mardi 29 septembre 2015

Du prétendu problème des Illuminations aux vraies questions

Eddie Breuil essaie de faire du bruit autour d'une thèse insoutenable selon laquelle Germain Nouveau et non pas Arthur Rimbaud serait l'auteur du recueil des Illuminations et dans un débat avec Pierre Brunel il semble avoir fait vaciller les certitudes de ce dernier.
Eddie Breuil m'avait contacté et l'échange avait tourné court. Une Anne-Marie Désert qui écrit sur un forum d'internet relaie justement un témoignage étonnant de la part d'Eddie Breuil à mon sujet :

Aïe ! ça a l'air plus compliqué que ça ! Ce "David" du blog s'appellerait David Ducoffre et emploierait des méthodes peu honnêtes intellectuellement pour défendre ses théories. C'est Eddie Breuil qui me le signale.
Je mets l'extrait de la page que je cite en lien ICI .
Je reconduis ici les liens des deux parties du débat avec Pierre Brunel et je me contenterai du minimum de remarques nécessaires sur le débat de fond. 


Pour soutenir que nous n'avons aucune preuve tangible que Rimbaud fut bien l'auteur des Illuminations, Eddie Breuil élimine cavalièrement les témoignages de Verlaine, de Delahaye et de Nouveau lui-même, avec à chaque fois l'acquiescement malheureux de Pierre Brunel.
Attention à ne pas dresser en pétition de principe la mauvaise foi de Delahaye. Eddie Breuil adhère pourtant à l'idée diffusée par Delahaye que Rimbaud et Verlaine se soient battus physiquement à Stuttgart en 1875, alors qu'il ne se trouvait pas sur les lieux, et cela contre ce qu'écrit clairement Rimbaud d'un Verlaine qui est resté là bien raisonnable. Mais pour le reste Delahaye quasi systématiquement ne serait pas fiable aux yeux du créateur de Germain Nouveau comme poète de première importance. Il faut argumenter, on ne peut pas choisir aussi librement quand on accorde son crédit ou non à Delahaye.
Il y a plus grave. Eddie Breuil reprend une idée que j'ai déjà formulée dans mes articles récents selon laquelle Verlaine ne peut pas avoir été témoin de tout ce qui s'est passé lors de son séjour en prison, mais il en tire une conclusion radicale qui veut que donc le témoignage de Verlaine soit nul et non avenu. Mais Verlaine reste un témoin privilégié pour tout ce qui s'est passé avant son emprisonnement avant juillet 1873 et il reste témoin évident de son entrevue à Stuttgart, sans parler de la correspondance inconnue qu'il a pu avoir avec Rimbaud lors de son séjour en prison. Eddie Breuil se permet de prétendre que si Verlaine écrit en 1878 dans une lettre "avoir relu les Illuminations du sieur que tu sais" (citation de mémoire), c'est que Verlaine est convaincu que c'est une série de textes de Rimbaud. Il est question de relecture, d'une connivence assez appuyée dans la devinette, d'un titre qui coiffera effectivement une oeuvre publiée. Eddie Breuil se permet de supposer que ce texte arrive un peu comme ça dans ses mains et que Verlaine en conjecture qu'il s'agit d'un texte de Rimbaud, alors que, selon Eddie Breuil, il pourrait tout aussi bien être de Nouveau.
Germain Nouveau et Paul Verlaine se sont pourtant rencontrés. Mais, Eddie Breuil ose affirmer que Verlaine n'a pas pensé à questionner Nouveau sur la poésie de Rimbaud, sur les poèmes en prose envoyés à Nouveau à Bruxelles en 1875, ni sur l'attribution à Rimbaud des Illuminations. Or, Eddie Breuil tendant à attribuer les poèmes en prose à Nouveau part du principe que Verlaine n'a pas pu connaître le moindre de ces poèmes en prose avant son incarcération. On aurait un Verlaine avec une liasse de poèmes inconnus de lui auparavant qu'il attribuerait à Rimbaud, mais cela n'aurait jamais été l'objet du moindre échange de poète à poète entre lui et Nouveau ! Et tout aussi commodément, Eddie Breuil affirme que Nouveau n'a jamais démenti Delahaye au sujet de l'attribution des Illuminations. Eddie Breuil avoue même avoir envisagé que Nouveau n'avait pas forcément su que les Illuminations avaient été publiées avant de considérer que ce n'était pas raisonnable. On appréciera à quel point le raisonnable vient tardivement dans l'argumentaire d'Eddie Breuil, lequel s'appuie sur une boutade strictement ridicule d'André Breton dont il fait un argument d'autorité : Nouveau se serait pas mal moqué de l'attribution de ses textes à qui que ce soit. André Breton pensait alors au cas du poème Poison perdu. Pierre Brunel considère comme évident l'argument d'autorité d'André Breton, ce qui n'est évidemment pas mon cas, et il apporte de l'eau au moulin d'Eddie Breuil en parlant de l'humilité chrétienne au coeur de la "seconde vie" de Germain Nouveau (Humilis).
