lundi 21 décembre 2015

Racine, Camus et Prochainement

J'ai probablement perdu pas mal de fichiers sur mon ordinateur et j'ai perdu quantité de livres sur Rimbaud. Je vais néanmoins reprendre la publication sur ce blog. J'envisage de publier un article sur le poème Mémoire. Ayant perdu ma collection quasi intégrale de numéros de la revue Parade sauvage, j'ai acheté le seul qui me manquait, le numéro 24.
Il contient une série importante d'articles sur le poème Mémoire.
L'article de Philippe Rocher est le plus proche de ma lecture du poème. Celui de revue historique des études du poème Mémoire par Alain Bardel est plus accessoire, mais j'ai perdu toutes mes photocopies des articles en anglais sur ce poème. Je ne les avais jamais encore étudiées malheureusement. Il y a aussi une étude importante de Cornulier et une plus contestable de Marc Dominicy.
Je vais revenir sur tout cela je pense, d'autant que j'ai mon mot à dire sur et la métrique du poème et l'évidente liaision de la lecture au fait récent de la Commune et tout particulièrement à deux poèmes tels que Le Bateau ivre et Voyelles.
 
Ayant travaillé sur la tragédie Phèdre de Racine, je me demande si je ne vais pas glisser une petite mise au point sur ce blog même en m'appuyant sur la citation de Rimbaud. J'ai remarqué que les commentateurs de Phèdre ne relèvent que cinq scènes d'aveux dans la pièce et ils parlent alors d'actes des aveux pour les deux seuls premiers actes. On sait que Thésée n'entre en scène qu'au milieu de la pièce, annoncé qu'il est par Oenone précisément au vers 827 d'une pièce qui en compte 1654. On considère qu'ensuite ce sont les silences et la calomnie qui conduisent Hippolyte à sa perte : silences de Phèdre, d'Aricie et d'Hippolyte lui-même.
Ceci dit, il y a tout de même un sixième aveu dans la pièce, lequel a une importance capitale : Hippolyte avoue à son père que malgré l'interdit Aricie a son cœur. IL s'agit ainsi sur les six aveux de l'unique aveu assumé devant le père et ironie de l'histoire il ne sera pas pris au sérieux par Thésée, en revanche il sera relayé auprès de Phèdre ce qui précipitera la perte d'Hippolyte, Phèdre réagissant par un silence de stupéfaction jalouse au moment où elle allait l'innocenter.
Aucun commentateur de Phèdre ne relève non plus les liens de Phèdre avec Le Cid de Corneille, alors que je pense que le récit de Théramène est un pendant au récit de Rodrigue des exploits qu'il a accomplis dans le port de Séville. Mais surtout, deux fois, Hippolyte avoue son amour devant Théramène puis Aricie quand on lui parle de "haine" et une de ses répliques est une évidente allusion au "Va, je ne te hais point" de Chimène, ce qu'aucun commentaire ne relève jamais apparemment.
 
Pour ce qui est de Camus, il y aurait beaucoup à dire, je pense en effet que le roman est artificiel et intenable en partie, mais bon j'essaie de jouer le jeu, je rendrai compte de tout cela ultérieurement, mais là encore dans tout ce que j'ai lu je n'ai jamais constaté une observation de bon sens sur la phrase finale du roman. En gros, pour que tout soit consommé, il souhaite être accueilli devant la guillotine par une foule importante qui poussera des cris de haine. Pour moi, cela le définit donc alors définitivement comme un "étranger". Etrangement, aucun commentaire ne fixe cette évidence, d'autant que les commentaires parlent d'une évolution de Meursault, ce que je trouve très discutable. IL n'est qu'apaisé après une colère encore toute récente. Cette histoire d'évolution ne tient pas la route. Je n'ai jamais vu qu'une grosse colère suivie d'un retour en calme permettait de parler de transformation d'un personnage, ça ne tient pas la route.
A bientôt. 

mardi 1 décembre 2015

L'enfant et l'aube, midi et l'homme

Tout a commencé par mes recherches sur l'oeuvre d'Albert Camus, puisque j'ai découvert la vidéo suivante qui malgré certaines maladresses m'a intéressé. Ce qui est dit par son auteur Jonathan Baillehache sur le sentiment de l'absurde dans ce roman de Camus me paraît la plupart du temps soit une réflexion circulaire tautologique qui n'arrive pas à se saisir de son objet, soit une affirmation péremptoire non argumentée et sans définition de départ. Mais c'est mieux que rien, cela fait travailler ma réflexion personnelle.


Mais, du coup, j'ai cherché à connaître les autres vidéos de cet intervenant et j'ai d'ailleurs pu remarquer qu'il avait deux comptes youtube distincts, avec des vidéos distinctes.

Il y a un compte " Jonathan Baillehache " avec 14 vidéos. Certaines vidéos sont celles de divers professeurs américains de français : une sur un poème d'Hugo intitulée "L'Ombre", une sur Camara Laye et le roman L'Enfant noir, une intitulée Gil Blas Voltaire qui commence par une analyse du roman de Lesage, une sur Marie de France, et aussi un autre commentaire sur L'Etranger d'Albert Camus, mais par un certain Krell cette fois. Plusieurs autres vidéos sont des commentaires littéraires de Jonathan Baillehache lui-même. Outre L'Etranger de Camus, il y en a une sur Molière, une autre sur La Fontaine, une sur Ronsard, et enfin une sur "Aube" de Rimbaud.
Et je vais y revenir. Mais je signale à l'attention l'autre compte de cet intervenant universitaire.
Le compte porte le même nom " Jonathan Baillehache ", mais pour tomber sur ces autres vidéos je vous conseille de chercher ce nom et ce prénom sur youtube qui vous proposera alors les deux comptes. Ce second compte comporte 47 vidéos et semble abandonné depuis un ans. J'ai un peu survolé tout cela et l'auteur explique dans de premières mises en ligne son projet, puis on a une série de vidéos sur Mallarmé, Proust, Heidsieck (poète français contemporain) et Samuel Beckett.
Revenons maintenant sur la vidéo consacrée à Rimbaud. Elle s'intitule " Rimbaud " mais porte sur le poème " Aube " et elle a une belle problématique : qu'est-ce qui fait qu'un poète en adoptant les seules conventions de la prose fasse malgré tout de la poésie ?


L'intervenant veut nous montrer que le poète dérègle les exigences de la prose et il semble définir la poésie par le décalage avec les conventions du discours, ce qui ne saurait nous satisfaire pleinement.
Il est également assez frappant de voir que introduisant une lecture à haute voix du poème l'intervenant l'intitule " Aube d'été ", erreur qu'il ne commet pas à l'écrit.
Il définit paragraphe par paragraphe la progression de l'action en justifiant une lecture linéaire et revient classiquement sur le parallélisme bien connu de la première et de la dernière ligne dont les huit syllabes communes semblent inviter à y reconnaître un retour circulaire de vers à vers. Ici se confond peut-être un peu sommairement l'idée du vers et l'effet de bouclage du poème quand la dernière ligne invite à relire la première ligne du texte.
L'auteur passe ensuite aux temps verbaux employés. Il va opposer le passé simple au passé composé, et il effectue quelques rappels scolaires. Le passé simple est un temps coupé du présent, alors que le passé composé établit un lien avec le présent. En adoptant une approche empirique, on apprend aux élèves, à l'école primaire, que ce qui est dit au passé composé devient vrai tout le temps, est vrai maintenant. Hier, faisais-tu ou fis-tu tes devoirs ? Oui. Hier, as-tu fait tes devoirs ? Oui, je les ai faits, oui j'ai fini. Au collège, on revient assez peu sur l'opposition entre passé simple et passé composé. On privilégie alors l'opposition entre imparfait (pour une action en cours, indéterminée dans sa durée) et passé simple (pour une action qui va du début à la fin, temps qu'on devrait appeler comme Proust le "passé défini"). De cet unique élément d'opposition entre le passé simple et l'imparfait, ressortent des tendances d'emploi que le collégien étudie par coeur. Le passé simple correspond plutôt à une action brève, l'imparfait a une action qui dure. Le passé simple correspond plutôt à une suite rapide d'actions (Il entra dans une banque, braqua un guichetier, lui mit un sac dans la main, demanda l'argent, tira en l'air et partit), l'imparfait à des actions habituelles, qui se répètent (il entrait dans une banque, braquait un guichetier, lui mettait un sac dans la main, demandait l'argent, tirait en l'air et partait, résumé de la vie d'un brigand). Le passé simple correspond plutôt au premier plan de l'action principale, l'imparfait à l'arrière-plan. Le passé simple correspond plutôt au récit pour l'action, l'imparfait à la description. Ce système d'opposition sur quatre variable n'a rien d'absolu, ainsi de la formule conclusive des contes : "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants", où le passé simple est employé pour une action qui dure. C'est ici pour d'autres raisons qu'on privilégie le côté net et sans bavure du passé simple. L'opposition fondamentale est celle d'un passé indéterminé à un passé défini. Ce qui est défini ou indéterminé, c'est le début ou la fin de l'action. Si quand vous êtes parti de chez vous, votre père dormait encore, peut-être dort-il encore à l'instant présent.
Ainsi, à l'indicatif, nous avons pour les temps simples un temps du présent, l'indicatif présent, un temps du futur, l'indicatif futur simple, et deux temps du passé, l'imparfait et le passé simple.
Or, face à ces quatre temps simples, nous avons quatre autres temps composés : le passé composé, le plus-que-parfait, le passé antérieur et le futur antérieur.
Les temps composés reposent tous sur le même principe et ils ont tous la même valeur. Comprendre le passé composé, c'est comprendre n'importe quel temps composé. Or, la valeur fondamentale d'un temps composé, c'est d'envisager l'action comme accomplie, achevée. On apprécie le résultat. Je marche, je marchais, je marchai, l'action est décrite, j'ai marché, j'avais marché, j'eus marché, l'action a laissé sa trace. La valeur fondamentale d'accompli d'un temps composé s'accompagne d'une seconde valeur qui en procède, celle d'antériorité par rapport au temps simple correspondant.

Quand j'ai fini mes tartines, je pars à l'école
Quand j'avais fini mes tartines, je partais à l'école
Quand j'eus fini mes tartines, je partis à l'école
Quand j'aurai fini mes tartines, je partirai à l'école
J'aurais fini mes tartines, je partirais à l'école
Après avoir fini ses tartines, aller à l'école
Etc.

