dimanche 30 mars 2014

Essai de découpage syllabique (Une saison en enfer)

Découpage de la prose liminaire, nous écartons l'ouverture des guillemets au tout début du texte : erreur typographique de la maison Poot (nous suivons en cela le raisonnement de Christophe Bataillé qui considère que le prote n'a pas enlevé les guillemets initiaux si souvent utilisés en tête de page pour leurs autres publications). Il est en tout cas évident qu'il y a erreur. Or, ces guillemets ne peuvent se refermer qu'à la fin de la prose liminaire ou bien à la fin du premier paragraphe. Autant s'en débarrasser une fois pour toutes.

Jadis (2), si je me souviens bien, (6) ma vie était un festin (7) où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient. 6+6, vers blanc)
Un soir, (2) j'ai assis la Beauté [6] sur mes genoux [4]. - Et je l'ai trouvée amère. (7) - Et je l'ai injuriée. (6)
Je me suis armé (5) contre la justice. (5)
Je me suis enfui. (5) Ô sorcières, (3), ô misère, (3), ô haine, (2) c'est à vous (3) que mon trésor (4) a été confié ! (5)

Remarques : les compléments circonstanciels de temps sont en tension "Jadis" et "Un soir". Le vers blanc, un alexandrin ostentatoire, s'oppose aux deux phrases introduites par "et", avec d'un côté l'harmonie interne du vers blanc, de l'autre l'injure sans harmonie, malgré les reprises binaires comparables 7-6. Mais, l'égalité 5-5-5 donne ensuite des airs de musique à la fuite, comme un constat de légèreté. Les crochets indiquent que je ne tiens pas spécialement au découpage. Les trois interjections sont traitées sur un même plan, ce que justifie l'assonance qui les relie entre elles, à quoi ajouter la rime approximative avec son défaut pluriel contre singulier entre "sorcières" et "misère". On peut comprendre qu'il y a deux sorcières, la misère et la haine, ce que je fais, mais il faut encore noter au plan rythmique qu'après deux dissyllabes "sorcières" et "misère", nous avons un effet de condensation du monosyllabe "haine" où se concentre l'assonance [è]. La phrase semble conçue autour de ce mot "haine" avec une contraction 3-3-2 causée par ce monosyllabe, puis une expansion graduelle : 3-4-5, bien qu'en principe notre oreille ne soit sensible qu'aux égalités par à l'augmentation d'une syllabe segment après segment.

Je parvins [3] à faire s'évanouir [7] dans mon esprit [4] toute l'espérance humaine (7). Sur toute joie (4) pour l'étrangler (4) j'ai fait le bond sourd (5) de la bête féroce. (6)
J'ai appelé (4+) les bourreaux (+3/7),
pour, en périssant, (5) mordre la crosse de leurs fusils. (?)
J'ai appelé (4+) les fléaux (+3/7),
pour m'étouffer (4) avec le sable, (4, contient 2) le sang. (2)