Fort arbitrairement, Eddie Breuil écarte encore l'idée que Verlaine ait participé de près ou de loin à la publication des poèmes en prose dans la revue La Vogue. Mais Verlaine a été essentiellement écarté de la préparation technique. Il a transmis ou fait transmettre les manuscrits, il a écrit une préface, et qu'il ait ou non délimité lui-même les proportions du recueil, dans la préface qu'il a offert pour cette édition originale il a précisé que le recueil était fait de proses et de vers, et jusqu'à sa mort il ne s'est pas indigné de cet ensemble mélangeant proses et vers.
Au tout début du débat entre Pierre Brunel et Eddie Breuil, il est question de ce problème d'établissement du recueil et Eddie Breuil reviendra plusieurs fois sur l'idée que même le seul ensemble des poèmes en prose cache peut-être un regroupement aléatoire de projets divers qui n'avaient pas à former ainsi le recueil des Illuminations. Je ne vais pas perdre mon temps à discuter de cette prétendue fragmentation en petits dossiers des poèmes en prose. En revanche, Eddie Breuil signale à l'attention que le recueil n'a pas toujours eu la forme que nous lui connaissons aujourd'hui, mais que fait-il du fait que les poèmes en "vers libres" de 1872 (selon l'appellation même de Verlaine) soient clairement attestés comme étant des créations de Rimbaud ?
J'en profite pour préciser que l'idée d'un recueil associant des vers et des proses était dans l'air du temps, puisque c'est ce qu'a fait Charles Cros lui-même en 1873 avec son Coffret de santal. Les rimbaldiens affirment un peu trop rapidement à la suite de Bouillane de Lacoste que le mélange des poèmes en vers et des poèmes en prose est anormal dans un recueil, y compris dans le cas d'une séparation dans le temps des deux dossiers, puisque les poèmes en vers de 1872 accompagnent un dossier de poèmes en prose mis au propre autour du milieu de l'année 1874.
En réalité, ce qui pose problème, ce n'est pas l'attribution des poèmes en prose à Rimbaud, mais la forme que doit prendre le recueil des Illuminations. Je sais que d'autres rimbaldiens méditent sur la question et je me contente ici de mes arguments propres. En fait, on n'en sait rien s'il faut séparer les poèmes en vers des poèmes en prose qui seuls formeraient le recueil Illuminations. Et il est vrai qu'on peut se demander si, Verlaine étant éloigné de la publication en revue puis en plaquette des poèmes de Rimbaud, il n'y a pas eu au lieu d'une publication prévisible d'une partie en vers suivie d'une partie en prose, une publication mélangeant aléatoirement les vers et les proses. L'histoire de la publication en revue avec ses célèbres interruptions peut laisser penser que l'ordre de publication a été tributaire d'un accès parcellaire aux manuscrits. Eddie Breuil reprend par ailleurs un argument que j'ai déjà avancé, sans doute parmi d'autres, c'est que nous ne pouvons pas affirmer que nous possédons un recueil complet. Dès certaines conférences parisiennes auxquelles j'ai assisté en 2002, j'ai soutenu que l'organisation du recueil n'était pas évidente, il pouvait s'agir d'un état provisoire et j'insistais en ce sens en m'appuyant sur la série Jeunesse dont seul le quatrième texte ne porte pas de titre particulier, tandis que le second texte surprend par le choix, en partie désinvolte, en partie bien senti, d'un titre fondé sur un hasard de transcription manuscrite (sa distribution en quatorze lignes).
