "les fléaux", et cela amène à constater deux égalités, celle des trisyllabes "les bourreaux" et "les fléaux" et celle des débuts de phrase : "J'ai appelé les bourreaux", "J'ai appelé les fléaux", de sept syllabes chacun. Mais, c'est le petit effet d'attention du poète aux deux brefs groupes nominaux qui conditionne le repérage d'une égalité plus importante entre deux énoncés de sept syllabes. En principe, d'un vers à l'autre, nous n'avons pas de telles symétries internes, de telles reprises, pour favoriser la reconnaissance du vers. Il y a bien là un jeu de Rimbaud sur la quantité syllabique, mais il n'est pas un jeu de versification pure et simple.
Pour ce qui est des dernières sections du livre Une saison en enfer, un autre jeu de mise en abîme de la versification apparaît dans L'Eclair : "Que la prière galope et que la lumière gronde..." A la différence du vers blanc du premier paragraphe de la prose liminaire, le chiasme ne porte pas sur la syntaxe sujet et verbe, mais sur les "phonèmes" avec la rime interne en "ère", sinon "[j]ère" et l'allitération à l'initiale du verbe en [g].
Comme nous avions des effets de couplage par le pronom relatif "où" ou bien la conjonction de coordination "Et" en attaque de phrase, dans le cas contrasté des deux premiers paragraphes de la prose liminaire, nous avons ici un rythme de subjonctifs coordonnés appuyés par les mentions "que... et que".
L'occurrence du "et" imposait à cette symétrie une perte d'une syllabe dans le second couple sujet-verbe. Le poète a choisi d'en faire profiter le verbe avec opposition "galope" et "gronde".
Le côté délié du verbe "galope" et le côté ramassé du verbe "gronde" coïncident bien avec les idées exprimées par les verbes. Le couple "prière" et "lumière" est nettement distingué par la rime. Mais, surtout, l'intérêt de cette suite de deux segments en écho de sept syllabes que soude la coordination permet de faire surgir l'idée d'une solennité poétique au service du mot d'ordre de la société moderne, mais dans un tour déçu qui fait entendre implicitement son humeur "Que la prière galope et que la lumière gronde..." dans cette image où se superpose l'idéal du train lâché à toute vapeur, idéal très contesté à l'époque par les nombreuses caricatures d'explosions (mot du texte justement) et d'accidents ferroviaires.
Voilà ce que j'ai relevé de plus certain comme jeux sur les égalités en nombre de syllabes dans la prose liminaire et les trois dernières sections titrées d'Une saison en enfer.

Je n'ai pas traité non plus de la règle prosodique qui fait que certains mots sont prononcés avec une diérèse. Je pars du principe qu'à moins de rencontrer des indices troublants en ce sens, on ne relève pas de diérèses poétiques dans un texte en prose que tout le monde lit spontanément comme de la prose. On verra qu'il y a des faits troublants dans les Illuminations.
Une autre proscription prosodique existe depuis le dix-septième siècle, bien qu'elle ne soit pas aussi scrupuleusement respectée. Il est question d'éviter que deux syllabes identiques se suivent ou d'accumuler trop de syllabes à la suite les unes des autres avec la même voyelle. Une suite de mêmes voyelles est taxée de cacophonie depuis Malherbe. Pauvre obsédé classique qui aurait déploré dans "m'a apporté l'affreux rire", un hiatus et une cacophonie dans une configuration résolument inimaginable en vers.
Quand Antoine Fongaro dénonce "parmi mille féeries profanes" dans Une saison en enfer, il cite en fait cette règle, et son jugement s'aligne sur la considération subjective qui veut que ce soit une cacophonie, ce qui ne me convainc pas vraiment. La succession de deux syllabes identiques n'est pas désagréable en soi. Il y a des cas où c'est moche, des cas où on ne remarque rien et des cas où c'est même plutôt joli.
En revanche, dans Alchimie du verbe, la version remaniée du poème L'Eternité joue à l'évidence avec la réputation disgracieuse de telles reprises. Nous passons de "mer allée" à "mer mêlée", et là au passage j'oserai faire part de mon avis subjectif, par exception malherbien, je préfère nettement la version "mer allée".
Je pense que, dans la mesure où les poèmes en vers dans Alchimie du verbe étaient pris à témoin, le poète pouvait alors se permettre des transgressions décisives, alors que le poème présenté de manière autonome demande plus de prudence, car à exhiber trop de vers faux l'allure poétique se perd.
Dans Alchimie du verbe, le poème L'Eternité perd son charme poétique à force de fautes violentes de versification "C'est la mer mêlée / Au soleil", "Braises de satin, / Votre ardeur / Est le devoir" (5 puis 3 syllabes, ou bien 5, 3 puis 4 syllabes). Il ne faut pas sacraliser Rimbaud au point de trouver belles toutes les violences qu'il fait subir au vers.
Mais, mon propos est le lien de la prose à la versification, je présenterai donc prochainement des découpages de sections d'Une saison en enfer à titre indicatif, pour qu'on puisse comparer avec ce que j'en ai présentement extrait.
Mais, je n'ai pas encore véritablement traité des qualités rythmiques de cette prose. J'y reviendrai ensuite.