Au collège, il ne me semble pas qu'on revienne réellement sur l'enseignement des valeurs des temps composés. On remarque essentiellement à la marge que l'indicatif passé simple a disparu du langage courant, nous ne l'employons plus dans la vie de tous les jours : il a été remplacé par le passé composé.
Il y a en effet un point de rencontre entre ces deux temps. Le passé simple décrit une action de son début à sa fin, le passé composé décrit une action en partant de sa fin, alors que l'imparfait n'offre pas le même point d'articulation début ou fin de l'action.
Passé simple et passé composé sont deux temps verbaux aptes à rythmer la progression d'un récit apparemment. On verra plus loin que le passé simple a un meilleur rendement que le passé composé, qu'il est plus pertinent dans un récit. Mais si le passé composé a évincé le passé simple, c'est qu'il offre une relation avec le présent. Or, dans nos échanges quotidiens, quand nous parlons d'un fait passé, la plupart du temps, cela intéresse le présent. Le passé composé donne à un récit une forme de bilan ou une forme de bloc par rapport auquel se positionner moralement, etc. "Ton fils, il a cassé la porte !", etc.
En revanche, dans un texte littéraire, et à plus forte raison lorsqu'il est question d'un monde imaginaire, le conte de fées, la relation au présent du lecteur ne s'impose pas, et le passé simple a ainsi aisément survécu en tant que temps littéraire soutenu, en tant que temps verbal du passé à l'écrit. Les emplois oraux du passé simple sont rarissimes et relèvent alors de l'effet de style.
Le commentaire de Jonathan Baillehache s'appuie sur ces éléments définitoires des valeurs des temps verbaux. Toutefois, il considère comme étrange et comme un dérèglement l'emploi du passé composé et du passé simple, ce que je ne ressens pas et ce qui partant ne me convainc pas : "J'ai marché, ..., et les pierreries regardèrent."
La rencontre des deux temps verbaux dans une même phrase est-elle franchement anormale ? Je n'ai pas fait de recherches à ce sujet, mais je ne la perçois pas du tout comme un dérèglement (pardon de la citation trop voyante).
Effectivement, on peut se fonder sur cette rencontre pour observer comme le fait ce commentateur la tension entre le passé composé d'union du locuteur à son univers et le passé simple d'un univers fictionnel. Ce flou, cette superposition, cela se défend bien, mais l'étrangeté grammaticale je m'en méfie. Dans tout ce que nous avons dit plus haut sur le passé composé et le passé simple, à aucun moment n'apparaît une caractérisation telle que la cohabitation des deux temps soit exclue.
D'ailleurs, dans le roman L'Etranger d'Albert Camus, célèbre pour son emploi du passé composé, il y a des passés simples ! Et je ne crois pas que Camus ait médité le décalage des passés simples par rapport à la dominante des passés composés.
Le commentaire de l'effet de sens dans l'analyse de Baillehache reste toutefois pertinente, c'est ici le principal.
Et, puisqu'il est question du passé composé d'Albert Camus, j'en profite ici pour rappeler que sa célèbre première phrase : "Aujourd'hui, maman est morte", est au passé composé. Ici, "morte" n'est pas un adjectif comme dans "une personne morte", mais un participe passé : "il est né tel jour, il est mort tel autre", "il est mort aujourd'hui même". Pourtant, l'analyse verbe d'état suivi d'un attribut du sujet doit parfois pouvoir se défendre. Voilà un cas qui se présente dans le poème de Rimbaud : "L'eau était morte." Ici, je perçois d'emblée la structure attributive et non un indicatif plus-que-parfait. Ma lecture se fonde sur la qualité d'objet du nom "eau", "morte" étant métaphorique, et sans aucun doute sur la forme du verbe "était". Je lirais "l'eau est morte", ma lecture grammaticale serait cette fois plus hésitante.
Rimbaud n'ignorait pas les distinctions d'emploi du passé simple et du passé composé. "Après le Déluge" est au passé simple pour figer une sensation, une révélation, la prose liminaire d'Une saison en enfer est au passé composé car le bilan engage le présent de celui qui parle.
Dans L'Etranger de Camus, l'emploi du passé composé n'est d'ailleurs pas ici lié à un récit au passé : " Aujourd'hui, maman est morte", le récit est au présent. En réalité, dans le récit de Camus, le passé composé ne doit pas cacher une façon maladroite de décrire l'action présente avec un temps de retard.
Cela est sensible dans une répétition de la première page même du roman. Meursault évoque le présent, il vient de recevoir un télégramme et doit partir. Il dit : "je prendrai l'autobus à deux heures", puis poursuit ses réflexions, mais au début du troisième paragraphe il écrit : "j'ai pris l'autobus à deux heures", ce qui nous impose de penser que d'un paragraphe à l'autre, peu importe la différence entre le temps de la lecture et le temps qu'il faut pour faire les actions du récit, le narrateur a pris l'autobus. Cela crée une béance entre les phrases, puisque d'une phrase à l'autre il peut s'en passer des choses. Cela crée aussi une narration cahotée particulière. Le passé composé établit une distance avec l'action, on la considère rétrospectivement, sinon avec un temps de retard, mais du coup la progression chronologique n'est pas claire.
Fermons la parenthèse.

Reprenons le commentaire vidéo mis en lien ci-dessus du poème de Rimbaud.
L'enseignant entend désigner à l'attention d'autres dérèglements des conventions de la prose. Il propose alors une étude des déterminants définis et indéfinis qui n'a aucune chance de convaincre. L'article indéfini dit-il c'est "une, une, des", et les articles définis seront "le, la, les". Le problème, c'est qu'il existe aussi des articles partitifs et des articles contractés (préposition plus article). Or, la forme "des" qu'il présente comme un article défini est en réalité une forme contractée pour un article non pas indéfini, mais défini : "front des palais" ° front de les palais.
L'intervenant est convaincu que l'emploi de l'article défini "l'" pour "L'eau était morte" est incorrecte. Mais, en réalité, ce n'est pas l'article qui pose problème. Rimbaud n'aurait pas dû écrite "une eau était morte" pour retrouver la correction grammaticale convenable en prose. En réalité, dans le commentaire, tout ce qui reste, c'est qu'effectivement, le poète introduit sans grande précision un élément dans son poème : "l'eau du bois", 'l'eau du lac" ? Mais je ne vois pas en quoi cela remet en cause les conventions de la prose. Le commentateur essaie de donner à sa remarque stylistique une portée générale qu'elle n'a pas.
Ici, l'intervenant glisse de plus en plus sur la pente dangereuse de l'étonnement moderne devant la poésie. Dès qu'il y a de l'implicite, le lecteur a le droit de tout imaginer et ce serait ce bricolage qui serait la poésie.
Car en s'intéressant encore à la relative indétermination des pronoms, de manière invraisemblable, le critique dont j'ignore s'il est américain se permet d'envisager l'hypothèse que le "il" de la dernière ligne ne serait pas un pronom impersonnel, mais la reprise pronominale de "l'enfant".
Cette lecture complètement forcée a longtemps été le nec plus ultra de la critique littéraire au vingtième siècle. Cela domine peut-être encore aux Etats-Unis ou ailleurs dans le monde, mais il me semble qu'en France les universitaires en sont revenus depuis les années 90 sinon depuis les années 2000. C'est surtout le grand public qui reste pris dans de tels rets.
Ceci dit, la lecture de Baillehache, si insoutenable soit-elle, a le mérite accidentel de lire positivement la ligne finale du poème : l'enfant était le midi après être tombé au bas du bois avec l'aube qu'il a embrassée.
Toutes les lectures de ce poèmes sont négatives. La féerie ne serait qu'un rêve qu'évacue le midi final. J'ai immensément combattu cette lecture vaine et j'ai publié un article sur le poème dans un numéro spécial Rimbaud de la revue universitaire Littératures en 2006. J'y posais que la dernière ligne faisait partie du récit, mais que la première le dominait en en dégageant la leçon : "J'ai embrassé l'aube d'été." La conclusion est dans la première ligne, nul échec de l'illusoire ici.
Baillehache s'étonne comme beaucoup de commentateurs de l'article défini pour la mention "l'enfant". On ne sait pas qui est cet enfant. Personnellement, je n'ai aucun mal à considérer qu'il s'agit d'un glissement de "je" à "l'enfant". Il s'agit d'une modalisation tout à fait banale non explicitée : "l'enfant que j'étais". Les critiques s'acharnent à créer de l'hermétisme en refusant sinon mettant en doute les lectures qui vont de soi. Or, comme l'aube est la naissance du jour, l'enfant est la naissance de l'homme.
Et j'y reviens donc à nouveau comme j'y reviendrai sans cesse sur l'affirmation claire nette et précise que la phrase "Au réveil, il était midi" manifeste un triomphe poétique. En se saisissant de l'aube, le poète est devenu adulte et il a sublimé les potentialités de l'aube pour faire d'elle-même un soleil.


" Aube " et "Le Dormeur du val" sont deux des poèmes les plus cités, les plus aimés, les plus commentés de Rimbaud, mais tous deux souffrent d'un contresens limpidement répandu qui veut que le soleil n'ait aucune valeur symbolique supérieure. "Au réveil, il était midi", ce serait l'équivalent d'un "circulez, il n'y a rien à voir", "Il dort dans le soleil", cela s'effacerait devant l'horreur qu'on éprouve devant la guerre : "il a deux trous rouges au côté droit", comme si la note de résurrection de l'un de "ses millions de Christs aux yeux sombres et doux"n'avait pas de sens ici, comme si Rimbaud serait réduit à un indécrottable romantique jugeant mal de son oeuvre en exprimant la conviction d'une Nature berçant le corps martyr qui repose en son sein dans un bain liquide de lumière qu'accentue l'ensemble du sonnet de 1870.
Dans la série des vidéos d'enseignement sur youtube, qu'il me suffise d'évoquer ces autres exemples de commentaires du poème "Le Domreur du val" où la seule vue poétique est de dénoncer la guerre. C'est un contresens et c'est un contresens officiel qui a force de loi ! Pourquoi ?


Pour commencer à lire Rimbaud, il faut commencer par réviser ses préjugés à la lecture de deux de ses poèmes les plus célèbres. Quand ce message sera passé, je serai un peu moins désespéré.

mardi 20 octobre 2015

Interruption momentanée

Ma malchance légendaire s'occupe de moi : dégât des eaux à Cannes alors que le déménagement était en cours. Je reprendrai une activité rimbaldienne en novembre, même si j'ai perdu des tas de livres sur Rimbaud et la Littérature du dix-neuvième siècle. Les exemplaires des revues auxquelles j'ai participé sont en bouillie. Une traduction de la Bible par Le Maistre de Sacy est retournée poussière. Un volume de Chateaubriand me rappelle que tous mes souvenirs sont des mémoires d'outre-tombe. Espérons que je pourrai récupérer les données sur disque dur. J'aurais bien deux, trois idées de petites brèves mais je n'ai pas l'énergie d'en écrire ne fût-ce qu'une.
Quand je suis arrivé à Cannes, j'avais senti venir le coup des inondations, mais on m'avait dit que non, c'est dans le Vaucluse que ça arrive (ou à Montpellier).

mardi 29 septembre 2015

Du prétendu problème des Illuminations aux vraies questions

Eddie Breuil essaie de faire du bruit autour d'une thèse insoutenable selon laquelle Germain Nouveau et non pas Arthur Rimbaud serait l'auteur du recueil des Illuminations et dans un débat avec Pierre Brunel il semble avoir fait vaciller les certitudes de ce dernier.
Eddie Breuil m'avait contacté et l'échange avait tourné court. Une Anne-Marie Désert qui écrit sur un forum d'internet relaie justement un témoignage étonnant de la part d'Eddie Breuil à mon sujet :

Aïe ! ça a l'air plus compliqué que ça ! Ce "David" du blog s'appellerait David Ducoffre et emploierait des méthodes peu honnêtes intellectuellement pour défendre ses théories. C'est Eddie Breuil qui me le signale.
Je mets l'extrait de la page que je cite en lien ICI .
Je reconduis ici les liens des deux parties du débat avec Pierre Brunel et je me contenterai du minimum de remarques nécessaires sur le débat de fond. 