Rappelons que j'ai publié des articles conséquents pour démontrer, à rebours des tendances fortes de la critique rimbaldienne, qu'il n'existe aucun recueil de poèmes en vers de Rimbaud en 1870 et 1871. Ces deux études "La Légende du Recueil Demeny"  et "Dossier Forain ou Recueil Verlaine ?" peuvent être consultées sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu (cliquez sur les liens). Il faut également citer les articles de Jacques Bienvenu "La pagination des 'Illuminations' et "La pagination des 'Illuminations' (suite et fin). J'ai d'ailleurs apporté ma contribution à cette démonstration en établissant que la pagination et la façon de souligner les titres étaient en relation étroite avec la progression par étapes de la publication des poèmes dans la revue La Vogue. Je vous invite à lire ou relire ces quatre articles fondamentaux quant à l'établissement d'une édition savante des oeuvres complètes de Rimbaud à l'avenir. Ajoutons au passage que, au sujet de la rencontre avec Verlaine à Stuttgart, Pierre Brunel prétend à tort que Rimbaud a mal daté sa lettre de février 1875 à Delahaye puisque j'ai fait une mise au point à ce sujet en démentant la présence d'un prétendu chiffre 5 devant la mention "février", toujours dans un article mis en ligne sur le site Rimbaud ivre : Cinq mars ou une lettre de Rimbaud mal déchiffrée. La lettre ne peut pas être du début du mois de février par la force des choses, mais sans la précision chiffrée "5" Rimbaud peut très bien la dater avec raison d'un mois de février touchant à sa fin. Les rimbaldiens datent abusivement cette lettre du 5 mars contre la leçon du manuscrit.
Il est d'ailleurs plusieurs fois question d'établissement correct du texte dans le débat entre Pierre Brunel et Eddie Breuil. Je me permets de revendiquer une certaine compétence en la matière, comme on le voit avec l'argument que m'attribue Jacques Bienvenu dans ses articles sur la pagination des Illuminations cités plus haut. J'ai publié l'élucidation complète des prétendus vers illisibles du poème L'Homme juste et je précise au passage qu'il ne s'agit pas d'une "conjecture" mais d'une démonstration claire, nette et précise. Plusieurs rimbaldiens n'admettent pas que la découverte soit minimisée et considérée comme une conjecture. Voici le lien de cet article qui permettra à chacun de juger du cas d'espèce : Deux vers de 'L'Homme juste' enfin déchiffrés. Un extrait de fac similé du manuscrit du poème accompagne cette étude. Une autre découverte à laquelle je tiens considérablement tient dans le fait que j'ai démontré que le mot "outils" de la section 'Mauvais sang' du livre Une saison en enfer était une coquille pour le mot "autels", ainsi que permettait de l'attester sans appel l'état du brouillon correspondant qui nous est parvenu : Le sabre et le goupillon (une coquille insoupçonnée dans 'Une saison en enfer').
Or, loin de s'intéresser à l'établissement du texte de Rimbaud et donc loin d'aimer la poésie de Rimbaud et de chercher à la comprendre et à le comprendre, voilà que le monde rimbaldien s'agite autour d'un débat farcesque réattribuant les poèmes géniaux d'un poète connu par d'autres oeuvres fortes à un poète connu pour une oeuvre de bien moins de portée. Or, dans ce débat, voici qu'on rappelle que nous aurions tort de lire "la main de la campagne" au lieu de "la main de la compagne" sur le manuscrit du poème Vies. De concert, Pierre Brunel et Eddie Breuil attribuent donc à Rimbaud la leçon "compagne" qui enlève de la poésie au texte en réfutant la leçon "la main de la campagne". Mais, on peut consulter le fac similé du manuscrit en question sur le net (lien ici), et on voit très bien, ce qui est établi depuis longtemps que la leçon "campagne" à l'encre n'est corrigée qu'au crayon par un "o" surimposé au premier "a" graphique du mot. Le crayon est l'outil d'un ouvrier typographe, comme l'attestent les autres interventions au crayon sur les manuscrits des poèmes en prose publiés dans La Vogue. Si Rimbaud avait pris en charge cette correction, il l'aurait effectuée avec la même encre qui a servi à transcrire son texte. Bref,, la leçon "la main de la campagne" est bien la transcription authentique de Rimbaud, et la leçon "compagne" est une correction abusive des premiers éditeurs de l'oeuvre, ce qui est généralement admis de tous les rimbaldiens. Dans leur débat, Pierre Brunel et Eddie Breuil prennent ici le contrepied de toutes les conclusions philologiques de la communauté des chercheurs rimbaldiens, qu'il suffise de se reporter à ce sujet aux éditions justement des oeuvres de Rimbaud d'André Guyaux à Steve Murphy, en passant précisément par celle établie par Pierre Brunel au Livre de poche !