mercredi 26 mars 2014

La prose d'Une saison en enfer face à l'idée du vers

Le problème du passage de Rimbaud du vers à la prose peut paraître quelque peu dialectique, alors qu'en principe les deux procédés relèvent plutôt d'une alternative. Cette étrange situation dans le cas de Rimbaud a trois raisons. Il y a bien sûr un sentiment prégnant de succession chronologique : d'abord l'oeuvre en vers, puis l'oeuvre en prose. La nouvelle Un coeur sous une soutane ou le petit récit Le Rêve de Bismarck ne sont certainement pas suffisants pour nuancer le point de vue. Quant aux Déserts de l'amour, ils sont contemporains des vers "seconde manière" dans tous les cas. Et tout le problème vint de ce qu'on n'a pas de poème en vers dont le manuscrit daté serait postérieur au mois d'août 1872. Il se dessine bien l'idée que tout s'est enchaîné très vite à partir des Déserts de l'amour. Mais, cette raison n'est pas suffisante, d'autant que Rimbaud n'est pas le seul à s'essayer au genre de la poésie en prose : Baudelaire, Cros, etc. Dans le cas de Baudelaire, il y a quand même un certain air de succession chronologique, un recueil en vers puis un recueil en prose posthume, en faisant abstraction des remaniements du recueil de vers. Or, la deuxième raison, c'est justement l'existence de ces vers "seconde manière" dont les fautes volontaires discréditent petit à petit l'emploi du vers. Il y a enfin l'existence de deux poèmes particuliers : Mouvement et Marine qui sont les premiers poèmes en vers libres modernes, dans le domaine français du moins. Ces deux exemples de vers libres modernes semblent témoigner d'une étape de transition, et c'est loin d'être absurde, si ce n'est qu'en considérant que les Illuminations sont postérieures à Une saison en enfer on rompt en visière avec l'idée qu'approximativement il devait s'agir de poèmes à cheval sur les dernières audaces des "vers libres" de 1872 et sur la quête nouvelle d'une poésie par la prose.
Etrangement, on impose aux deux poèmes de Rimbaud des lois théoriques a posteriori. Il n'y aurait aucun décompte des syllabes dans Mouvement et Marine, ni dans Veillées I et Départ qui sont également très proches de la forme du vers libre moderne.
Il faut quand même être conscient que pour trancher cette question et d'une la réponde de l'auteur Rimbaud n'aurait pas été de trop, et de deux il faut étudier à fond les poèmes jusqu'à ce que nous puissions avoir une certitude en la matière.
Or, plusieurs commentateurs (moi, Ribi, Fongaro, Murat, etc.) pensent que Rimbaud joue avec la syllabation dans la prose. Nous sommes plusieurs à être frappés par des lignes brèves isolées qui comptent huit ou douze syllabes.
Face aux défauts trop évidents de la méthode adoptée par Fongaro dans son livre Segments métriques dans la prose d'"Illuminations", les spécialistes de versification ont réagi. L'une des remarques implacables vient de ce que forcément on peut découper tout énoncé en membres de tant ou tant de syllabes. Vous prenez une phrase plus ou moins longue, et vous n'allez pas vous étonner de trouver des segments de quatre, cinq, six ou sept syllabes, puisque c'est une loi du découpage qui fait que vous n'aurez pas 6,5 syllabes. Fongaro ne pouvait donc raisonnablement opposer la prose à la structure de vers offrant une égalité récurrente, par exemple soit l'alexandrin correctement césuré 6-6, soit l'alexandrin alors admis dans l'approche de Fongaro qui n'a d'égalité avec les autres alexandrins que sa masse globale de douze syllabes. A partir du moment où l'égalité n'est pas le critère discriminant décisif, le critique ne pouvait opposer cela donc à des relevés irréguliers du type : 7-7-7-6-4-3-4-5-4-4-4-2-8-6-7-4, etc. etc. Forcément!
A un deuxième niveau d'analyse, Benoît de Cornulier et les métriciens montraient clairement à l'aide d'une méthodologie rigoureuse que Rimbaud n'avait pas pensé ses alexandrins librement, mais toujours dans leur rapport à la césure traditionnelle. Il faut nuancer un peu, car les métriciens ont d'abord été prudents en fait de restriction, à cause de l'existence du trimètre et d'une tolérance théorique pour le semi-ternaire, et aussi dans la mesure où se pose le problème de deux poèmes particuliers "Qu'est-ce..." et Famille maudite/Mémoire. Mais, malgré cela, de nombreuses scansions proposées par Fongaro n'étaient pas tenables : 5-7, par exemple ou 3-6-3. Quant aux césures, ce n'était pas n'importe quelle configuration grammaticale qui pouvait leur donner son contour dans le schéma classique des vers.
Ainsi, des passages des Illuminations qui passaient dans les années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix pour d'authentiques alexandrins bien au-delà du travail propre à Fongaro : "La musique savante manque à notre désir", "C'est aussi simple qu'une phrase musicale", "J'ai seul la clef de cette parade sauvage", "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", d'autres encore, ont été rejetés par une discrimination implacable. Notons les césures supposées avec un plus : "La musique savante + manque à notre désir", que fait alors ce "e" devant la césure, on ne trouve pas cela dans les poèmes en vers depuis le Moyen Âge, pas même dans les poèmes en vers de Rimbaud? "C'est aussi simple qu'u+ne phrase musicale", "J'ai seul la clef de ce+tte parade sauvage", que font les déterminants "cette" et "une" à cheval sur la césure ? Les poètes n'allaient pas aussi loin, et aller aussi loin c'est admettre qu'il n'y a pratiquement plus moyen d'identifier les césures. Que fait ce "e" dans "Arrivée", si la ligne finale d'A une Raison est un alexandrin ? On peut tout de même répliquer ici que Rimbaud a osé cet effet dans deux de ces derniers poèmes en vers Larme "Entourée de..." et Fêtes de la faim "vallées grises".
Je traiterai le sujet, je ne vais pas ici donner tous les détails. Mais, les exemples que je viens de donner, eh bien, on n'en entend plus parler. Il y a eu un effet de douche froide.
Or, pour moi, la réfutation ne fait que constater une chose, c'est que ces lignes suffisamment apparentées à des alexandrins que pour certaines personnes les assimilent sans prudence à des alexandrins classiques n'ont pas une conformation classique. Mais, je constate que le défaut se joue à peu de choses près, que la raison pour laquelle ces lignes ne sont pas des alexandrins n'est pas toujours la même, et que, malgré tout, on observe une abondance de lignes isolées de douze syllabes en fin d'un nombre quand même pas considérable de poèmes en prose.
Je constate aussi qu'à l'aide de Larme "entourée de" ou de Mémoire et "Qu'est-ce..." on peut relativiser le défaut de ces pseudo alexandrins, puisque c'est un fait que Rimbaud venait d'étudier dans ses vers, de 1870 même à 1872, le moyen de rendre douteuses les césures.
Je pense qu'il faut voir les choses autrement. Rimbaud joue avec les limites.
Mais, évidemment, les métriciens soulèvent dès lors un autre problème, celui de la perception des jeux syllabiques.
S'il y a une égalité sensible à notre oreille, l'existence du vers est justifié, mais les suites irrégulières de syllabes, qu'elles soient mises dans la prose ou qu'elles soient distribuées sous forme de vers libres modernes, quelle est la différence rythmique pour le lecteur ?
Il y a une pseudo impression de différence par la page ou je dirais qu'éventuellement la disposition sur le blanc ralentit le débit du lecteur, permet de mettre en relief des éléments par la mise en page. Mais, fondamentalement, on pourrait imaginer une prose avec un excès de signes de ponctuations, des procédés typographiques autres et on aurait ce ralentissement du débit sans un découpage du texte ligne par ligne.
En principe, le poème Mouvement est de la prose tout comme les poèmes en vers libres modernes du vingtième siècle de Reverdy, Char ou tout autre.
J'observe pourtant le parallèle de pentasyllabes du vers médian 14 et du vers final de Mouvement : "Repos et vertige" (5 en 2+3), "Et chante et se poste" (5 en 2+3), rapport insensible à la lecture, mais qui me paraît bien inscrit là formellement dans le texte. Quand je lis les deux vers suivants, je crois pouvoir scander à plusieurs reprises des groupes de six syllabes dessinant à deux reprises la forme d'un alexandrin dont l'un présenterait un rejet à effet de sens intéressant "sans fin" :

On voit, (2) roulant comme une digue (6) au-delà de la route (6) hydraulique motrice (6):
Monstrueux, s'éclairant (6) sans fin, - leur stock d'études (6) ;

Certes, en prose, on n'aura pas tendance à scander ainsi la lecture, on enchaînera peut-être "route hydraulique motrice", et "s'éclairant sans fin". Mais, dans le vers, la plupart des gens lisent de la même façon. Je réarrange ces lignes juste pour les mettre dans un poème d'alexandrins, personne n'y trouvera rien à redire. Moi, je vois nettement qu'on tient un objet de recherches à ne pas lâcher.
Le problème qui se pose à la fin de non-recevoir des métriciens, c'est que les poètes qui ont pratiqué le vers libre moderne ne l'ont jamais confondu avec la prose, ils n'ont pas eu la lucidité critique de Benoît de Cornulier.
C'est un point important du débat, on ne peut pas trancher le cas d'un poème par une considération théorique transversale frappée au coin du bon sens. Cornulier lui-même fait remarquer que le poème Les Djinns avec son jeu de strophes croissantes et décroissantes en nombre de syllabes représente un losange sur le papier et que tout cela semble fait pour donner l'impression effrayante de djinns qui se rapprochent et puis s'éloignent. Mais l'effet sur le lecteur est essentiellement lié à la présentation sur le papier où on s'aperçoit du changement, alors qu'à la lecture, lors d'une récitation auprès d'un public non muni de livres, l'effet effrayant n'existe pas au plan des vers, mais seulement au plan du texte.
Plus fort encore, Cornulier remarque que des vers de La Fontaine sont de la prose pure et simple, ainsi le second du poème La Cigale et la Fourmi, dont je dirais qu'il peut à peine se défendre par sa ressemblance d'attaque avec un poème de Ronsard "Bel aubépin verdissant".
Ainsi, il n'y a pas de raison de penser que Rimbaud n'ait pas joué sur la syllabation, quitte à s'écarter du sacro-saint respect de la perception d'une égalité.
Pour moi, il faut étudier les poèmes et cerner de toute façon la logique du poète, récolter des indices.
Il peut bien y avoir des approches erronées au départ, mais il faut creuser le sujet. On ne peut pas démissionner après la première déconvenue.
Le débat n'est pas rhétorique, il est dialectique de toute façon.
Mon idée présente est d'étudier sous l'angle de la syllabation le livre Une saison en enfer. Je pense qu'il est plus difficile de prétendre rencontrer des jeux sur la syllabation dans Une saison en enfer que dans Illuminations, et pourtant j'en ai trouvé de remarquables.
Voici l'intérêt que cela représente en quelques points. Premièrement, si Une saison en enfer n'est pratiquement pas concernée par les jeux de syllabation, ce sera une base susceptible de contraster avec les Illuminations si celles-ci tiennent elles en revanche compte de l'ancienne tradition du vers subrepticement.
Deuxièmement, les cas de jeux syllabiques seront caractérisés : on pourra les décrire et donc montrer ce qui contraste avec la prose proprement dite.
Troisièmement, on va voir par des détails prosodiques d'autres différences entre vers et prose que la question de l'égalité des syllabes.
Quatrièmement, on va observer si parfois des suites égales patentes de syllabes ne vont pas apparaître, signe possible que le poète peut avoir une propension naturelle à créer en vers, mais en prose, apparemment sans s'en apercevoir. Y a-t-il dans cette prose des suites remarquables de sept, huit, voire neuf syllabes ? Il faut vérifier, d'autant qu'il a toujours été question de déterminer la limite maximale de cette perception poète par poète, ou tout simplement pour l'être humain en général.
Cinquièmement, ces relevés vont révéler des contrastes en groupes de peu et groupes de plusieurs syllabes, et à ce moment-là, l'intérêt ne sera pas de quantifier les syllabes, mais de voir les effets de rythme.
Sixièmement, ce découpage effectué dans la prose va imposer des choix. Il va falloir justifier pourquoi proposer tel découpage et pas tel autre.
Septièmement, dans la suite logique du point précédent, nous aurons apprécié des cas de concurrence entre deux modèles de découpage et parfois aussi des cas très intéressants où il n'est pas possible d'obtenir un segment stable de moins de neuf syllabes, ce qui est une façon de constater la réalité de la prose, puisque le vers de neuf syllabes sans césure n'a pas été pratiqué, du moins avec constance, par les poètes.