Pour soutenir que nous n'avons aucune preuve tangible que Rimbaud fut bien l'auteur des Illuminations, Eddie Breuil élimine cavalièrement les témoignages de Verlaine, de Delahaye et de Nouveau lui-même, avec à chaque fois l'acquiescement malheureux de Pierre Brunel.
Attention à ne pas dresser en pétition de principe la mauvaise foi de Delahaye. Eddie Breuil adhère pourtant à l'idée diffusée par Delahaye que Rimbaud et Verlaine se soient battus physiquement à Stuttgart en 1875, alors qu'il ne se trouvait pas sur les lieux, et cela contre ce qu'écrit clairement Rimbaud d'un Verlaine qui est resté là bien raisonnable. Mais pour le reste Delahaye quasi systématiquement ne serait pas fiable aux yeux du créateur de Germain Nouveau comme poète de première importance. Il faut argumenter, on ne peut pas choisir aussi librement quand on accorde son crédit ou non à Delahaye.
Il y a plus grave. Eddie Breuil reprend une idée que j'ai déjà formulée dans mes articles récents selon laquelle Verlaine ne peut pas avoir été témoin de tout ce qui s'est passé lors de son séjour en prison, mais il en tire une conclusion radicale qui veut que donc le témoignage de Verlaine soit nul et non avenu. Mais Verlaine reste un témoin privilégié pour tout ce qui s'est passé avant son emprisonnement avant juillet 1873 et il reste témoin évident de son entrevue à Stuttgart, sans parler de la correspondance inconnue qu'il a pu avoir avec Rimbaud lors de son séjour en prison. Eddie Breuil se permet de prétendre que si Verlaine écrit en 1878 dans une lettre "avoir relu les Illuminations du sieur que tu sais" (citation de mémoire), c'est que Verlaine est convaincu que c'est une série de textes de Rimbaud. Il est question de relecture, d'une connivence assez appuyée dans la devinette, d'un titre qui coiffera effectivement une oeuvre publiée. Eddie Breuil se permet de supposer que ce texte arrive un peu comme ça dans ses mains et que Verlaine en conjecture qu'il s'agit d'un texte de Rimbaud, alors que, selon Eddie Breuil, il pourrait tout aussi bien être de Nouveau.
Germain Nouveau et Paul Verlaine se sont pourtant rencontrés. Mais, Eddie Breuil ose affirmer que Verlaine n'a pas pensé à questionner Nouveau sur la poésie de Rimbaud, sur les poèmes en prose envoyés à Nouveau à Bruxelles en 1875, ni sur l'attribution à Rimbaud des Illuminations. Or, Eddie Breuil tendant à attribuer les poèmes en prose à Nouveau part du principe que Verlaine n'a pas pu connaître le moindre de ces poèmes en prose avant son incarcération. On aurait un Verlaine avec une liasse de poèmes inconnus de lui auparavant qu'il attribuerait à Rimbaud, mais cela n'aurait jamais été l'objet du moindre échange de poète à poète entre lui et Nouveau ! Et tout aussi commodément, Eddie Breuil affirme que Nouveau n'a jamais démenti Delahaye au sujet de l'attribution des Illuminations. Eddie Breuil avoue même avoir envisagé que Nouveau n'avait pas forcément su que les Illuminations avaient été publiées avant de considérer que ce n'était pas raisonnable. On appréciera à quel point le raisonnable vient tardivement dans l'argumentaire d'Eddie Breuil, lequel s'appuie sur une boutade strictement ridicule d'André Breton dont il fait un argument d'autorité : Nouveau se serait pas mal moqué de l'attribution de ses textes à qui que ce soit. André Breton pensait alors au cas du poème Poison perdu. Pierre Brunel considère comme évident l'argument d'autorité d'André Breton, ce qui n'est évidemment pas mon cas, et il apporte de l'eau au moulin d'Eddie Breuil en parlant de l'humilité chrétienne au coeur de la "seconde vie" de Germain Nouveau (Humilis).
Fort arbitrairement, Eddie Breuil écarte encore l'idée que Verlaine ait participé de près ou de loin à la publication des poèmes en prose dans la revue La Vogue. Mais Verlaine a été essentiellement écarté de la préparation technique. Il a transmis ou fait transmettre les manuscrits, il a écrit une préface, et qu'il ait ou non délimité lui-même les proportions du recueil, dans la préface qu'il a offert pour cette édition originale il a précisé que le recueil était fait de proses et de vers, et jusqu'à sa mort il ne s'est pas indigné de cet ensemble mélangeant proses et vers.
Au tout début du débat entre Pierre Brunel et Eddie Breuil, il est question de ce problème d'établissement du recueil et Eddie Breuil reviendra plusieurs fois sur l'idée que même le seul ensemble des poèmes en prose cache peut-être un regroupement aléatoire de projets divers qui n'avaient pas à former ainsi le recueil des Illuminations. Je ne vais pas perdre mon temps à discuter de cette prétendue fragmentation en petits dossiers des poèmes en prose. En revanche, Eddie Breuil signale à l'attention que le recueil n'a pas toujours eu la forme que nous lui connaissons aujourd'hui, mais que fait-il du fait que les poèmes en "vers libres" de 1872 (selon l'appellation même de Verlaine) soient clairement attestés comme étant des créations de Rimbaud ?
J'en profite pour préciser que l'idée d'un recueil associant des vers et des proses était dans l'air du temps, puisque c'est ce qu'a fait Charles Cros lui-même en 1873 avec son Coffret de santal. Les rimbaldiens affirment un peu trop rapidement à la suite de Bouillane de Lacoste que le mélange des poèmes en vers et des poèmes en prose est anormal dans un recueil, y compris dans le cas d'une séparation dans le temps des deux dossiers, puisque les poèmes en vers de 1872 accompagnent un dossier de poèmes en prose mis au propre autour du milieu de l'année 1874.
En réalité, ce qui pose problème, ce n'est pas l'attribution des poèmes en prose à Rimbaud, mais la forme que doit prendre le recueil des Illuminations. Je sais que d'autres rimbaldiens méditent sur la question et je me contente ici de mes arguments propres. En fait, on n'en sait rien s'il faut séparer les poèmes en vers des poèmes en prose qui seuls formeraient le recueil Illuminations. Et il est vrai qu'on peut se demander si, Verlaine étant éloigné de la publication en revue puis en plaquette des poèmes de Rimbaud, il n'y a pas eu au lieu d'une publication prévisible d'une partie en vers suivie d'une partie en prose, une publication mélangeant aléatoirement les vers et les proses. L'histoire de la publication en revue avec ses célèbres interruptions peut laisser penser que l'ordre de publication a été tributaire d'un accès parcellaire aux manuscrits. Eddie Breuil reprend par ailleurs un argument que j'ai déjà avancé, sans doute parmi d'autres, c'est que nous ne pouvons pas affirmer que nous possédons un recueil complet. Dès certaines conférences parisiennes auxquelles j'ai assisté en 2002, j'ai soutenu que l'organisation du recueil n'était pas évidente, il pouvait s'agir d'un état provisoire et j'insistais en ce sens en m'appuyant sur la série Jeunesse dont seul le quatrième texte ne porte pas de titre particulier, tandis que le second texte surprend par le choix, en partie désinvolte, en partie bien senti, d'un titre fondé sur un hasard de transcription manuscrite (sa distribution en quatorze lignes).
Rappelons que j'ai publié des articles conséquents pour démontrer, à rebours des tendances fortes de la critique rimbaldienne, qu'il n'existe aucun recueil de poèmes en vers de Rimbaud en 1870 et 1871. Ces deux études "La Légende du Recueil Demeny"  et "Dossier Forain ou Recueil Verlaine ?" peuvent être consultées sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu (cliquez sur les liens). Il faut également citer les articles de Jacques Bienvenu "La pagination des 'Illuminations' et "La pagination des 'Illuminations' (suite et fin). J'ai d'ailleurs apporté ma contribution à cette démonstration en établissant que la pagination et la façon de souligner les titres étaient en relation étroite avec la progression par étapes de la publication des poèmes dans la revue La Vogue. Je vous invite à lire ou relire ces quatre articles fondamentaux quant à l'établissement d'une édition savante des oeuvres complètes de Rimbaud à l'avenir. Ajoutons au passage que, au sujet de la rencontre avec Verlaine à Stuttgart, Pierre Brunel prétend à tort que Rimbaud a mal daté sa lettre de février 1875 à Delahaye puisque j'ai fait une mise au point à ce sujet en démentant la présence d'un prétendu chiffre 5 devant la mention "février", toujours dans un article mis en ligne sur le site Rimbaud ivre : Cinq mars ou une lettre de Rimbaud mal déchiffrée. La lettre ne peut pas être du début du mois de février par la force des choses, mais sans la précision chiffrée "5" Rimbaud peut très bien la dater avec raison d'un mois de février touchant à sa fin. Les rimbaldiens datent abusivement cette lettre du 5 mars contre la leçon du manuscrit.
Il est d'ailleurs plusieurs fois question d'établissement correct du texte dans le débat entre Pierre Brunel et Eddie Breuil. Je me permets de revendiquer une certaine compétence en la matière, comme on le voit avec l'argument que m'attribue Jacques Bienvenu dans ses articles sur la pagination des Illuminations cités plus haut. J'ai publié l'élucidation complète des prétendus vers illisibles du poème L'Homme juste et je précise au passage qu'il ne s'agit pas d'une "conjecture" mais d'une démonstration claire, nette et précise. Plusieurs rimbaldiens n'admettent pas que la découverte soit minimisée et considérée comme une conjecture. Voici le lien de cet article qui permettra à chacun de juger du cas d'espèce : Deux vers de 'L'Homme juste' enfin déchiffrés. Un extrait de fac similé du manuscrit du poème accompagne cette étude. Une autre découverte à laquelle je tiens considérablement tient dans le fait que j'ai démontré que le mot "outils" de la section 'Mauvais sang' du livre Une saison en enfer était une coquille pour le mot "autels", ainsi que permettait de l'attester sans appel l'état du brouillon correspondant qui nous est parvenu : Le sabre et le goupillon (une coquille insoupçonnée dans 'Une saison en enfer').