Remarques : Le découpage adopté pour la première phrase ci-dessus consiste à détacher le passé simple du complément d'objet indirect de façon à pouvoir opérer un découpage inférieur à neuf syllabes. Les crochets témoignent de ce que le découpage ne va pas de soi, mais on peut voir le parallèle de deux segments de sept syllabes et notre découpage propose un contraste rythmique qui souligne la présence du complément "dans mon esprit" en façon d'incise entre deux segments de sept syllabes qui portent la signification "à faire s'évanouir" "toute l'espérance humaine", ce dernier segment, groupe nominal, fait écho à "tous les coeurs" et "tous les vins", le propos de cette phrase étant en soi vertigineux.
A cause d'un "e" languissant improbable à prononcer distinctement, nous n'hésitons pas à découper en 4-4-5-6 la phrase suivante, ce qui correspond à l'effet de suspens naturel à la lecture du complément circonstanciel de but "Sur toute joie (pour l'étrangler) j'ai fait le bond sourd de la bête féroce." Les reprises de phonèmes, [b] à l'initiale de mot, présence redoublée du [s], relation d'initiale [s]à initiale [f], et la structure nom court suivi d'un adjectif, tout cela suffit à justifier le découpage 5-6, indépendamment de l'intérêt ou de la réalité poétique de ces chiffres.
Nous pensons que tout le monde comprendre notre 4+3/7. Le parallèle est entre deux segments de sept syllabes, mais il convient encore de souligner l'anaphore et les deux segments parallèles par la rime. Ce découpage 4+3 n'est pas impertinent au plan du rythme, puisque le lecteur peut profiter de l'anaphore pour adopter une lecture suspensive à ces endroits : "j'ai appelé... les bourreaux" ou "j'ai appelé" avec accentuation du [e] "les fléaux" léger détachement. Le [e] de "fléaux" contraste avec le [u] de "bourreaux" par ailleurs.
Le recoupement "pour, en périssant" va de soi, mais il est intéressant d'observer que l'insertion du gérondif "en périssant" à la suite de la tête prépositionnelle monosyllabique, participe d'une dynamique particulière où et la syllabe de la préposition "pour" et la syllabe masculine principale de "mordre" sont en relief, accentuées rythmiquement. Le jeu d'appel des sonorités "mordre la crosse", le jeu de relance des "e" féminins de fin de dissyllabes "mordre" et "crosse" et le sentiment d'unité du groupe nominal "la crosse de leurs fusils", tout cela tend à rendre improbable un découpage syllabique plus minutieux. Or, laissé en l'état, ce passage compte neuf syllabes, ce qui excède les habitudes de la versification : au-delà de huit syllabes, imposition d'une césure.
Il va de soi que l'étude des reliefs de "pour", "mordre" et "crosse" primera. On notera toutefois que "la crosse de leurs fusils" fait immédiatement écho à la structure nom complément du nom, mais accompagnés d'adjectifs : "le bond sourd de la bête féroce". Le lien entre les groupes nominaux "la crosse de leurs fusils" et "le bond sourd de la bête féroce" est une évidence au plan thématique. Le passage est également dominé par l'écho de trois infinitifs précédés d'un pronom avec même voyelle initiale "s'évanouir", "l'étrangler", "m'étouffer", et l'insertion brutale du gérondif participe à cette série bien qu'il n'ait pas la même forme "en périssant" s'intercalant significativement entre "l'étrangler" et "m'étouffer".
Enfin, le jeu de parallèle par l'initiale [s] confirme qu'il faut lire en deux syllabes sans reste "le sable" pour obtenir l'évidente surimpression "le sang". J'ai donc procédé à un découpage 4-2 éliminant le décompte du "e" de "sable". Il est sensible qu'il ne s'agit pas de sept syllabes lues d'une traite et que le dissyllabe "le sang" impose une reprise pour qu'on comprenne le parallèle "pour m'étouffer avec le sable, [avec] le sang", d'autant que Rimbaud se permet ici un premier tour syntaxique familier, lequel correspond à un moment de violence écumante.


Le malheur a été mon dieu.
Je me suis allongé dans la boue. (? modulation 3-3-3 possible, mais au-delà de 8 syllabes donc, avec selon les humeurs recoupement 6-3 ou 3-6, le recoupement 6-3 n'étant qu'éventuellement favorisé par l'environnement anaphorique du texte)
Je me suis séché [5] à l'air du crime [4].
Et j'ai joué [4] de bons tours [3] à la folie [4].
Et le printemps [4] m'a apporté [4(8)] l'affreux rire de l'idiot. (7)