Ma méthode va consister donc à découper les lignes en segments de deux à huit syllabes en fonction de mon sentiment sur les inflexions grammaticales. Je vais éviter d'isoler des morceaux d'une syllabe, il y aura des recoupements parfois.
Je pars aussi d'un principe de diction élégante. Si nous pensons que la prose peut être envisagée dans sa relation au vers, nous n'allons pas manger les "e" à la lecture. En revanche, va se poser la question de leur décompte ou non en fin de segment, en fonction du découpage adopté. Je pars du principe que si je donne à un segment une longueur syllabique je ne dois pas compter le "e" final, sauf à envisager un recoupement supérieur possible avec le segment suivant.
Il n'y aura en général pas de diérèse de poète, à moins de rencontrer une configuration où l'idée devient alors extrêmement tentante.
Je pense que j'expliquerai le reste à l'occasion de commentaires problématiques d'extraits.

Autre précision importante, je vais découper en priorité la prose liminaire et les trois sections finales : "Jadis...", L'Eclair, Matin et Adieu.
Il y aura très peu de commentaires de synthèse, il s'agit de donner un aperçu et de tirer des enseignements généraux.
Je ne viendrai qu'ensuite aux autres sections du livre Une saison en enfer qui sont plus longues. Mais cela présente encore un autre intérêt, puisque nous pourrons apprécier la confrontation aux brouillons dans le cas de Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe.

C'est un beau programme qui ne va pas empêcher parallèlement de traiter du sens du livre Une saison en enfer.
Je commencerai par un article prosodique opposant la prose à la versification. Je veux dire que je vais parler du hiatus et du "e" languissant, on verra que ce n'est pas inintéressant.

Recensement d'autres critiques de "Il faut être absolument moderne" et "amour terrestre"

L'ouvrage Se dire et se taire de Danièle Bandelier me laisse bien perplexe. Il met en avant des considérations théoriques qui sont bien présentées et les met en application dans le cas d'Une saison en enfer, ce qui permet de juger sur pièce, et parfois c'est intéressant pour un détail, et pas seulement pour les idées générales défendues, mais le texte de Rimbaud n'est pas véritablement analysé, les exemples qui servent en abondance à illustrer une idée ne sont pas commentés. Il y a même des exemples plus délicats qui sont commentés sommairement, mais on ne comprend pas toujours le lien entre le commentaire et l'exemple. Ou on voit qu'il y a quand même quelques problèmes qui se posent. Surtout, on voit nettement que les grilles d'analyses sont appliquées indépendamment de toute réflexion poussée sur le texte, ce qui fait que l'analyse est souvent superficielle et qu'on ne sort pas de cette lecture avec une meilleure compréhension du livre Une saison en enfer. Il y a même des contresens assez saisissants, des interprétations qui font bondir spontanément, tellement l'approche n'est pas rigoureuse au plan du sens.
Voici tout de même ce qui est dit autour de notre célèbre formule et cela avant l'intervention de Meschonnic en 88.

Dans la section "Le commentaire, immédiat ou à distance, d'un autre commentaire du chapitre Monde commenté et réflexivité (page 103), oui ça sonne un peu maths modernes ou Bourbaki, fonction affine pour la droite et tutti quanti.

Après une comparaison d'énoncés sur la science quelque peu contradictoires, disons plus en surface qu'en profondeur, l'auteur écrit, en employant le mot "narrateur" étonnamment et non "locuteur", alors qu'elle est dans les théories mêmes qui ont imposé la nuance :

Le narrateur conclut pourtant en faveur de la modernité : Il faut être absolument moderne.
Ce qui étonne après la question : Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent!

Je me demande si ce n'est pas à la lecture de ce passage du livre de Bandelier que nous devons les pages de Meschonnic.
 Puis dans une sous-partie différente, mais à la page suivante (page 104), Bandelier écrit encore : 

En ce qui concerne les contradictions du texte, on pourra dire, selon le premier mode de lecture, que le jugement du narrateur évolue et se modifie, pour une raison non révélée. Entre l'interrogation incrédule de L'Impossible :
Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent!et le credo d'Adieu :
Il faut être absolument modernea pu intervenir une conversion au progrès que le texte n'explicite pas.

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Je n'avais pas recensé les réflexions d'Alain Bardel dans un article de la revue Europe, article de synthèse ambitieux intitulé "Le poète sentinelle ou la politique des Illuminations" où je m'étonne parfois de rencontrer du Steve Murphy pur jus : "Et il ne faut pas s'étonner que ce guetteur, las de scruter en vain le désert des barbares, cède parfois à la tentation de jeter son bonnet (phrygien) par-dessus les moulins."
Voici un peu ce qu'est écrit au début de l'article dans une section qui porte pour titre cette phrase et une réécriture de Meschonnic "un slogan de plus pour la Révolution" :

Dans un brillant article de 1988, le très regretté Henri Meschonnic tentait de montrer [NB: dans le Cantal, on dit plutôt : dans un brillant article de 1988, Henri Meschonnic, il est mort le pauvre, tentait de montrer] que, chez Rimbaud, toujours, "la valeur du mot 'moderne' est péjorative" et que ses "il faut" indiquent de façon constante une obligation s'imposant au sujet, une contrainte extérieure. En vertu de quoi il attribuait à la formule un sens de "dérision" et y lisait "un constat de défaite" : "l'acceptation amère du monde moderne".
Une autre lecture, cependant, paraît possible. N'y a-t-il pas dans l'adverbe "absolument" de quoi faire basculer l'adjectif "moderne" vers un sens différent de celui qu'on lui donne d'habitude ? Moins une idée d'acceptation que de dépassement? Si Meschonnic n'a pas retenu cette solution, c'est sans doute qu'elle ne cadrait pas avec sa compréhension pessimiste du dénouement de la Saison. Car il voyait dans ce dénouement, selon la tradition, le moment d'une rupture définitive avec la poésie et l'esprit de révolte.
Or, l'optimisme, volontariste et précaire, certes, mais qui malgré tout triomphe [...] se veut [...] un autre départ, vers une nouvelle raison d'espérer qui s'incarne dans la métaphore des "splendides villes". Le narrateur [...] est à la recherche d'une troisième voie qui ne soit ni la persévérance dans les errements du passé, ni celle d'un piteux repentir. [...] C'est cet effort athlétique pour se dégager du passé, pour regarder devant, que je perçois dans le fameux slogan [...].