Or, loin de s'intéresser à l'établissement du texte de Rimbaud et donc loin d'aimer la poésie de Rimbaud et de chercher à la comprendre et à le comprendre, voilà que le monde rimbaldien s'agite autour d'un débat farcesque réattribuant les poèmes géniaux d'un poète connu par d'autres oeuvres fortes à un poète connu pour une oeuvre de bien moins de portée. Or, dans ce débat, voici qu'on rappelle que nous aurions tort de lire "la main de la campagne" au lieu de "la main de la compagne" sur le manuscrit du poème Vies. De concert, Pierre Brunel et Eddie Breuil attribuent donc à Rimbaud la leçon "compagne" qui enlève de la poésie au texte en réfutant la leçon "la main de la campagne". Mais, on peut consulter le fac similé du manuscrit en question sur le net (lien ici), et on voit très bien, ce qui est établi depuis longtemps que la leçon "campagne" à l'encre n'est corrigée qu'au crayon par un "o" surimposé au premier "a" graphique du mot. Le crayon est l'outil d'un ouvrier typographe, comme l'attestent les autres interventions au crayon sur les manuscrits des poèmes en prose publiés dans La Vogue. Si Rimbaud avait pris en charge cette correction, il l'aurait effectuée avec la même encre qui a servi à transcrire son texte. Bref,, la leçon "la main de la campagne" est bien la transcription authentique de Rimbaud, et la leçon "compagne" est une correction abusive des premiers éditeurs de l'oeuvre, ce qui est généralement admis de tous les rimbaldiens. Dans leur débat, Pierre Brunel et Eddie Breuil prennent ici le contrepied de toutes les conclusions philologiques de la communauté des chercheurs rimbaldiens, qu'il suffise de se reporter à ce sujet aux éditions justement des oeuvres de Rimbaud d'André Guyaux à Steve Murphy, en passant précisément par celle établie par Pierre Brunel au Livre de poche !
Un autre argument fallacieux consiste à prétendre que le mot "operadiques" est une probable maladresse de copiste, lequel n'autait pas su lire le mot "sporadique" ou lequel n'autait pas su déchiffrer le "t" d'un anglicisme à partir du terme "operatic". Mais il est connu depuis longtemps que ce néologisme "opéradiques" vient d'un extrait de l'ouvrage des Goncourt L'Art du XVIIIème siècle, extrait comprenant le mot "opéradiques" qui a été publié, et cela est capital, dans la revue La Renaissance littéraire et artistique en mars 1873, revue dont Verlaine qui y était abonné recevait les livraisons à Londres en présence de son colocataire Arthur Rimbaud.
Eddie Breuil n'est décidément pas un spécialiste de l'étude philologique des manuscrits, il faut d'ailleurs remarquer que très souvent dans ce débat il a du mal à citer ses sources : selon lui, un chercheur a dit qu'il ne faut pas surévaluer les fautes de transcription de Germain Nouveau pour Villes et Métropolitain (il pense sans doute à Fongaro), puis un autre chercheur a établi qu'un poème au moins, Jeunesse I Dimanche, n'était pas antérieur à mars 1874 à cause d'un lapsus paru à la même époque dans la presse, l'altération en "peste carbonique" de "peste bubonique" : Rimbaud étant supposé avoir profité au passage de cette amusante coquille, il pense à Jacques Bienvenu qu'il ne nomme pas et dont l'article peut être consulté sur son site Rimbaud ivre : « Peut-on préciser aujourd’hui la date de certaines Illuminations ? ». Jacques Bienvenu n'est pas cité non plus, lorsqu'il est question d'évaluer à partir des frais de port la quantité de manuscrits envoyée à Nouveau par Verlaine en 1875. Eddie Breuil se permet de refaire une hypothèse nouvelle et à laquelle il ne sait quoi conclure, alors qu'elle a fait l'objet d'un article dans une revue hebdomadaire de grande diffusion : Le Magazine littéraire.
Revenons toutefois sur le problème de datation. Le point soulevé par Jacques Bienvenu est fort intéressant. Si la mention "peste carbonique" n'apparaît qu'à partir de 1874 sous la plume d'une autre personne que Rimbaud, il peut s'agir d'un argument fort pour considérer que la composition ne peut pas être antérieure à cette date. Mais, nous savons déjà que la transcription, la mise au propre, du poème Jeunesse I Dimanche, doit dater de l'année 1874, en fonction de l'argument graphologique de Bouillane de Lacoste. Or, on peut se poser plusieurs questions. Est-ce que le lapsus "peste carbonique" est totalement inédit en 1874 ? L'absence d'attestation écrite avant 1874 ne saurait être établie et permettre dès lors de parler d'une preuve limpide. Le lapsus peut venir du fait que l'expression "peste carbonique" ait eu une vie orale et populaire. Qu'en savons-nous en l'état actuel de nos connaissances ? On peut envisager également que le texte a été remanié, puisque c'est le cas, entre autres exemples, de la répétition de "fournaises" remplacé par celle de "brasiers" sur le manuscrit de Barbare. Enfin, Jacques Bienvenu ne s'est en aucun cas prononcé sur la datation de l'ensemble des poèmes en prose, mais il s'en tient à une problématique au cas par cas qu'atteste le titre de son article, il s'agit d'enfin déterminer la date de composition de certaines "Illuminations". Or, Eddie Breuil prend encore une fois rapidement appui sur un argument ponctuel, fort il est vrai, pour tranquillement donner à la datation des Illuminations un caractère entendu, cela est très sensible dans le débat mis en lien ci-dessus. Il passe sous silence, et ce d'autant plus étonnamment qu'il connaît et consulte le blog Rimbaud ivre visiblement, les articles suivants qui sont de moi : "Deux Illuminations composées avant avril 1873 !  et "Réponse à Yves Reboul : sur 'deux' illuminations, intertextes de 'Beams' ". Tant que les rimbaldiens ne prendront pas la plume pour démentir l'argumentaire, il y a donc une étude qui établit que des poèmes comme A une Raison et Being Beauteous sont antérieurs à Une saison en enfer, et cette démonstration a précisément reçu l'aval de Jacques Bienvenu qui a au moins considéré que le discours s'en défendait puisque ces deux études figurent sur son blog Rimbaud ivre. Lors du débat, Eddie Breuil se contente d'indiquer vaguement qu'un chercheur a démontré que le poème Jeunesse I Dimanche est postérieur à mars 1874, ce qui fait fi des nuances de l'article du chercheur en question, et si Eddie Breuil avait précisé qu'il s'agit du chercheur Jacques Bienvenu, que son approche se limite au cas par cas, seul raisonnable scientifiquement, et que ce chercheur a également publié sur son site des articles d'un chercheur qui tend à établir l'antériorité par rapport à Une saison en enfer d'autres poèmes en prose, il est visible que la conférence aurait pris un tour nettement moins orienté.
Il est d'autres choses à dire sur l'argumentaire d'Eddie Breuil. Il prétend que les thèmes des Illuminations coïncident avec ce qu'écrivait Nouveau à l'époque, alors que tous les spécialistes et même simplement amateurs des poésies de Rimbaud ont depuis longtemps constaté la forte convergence de thèmes, d'idées, d'état d'esprit des poèmes en prose avec l'ensemble de l'oeuvre dont Eddie Breuil ne conteste pas l'attribution à Rimbaud. Nous pourrions citer des extraits significatifs en ce sens, par exemple le dernier quatrain du poème Juillet souvent rapproché de Mouvement et Villes.
Eddie Breuil remet en question la critique interne, il attribue des mérites scientifiques à la seule critique externe. Mais, nous oserons faire remarquer que pour ce qui est de l'appréciation de la valeur des textes seule la critique interne vaut. Il n'est que trop visible que l'intérêt littéraire des textes passe loin au-dessus d'Eddie Breuil. Il n'est visiblement pas très porté sur la question du sens de ces oeuvres qu'il croit en mal de paternité. Mais il est un argument de critique interne qui pèse tout de même dans le débat. Rimbaud est resté très attaché à une méthode de composition qui lui est propre et qui concerne tant les poèmes en vers que les poèmes en prose. Il distribue un certain nombre de répétitions de mots, ce qui n'est pas sensible à la lecture immédiate, mais ce qui est indiscutable quand on établit des relevés. J'ai abondamment signalé à l'attention des relevés significatifs de répétitions de mots dans mes commentaires de poèmes.
Pour prendre un exemple bref, dans A une Raison, Rimbaud établit une reprise "commence" "commencer" et "levée" "Elève", au-delà de la quasi répétition de phrase au centre du poème. On peut établir des relevés significatifs et complexes dans le cas de poèmes comme Vies, en considérant les trois parties numérotées, et Le Bateau ivre.
Dans le Dictionnaire Rimbaud, un article de Jacques Bienvenu sur le sonnet Poison perdu tend à établir que ce poème est bien de Rimbaud. Un argument en ce sens peut venir du relevé des répétitions, puisqu'il s'agit d'une technique formelle qui n'apparaît pas dans l'oeuvre de Germain Nouveau, si on met à part un cas de poème qui joue sur les répétitions et pourrait accessoirement se confondre avec la pratique peu visible de Rimbaud. En effet, et quelles que soient les versions, le sonnet Poison perdu joue sur une reprise du second quatrain au second tercet des mots "prend" et "heures", avec une variante orthographique "prends". Il ne s'agit pas de répétitions musicales, anaphoriques, etc., mais de simples répétitions de mots plutôt imperceptibles. Il s'agit d'une méthode de composition formelle qui importe au sens, qui est une forme d'harmonie, mais qui ne concerne pas la mélodie, la prosodie, etc.
Voilà donc un argument de critique interne qui est objectif et qui montre que l'auteur des Illuminations utilise un procédé rimbaldien qui n'est pas observable dans l'oeuvre clairement attribuée à Germain Nouveau. Ce seul argument a pour effet comique de favoriser l'attribution à Rimbaud des deux parties de l'oeuvre de Rimbaud qui ont pu être supposées attribuables à Nouveau : Poison perdu et Illuminations.
Pour ce qui est d'un Germain Nouveau exploitant des thèmes communs aux poèmes en prose des Illuminations, il faut rappeler un fait bien connu que les poèmes en vers de Nouveau témoignent d'une lecture attentive de poèmes de Rimbaud et Verlaine, où affleurent les allusions, les reprises intertextuelles, etc. Les échos entre l'oeuvre de Verlaine et l'oeuvre de Rimbaud ne manquent pas, et il faudrait citer le cas troublant bien connu des "bandes de musique rare" du poème Vagabonds à rapprocher des "bandes de musique" du poème Kaléidoscope de Verlaine qui fit partie du recueil "avorté" Cellulairement. De quand date la composition de Kaléidoscope selon Eddie Breuil, si Verlaine n'a jamais connu le moindre des poèmes en prose aujourd'hui réunis sous le titre Illuminations ? Il n'est que trop sensible que le poème Kaléidoscope est à rapprocher de la manière et des thèmes de Rimbaud dans l'un des deux poèmes intitulés Villes, celui qui commence par "Ce sont des villes !" Les rapprochements semblent même pouvoir aller plus loin à condition d'être justifiés.
On le voit, la thèse d'Eddie Breuil est farfelue et la publicité qu'on lui donne malsaine. Mais il est utile de se servir de l'émoi qu'il peut susciter et des certitudes qu'il semble en mesure de faire vaciller pour réexaminer le dossier problématique du recueil nommé Illuminations, dossier sur lequel ni André Guyaux, ni Steve Murphy, deux des grands philologues universitaires attachés à son étude, n'ont donné le dernier mot, loin de là.