Remarques : la phrase "Le malheur a été mon dieu", où le déterminant possessif permet un écho à "ma vie", "mon trésor" et plus amusant avec "sur mes genoux", offre une possibilité de rythme interne 3-3-2, peu importe ici. La phrase suivante pose un problème de découpage interne, aucun ne s'impose. Les crochets pour les autres phrases vont dans le même sens, le découpage peut imposer une scansion trop forte aux énoncés. Ceci dit, les scansions peuvent être légères, peu appuyées, et pourtant significatives, on remarque le parallèle entre "à l'air du crime" et "à la folie". L'ensemble donne l'impression d'une succession de rythmes brefs enchaînés de 4 syllabes, une fois 5, une fois 3. Le groupe nominal de sept syllabes permet lui aussi un rapprochement avec les précédents "le bond sourd de la bête féroce" ou "la crosse de leurs fusils". Le rapprochement bond/rire et bête féroce/idiot ne pose sans doute pas problème aux lecteurs. Le parallèle avec "la crosse de leurs fusils" est pertinent au plan thématique, puisque cette crosse a été mordue avec la partie du corps qui sert à rire et qui a l'air ici d'être comme mutilée. Il y a un parallèle dans l'idée de défiguration, de bouche cicatrice. Et comme nous pouvions apprécier le relief syllabique de "mordre", nous pouvons apprécier ici le relief syllabique du nom "rire", puisque le précédent [r] dans l'adjectif "affreux" permet cette promotion du monosyllabe composé d'un [i] encadré de deux [r], ce qu'appuie encore la correspondance discrète du "eux" pour un son masculin d'affreux à "e" féminin de "rire". Les reprises contribuent à imposer une pointe de la prononciation sur le [I] et les [r] de "rire". Le [r] prend même un relief thématique puisqu'il est déjà bien présent dans "mordre" et "crosse".

Or, tout dernièrement (6) m'étant trouvé sur le point (7 ou 4 et 3) de faire le dernier couac ! (7) j'ai songé à rechercher (7 avec écho interne 3-4) la clef du festin ancien (7, avec modulation 2-5 que soutient le prolongement d'écho "rimique" interne en [e]), où je reprendrais [5] peut-être [2(7)] appétit [3].
La charité est cette clef. (8) - Cette inspiration (5) prouve que j'ai rêvé ! (6 avec relief rythmique initial "prouve")
"Tu resteras hyène (5), etc..." (4), se récrie le démon (6, ou 7?) qui me couronna (5) de si aimables pavots (7). "Gagne la mort (4) avec tous tes appétits (7), et ton égoïsme (4) et tous les péchés capitaux." (8)
Ah ! j'en ai trop pris (5) : - Mais, cher Satan, (4) je vous en conjure (5), une prunelle moins irritée (? "une prunelle" 4 "moins irritée "4"?) ! et en attendant [5] les quelques petites [?5] lâchetés en retard [6], vous qui aimez dans l'écrivain (8) l'absence [2] des facultés descriptives [7] ou instructives [4], je vous détache [4] ces quelques hideux feuillets (7) de mon carnet de damné (7, avec modulation 4-3).

Remarques : quelques séries peuvent être observées, une suite de quelques 7, puis plus loin un balancement 7-4 s'esquisse, et nous avons encore le double 7-7 final, avec toujours face à tout cela un découpage qui pourrait être trop accentué ou bien un passage délicat à découper où il faudrait manger le "e" pour avoir un segment de moins de neuf syllabes "une prunelle moins irritée", ce que rend possible le redoublement rapproché "un(e)...un(e)..." dans "une prunelle". On peut remarquer que l'insistance du poète sur des dissyllabes comme "mordre" ou "quelques" va facilement de pair avec un énoncé difficile à saucissonner en unités nettes de moins de neuf syllabes, comme si le souci d'accentuer une voyelle dans le flux verbal entrait en contradiction avec la distribution de masses syllabiques. Les suites de sept syllabes pourraient être inconsciemment sensibles au poète, puisque cette unité a l'air de se maintenir et reconduire facilement.
Des modèles concurrents peuvent être proposés : "j'ai songé [3] à rechercher la clef [6] du festin ancien [5] où je reprendrais [5] peut-être [2] appétit [3].
Les découpages que je propose sont surtout des moyens de réfléchir sur les qualités rythmiques du texte et je n'ai dégagé que peu de passages où l'égalité syllabique a une raison d'être peu discutable.
On peut être frappé également par la forme "vous qui aimez... je vous détache..." préférée à "à vous qui aimez... je dédie cette gerbe".

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