Il s'agit quelque peu d'une lecture proche de celle de Claisse formulée dans le même numéro de la revue Europe, autre influence sensible sur cet article. C'est une lecture qui est assez juste. Personnellement, je pense que la lecture d'acceptation de Meschonnic est juste, mais faussée par l'orientation pessimiste qui n'est déjà plus une vraie acceptation. J'estime que cette phrase du poète vient dans l'axe d'un refoulement du désir de vengeance et qu'elle est supérieurement encadrée par le problème d'absence de "main amie" qui dans le dernier paragraphe est tourné en avantage d'orgueil pour accéder à la vérité. Je retiens des éléments clefs de la lecture d'Alain Bardel "volontariste", "effort athlétique", je garde l'idée de "tragique" de Claisse, mais je reste assez sceptique quant à l'idée d'un "dépassement" et a fortiori d'un réel slogan, ironique ou pas ironique. Ce n'est pas l'enjeu du texte.

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Voici maintenant sur les "deux amours", un passage d'un article de Mario Richter sur les notions de "race" et de "sang" dans Une saison en enfer. Le critique a une thèse, pour moi foncièrement insoutenable, selon laquelle le poète chercherait en poète à rompre en visière avec les approches dualistes. On trouve cette idée de rompre soit avec le dualisme, soit plus modérément avec le dualisme platonico-chrétien dans plusieurs articles, mais cette lutte du monisme contre le dualisme appliquée à Rimbaud n'est absolument pas fondée sur les textes. Voici en prime qu'elle entraîne à une erreur d'interprétation en ce qui concerne les "deux amours":

Le nègre va donc pénétrer dans l'hypocrisie dualiste. Son amour, un amour unique et indivisible, en résulte aussitôt dédoublé : l' "amour divin" et l' "amour terrestre" :
Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. - Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement
Mais l' "amour divin" qu'a imposé le canon des blancs ne sauve pas tous les nègres : le "navire sauveur", avec ses "anges" exhalant un "chant raisonnable", n'a tiré du "naufrage" (vraisemblablement provoqué par le coup du canon) que quelques nègres.  Cela signifie que le salut, que l' "amour divin" est un "privilège" réservé réservé seulement à une partie des hommes [...]. Le pauvre nègre qui a, malgré le coup de la grâce et du canon, gardé son innocence, connaît maintenant le drame d'une humanité éternellement coupée en deux, en deux "races", les bons et les mauvais, les élus et les damnés, les supérieurs et les inférieurs. C'est son innocence, son mauvais sang, son "humanité" qui le fait protester avec force tout en employant déjà un terme éminemment dualiste (âme opposé à corps) [...]
En fait, il y a des anachronismes dans cette lecture, j'ai même coupé une expression trop sonore. S'il est vrai que la conversion du poète se situe à un moment où il s'est assimilé à un noir païen, et s'il est vrai que le texte de Rimbaud joue avec une connotation agressive, il est aussi sensible que Mario Richter donne au mot en l'employant une extension dans ses effets sémantiques qui cadrent mal avec le texte même de Rimbaud. Mario Richter me semble lire Rimbaud après avoir vu un film de Spielberg. Et il est évident que Mario Richter joue sur des indignations qui ont des référents au vingtième siècle. Et si on prend le mot "race", il était envisagé plus sereinement à l'époque de Rimbaud, comme une notion relative à un patrimoine, éventuellement génétique pourrait-on dire aujourd'hui. Le mot "races" s'appliquait aussi aux gaulois, aux peuples, il s'appliquait à une opposition entre les nobles et les roturiers, il s'appliquait encore à des familles, un noble opposait sa race à un autre noble. A la base, c'est un terme relatif, terme relatif lié à la question du patrimoine, ce qui est complètement perdu de vue aujourd'hui. Ce problème de juste appréciation du mot "races" se pose en particulier dans le cas du poème en vers libres Mouvement, où, pour le coup, il n'a probablement pas un sens spécifiquement biologique.
Il faut être historien de la Littérature et lire le poids des mots dans le contexte d'une époque.
Mais surtout, l'auteur Mario Richter oppose "l'amour divin" à un "amour terrestre" qui semble un lien naturel entre les hommes. L'amour terrestre n'aurait pas d'exclusive contrairement à l'amour divin. Donc l'amour terrestre serait l'amour païen ou, mieux, la création d'un résidu d'amour formé par ce que ne prend pas en compte l'amour divin, puisque création d'un dualisme il y aurait.
Je ne souscris évidemment pas à cette lecture : "l'amour terrestre" est le corollaire de "l'amour divin" dans la perspective du "chant raisonnable" et "sauveur".

lundi 24 mars 2014

Mise au point travail d'équipe sur Une saison en enfer

Il y a eu pas mal de commentaires à la suite des tout récents articles de ce blog, ce qui est une très bonne chose. Cela concerne deux sujets complémentaires, et la mise au point suivante va bien achever de signifier toute leur importance pour une meilleure compréhension du livre Une saison en enfer.

1. "Il faut être absolument moderne":

"Licorne et Reboudin" a/ont proposé deux remarques grammaticales importantes sur l'énoncé "Il faut être absolument moderne."