mercredi 16 septembre 2015

Rimbaud citait-il Montaigne dans Une saison en enfer ?

"La vie est la farce à mener par tous." Voilà une citation célèbre de Rimbaud, lequel l'a d'ailleurs mise en valeur, puisqu'elle ponctue la septième des huit subdivisions du texte "Mauvais sang". Citons en entier le paragraphe lui-même.

Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous.
Dans l'introduction de son livre ou essai L'Homme révolté, Albert Camus se demande au début du quatrième paragraphe si "l'innocence, à partir du moment où elle agit, ne peut s'empêcher de tuer", et six pages plus loin, après une citation de Nietzsche, il écrit au sujet du poète ardennais :

Rimbaud, qui chante "le joli crime piaulant dans la boue de la rue", court à Harrar pour se plaindre seulement d'y vivre sans famille. La vie était pour lui "une farce à mener par tous". Mais, à l'heure de la mort, le voilà qui crie vers sa soeur : "J'irai sous la terre et, toi, tu marcheras dans le soleil!"
Albert Camus n'est pas, à en juger par ces quelques lignes, un lecteur fiable de l'oeuvre de Rimbaud, encore qu'il a le mérite de s'attacher à une phrase poétique pleine de sens de la fin de vie non littéraire du célèbre révolté. Ce qui me frappe, c'est que l'association de la vie à une farce est présentée comme une idée spécifique à Rimbaud, une idée même qui apparaîtrait consubstantiellement liée à la dimension solaire de sa quête existentielle. Pourtant, la vie comme théâtre est un cliché et le glissement du théâtre ou de la comédie à la farce n'est pas sans faire écho au cri d'exaspération familier : "Ce n'est pas vrai, c'est une farce !" La métaphore du monde comme théâtre est un cliché qui fut particulièrement prégnant au seizième siècle et au début du dix-septième siècle. Calderon de La Barca a écrit une pièce intitulée Le Grand théâtre du monde et il s'agit d'une idée étroitement associée au théâtre de Shakespeare. L'essence même du spectacle scénique représentant des scènes de vie impose assez naturellement l'idée que la vie est elle-même un théâtre. Mais ces cautions montrent que Rimbaud ne lance pas tant une idée qui lui est propre qu'il ne s'inscrit dans une tradition culturelle. Mise en vedette à la fin de la septième partie de Mauvais sang, cette phrase doit s'entendre comme une citation. Et visiblement la stratégie d'écriture de Rimbaud n'a pas été comprise.
Néanmoins, dans le domaine français, parmi d'autres échos intéressants, une source possible retient tout particulièrement mon attention. Il s'agit d'un extrait au livre troisième, chapitre X, des Essais de Montaigne :

La plupart de nos vacations sont farcesques. "Mundus universus exercet histrionam" Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'apparence il n'en faut pas faire une essence réelle, ni de l'étranger le propre.
La citation latine passe pour une citation de Pétrone et elle se traduit précisément en cette célèbre formule qu'on associe à Shakespeare : "Le monde entier joue la comédie", variante : "Le monde entier joue un rôle". Les annotateurs de l'oeuvre de Montaigne, du moins pour ce que j'en ai consulté, se contentent d'indiquer que la citation latine est de Pétrone et certains ajoutent que Montaigne l'a trouvée dans le traité de la Constance, livre I, chap. viii, de Juste Lipse, auteur qui soutient une idée qu'apprécie fort Montaigne selon laquelle "il ne faut s'affliger que modérément des maux publics", pour reprendre les termes de l'édition de la collection Folio que j'ai en main à cet instant même (édition annotée de 1965 par Pierre Michel). Toutefois, l'attribution à Pétrone ne va guère de soi. Pétrone serait l'auteur d'un ouvrage, anachroniquement considéré comme un roman, qui ne nous est parvenu qu'à l'état fort incomplet de fragments discontinus : Le Satyricon. Cet ouvrage a été revisité par le célèbre cinéaste Fellini, mais, de mémoire, il me semble qu'une bonne partie de l'ouvrage que nous lisons actuellement n'était pas connue de Montaigne, ni de Rimbaud. Ceux-ci avaient une connaissance plus ponctuelle de l'ouvrage avec un aperçu du festin chez Trimalcion et le récit de la matrone d'Ephèse qui en veillant son défunt mari se laisse séduire et le trompe post mortem. Qui plus est, le lien avec un Pétrone proche de Néron décrit par Tacite n'est pas des plus limpides et surtout d'autres fragments et plusieurs poèmes sont encore attribués à Pétrone sur des bases philologiques sans doute quelque peu friables. Mais, problème d'attribution ou pas, la moindre des choses serait de préciser la provenance de cette citation latine de Pétrone, dont je n'ai pas l'impression qu'elle fasse partie du Satyricon. Pourquoi s'empresse-t-on de préciser que Montaigne a pu la rencontrer dans un ouvrage de Juste Lipse et non pas d'indiquer sa localisation exacte dans le corpus de textes attribués erronément ou pas à Pétrone ? Sa transcription latine tend à lui conférer un cachet d'authenticité, mais d'où vient-elle et pourquoi était-elle si à la mode au seizième siècle ?
En tout cas, l'idée que Rimbaud ait conçu sa propre phrase infernale à partir du texte de Montaigne est soutenable pour deux raisons. D'abord, les occupations qualifiées de "farcesques" permettent le glissement d'une vie non plus simplement comme théâtre ou comédie mais comme farce. Ensuite, la formule de Rimbaud si elle ne coïncide pas avec la citation en latin ne dit pas autre chose que le commentaire immédiat qu'en fait Montaigne à sa suite : "Il faut jouer dûment notre rôle", Rimbaud ne reprenant à la citation supposée de Pétrone que la figure de totalité.
Nous savons par Georges Izambard que Rimbaud avait parcouru Les Essais de Montaigne dès 1870 et il n'est pas exclu que la célèbre formule "Je est un autre" s'inspire de la lecture d'un autre passage de Montaigne. Toutefois, ceci est un autre débat. Nous nous contenterons ici de la présentation succincte de ce que nous considérons comme un éclaircissement décisif à la lecture du livre Une saison en enfer. Ajoutons que si dans ce livre rimbaldien de 1873, il est écrit : "La vraie vie est absente", il se trouve qu'au seizième siècle la formule de la vie comme théâtre va de pair avec l'idée néoplatonicienne (pensons à Marsile Ficin) que notre vie présente est un simulacre et que la vraie vie est au-delà de ce monde. Voilà qui décidément paraît porteur de sens pour mieux comprendre l'oeuvre hermétique Une saison en enfer. Encore une fois, il n'est que trop sensible que matérialisme, positivisme, monisme et philosophie allemande ne sont pas les matériaux adéquats pour comprendre la constitution cérébrale du plus débattu et mythique de nos poètes.

dimanche 23 août 2015

L'article indéfini du titre "A une Raison"

Le premier article que j'ai publié sur Arthur Rimbaud traitait de ce poème, "Lecture d'A une Raison" dans le numéro 16 de la revue Parade sauvage en mai 2000. Peu de travaux ont porté sur ce morceau d'une particulière beauté. Yves Reboul, parrain de la publication, avait sélectionné cet article parmi d'autres. Puis, Bruno Claisse m'avait confié s'être fait la remarque qu'aucun rimbaldien n'avait publié un article aussi jeune en témoignant d'une telle connaissance intime de l'oeuvre du poète.
J'envisage toutefois de revenir ici sur le seul titre du poème à partir de trois études : la notice d'André Guyaux dans l'édition de la Pléiade en 2009, la lecture de Bruno Claisse dans son livre Les Illuminations et l'accession au réel, l'analyse de Pierre Brunel dans son livre Eclats de la violence qui propose un commentaire pour chaque pièce du recueil rimbaldien de poèmes en prose.
Dans ses "Remarques sur le manuscrit" (p. 213), Pierre Brunel considère que la majuscule a quelque chose d'intrigant. Il émet avec réserve l'hypothèse à laquelle nous n'adhérons pas un instant que le poète a peut-être d'abord intitulé son poème du seul mot "Raison" avant de l'allonger en omettant de corriger l'initiale en minuscule. Nous aurions affaire à une "apparente anomalie" dont les lecteurs n'ont plus qu'à tirer profit. Le commentaire du critique littéraire est coiffé d'un titre qui oriente d'emblée une compréhension particulière "Pour une raison poétique". L'idée est d'opposer la raison des poètes à la raison humaine. Ce cliché s'appuie ici sur une citation des Cahiers de Barrès : "La connaissance du poète, comme celle du mystique, est une connaissance d'un autre ordre, qui ne peut se ramener aux catégories de la logique ordinaire". En fait, je ne suis pas du tout d'accord avec cette idée : la connaissance du mystique renvoie à un ordre supposé des choses et on peut apprécier à l'aide de la raison ce qui fait que le mystique se réclame d'un savoir autre, alors que cette affirmation d'une raison autre dans le cas du poète n'a pas plus de sens que d'affirmer qu'un objet a une conscience. Ou les poètes ont une autre raison que celle de la rationalité parce qu'ils sont mystiques, ou il faut trouver une autre justification à cet indéfini "une", mais le poète n'a pas une autre raison encore que le mystique qui serait comparable à celle du mystique, car cela c'est du non-sens. Je ne vois pas l'intérêt de supposer une logique autre dont on n'aurait aucun commencement de légitimation théorique. Si Rimbaud a pu revendiquer une logique autre, il nous faut délimiter ce qu'il entend par là en étudiant de près ses textes, mais il n'est dit nulle part dans son oeuvre qu'il croit à une raison de poète qu'il opposerait à la raison humaine. Certes, l'allégorie qu'il vante peut être présentée comme une image de la poésie, une déesse Raison de la poésie, mais la construction intellectuelle proposée par Pierre Brunel est nourrie d'expressions qui ont une histoire ou qui ont des significations qu'on peut aisément suspecter étrangères au poème de Rimbaud : il serait question d'un "savoir imaginaire" qui "ne peut se ramener aux catégories de la logique ordinaire", alors que Rimbaud n'emploie pas vraiment le qualificatif d'imaginaire, ni n'exprime précisément un mépris des "catégories de la logique ordinaire". Brunel parle encore d'une imagination qui prend "la relève de la raison", ce qui permet de jouer avec les mots du poème "la levée des nouveaux hommes", mais ce qui ne coïncide pas avec les termes de Rimbaud qui présente cette Raison comme "levée des nouveaux hommes" et non l'imagination faisant lever ses troupes pour remplacer les insuffisances de la pensée rationnelle. L'étrangeté du titre ne signifie pas une telle substitution, un tel basculement de la raison à l'imagination. D'emblée, je n'admets pas de tels présupposés de lecture. Je ne partage pas non plus du tout l'idée que le discours raisonné n'ait pas sa place dans un poème, et il me semble évident que Rimbaud était un adepte du discours raisonné en poésie. Dans la citation de Barrès, ce qui me choque, c'est la distance établie avec le mystique à l'aide du mot de comparaison "comme". Sans être un mystique pour autant, le poète, Rimbaud ou un autre, ne fera précisément rien d'autre que de poser en mystique quand il opposera les limites de la raison à une vérité supérieure, à moins de conditionner autrement le sens nouveau donné au mot "Raison" comme nous essaierons de le suggérer plus loin.
Si nous revenons à son approche, Brunel explore ensuite les emplois du mot "raison" dans l'oeuvre de Rimbaud, s'attardant dans un second temps sur les mentions de ce mot dans les Illuminations, avant d'en revenir à l'interprétation du poème et de son titre. Le poème Credo in unam est inévitablement convoqué avec le vers sur la "pâle raison nous cach[ant] l'infini". Pierre Brunel relève ensuite un autre emploi original du mot raison puisque la raison de "l'homme juste" dans le poème de ce nom est présentée comme singulière à l'aide du déterminant possessif : "C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines", je précise pour ma part que le mot "raison" a ici un sens spécialisé : la capacité de raisonner spécifique à chaque individu. Pierre Brunel ne manque pas de s'attarder également sur les mentions "Suprême Savant" et "dérèglement raisonné de tous les sens" de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Parmi tous ces relevés, la mention la plus intéressante est celle d'Une saison en enfer qui assimile la "raison" au "bonheur": "Enfin, ô bonheur, ô raison, ..." La sous-partie concernant les Illuminations se contente de mettre en garde contre la récupération par l'étiquette de symboliste de l'oeuvre de Rimbaud et de souligner à juste titre la relative synonymie d'emploi des termes "logique" et "raison" dans son oeuvre.
La dernière sous-partie ne commentera pas le détail des cinq précieux paragraphes du poème et se contentera d'un florilège de citations pour définir la Raison comme imagination poétique, que ce soit à l'aide de commentaires de l'oeuvre de Rimbaud ou à l'aide de références culturelles pourtant bien dissociées. Le rappel essentiel est celui du culte des Révolutionnaires à la "Raison", ce qui est à l'évidence une source à l'allégorie du présent poème. Mais, cela n'empêche pas d'accorder le mot de la fin à l'idée, chinoise s'il en est, que la poésie n'a de discours raisonné que par le support d'une espèce gracieuse de "vent" qui s'agite.
Dans la notice au poème de son édition de la Pléiade des Oeuvres complètes de Rimbaud (p. 956), André Guyaux précise que, sous la Révolution, "à l'initiative des hébertistes, un culte de la Raison avait été institué, qui engendra notamment des Hymnes à la Raison." J'avais déjà indiqué une telle origine à la déification de la raison dans mon article paru en mai 2000. Guyaux écrit encore un peu plus loin : " Rimbaud s'adresse non pas à la Raison, qui elle-même se substituait déjà à un autre objet, mais à une Raison, et l'on a pu voir dans cet indéfini un indice d'ironie. " Il faut ici préciser que la définition universitaire et scolaire de l'ironie se réduit à l'antiphrase, ce en quoi je ne suis pas d'accord. Les emplois courants du mot "ironie" ne se confondent pas tous avec l'antiphrase. Le titre "A une Raison" n'est pas ironique au sens voltairien, alors que je peux admettre une ironie de ce passage dans la mesure où le problème logique qu'il pose invite le lecteur à se poser des questions, ce qui est le vrai sens de l'ironie : l'ironie, c'est formuler les choses de façon à engendrer de la perplexité et à obliger son interlocuteur à reconstruire lui-même une signification implicite. Ce qui fait croire que l'ironie est une antiphrase, c'est que très souvent l'ironie consiste à adopter un point de vue contraire au sien. L'ironiste rapporte la pensée de quelqu'un sans y adhérer, et les définitions trop simplificatrices accentuent la non adhésion au propos au détriment soit du caractère de propos rapporté, soit du jeu avec les paradoxes. La signification du jeu ironique va bien au-delà de l'antiphrase. Ici, le titre est chargé d'ironie fine et ce n'est pas pour autant qu'il faut lire à rebours que notre poète célèbre la déraison, comme certains lecteurs évoqués par Guyaux peuvent le penser.
Enfin, avec une légitime réserve, Guyaux précise que selon Etiemble il serait question d'une "raison banalisée" propre à tout homme pour "motive[r] sa conduite" par opposition à la "Raison universelle", ce qui serait faire dire à Rimbaud si nous le parodions quelque peu : "chaque homme a sa raison, je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens". Il va de soi que la lecture d'Etiemble n'est pas franchement satisfaisante.
Quant à Bruno Claisse qui oppose d'emblée cette allégorie à la "sainte Providence", il écrit ceci :