Un autre argument fallacieux consiste à prétendre que le mot "operadiques" est une probable maladresse de copiste, lequel n'autait pas su lire le mot "sporadique" ou lequel n'autait pas su déchiffrer le "t" d'un anglicisme à partir du terme "operatic". Mais il est connu depuis longtemps que ce néologisme "opéradiques" vient d'un extrait de l'ouvrage des Goncourt L'Art du XVIIIème siècle, extrait comprenant le mot "opéradiques" qui a été publié, et cela est capital, dans la revue La Renaissance littéraire et artistique en mars 1873, revue dont Verlaine qui y était abonné recevait les livraisons à Londres en présence de son colocataire Arthur Rimbaud.
Eddie Breuil n'est décidément pas un spécialiste de l'étude philologique des manuscrits, il faut d'ailleurs remarquer que très souvent dans ce débat il a du mal à citer ses sources : selon lui, un chercheur a dit qu'il ne faut pas surévaluer les fautes de transcription de Germain Nouveau pour Villes et Métropolitain (il pense sans doute à Fongaro), puis un autre chercheur a établi qu'un poème au moins, Jeunesse I Dimanche, n'était pas antérieur à mars 1874 à cause d'un lapsus paru à la même époque dans la presse, l'altération en "peste carbonique" de "peste bubonique" : Rimbaud étant supposé avoir profité au passage de cette amusante coquille, il pense à Jacques Bienvenu qu'il ne nomme pas et dont l'article peut être consulté sur son site Rimbaud ivre : « Peut-on préciser aujourd’hui la date de certaines Illuminations ? ». Jacques Bienvenu n'est pas cité non plus, lorsqu'il est question d'évaluer à partir des frais de port la quantité de manuscrits envoyée à Nouveau par Verlaine en 1875. Eddie Breuil se permet de refaire une hypothèse nouvelle et à laquelle il ne sait quoi conclure, alors qu'elle a fait l'objet d'un article dans une revue hebdomadaire de grande diffusion : Le Magazine littéraire.
Revenons toutefois sur le problème de datation. Le point soulevé par Jacques Bienvenu est fort intéressant. Si la mention "peste carbonique" n'apparaît qu'à partir de 1874 sous la plume d'une autre personne que Rimbaud, il peut s'agir d'un argument fort pour considérer que la composition ne peut pas être antérieure à cette date. Mais, nous savons déjà que la transcription, la mise au propre, du poème Jeunesse I Dimanche, doit dater de l'année 1874, en fonction de l'argument graphologique de Bouillane de Lacoste. Or, on peut se poser plusieurs questions. Est-ce que le lapsus "peste carbonique" est totalement inédit en 1874 ? L'absence d'attestation écrite avant 1874 ne saurait être établie et permettre dès lors de parler d'une preuve limpide. Le lapsus peut venir du fait que l'expression "peste carbonique" ait eu une vie orale et populaire. Qu'en savons-nous en l'état actuel de nos connaissances ? On peut envisager également que le texte a été remanié, puisque c'est le cas, entre autres exemples, de la répétition de "fournaises" remplacé par celle de "brasiers" sur le manuscrit de Barbare. Enfin, Jacques Bienvenu ne s'est en aucun cas prononcé sur la datation de l'ensemble des poèmes en prose, mais il s'en tient à une problématique au cas par cas qu'atteste le titre de son article, il s'agit d'enfin déterminer la date de composition de certaines "Illuminations". Or, Eddie Breuil prend encore une fois rapidement appui sur un argument ponctuel, fort il est vrai, pour tranquillement donner à la datation des Illuminations un caractère entendu, cela est très sensible dans le débat mis en lien ci-dessus. Il passe sous silence, et ce d'autant plus étonnamment qu'il connaît et consulte le blog Rimbaud ivre visiblement, les articles suivants qui sont de moi : "Deux Illuminations composées avant avril 1873 !  et "Réponse à Yves Reboul : sur 'deux' illuminations, intertextes de 'Beams' ". Tant que les rimbaldiens ne prendront pas la plume pour démentir l'argumentaire, il y a donc une étude qui établit que des poèmes comme A une Raison et Being Beauteous sont antérieurs à Une saison en enfer, et cette démonstration a précisément reçu l'aval de Jacques Bienvenu qui a au moins considéré que le discours s'en défendait puisque ces deux études figurent sur son blog Rimbaud ivre. Lors du débat, Eddie Breuil se contente d'indiquer vaguement qu'un chercheur a démontré que le poème Jeunesse I Dimanche est postérieur à mars 1874, ce qui fait fi des nuances de l'article du chercheur en question, et si Eddie Breuil avait précisé qu'il s'agit du chercheur Jacques Bienvenu, que son approche se limite au cas par cas, seul raisonnable scientifiquement, et que ce chercheur a également publié sur son site des articles d'un chercheur qui tend à établir l'antériorité par rapport à Une saison en enfer d'autres poèmes en prose, il est visible que la conférence aurait pris un tour nettement moins orienté.