Rimbaud n'a pas écrit "Il faut absolument être moderne", ni "Il faut être moderne absolument", mais "Il faut être absolument moderne".
Il y a d'autres emplois possibles de l'adverbe "absolument" qui appelleraient encore d'autres mises au point grammaticales. Je laisse de côté "Il faut être moderne absolument", pour m'intéresser à la concurrence claire des deux phrases soumises à un examen par Licorne et Reboudin.
Si Rimbaud avait écrit "Il faut absolument être moderne", l'adverbe "absolument" serait un modificateur du verbe "falloir". L'idée de devoir absolu serait alors affirmée, ou assertée.
Mais Rimbaud a écrit "Il faut être absolument moderne." Là, l'adverbe "absolument" est un modificateur de l'adjectif "moderne" et on peut proposer deux paraphrases qui n'ont pas exactement le même sens : soit "Il faut être moderne de manière absolue", soit en considérant que l'emploi de l'adverbe est quelque peu métaphorique "Il faut être complètement moderne". Et la deuxième idée grammaticale de Licorne et Reboudin est de préciser que le modificateur enlève au terme "moderne" employé sa valeur relative (le "dé-relative", enfin il faudrait que je passe une demie heure à trouver les bons mots).
Bien sûr, Henri Meschonnic a lu et analysé la phrase même de Rimbaud, il n'a pas lu par erreur une autre phrase. Mais, en passer par une comparaison des deux constructions permet de voir deux pôles qui s'opposent au sujet de l'interprétation de cette phrase.
L'idée de devoir n'est pas incompatible avec l'énoncé. Par exemple, nous pouvons mentionner tel propos rapporté du discours de l'Epoux infernal à la Vierge folle : "Puis il faut que j'en aide d'autres : c'est mon devoir." Voilà une citation de Délires I qui montre bien que le sens possible de devoir n'est pas à évacuer sans autre forme de procès.
Meschonnic s'est également appuyé sur d'autres passages de Délires I. "Je vais où il va, il le faut.", "Je le suivais, il le faut !", et on peut ajouter le "mais il faut que je sache [...]".
Le tour impersonnel "il faut" a un caractère contraignant, mais dire qu'il formule un devoir appartient au commentaire de texte, au travail d'interprétation avec son cortège de justifications.
J'ai ironisé sur le fait que Meschonnic verrouillait arbitrairement la portée de ce "il faut" dans l'analyse qu'il en a proposée dans son livre Modernité Modernité.
Je critique aussi un vice logique. La révolte de Rimbaud est liée à la découverte de l'amertume: "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée."
Ce sentiment d'amertume a précipité une fuite, et pas n'importe quelle fuite, mais une fuite suicidaire et masochiste. La révolte est alors autodestructrice. Il s'agit de rien moins que d'anéantir toute espérance, que de détruire la joie, que de se trouver une mort d'un héroïsme douteux "pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils". Et je pense qu'à cette aune on commet d'ailleurs une erreur de chercher à tout prix à dire que Rimbaud auteur fustige ses errements passés. Oui, il y a une part autobiographique critiquée, mais nous sommes dans une modélisation. C'est très différent. Rimbaud n'a sans doute jamais souscrit à un tel portrait radical et ses poèmes antérieurs, les poèmes en vers même sur lesquels personne ne débattra vivement du problème de datation par rapport à Une saison en enfer, montrent déjà à l'oeuvre la pensée que formule Une saison en enfer. Il ne faut pas s'exagérer la prise de conscience de l'auteur au moment où il compose cette relation psychologique particulière.
Mais, dans ce livre, en tout cas, l'objectif est de se révolter enfin contre la mort et d'échapper à un enfer.
Quel est l'enfer dont il nous parle ? Cet enfer est lié au modèle chrétien, mais ce n'est pas là la bonne réponse. Cet enfer est précisément l'état d'esprit d'une fuite, celui d'une révolte métaphysique mal employée. Le poète n'a pas communié avec la Beauté du monde des hommes, il a été blessé par un sentiment d'amertume, et il a agressé ce monde décevant. Mais, le problème, c'est que les passions du poète se sont entièrement confondues avec son refus.
Le récit d'Une saison en enfer, c'est précisément le traitement de ce refus pour retrouver une réalisation de soi dans la vie.
La prose liminaire nous avertit clairement par cette formule "l'absence des facultés descriptives ou instructives" que les "feuillets" que nous avons entre les mains ne vont pas diagnostiquer précisément le mal et nous donner tout un enseignement pour mieux se conduire.
Le texte va nous montrer un être qui réagit et qui va formuler quelques principes d'une nouvelle conduite.
Il faut accepter cette règle du jeu à la lecture.
Or, la prose liminaire expose une alternative qui semble en partie résolue : le poète refuse la charité et consent à se tourner vers la mort que lui tend le démon, mais en y fixant des délais. Il s'inscrit là un sentiment de dérobade, et on comprend que derrière l'alternative le poète a un autre souci qui est formulé confusément dans "Ah! j'en ai trop pris", il s'agit d'échapper au poison infernal, échapper au moins à sa pointe extrême, et retrouver un équilibre.
Dans de telles conditions, les ultimes feuillets d'Adieu doivent apporter une réponse à cette question, même si elle n'a pas un caractère instructif habituel, net, clair et précis. Et la phrase : "Il faut être absolument moderne", fait indéniablement partie de la réponse. Or, il ne me semble pas très logique de parler comme le fait Henri Meschonnic d'ironie amère. L'amertume a rendu la Beauté insupportable, et voilà que la solution pour vivre sa vie malgré cette douloureuse impression est elle-même présentée comme amère. Je veux bien que l'amertume ne soit désormais plus une donnée simple à évacuer, et je veux bien qu'il y ait quelque chose d'amer dans la solution, mais mettre en avant l'amertume dans la solution, ça revient à dire que pour dépasser les conséquences dramatiques provoquées par l'amertume on va s'inscrire dans un conditionnement amer. Je trouve que si tel est le cas ça tourne plutôt en rond. Bruno Claisse ne parle pas de cette circularité anormale dans le discours de Meschonnic de la notion d'amertume, mais il a suffisamment eu conscience que la fin du texte n'avait pas des relents sensibles d'amertume que pour déplacer les lignes de cette interprétation. Il le dit clairement : il préfère parler d'un humour du tragique de la réalité que d'ironie amère, il s'agit d'un correctif apporté à l'analyse meschonnicienne à laquelle il se sent toujours redevable. En quelque sorte, Bruno Claisse estime qu'Henri Meschonnic a visé à peu près juste quant à cette phrase, mais que sa lecture du livre Une saison en enfer dans son ensemble n'est pas tenable : ironie amère, abandon déclaré de la poésie pour l'enfer du réel qu'on va accepter, etc. Il faut bien voir que l'enthousiasme de Claisse pour Meschonnic n'empêche pas le critique rimbaldien d'avoir une interprétation fortement divergente du texte. La différence de perspective est réelle.
Toutefois, il faut maintenant se pencher sur le problème de l'ironie.
A juste titre, les lectures de Claisse et Meschonnic sont opposées à l'idée qu'il y ait là un slogan de la modernité : Rimbaud dirait que rien n'est aussi bien que d'être absolument moderne. Mais ils interprètent effectivement l'énoncé soit comme un devoir, soit comme une nécessité.
Or, Meschonnic a bien montré que Rimbaud, dans Une saison en enfer, a fait plus que preuve de sévérité à l'égard de la modernité. Il cite les formules sarcasmes, ainsi de "Pourquoi un monde moderne si de pareils poisons s'inventent ?" et il faut y ajouter ce qui est un mot d'ordre en tant que tel de la part de "l'Ecclésiaste moderne" : "Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" Dans L'Eclair, le poète cite alors un message qui n'a aucune force pour le convaincre, il le conteste même : "Et pourtant, les cadavres des fainéants et des méchants tombent sur le coeur des autres..."
Or, la parole citée, qui est une inversion du discours biblique de l'Ecclésiaste, correspond exactement à la formule "Il faut être absolument moderne", ce qu'aggrave la succession "tenir le pas gagné" qui en termes d'image est à rapprocher du "en avant".
Il est donc évident que quand le poète dit "Il faut être absolument moderne", il est dans la citation. Il ne nous soumet pas une idée morale qui lui serait propre.
Et comme cette formule a été contestée, Meschonnic part de l'idée que cette formule est ironique. Cela peut d'ailleurs être rapproché du nécessairement très suspect adjectif de lumière dans "splendides villes".
Je ne discute pas la présence de l'ironie dans cet énoncé. Ce qui me dérange, c'est que, en s'opposant à l'impératif enthousiaste des tenants du progrès, de la modernité irréfléchie et absolue, Meschonnic transforme la formule en un absolu nécessitant. Claisse travaille à l'arranger assez subtilement, mais le paradoxe de tout cela c'est que finalement les deux auteurs reconnaissent que l'énoncé dit explicitement qu'il faut être absolument moderne, mais que seulement cela se fait sans enthousiasme, sans émerveillement, en reconnaissant plutôt une situation d'épreuve perpétuelle qui ne débouche sur rien d'autre qu'un état désillusionné.
C'est là que j'interviens. Pour moi, l'énoncé est en partie ironique, mais le "il faut", s'il ne valide pas un contenu : la beauté et l'intérêt d'être absolument moderne, et s'il vante plutôt un positionnement : le fait d'accepter d'intégrer l'absolument moderne, ce qui est là toujours la bonne orientation de lecture de Claisse ou Meschonnic, doit donc en toute conséquence être lu non comme un devoir (Claisse qui reprend du coup l'idée même de "devoir à chercher") ou une nécessité (Meschonnic), mais comme une acceptation.
L'idée d'acceptation permet de traiter l'énoncé en biais. Ce n'est pas être absolument moderne en soi qui intéresse le poète, c'est le fait qu'il a à perdre s'il ne le fait pas. C'est déjà différent comme façon de traiter ce passage délicat.
Et justement, il faut apprécier les symétries tissées entre la prose liminaire et ce finale d'Une saison en enfer.
Il est assez frappant d'observer un parallèle de formulation entre la phrase-paragraphe : "Je me suis armé contre la justice." et la phrase "Et, à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes."
Rappelez-vous la Beauté : à quel moment est-elle trouvée amère et injuriée ? "Un soir", et dans Adieu, en prolongement de la section intitulée Matin, il est question de "l'aurore". Les "splendides villes" sont un équivalent sensible de la "Beauté" initiale, tandis que le futur "entrerons" inverse le passé composé de la phrase "Je me suis enfui", qui fait suite immédiatement à l'expression : "Je me suis armé contre la justice", dans la prose liminaire. Il est clair que cette "ardente patience" est le renoncement à la fuite.
Le poète consent à "être absolument moderne", cela veut dire qu'il accepte la réalité telle qu'elle est et d'y trouver son aliment. C'est ce qu'il dit explicitement dans la première partie d'Adieu : il a "la réalité rugueuse à étreindre" et ce qui annonce l'entrée dans les "splendides villes", c'est précisément cette idée de se montrer accueillant à ce qui pourrait être étreint : "Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle".
Eh bien, ces parallèles que nous pouvons faire entre la prose liminaire et Adieu, ils concernent aussi notre phrase qui fait débat.
Quand le poète dit : "Damnés, si je me vengeais", il suggère qu'il pourrait recommencer à injurier la Beauté, à défier la justice et les fusils de la répression. La phrase "Il faut être absolument moderne" vient là comme une fin de non-recevoir qui témoigne du basculement dans les principes de vie du poète. Et cette idée-là n'apparaît pas dans les approches de Meschonnic et Claisse, alors qu'elle est dans l'économie du récit absolument incontestable. Elle est de l'ordre du fait. La formule "tenir le pas gagné" veut signifier l'attitude de victoire à prendre, autrement ce serait témoigner d'une faiblesse. Il est évident qu'Une saison en enfer est le récit d'un "combat spirituel", et nous sommes à l'issue du conflit, quand le poète ne choisit plus de prendre les armes et d'affronter ce monde décevant, ou de se réfugier dans les chimères dont il est question dans L'Eclair.
Quand le poète dit "mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", il y a bien sûr de l'amertume, de l'ironie. On sent bien que s'il le pouvait il la contesterait encore cette formule. Mais, il a conscience de l'impossible. Quand le poète s'est armé contre la justice, il y avait une volonté de la refonder, et si pas de la refonder, puisque le poète s'exposait plutôt à la mort, il y avait cette idée de montrer par ses excès que lui avait une vision supérieure de la justice au nom de laquelle il pouvait juger celle mise en place et à laquelle on lui demandait de se soumettre. Or, dans Adieu, le poète renonce à l'esprit de vengeance, à donc se faire justice lui-même, et la formule "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", qu'elle soit prise avec la sincérité du chrétien, ce qui n'est sûrement pas le cas ici, ou qu'elle soit considérée avec de l'ironie (amère ce n'est pas le problème, avec un doute ou pas sur l'existence de Dieu, tout ce qu'on veut), dans tous les cas, cette formule signifie que le poète ne se reconnaît pas apte tant à distinguer le juste de l'injuste qu'à planifier l'avènement du monde juste. Cela a à voir avec la déclaration d'humilité de la première partie d'Adieu.
Finalement, en consentant à "être absolument moderne", le poète se met à l'abri de ses propres absolus de pensée, de ses excès d'exigence absolue, tout cela afin de pouvoir assez simplement vivre une vie, ce qui est la sortie de tout enfer. Et on appréciera en ce sens l'inquiétude naturelle de l'unicité de la vie "Vite ! est-il d'autres vies?", car le poète a un souci avec la sienne. La "Vierge folle" parle d'un "Epoux infernal", équivalent du locuteur de Mauvais sang, etc., dont elle se demande s'il est capable de "changer la vie". C'est bien le noeud du problème, et cela a évidemment à voir avec une sagesse populaire : le poète ne peut croire qu'il changera le monde par son excessive tempête indignée".
Mais, le dernier paragraphe établit une note sombre particulière : celle de l'absence de "main amie", qui vient en droite ligne du sentiment d'amertume initial face à la Beauté avec pour conséquence la révolte contre la justice. Le constat amer n'est pas résorbé et participe de la leçon finale du livre, mais c'est l'attitude qui est changé face au monde.
On voit ainsi, pour le plus grand profit de notre lecture personnelle et privée d'Une saison en enfer, qu'effectivement le diagnostic du mal n'est pas complètement déroulé (absence de facultés descriptives), qu'effectivement le discours du livre n'est pas de l'ordre d'un enseignement philosophique (absence de facultés instructives). Pourtant, le sens qui s'en dégage me semble loin d'être frustrant, et c'est un sens commun intelligemment conduit que nous sommes amenés à apprécier dans l'élaboration fine de cette oeuvre poétique. En soulignant les parallèles entre la prose liminaire et la dernière partie d'Adieu, il me semble que j'ai clairement montré qu'il y avait bien une solution apportée à un problème exposé en début d'oeuvre, que nous n'étions pas dans une pure circularité où rien ne se serait décidé suite à un mélange inextricable de propos contradictoires, que le poète n'affirme pas artificiellement sortir de l'enfer juste pour prétexter mettre un point final à son livre, ni que le poète se permet simplement une volte-face finale en disant pratiquement le contraire de ce qu'il disait au départ.
Je considère que la mise au point opérée ici permet de lire Une saison en enfer sans se dire que c'est un écrit obscur auquel on ne comprend rien : nous pouvons dès lors parler de cette approche-ci sans se dire que c'est une opinion fragile dans le concert des thèses divergentes qui peuvent être échangées. La compréhension de la prose liminaire et de la réponse apportée dans Adieu au problème implicite qui se cache derrière l'alternative entre charité et mort, problème qui est l'enfer de la fuite même, cette double compréhension donc, permet de dominer la lecture d'Une saison en enfer, et de ne pas simplement apprécier quelque chose de vif et de bien écrit qui nous remue.