Par un article indéfini ("une"), le titre rimbaldien exclut en outre une dévotion envers la faculté pensante en tant que telle (la Raison) ; l'article engage au contraire le substantif "Raison" dans un mouvement de particularisation ("une Raison"), dont le poème se veut l'illustration. Le lecteur peut donc s'attendre à une "logique" aussi "imprévue" que celle du paradoxe qui sous-tend Guerre. Or, ce qui excède la logique commune constitue une sorte d'énigme. Aussi revient-il au lecteur de se saisir de cet inconnu qui engage l'avenir de l'homme.
Ni Claisse, ni Brunel ne sont les premiers à effectuer un rapprochement évident à tout familier de l'oeuvre de Rimbaud entre la "Raison" du poème, la "logique bien imprévue" de Guerre et la "raison merveilleuse et imprévue" de Génie.
D'autres citations de l'oeuvre rimbaldienne auraient pu être mentionnées. Ainsi, dans Une saison en enfer, le poète s'en prend aux philosophes qui seraient de leur occident, mais je me réserve de revenir un jour sur les spécificités de la philosophie française au dix-neuvième siècle, car c'est assez particulier et peu connu. Dans son texte, Rimbaud critique aussi la science "trop lente" et je vais y revenir plus loin. Enfin, au sein même du recueil de poèmes en prose, il y a une mention capitale à ne pas manquer qui concerne précisément la justification de cet article indéfini du titre A une Raison. Dans Jeunesse II Sonnet, nous avons quand même droit à l'évocation "une raison" ! Il s'agit d'ailleurs d'un poème qui pose un problème d'établissement du texte, sans parler de la mauvaise habitude de le publier en quatorze lignes par respect superstitieux de son état manuscrit, la relation du manuscrit à l'élaboration du titre ne justifiant pas un tel abus. Il faut bien voir qu'il existe des incertitudes quant à la ponctuation de Jeunesse II Sonnet et quant à la transcription d'un mot "et" que certains lisent "est" :

Mais à présent, ce labeur comblé, - toi, tes calculs, - toi, tes impatiences, - ne sont plus que votre danse et votre voix, non fixées et point forcées, quoique d'un double événement d'invention et de succès une raison, - en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers, sans images ; - la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées.

Ce passage pose pour moi un problème de syntaxe, bien qu'il ne soit l'objet d'aucune annotation dans les éditions courantes. Dans son étude du poème, Brunel écrit à ce sujet (p. 586) :

[...] je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a quelque chose de chaotique et probablement d'inabouti dans la deuxième partie de "Sonnet", celle qui est censée correspondre aux deux tercets. [...] Quels que soient les trésors d'invention des exégètes, et les trésors d'indulgence des rimbaldiens inconditionnels, il faut bien avouer que l'expression est ici en défaut. Peut-être, il est vrai, parce qu'elle a voulu l'être, donc parce que Rimbaud a cherché à ce qu'il en fût ainsi.
Deux propositions très claires se font écho : les calculs et les impatiences d'une ou deux personnes tutoyées sont restreints à une danse et une voix, "non fixées et point forcées", puis plus loin il est précisé que c'est "la force et le droit [qui] réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées". Entre ces deux propositions, il y a quelques groupes de mots dont on se demande à quoi précisément ils se rapportent : "quoique d'un double événement d'invention et de succès une raison, - en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers, sans images". Le point-virgule isole la dernière proposition, mais seule la concession "quoique d'un double événement d'invention et de succès" peut en partie, car même dans ce cas ce n'est pas limpide, se rattacher à la première proposition : " les calculs et les impatiences ne sont qu'une danse et qu'une voix, non fixées et point forcées, quoique d'un double événement d'invention et de succès". J'ai tendance à considérer qu'il faut carrément reprendre l'expression "labeur comblé". Je glose ainsi le texte : "une fois ce labeur comblé, tes calculs et tes impatiences ne sont plus que votre danse et votre voix, quoique [ce labeur fût comblé] d'un double événement d'invention et de succès, quoique [cette danse et cette voix fussent comblées] d'un double événement d'invention et de succès". Mais l'apposition de "une raison" à "votre danse et votre voix" devient plus délicate au plan grammatical si tel est le cas.
En revanche, à partir de "une raison", il y a un problème de syntaxe apparent, une virgule devant "une raison" permettrait d'envisager une distribution symétrique et donc une apposition de "une raison" à "votre danse et votre voix" : les calculs et les impatiences ne sont plus que votre danse et votre voix, [ne sont plus qu'] une raison. A cette aune, on peut alors penser que la concession (quoique) est plus proche de "une raison" que du couple "votre voix et votre danse". En tout cas, "en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers" se comprend comme une apposition des adjectifs "fraternelle" et "discrète" au nom "raison" avec un chiasme dans la distribution des compléments "fraternelle en l'humanité et discrète par l'univers". Selon Martineau et Fongaro toutefois, on peut lire un "s" dans le prétendu "et", ce qui ferait apparaître une troisième proposition : "une raison, en l'humanité fraternelle est discrète par l'univers", ce qui laisse quand même présents le problème de l'absence de ponctuation devant une "raison" et cet autre nouveau de la virgule après "une raison", puisque si c'est le sujet de la proposition la virgule ne se justifie plus, sans oublier que personne n'a suivi la thèse de Martineau et Fongaro d'un "est" au lieu d'un "et". Dans son relevé des "Principales variantes du manuscrit", Pierre Brunel fait remarquer qu'il faudrait lire "forcies" et non pas "forcées" et il ajoute que sur le manuscrit "figure, avant 'une raison', un signe +" qu'il faudrait lire selon lui comme un "tiret barré", ce que certains pensent un début de majuscule biffé. Et il écrit encore que "la lecture de Martineau 'est' ne paraît pas devoir être retenue, même si la graphie n'est pas nette. Murphy (IV, 634) suggère que 'et' est venu surcharger s (commencement prématuré de "sans images"). Enfin, variante qui intéresse directement notre réflexion, "les trois premières lettres [du nom 'raison'] surchargent" une suite "log" début probable du nom "logique". Nous traiterons une autre fois de l'énigme complexe de la lecture de Jeunesse II Sonnet. Ce qu'il importe de cerner, c'est que la raison est "fraternelle" et "discrète" au sein de l'univers, discrétion qui la rapproche du Génie qu'il faut savoir reconnaître et héler. Rimbaud n'a pas employé la majuscule apparemment, mais cela n'empêche pas de constater qu'il mentionne exactement la même allégorie de la "raison" flanquée du même article indéfini "une" et que l'adjectif "discrète" permet de motiver une telle détermination indéfinie. Il ne s'agit pas de la raison qu'on possède, il s'agit d'une raison qu'il faut trouver, guetter, cerner et reconnaître.
Maintenant, il convient de rappeler quelques autres notions fondamentales. Une grande partie des gens du dix-neuvième siècle croyaient au progrès et donnaient à ce mot un sens providentiel qui n'est plus le nôtre. Dans le cas du mot "raison", le culte révolutionnaire est une partie de l'explication, l'allégorie rimbaldienne est contre-évangélique évidemment et la parenté de ce poème avec Génie ne permet pas d'en douter. Par la raison, l'homme se distingue des animaux et de leur vie dominée par les instincts. Il s'agit d'une faculté et appliquée au monde elle donne des résultats universels. Mais la religion s'est déjà défiée des insuffisances de la raison, car la vie n'est pas une science, c'est un art, et la raison, comme simple usage d'une faculté, n'apporte pas de réponse pleine et entière à tout ce qui relève de l'art. Il convient également de distinguer la science et la raison, bien que la science soit parallèlement un objet de méfiance pour les religieux, les philosophes spiritualistes, etc., sachant que les allégories rimbaldiennes ont inévitablement des affinités avec une résistance spiritualiste de la pensée philosophique. Le discours de Rimbaud porte très précisément sur la finalité de la vie, une finalité qui n'est pas à portée de la pensée scientifique, une finalité qui n'admet pas le discours chrétien. Telle est la raison profonde du recours à l'article indéfini. Il n'y a qu'une seule raison finale, mais les discours des hommes mettent en concurrence plusieurs conceptions sur les finalités, et fervent défenseur de ses convictions Rimbaud ne met pas tant l'article indéfini par modestie que par souci de pousser les hommes à mieux partir en quête d'un savoir sur l'unique occasion de "dégager nos sens", ce qui assimile quelque peu la "raison" à une quête de "bonheur".
Voilà donc, sans m'y appesantir, quelques articulations qu'il me semblait nécessaire de faire sentir aux lecteurs désireux de mieux profiter de la lecture des poèmes de Rimbaud. Il y a une pensée précise dans son oeuvre et des articulations fines dans son vocabulaire, et ce n'est pas se rendre service à soi lecteur que de s'épaissir l'énigme rimbaldienne en renâclant à comprendre de quoi il retourne clairement dans les écrits de diamant de ce remarquable poète et penseur.