Il est d'autres choses à dire sur l'argumentaire d'Eddie Breuil. Il prétend que les thèmes des Illuminations coïncident avec ce qu'écrivait Nouveau à l'époque, alors que tous les spécialistes et même simplement amateurs des poésies de Rimbaud ont depuis longtemps constaté la forte convergence de thèmes, d'idées, d'état d'esprit des poèmes en prose avec l'ensemble de l'oeuvre dont Eddie Breuil ne conteste pas l'attribution à Rimbaud. Nous pourrions citer des extraits significatifs en ce sens, par exemple le dernier quatrain du poème Juillet souvent rapproché de Mouvement et Villes.
Eddie Breuil remet en question la critique interne, il attribue des mérites scientifiques à la seule critique externe. Mais, nous oserons faire remarquer que pour ce qui est de l'appréciation de la valeur des textes seule la critique interne vaut. Il n'est que trop visible que l'intérêt littéraire des textes passe loin au-dessus d'Eddie Breuil. Il n'est visiblement pas très porté sur la question du sens de ces oeuvres qu'il croit en mal de paternité. Mais il est un argument de critique interne qui pèse tout de même dans le débat. Rimbaud est resté très attaché à une méthode de composition qui lui est propre et qui concerne tant les poèmes en vers que les poèmes en prose. Il distribue un certain nombre de répétitions de mots, ce qui n'est pas sensible à la lecture immédiate, mais ce qui est indiscutable quand on établit des relevés. J'ai abondamment signalé à l'attention des relevés significatifs de répétitions de mots dans mes commentaires de poèmes.
Pour prendre un exemple bref, dans A une Raison, Rimbaud établit une reprise "commence" "commencer" et "levée" "Elève", au-delà de la quasi répétition de phrase au centre du poème. On peut établir des relevés significatifs et complexes dans le cas de poèmes comme Vies, en considérant les trois parties numérotées, et Le Bateau ivre.
Dans le Dictionnaire Rimbaud, un article de Jacques Bienvenu sur le sonnet Poison perdu tend à établir que ce poème est bien de Rimbaud. Un argument en ce sens peut venir du relevé des répétitions, puisqu'il s'agit d'une technique formelle qui n'apparaît pas dans l'oeuvre de Germain Nouveau, si on met à part un cas de poème qui joue sur les répétitions et pourrait accessoirement se confondre avec la pratique peu visible de Rimbaud. En effet, et quelles que soient les versions, le sonnet Poison perdu joue sur une reprise du second quatrain au second tercet des mots "prend" et "heures", avec une variante orthographique "prends". Il ne s'agit pas de répétitions musicales, anaphoriques, etc., mais de simples répétitions de mots plutôt imperceptibles. Il s'agit d'une méthode de composition formelle qui importe au sens, qui est une forme d'harmonie, mais qui ne concerne pas la mélodie, la prosodie, etc.
Voilà donc un argument de critique interne qui est objectif et qui montre que l'auteur des Illuminations utilise un procédé rimbaldien qui n'est pas observable dans l'oeuvre clairement attribuée à Germain Nouveau. Ce seul argument a pour effet comique de favoriser l'attribution à Rimbaud des deux parties de l'oeuvre de Rimbaud qui ont pu être supposées attribuables à Nouveau : Poison perdu et Illuminations.