2. Amour divin, amour terrestre

Samantha a attiré l'attention sur le couple des deux amours. Elle a cité aussi plusieurs extraits critiques ou plusieurs documents qui restent à traiter.
Il faut ici se pencher sur un extrait de la sixième section de Mauvais sang, et y ajouter un extrait de la septième section :

Vite ! est-il d'autres vies ? - Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L'amour divin seul octroie les clefs de la science. Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.
Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. - Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement. J'ai laissé des âmes dont la peine s'accroîtra de mon départ ! Vous me choisissez parmi les naufragés ; ceux qui restent sont-ils pas mes amis ?
Sauvez-lez !
** 
Plus besoin de dévouement, ni d'amour divin. Je ne regrette pas le siècle des coeurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.

Mauvais sang et Nuit de l'enfer si nous les prenons en termes de transposition biographique sont légèrement contradictoires avec la prose liminaire. Ils présentent un rebelle au christianisme qui célèbre les péchés capitaux. Cela rejoint bien l'image du locuteur selon le portrait dressé dans la prose liminaire, mais, même, si le texte n'est pas à proprement parler une narration, puisqu'il s'agit du monologue d'un personnage qui parle, on observe un récit avec une conversion et une rechute. Cela n'apparaît nullement dans la prose liminaire. Egalement, dans la mesure où un récit semble suivre son cours de Mauvais sang à Nuit de l'enfer et reprendre de L'Impossible à Adieu, certains rimbaldiens (Nakaji, Murat) estiment que le diptyque des Délires ne fait pas partie du séjour infernal.
Pourtant, ces Délires sentent le soufre. Les commentateurs iront-ils jusqu'à prétendre que ce n'est pas le même personnage qui parle dans Alchimie du verbe, et n'observons-nous pas que l'Epoux est... infernal et qu'il est un rendu assez évident du personnage qui parle dans les autres sections du livre.
Pour moi, il n'y a même pas à montrer que les contradictions pourraient être dissipées avec un peu d'attention, car ces récits sont en partie des transpositions, mais en même temps ce n'est pas un récit de la vie du locuteur qui a été dédié à Satan, mais les feuillets d'un carnet de damné. L'ordre de ces feuillets importe du point de vue du déroulement d'une pensée, mais le poète nous propose des écrits autonomes, tels qu'il les a conçus. Chercher absolument à ajuster les récits dans une chronologie infernale, c'est un faux débat. On peut ajouter à cela que la conversion, après un récit pas mal infernal, est un premier temps de l'intérêt pour la charité, un premier temps de recul devant la mort. La section L'Eclair s'occupe elle du travail, il n'y aurait donc même pas à proprement parler de contradiction avec la prose liminaire, mais seulement l'écart entre un récit où la charité n'est qu'envisagée et rejetée, et un autre où une conversion est singée en esprit.
La notion de charité est centrale. Il s'agit d'une vertu théologale. Suite à la Semaine sanglante, Arthur Rimbaud a composé un poème Les Soeurs de charité, daté de juin 1871 sur la copie de Verlaine, dont la fin se rapproche quelque peu du Voyage de Baudelaire, mais non pour trouver du nouveau dans l'inconnu, plutôt pour assimiler la mort à une consolation qui serait la seule charité (sachant que selon moi à rebours de tous les lecteurs, y compris Rimbaud visiblement (au vu de ce qu'il écrit sur l'inconnu et le nouveau en mai 71), j'estime que cette chute du dernier poème des Fleurs du Mal est foncièrement ironique et désespérée, ce voyage n'est qu'une illusion de plus après tous ceux racontés précédemment pour ce qui est de la vie : le poète composant une telle revue n'avait aucune raison d'excepter la mort du désenchantement, d'autant qu'il a joué là sur une attirance paradoxale, et l'ironie fine va jusqu'à jouer en prolongement d'une idée de sens commun que la désillusion pourrait être un mot "fin" qui n'a pas le temps de gagner la conscience, autrement notre maladie du voyage jamais satisfait on l'a à vie, et même après la mort si la mort n'arrête pas tout, mais je m'éloigne de mon sujet.)