A suivre.

jeudi 20 août 2015

Pour la lecture de Solde

Beaucoup de lecteurs pensent que le poème Solde représente une braderie par le poète lui-même de tout l'idéal de sa quête de poète voyant. Nous pouvons glaner de telles présentations du poème sur le net : citons cette phrase pour l'exemple "Rimbaud abandonne tous ses rêves, il les liquide et même s'en affranchit", il s'agit d'une citation d'un site Préfigurations sur les arts figuratifs où le poème est cité in extenso dans le corps d'un article intitulé "Rimbaud et la boîte à bonheur", article qui propose également de changer le titre "solde" en une périphrase lourdement explicative : "dernières ventes avant liquidation totale". Cependant, certaines lectures (Fongaro, puis Claisse) contestent cette optique et soulignent que le pluriel "vendeurs" invite à penser que le poète ne parle pas de lui-même mais met en scène une société de vendeurs. Certains pourront penser que le pluriel n'exclut pas la participation du poète à cette action collective. Un deuxième débat concerne la signification du titre "solde", car l'idée de vente au rabais qui nous est familière aujourd'hui serait anachronique à l'époque de composition du poème. Un troisième élément de compréhension vient de la violence politique particulière de son amorce : "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu [...]". Dans la deuxième et dernière étude qu'il a consacrée au poème Solde, Bruno Claisse qui envisage le solde comme vente au rabais écrit : "Nulle trace d'antisémitisme dans cette mention, puisque les 'Juifs' étaient spécialistes de la vente "au déballage", i. e. au rabais, et que cette vente allégorise la liquidation, par la collectivité, du don tragique révélé par Les Illuminations." Nous considérons que cette note est maladroite, car il n'est que trop évident que la mention faite par Rimbaud a une résonance politique, notamment peu d'années après le décret Crémieux de novembre 1870, et nous estimons que le critique littéraire ne doit pas procéder à un toilettage des textes et de la pensée des auteurs classiques à cause d'un traumatisme lié aux événements du vingtième siècle.

En fait, le poème Solde a une forme satirique conventionnelle et saillante, fondée sur l'anaphore "A vendre". Rien que par ce constat, nous pouvons dire que les "vendeurs" et les "voyageurs" n'incluent pas le poète, mais que le poète dénonce le culot de cette insolente mise en vente. Le révolté énonce ce qui lui répugne, procédé ironique et satirique banal. Et son modèle n'est autre que Les Châtiments de Victor Hugo auxquels il reprend tout à la fois le thème, le recours à l'anaphore et à la métaphore, le caractère de mot d'ordre impensable et tout le sens de l'excès : "Vends ton Dieu, vends ton âme" (Le Te Deum du premier janvier 1852), "Ici, derrière toi, martyr, on vend ton Dieu", "Ils vendent Jésus-Christ ! ils vendent Jésus-Christ !", "Les pleurs de l'orphelin, ils vendent tout cela", "Ils vendent l'arche... Ils vendent Christ... Ils vendent la sueur qui sur son front ruisselle...", "Ils vendent au brigand.... Le grand crucifié.... Ils vendent sa parole, ils vendent son martyre, Et ton martyre à toi par-dessus le marché", "Ils vendent ses genoux meurtris, sa palme verte,..." "Ils vendent le sépulcre, ils vendent les ténèbres", "Ils vendent, ô martyr, le Dieu pensif et pâle" (A un martyr), "Vend la loi" (Au peuple), "La Liberté n'est pas une guenille à vendre" ("Ainsi les plus abjects..."), "[...] et vend Jésus dans sa chapelle" (Splendeurs), "Vendez l'état" (Joyeuse vie), "Parce que vous allez vendant la sainte vierge / Dix sous avec miracle et sans miracle un sou" (A des journalistes de robe courte), "Sibour revend le Dieu que Judas a vendu" (Ultima verba). Notez qu'Hugo prolonge cet emploi rhétorique avec un calembour précisément sur le mot "soldats" : "Soldats payés, tribuns vendus" et qu'il joue également, quoique plus gratuitement que Rimbaud, avec la critique communautaire : "Grecs, juifs, quiconque a mis sa conscience en vente" (Nox).
Le rapprochement avec le poème A un martyr est éloquent. Hugo s'indigne d'une conduite mercantile au sein de l'Eglise. Il crée des alliances de mots impossibles entre l'argent et la religion. Il joue aussi sur la superposition des plans : vendre un crucifix et vendre le crucifié. La satire est alors fondée sur le scandale de toute âme chrétienne qui se respecte, ce qui permet de souligner le dévoiement des institutions. En même temps, étant donné la divinité du Christ, la vente a un caractère d'absolu indépassable qui rend l'ironie nettement grinçante.
Hugo rappelle que Jésus a été vendu par Judas et il répète plusieurs fois qu'il est loisible de le vendre aux gens d'Eglise. Or, dans le Nouveau Testament, la crucifixion de Jésus-Christ résulte d'un choix du peuple juif qui a préféré la délivrance du brigand ou séditieux Barabbas à celle du Christ. Il me semble difficile de lire l'attaque du poème Solde sans que n'y fasse écho un tel arrière-plan culturel et symbolique.  
Maintenant, si le poème Solde ne suppose pas la mise en vente de la religion chrétienne comme dans le cas hugolien, il construit clairement l'idée de valeurs et même d'expériences supérieures inatteignables où la pratique du solde est considérée comme une atteinte au sacré, sinon une méconnaissance du sacré pour filer la métaphore biblique. Enfin, les oxymores n'ont pas tous à être devinés à la lecture, puisque le poème se referme quelque peu sur une antiphrase explicite : "A vendre [...] ce qu'on ne vendra jamais", ce qui assimile la vente à une imposture.
Le dernier alinéa du poème a un caractère conclusif. Les mentions "les Corps, les voix" font office de récapitulatif et "l'immense opulence inquestionable" avec son anglicisme inédit affirme solennellement et métaphoriquement l'idée d'une richesse reconnue par tous qui ne se monnaye pas. Il est tant de trésors qui ne sont pas pour le commerce, mais pour l'Histoire, la Culture et l'Humanité. Pour illustrer l'idée, quelque archéologue amateur qui a trouvé une pièce de monnaie d'un peuple disparu, étrusque ou autre, possède un trésor qui n'a pas de valeur marchande et qui promet d'autres découvertes. Or, une alliance de vendeurs et de voyageurs en a décidé autrement du trésor unique dont il est question dans le poème, si ce n'est que l'antiphrase explicite "A vendre ... ce qu'on ne vendra jamais" réduit leurs efforts à une entreprise comique parce que dérisoire, démente et ravageuse parce que contre-nature : "Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si tôt !"
Les expressions "être à bout de solde" et "rendre sa commission" ne sont pas courantes, mais elles sont parallèles et la seconde a un sens très clair : "se démettre de la charge qui a été confiée". Le sens est clair : avec de tels projets de ventes, ni les voyageurs ni les vendeurs ne sont près de la cessation d'activité.
Le mot "solde" ne signifie pas une vente à bas prix, une "liquidation" d'un stock, mais il signifie simplement ici la "mise en vente" de tout ce qui vous tombe sous la main, et nous constatons que le sens rappelé par Albert Henry de "vente au moment où l'on cesse toute affaire" est lui-même évoqué, puisqu'il est question de la menace d'un épuisement du stock "être à bout de solde" et pour les voyageurs de peut-être rendre leur commission. La vente est contaminée par un sentiment d'urgence que la fin du poème tourne en dérision en rappelant qu'il n'a pas lieu d'être. Qu'ont eu besoin ces gens d'aller nicher la nécessité de vendre à de telles hauteurs ? Tel est le sarcasme à l'oeuvre dans le poème. La farce sera pourtant tragique tant qu'il y aura des clients. La vente est fortement dépréciative et on pourrait parler de vente au rabais si le procédé ne sentait l'imposture. On ne vend pas aux gens ce qui est le fait d'une "possession immédiate", on ne vend pas à un humain son sourire, son pas en avant, etc. Ce n'est là qu'un jeu de dupes.
Le premier paragraphe est la mise en scène d'une vente exceptionnelle. "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu", c'est revendiquer de vendre tout ce qu'on n'a pas encore songé à mettre en vente, et les couples égrenés (noblesse et crime, amour maudit et probité, temps et science) permettent de présenter le bien à posséder comme totalement inconnu du genre humain, que ses représentants soient nobles ou criminels, odieusement débauchés ou insupportablement probes, sans pour autant qu'il ait été jamais apprécié par le travail du temps et expliqué par la science.
Le discours du poète Rimbaud, on le sait, c'est que l'homme ne se travaille pas, ne se connaît pas lui-même, ce qui justifie également que dans la démarche du soldeur il ne soit pas question que d'un bien précieux dont jouissent déjà les hommes, mais d'un bien nouveau qui n'a jamais été éprouvé par quiconque. Ce bien, c'est la réalisation de soi, et elle ne passe pas par l'argent. Les éléments de la réalisation de soi sont détaillés dans les six paragraphes ou alinéas ou versets centraux de ce poème qui en compte huit. Le deuxième alinéa construit la référence à la "nouvelle harmonie", à la "phrase musicale" et à la "musique savante" des poèmes A une Raison, Guerre et Conte des Illuminations, à l'invention musicienne du poème Vies également. Il est aussi question du "dégagement rêvé" de Génie. Il conviendrait de parler de passages des poèmes réunis sous le titre Jeunesse où il est question de "voix instructives exilées", de "la danse et la voix à présent seulement appréciées", et encore des "possibilités harmoniques et architecturales [qui] s'émouvront autour de ton siège". Nous reviendrons prochainement sur ces expressions parentes, mais nous constatons que Rimbaud construit une représentation dualiste originale qui peut faire songer à Platon et au monde des Idées. Tantôt le poète estime qu'il se sent exilé du monde idéal (Vies) et tantôt il juge que ce sont les "voix instructives" qui se sont "exilées" par refus de ce monde (Jeunesse III Vingt ans).
Les Illuminations ne sont donc clairement pas concernées par la restriction finale d'Une saison en enfer, quand le poète renonce à son orgueil et prétend qu'il a "une réalité rugueuse à étreindre". Appliquer la leçon du livre de 1873 aux poèmes en prose des Illuminations est un contresens.
Je n'ai guère commenté que le début et la fin du poème Solde. Il s'agissait ici de montrer que la vente n'est pas celle de lots à liquider, mais celle d'un inventaire à l'infini qui relève de l'escroquerie et qui pour ceux qui s'en contentent signe la faillite d'une vie humaine faute d'entendre ce que doit être la réalisation harmonique de soi. Il nous fallait souligner les articulations satiriques nettes d'un poème trop souvent interprété à contresens en tant qu'oeuvre de désillusion du poète. J'ai mis en avant quelques liens avec d'autres poèmes qui annoncent une suite à l'aide d'un commentaire de poèmes en prose variés. Les poèmes Guerre, Génie, A une Raison, Vies sont essentiels pour comprendre la pensée profonde du poète et le mouvement auquel il s'oppose est celui raillé dans Solde et Mouvement.