Pour ce qui est d'un Germain Nouveau exploitant des thèmes communs aux poèmes en prose des Illuminations, il faut rappeler un fait bien connu que les poèmes en vers de Nouveau témoignent d'une lecture attentive de poèmes de Rimbaud et Verlaine, où affleurent les allusions, les reprises intertextuelles, etc. Les échos entre l'oeuvre de Verlaine et l'oeuvre de Rimbaud ne manquent pas, et il faudrait citer le cas troublant bien connu des "bandes de musique rare" du poème Vagabonds à rapprocher des "bandes de musique" du poème Kaléidoscope de Verlaine qui fit partie du recueil "avorté" Cellulairement. De quand date la composition de Kaléidoscope selon Eddie Breuil, si Verlaine n'a jamais connu le moindre des poèmes en prose aujourd'hui réunis sous le titre Illuminations ? Il n'est que trop sensible que le poème Kaléidoscope est à rapprocher de la manière et des thèmes de Rimbaud dans l'un des deux poèmes intitulés Villes, celui qui commence par "Ce sont des villes !" Les rapprochements semblent même pouvoir aller plus loin à condition d'être justifiés.
On le voit, la thèse d'Eddie Breuil est farfelue et la publicité qu'on lui donne malsaine. Mais il est utile de se servir de l'émoi qu'il peut susciter et des certitudes qu'il semble en mesure de faire vaciller pour réexaminer le dossier problématique du recueil nommé Illuminations, dossier sur lequel ni André Guyaux, ni Steve Murphy, deux des grands philologues universitaires attachés à son étude, n'ont donné le dernier mot, loin de là.

mercredi 16 septembre 2015

Rimbaud citait-il Montaigne dans Une saison en enfer ?

"La vie est la farce à mener par tous." Voilà une citation célèbre de Rimbaud, lequel l'a d'ailleurs mise en valeur, puisqu'elle ponctue la septième des huit subdivisions du texte "Mauvais sang". Citons en entier le paragraphe lui-même.

Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous.
Dans l'introduction de son livre ou essai L'Homme révolté, Albert Camus se demande au début du quatrième paragraphe si "l'innocence, à partir du moment où elle agit, ne peut s'empêcher de tuer", et six pages plus loin, après une citation de Nietzsche, il écrit au sujet du poète ardennais :

Rimbaud, qui chante "le joli crime piaulant dans la boue de la rue", court à Harrar pour se plaindre seulement d'y vivre sans famille. La vie était pour lui "une farce à mener par tous". Mais, à l'heure de la mort, le voilà qui crie vers sa soeur : "J'irai sous la terre et, toi, tu marcheras dans le soleil!"
Albert Camus n'est pas, à en juger par ces quelques lignes, un lecteur fiable de l'oeuvre de Rimbaud, encore qu'il a le mérite de s'attacher à une phrase poétique pleine de sens de la fin de vie non littéraire du célèbre révolté. Ce qui me frappe, c'est que l'association de la vie à une farce est présentée comme une idée spécifique à Rimbaud, une idée même qui apparaîtrait consubstantiellement liée à la dimension solaire de sa quête existentielle. Pourtant, la vie comme théâtre est un cliché et le glissement du théâtre ou de la comédie à la farce n'est pas sans faire écho au cri d'exaspération familier : "Ce n'est pas vrai, c'est une farce !" La métaphore du monde comme théâtre est un cliché qui fut particulièrement prégnant au seizième siècle et au début du dix-septième siècle. Calderon de La Barca a écrit une pièce intitulée Le Grand théâtre du monde et il s'agit d'une idée étroitement associée au théâtre de Shakespeare. L'essence même du spectacle scénique représentant des scènes de vie impose assez naturellement l'idée que la vie est elle-même un théâtre. Mais ces cautions montrent que Rimbaud ne lance pas tant une idée qui lui est propre qu'il ne s'inscrit dans une tradition culturelle. Mise en vedette à la fin de la septième partie de Mauvais sang, cette phrase doit s'entendre comme une citation. Et visiblement la stratégie d'écriture de Rimbaud n'a pas été comprise.