Dans Une saison en enfer, la charité est rejetée, mais nous n'assistons qu'à la répugnance instinctive dans la prose liminaire. Or, dans Mauvais sang, le récit de conversion est l'occasion pour le poète de dire ce qu'il pense de la charité. Le problème, c'est que Rimbaud entre d'une telle sorte en matière que les lecteurs ne comprennent pas forcément de quoi il retourne quand il en parle, et visiblement les commentateurs, s'ils évoquent "l'amour divin" et "l'amour terrestre", ne le font qu'en passant. L'expression "amour terrestre" est déroutante. Elle ne serait guère usuelle dans le sens où Rimbaud l'emploie, ce qui fait que, puisque la lecture de ce livre est difficile, on peut être tenté de la rabattre sur une notion profane, sinon charnelle. Certains commentateurs laissent tout de même entendre, mais toujours subrepticement, qu'ils ont bien vu que "l'amour terrestre" est précisé comme étant le "dévouement". Mais, du coup, on serait en droit d'attendre un commentaire sur la distinction entre "amour divin" et "dévouement". Il y a tant de façons de commenter, de rendre compte d'une analyse de textes, que les commentateurs peuvent soit ne pas parler du tout des "deux amours", soit se contenter de faire un constat minimal : "l'amour terrestre" est le "dévouement" (mais qu'entendre par ce mot?), soit traiter suffisamment le sujet en biais que pour ne jamais avoir à dire comment ces deux amours sont articulés l'un par rapport à l'autre.
Malgré tout, j'observe que certains commentaires opposent l'amour divin à l'amour terrestre, ou que d'autres, en tout cas, Pierre Brunel, les traitent comme deux pantomimes distinctes.

De fait, un premier paragraphe est consacré à "l'amour divin" et un second à "l'amour terrestre". Mais, quand le poète s'écrie "deux amours", ce n'est pas pour les opposer. Il les conjoint. Il montre simplement qu'il y a deux principes. Il vient de préciser le premier, celui de "l'amour divin" où on observe très précisément l'idée qu'il ouvre à la connaissance avec cette métaphore des "clefs" qui renvoie à l'évidence à l'inspiration de la charité comme clef dans la prose liminaire, et on peut apprécier, car cela est capital dans l'économie de l'oeuvre, que nous avons en miniature une scène d'adieu équivalente à celle de la fin du livre, sauf qu'ici tout va rapidement sonner faux : "Je vois que... Adieu, chimères, idéals, erreurs." Il s'agit là de la raison chrétienne avec l'idée de charité. C'est important d'en constater la présence ici et les liens, jusqu'aux termes employés "clefs" et "Adieu", avec la prose liminaire et la section finale du livre, pour bien voir que la charité chrétienne est ici envisagée pour être bientôt rejetée, et que, malgré un apparent parallélisme, la fin du récit n'est pas le triomphe approximatif de la charité, mais autre chose de plus subtil.
L'amour divin et l'amour terrestre seraient là pour sauver, mais pour sauver en fonction de l'attente d'une autre vie, en privilégiant des élus, des êtres sélectionnés. C'est la notion de charité qui est mise en accusation ici, au moment même où le poète fait mine de s'y soumettre. La critique de l'amour divin n'est pas faite directement, mais le poète laisse passer des jalons critiques dont l'interrogation sur la possibilité d'autres vies. L'expression "la nature n'est qu'un spectacle de bonté" est une citation faite de manière conciliante et hypocrite après l'intérêt porté juste avant sur la richesse dans le sommeil. On voit très bien que le poète ruse et que cette conversion va être frappée d'insincérité. Lorsque le poète s'écrie "deux amours", il ne dit nullement qu'il va de l'amour divin à l'amour terrestre, quittant l'un pour l'autre. Il dégage dans le chant raisonnable des anges sauveurs un double principe : il faut un amour divin, un amour de Dieu dont la bonté serait partout dans la nature son oeuvre, et un amour terrestre qui est un dévouement dont l'amour divin donne le modèle ne fût-ce que par le spectacle de la bonté de la nature. Il est question du dévouement des âmes charitables, principe quelque peu singé, plagié ou reconduit à sa manière par l'Epoux infernal, nous en reparlerons. Or, le dévouement du poète va trouver un mauvais point d'application. Il veut sauver ses amis naufragés qui n'ont pas été élus comme lui. Il ne s'agit sans doute pas d'une critique de l'élection divine sur le modèle janséniste, mais d'une critique de la charité chrétienne telle qu'elle semble pratiquée par la société. Cette charité est pratiquée faussement par ceux qui la prônent et donc irrémédiablement suspecte au sentiment du poète. Le poète a alors beau jeu d'étaler l'hypocrisie de sa conversion, en en faisant sans doute un modèle universel de la conversion, car une fois qu'il prétend laisser de côté "amour divin" et "dévouement", il formule cette sagesse hypocrite perceptible dans le refus de s'intéresser à tous les naufragés. L'exercice de la charité ne va pas sans mépris. Le siècle des coeurs sensibles est nécessairement le dix-huitième siècle, le thème littéraire lui est propre malgré les prolongements romantiques. Même l'administration prétendait faire les choses avec sensibilité au dix-huitième siècle. Ce modèle fait sourire l'hypocrite converti qui ne retient pour "raison" que la formule oxymore "mépris et charité" dont il observe le caractère ostentatoire et le bon sens pratique. Vous avez là un éclairage sur l'amertume provoquée par la Beauté. Cela me paraît très clair et peu après ces lignes il est d'ailleurs à nouveau question d'aimer courageusement la mort.
Enfin, quand, dans Adieu, le poète parle de "clarté divine", il ne faut pas s'y leurrer, il n'est plus question de cet "amour divin", mais de la quête de cette "lumière" que, dans L'Impossible, le locuteur ne peut pas croire "altérée".

A suivre...

Narrateur / Locuteur

C'est un peu secondaire, mais je parle parfois un peu vite de "narrateur" dans Une saison en enfer, alors qu'il s'agit d'un "locuteur". Il ne "raconte" pas, il "parle". A la limite, certains passages peuvent passer pour de la narration comme Alchimie du verbe, mais ce n'est pas le cas dans Mauvais sang, etc.

dimanche 23 mars 2014

Incroyable !

J'ai donné récemment un article où je montrais que Yoshikazu Nakaji avait une lecture similaire à la mienne de la prose liminaire d'Une saison en enfer. Mais, Nakaji faisait partie des contributeurs au volume de dix études sur Une saison en enfer dans lequel Jean Molino a relevé un contresens dans l'analyse de Pierre Brunel et l'a remplacé par un autre. Or, Nakaji a été invité à publier le commentaire portant sur Une saison en enfer dans le volume du CNED dirigé par Arnaud Bernadet pour le concours de l'Agrégation de Lettres Modernes de 2010 : Rimbaud, l'invisible et l'inouï, publication de 2009 par anticipation du concours donc.
Rappelons qu'au concours il n'y avait que l'oeuvre en vers et Une saison en enfer. On évitait Les Déserts de l'amour et Illuminations. Cerise sur le gâteau, c'est un extrait de la grande lettre dite du voyant qui est tombée à l'épreuve de linguistique, lettre qui n'est pas une oeuvre littéraire stricto sensu.
Steve Murphy a proposé le volume Rimbaud dans la collection Clefs concours Atlande très prisée des candidats, mais l'essentiel porte sur la poésie en vers. Il y a très peu de pages sur Une saison en enfer, alors qu'il y en a plusieurs sur l'Album zutique hors programme. La versification était abondamment traitée, alors qu'il était certain d'avance qu'elle n'intéresserait pas les organisateurs du concours.
Le volume du CNED présente le même déséquilibre, du zutique, de la versification et pratiquement qu'une analyse sur le vers. 20 pages seulement sur Une saison en enfer, celles de Nakaji, sur un ouvrage d'à peu près 200 pages.
La grande consolation dans les publications du concours venait du volume dirigé par Steve Murphy Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud dans la collection Didact Français aux Presses universitaires de Rennes. A part l'introduction et la conclusion de Steve Murphy, et l'article transversal d'Alain Bardel, on compte 11 articles sur Une saison en enfer face à 11 articles sur les poèmes en vers, équilibre parfait.
L'intérêt des 20 pages de Nakaji, c'est de voir comment il revient avec le recul sur sa thèse.
L'auteur énumère quatre motifs ambigus dans une première partie de son article : l'enfer, la saison, la conversion et la charité. L'ambiguïté en ce qui concerne l'enfer est mal posée. Nakaji se demande si le récit n'est pas la prosopopée d'un mort, la question ne se pose pas, la réponse est non. Pour ce qui concerne la "saison", il commet l'erreur banal de dire qu'elle commence au "printemps", ce qui est faux, puisque le printemps vient à la fin d'un descriptif de précédents actions de révolte. D'ailleurs, il faut bien comprendre que le "je me suis enfui" est la chute du poète. Certes, la Beauté n'était pas ce qu'elle devait être, mais le récit d'Une saison en enfer c'est l'histoire d'une révolte qui conduit à refuser la réalité parce qu'elle ne nous plaît et qu'on finit par surmonter. Et l'opposition symbolique "Nuit de l'enfer" et "Matin", il faut comprendre que le matin c'est le moment où on regarde le soleil se lever à l'horizon. Dans L'Eclair, le travail de "l'Ecclésiaste moderne" n'est qu'un orage dans la nuit, le poète redéfinit une conception du travail et du devoir qui n'est pas utopie dérisoire dans Matin. Il fixe un horizon d'appel du devenir humain. Je ne sais plus comment Bruno Claisse se positionne par rapport à Matin, je crois me souvenir qu'il en fait un dernier écran utopique à dépasser, ce qui ne me va pas. En même temps, Matin ne réactive pas pour rien l'idée d'un passé d'âge d'or avec lequel prétendre renouer "N'eus-je pas une fois..." La formule "une fois" en italique (je n'ai jamais su s'il valait mieux écrire "italiques" pour les caractères, comme on dit les caractères romains, ou "italique" pour le mode d'écriture, comme on dit l'écriture romane, gothique, j'ai tellement rencontré les deux possibilités), cette formule donc est de conte, mais il y a un appel dans ce texte qu'il n'y a pas dans Adieu, ni dans le rapport au "festin ancien" de la prose liminaire. On voit très bien que cela permet de ne pas maudire l'avenir et de comprendre qu'on a un devoir, un travail, car il est bien question de devoir à chercher dans Adieu. Matin est une double prise de conscience de ce qui n'est pas directement accessible, mais aussi de ce pour quoi il faut oeuvrer.
Je passe sur la notion de "conversion" pour arriver à la notion de "charité".
Là, stupeur! Nakaji semble avoir oublié sa propre lecture et s'aligne sur la lecture pourrie de Molino!
C'est épouvantable!
Lisez, et en prime, en liaison avec la question que vient de me poser Samantha, il cite de manière étrange le passage sur les deux amours, j'y reviens juste après la citation :

Troisième vertu théologale après la foi et l'espérance, [la charité] signifie d'abord "l'amour de [=pour] Dieu", puis "l'amour du prochain", comme créature de Dieu.  Rimbaud se montre conscient de cette double acception du mot dans "Mauvais sang", sans mentionner le mot même ("Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement"), en dénonçant l'injustice de la grâce divine qui lui paraît arbitraire. [...] logiquement, les damnés ne peuvent pas avoir de charité : celle-ci n'est qu'une illusion dans l'enfer. Remarquons surtout deux occurrences au début (le prologue) et à la fin ("Adieu") : Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. / La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé! // Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi?La première occurrence oppose la "charité" à la "mort" que le démon préconise : elle est le moyen de s'éloigner de celle-ci, qui désigne l'état du damné. Quant à la seconde, la "charité" y est également envisagée comme un éventuel moyen de sortir de "l'enfer", mais dans une perspective négative. Mais, dans les deux cas, comme le pense Jean Molino, contrairement à la plupart des exégètes, la "charité" elle-même n'est pas mise en cause. "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!" : la seconde phrase ne tourne pas "la charité" en dérision, mais au contraire condamne en bloc toute la série de révoltes autodestructrices que racontent les les paragraphes 2 à 6 du prologue. Le verbe "rêver", ici péjoratif, ne concerne pas la "charité" mais bien ces révoltes. C'est là un geste de conjuration pour retrouver le "festin ancien", l'avant-enfer, au moyen d'un nouveau recours à la "charité". De même, si vers la fin d'Une saison l'idée de charité s'impose à l'esprit du locuteur, c'est toujours dans la problématique du rapport avec les autres. Tout au long de l'oeuvre, le locuteur adhère à l'esprit de la "charité" tout en rejetant un terme susceptible d'une condamnation avec l'amour forcé de Dieu.

Un peu plus haut, lorsqu'il traite du motif de la "conversion", Nakaji pose bien que le démon se récrie pour le détourner de la conversion. Mais c'est sans aucun doute un ingrédient paradoxal de l'erreur commise. Ce que ne voient pas les rimbaldiens, c'est la scène qui se joue à trois voix. L'inspiration propose la charité, le poète la rejette et Satan intervient en fustigeant l'hésitation. Ce n'est même pas qu'il ne tient pas compte de ce que le poète vient de rejeter la "charité", car justement il se sert de ce rejet "Tu resteras hyène", c'est un "oui, cette inspiration est un rêve". "Préfère les miens de pavots". Nakaji essaie ici de passer en force en affirmant la thèse sur laquelle il s'aligne, mais il faudra expliquer comment ce prétendu rejet des visions autodestructrices peut préluder à une déclaration d'attachement à Satan. Il va falloir se lever tôt pour m'expliquer ça.
Quelle catastrophe ! Heureusement que ce Jean Molino, dont l'autorité en impose à tous, n'est pas connu pour un autre article sur Rimbaud, parce que là les dégâts ils sont exceptionnels.
Oh, la vache !
Excusez-moi de la familiarité!

Quant au passage des "deux amours", il est mal cité par Nakaji.
Voici un extrait plus conséquent :

Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. - Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement. J'ai laissé des âmes dont la peine s'accroîtra de mon départ ! Vous me choisissez parmi les naufragés ; ceux qui restent sont-ils pas mes amis ?
Sauvez-les
Il s'agit d'un passage de la sixième des huit sections de Mauvais sang, voici maintenant un passage complémentaire de la septième section :

Plus besoin de dévouement ni d'amour divin. Je ne regrette pas le siècle des coeurs sensibles.
Le texte ne doit pas induire en erreur à cause de sa formulation. Nous n'avons pas un premier constat d'amour divin, puis une subdivision en "deux amours", l'un l'amour terrestre et l'autre le dévouement.
Nous avons un premier constat d'amour divin, puis le constat qu'il y a deux amours et que ce deuxième amour est l'amour terrestre, c'est-à-dire le dévouement. Et nous en avons une illustration avec l'intercession christique en faveur des naufragés.
Si le poète écrit "Plus besoin de dévouement ni d'amour divin", c'est bien que le dévouement n'est pas un autre nom de l'amour divin, mais bien la définition de l'amour terrestre qu'assez clairement malgré tout Rimbaud a défini par un fait de reprise : "mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement". A cause de la mention "Deux amours", il semble que la plupart des lecteurs interprète cette reprise comme l'énumération des deux. Mourir de cet amour-ci et mourir de cet amour-là. Pas du tout. Là, il y a contresens. Le "dévouement" est l'amour terrestre, et on pense à la pratique de la charité avec le siècle des coeurs sensibles. Dévouement qui s'articule à l'amour divin et ne s'y oppose pas, ne s'en dissocie pas, qui plus est.