Néanmoins, dans le domaine français, parmi d'autres échos intéressants, une source possible retient tout particulièrement mon attention. Il s'agit d'un extrait au livre troisième, chapitre X, des Essais de Montaigne :

La plupart de nos vacations sont farcesques. "Mundus universus exercet histrionam" Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'apparence il n'en faut pas faire une essence réelle, ni de l'étranger le propre.
La citation latine passe pour une citation de Pétrone et elle se traduit précisément en cette célèbre formule qu'on associe à Shakespeare : "Le monde entier joue la comédie", variante : "Le monde entier joue un rôle". Les annotateurs de l'oeuvre de Montaigne, du moins pour ce que j'en ai consulté, se contentent d'indiquer que la citation latine est de Pétrone et certains ajoutent que Montaigne l'a trouvée dans le traité de la Constance, livre I, chap. viii, de Juste Lipse, auteur qui soutient une idée qu'apprécie fort Montaigne selon laquelle "il ne faut s'affliger que modérément des maux publics", pour reprendre les termes de l'édition de la collection Folio que j'ai en main à cet instant même (édition annotée de 1965 par Pierre Michel). Toutefois, l'attribution à Pétrone ne va guère de soi. Pétrone serait l'auteur d'un ouvrage, anachroniquement considéré comme un roman, qui ne nous est parvenu qu'à l'état fort incomplet de fragments discontinus : Le Satyricon. Cet ouvrage a été revisité par le célèbre cinéaste Fellini, mais, de mémoire, il me semble qu'une bonne partie de l'ouvrage que nous lisons actuellement n'était pas connue de Montaigne, ni de Rimbaud. Ceux-ci avaient une connaissance plus ponctuelle de l'ouvrage avec un aperçu du festin chez Trimalcion et le récit de la matrone d'Ephèse qui en veillant son défunt mari se laisse séduire et le trompe post mortem. Qui plus est, le lien avec un Pétrone proche de Néron décrit par Tacite n'est pas des plus limpides et surtout d'autres fragments et plusieurs poèmes sont encore attribués à Pétrone sur des bases philologiques sans doute quelque peu friables. Mais, problème d'attribution ou pas, la moindre des choses serait de préciser la provenance de cette citation latine de Pétrone, dont je n'ai pas l'impression qu'elle fasse partie du Satyricon. Pourquoi s'empresse-t-on de préciser que Montaigne a pu la rencontrer dans un ouvrage de Juste Lipse et non pas d'indiquer sa localisation exacte dans le corpus de textes attribués erronément ou pas à Pétrone ? Sa transcription latine tend à lui conférer un cachet d'authenticité, mais d'où vient-elle et pourquoi était-elle si à la mode au seizième siècle ?
En tout cas, l'idée que Rimbaud ait conçu sa propre phrase infernale à partir du texte de Montaigne est soutenable pour deux raisons. D'abord, les occupations qualifiées de "farcesques" permettent le glissement d'une vie non plus simplement comme théâtre ou comédie mais comme farce. Ensuite, la formule de Rimbaud si elle ne coïncide pas avec la citation en latin ne dit pas autre chose que le commentaire immédiat qu'en fait Montaigne à sa suite : "Il faut jouer dûment notre rôle", Rimbaud ne reprenant à la citation supposée de Pétrone que la figure de totalité.
Nous savons par Georges Izambard que Rimbaud avait parcouru Les Essais de Montaigne dès 1870 et il n'est pas exclu que la célèbre formule "Je est un autre" s'inspire de la lecture d'un autre passage de Montaigne. Toutefois, ceci est un autre débat. Nous nous contenterons ici de la présentation succincte de ce que nous considérons comme un éclaircissement décisif à la lecture du livre Une saison en enfer. Ajoutons que si dans ce livre rimbaldien de 1873, il est écrit : "La vraie vie est absente", il se trouve qu'au seizième siècle la formule de la vie comme théâtre va de pair avec l'idée néoplatonicienne (pensons à Marsile Ficin) que notre vie présente est un simulacre et que la vraie vie est au-delà de ce monde. Voilà qui décidément paraît porteur de sens pour mieux comprendre l'oeuvre hermétique Une saison en enfer. Encore une fois, il n'est que trop sensible que matérialisme, positivisme, monisme et philosophie allemande ne sont pas les matériaux adéquats pour comprendre la constitution cérébrale du plus débattu et mythique de nos poètes.