A suivre... 

jeudi 23 juillet 2015

La grande boucle

Superbe passage du Tour au col d'Allos : à disons 700 mètres du sommet, nous avions une vue sur toute la montée effectuée par les coureurs, une vue plongeante malgré ce faux air de vallée que produisait la couleur jaune vert des herbes hautes. La rencontre fut au climat changeant de montagne, la peau des bras brûlait à une heure de l'après-midi et puis il fit orage juste après l'étape. La veille, nous avions quitté la canicule cannoise pour découvrir une belle pluie alpine et enfin arrivés nous nous baladions à pieds quand la vallée de notre col fut complètement engloutie dans un épais brouillard blanc. Celui-ci s'est un peu plus tard dissipé et des tissus laineux autrement plus propres que le poil des moutons que nous apercevions dans les alpages remontaient à une vitesse amusante. Nous avons eu le retour du ciel en cette soirée de veille d'étape et, ayant installé notre tente nous avons discuté avec les bruyants voisins et admiré une nuit tout étoilée comme il ne saurait plus y en avoir dans nos milieux urbains. J'ai encore vu un nombre considérable de marmottes d'assez près, mais l'originalité de l'histoire, c'est tout le parcours que nous avons fait en voiture, nous sommes partis par Grasse et avons traversé le Haut Verdon, en passant par le lac de Castellane avec ses maillots roses et ses jambes féminines qui pédalaient en pédalos, un lac fort étendu d'un vert émeraude ou d'un bleu coloré saisissants qui laisse loin derrière un lac Léman tellement fade en comparaison Nous avons traversé Colmars-les-Alpes avec ses fortifications, découvrant alors une architecture distincte de chalets suisses et maisons germaniques, ce qui rompait avec le caractère italianisant des Alpes-Maritimes. Le ciel s'étant spectaculairement couvert, au loin une montagne semblait un volcan d'où jaillissait une énorme masse de fumée noire. Puis, après notre nuit au col d'Allos et notre visions d'une fameuse séquence de l'étape cycliste, le lendemain nous sommes repartis dans l'autre sens, descendant comme les coureurs un peu avant nous la pente vertigineuse du col d'Allos. La télévision ne rend pas la sensation vertigineuse de l'abîme qu'a le passager assis sur la place du mort quand il se penche pour regarder par sa fenêtre. Le paysage est magnifique, et ce n'est qu'en bas du col que nous avons subi l'embouteillage causé par le Tour, puisque nous étions à l'embranchement entre le col d'Allos et la montée du Pra-Loup, arrivée d'étape. L'orage nous prenait plusieurs fois en photo. Puis, nous avons repris notre élan et nous sommes donc passés par le col de la Bonnette le plus haut col d'Europe de la plus haute route d'Europe. J'ai traversé un décor lunaire malgré la verdure avec des pierres partout mises là par des extraterrestres écossais. Dans la pluie, avec les cours d'eau brun clair qui dévalaient, prenaient de la vitesse, bavaient de l'écume, gonflaient et craquaient dans leurs lits, avec les cailloux sur la route, voire les rigoles et les lits de cailloux emportés, avec les seules traces de vie fantôme des casernes et forteresse militaires en ruine, avec la route elle-même qui en contrebas devenait la surface d'une rivière argentée, avec ce paysage comptant ses cirques lunaires, avec l'aspect de terril gigantesque du sommet de la Bonnette, c'était quelque chose que cette traversée déshumanisante. Au bout d'un certain flottement temporel, nous sommes enfin passés de vallée à vallée, nous arrêtant incongrûment à cet endroit pour uriner là où l'aspect de terril gigantesque du sommet de la Bonnette lavait toutes les certitudes. Nous avons plus bas quitté la terre sombre, puis l'herbe de paysages nus pour retrouver les flancs de collines couvertes de sapins avec des routes ayant à nouveau un côté ravin et un côté falaise. Aux virages du chemin, nous pouvions saisir du regard à la dérobée des cascades violentes que seules les anfractuosités de leurs lits verticaux rendaient discrètes. Nous avons bientôt retrouvé le paysage de vallées encaissées typique de l'arrière-pays niçois donc, avec tantôt la route et un peu plus loin la rivière en parallèle, ou bien avec tantôt le resserrement d'un canyon quand la route longe un petit ravin creusé par la rivière qui se serre près de nous, cours d'eau et voitures longeant alors des falaises de roches irrégulières et anguleuses qui veulent mordre sur notre passage. Nous sommes revenus aux villages colorés avec les petites rues et places accueillantes d'un monde apaisé du sud. A Saint-Etienne-de-Tinée, j'ai pu voir un flanc de colline qui a été ravagé par une avalanche il y a quelques années, la neige a emporté le sol et ses végétations, et donc un flanc de colline a l'air d'un tas de gravats au milieu de la verticalité d'infinies sapinaies naturelles. Puis, encore, près de Daluis et Roubion, encore beaucoup de conifères, mais aussi de la pierre violette apparente, qu'on appelle schiste rouge, mais que j'ai trouvée proprement stupéfiante, car c'était du violet sombre à mes yeux, une de mes plus belles sensations rocheuses avec les ocres particuliers de l'Estérel en bord de mer. Et enfin dans la tombée de la nuit, Nice et un parcours connu finissaient une boucle de deux jours qui avaient encerclé trois quarts du département des Alpes-Maritimes et une bonne part du département des Alpes de Haute-Provence. Sur des routes qui conditionnaient strictement notre trajet, nous avions pris un bon bol d'air d'évasion planétaire entre des vallées profondes qui attiraient la pensée vers des abîmes et des montagnes majestueuses qui aimantaient nos regards du côté du divin.

dimanche 12 juillet 2015

A propos de la crise grecque

Les gens s'excitent beaucoup au sujet de la Grèce.
Quelques remarques.
1) Obama est parfaitement hypocrite quand il considère qu'il ne faut pas accabler les grecs avec l'austérité et le remboursement de la dette, puisque les américains pilotent en sous-main l'Union européenne et sont donc de bons responsables de ce qui arrive, sans oublier que les américains ont refilé aux européens les actifs toxiques de la crise de 2008, tandis que nos gens si compétents qui font des gorges chaudes quant à la Grèce n'ont rien fait pour empêcher que ces actifs toxiques ne pénètrent massivement dans notre économie.
2) Tsipras n'a jamais dit qu'il voulait sortir de l'euro. Au contraire, il profite d'une faille des institutions européennes : comme il est impossible de virer un pays de la zone euro, c'est son parti qui a les moyens de faire pression. Menacer de virer la Grèce, ce n'est que paroles en l'air, puisqu'il y aurait un procès demandé par Tsipras et que ce serait discréditer les traités européens que de passer si violemment outre au cadre juridique des institutions. Certaines analyses cherchent à rencontrer une incarnation de leurs thèses dans une personne, dans l'Histoire en marche, mais non Tsipras ne parle pas de sortir de l'euro et les européens n'ont aucun moyen juridique de l'y contraindre.
3) Le référendum a l'air d'être un appel démocratique, mais il est biaisé, puisque Tsipras n'explique rien au peuple, ne propose pas même la sortie de l'euro et de l'Union européenne, il s'agit juste d'un oui ou d'un non sur la poursuite des négociations, et on se demande d'ailleurs le contenu précis de la lutte engagée par ce non. En réalité, Tsipras est un cheval de Troie, et cette fois non pas grec, mais américain. Restructurer la dette, c'est de la novlangue, ça veut dire soit l'annuler carrément, soit la réduire, et on sait que la dette ne sera jamais remboursée, donc c'est le faux aspect non négociable du bras de fer. Réduire la dette, cela a bien un effet positif, cela rassure les investisseurs qui reviennent, mais Tsipras accepte alors l'austérité, les privatisations dépouillant la Grèce, la politique selon les voeux de Bruxelles, etc. Ne prenez pas Tsipras pour un héros, ce n'en est pas un, et tous ces rebondissements sont bien trop élaborés que pour être crédibles. Il joue contre son peuple en réalité. Il voulait auparavant travailler à la commission européenne, et Varoufakis non plus n'est pas fiable. Leurs discours, c'est de l'enfumage, c'est de la politique politicienne. Il eszt d'ailleurs en train d'user son peuple et sa trahison c'est, une fois au pouvoir et face à une telle occasion, de ne pas avoir informé son peuple de la situation, des effets de l'appartenance à la zone euro et à l'Union européenne, de ne pas avoir proposé un référendum sur la sortie de l'euro, en précisant que trois années allaient être dures mais qu'après le pays repartait. Il a raté une occasion en or pour son peuple. Là, vu que le problème c'est la logique folle d'une Union monétaire entre des pays aux économies trop différenciées, la Grèce va de nouveau créer une crise dans les mois à venir. Quant à nos politiques, ils ne veulent pas expliquer aux français par ailleurs que l'argent envoyé en Grèce est à mettre dans une case funeste 'pertes et profits' et ils beuglent comme des indignés contre les grecs. Mais ils ont été incompétents et doivent des explications aux français pour ce qui est de ce pays-ci, contributeur net dans la zone euro.
4) On accuse les allemands et il est vrai que ceux-ci ont profité d'une belle remise de dette dans les années cinquante, il est vrai aussi que l'Union européenne en acte révèle de manière criante que les européens du nord n'ont aucun sentiment de solidarité pour les européens du sud, raison de plus pour se barrer au plus vite de cette machine infernale, mais les allemands n'ont pas plus demandé que les français de faire l'Union européenne, ils y ont été contraints, et à l'époque de Giscard ils avaient exprimé leurs réticences sur l'entrée de la Grèce dans l'Union européenne. Certes, l'euro est un deutschmark qui n'en pas le nom, l'euro est presque aussi fort que le serait le deutschmark s'il existait encore, on voit aussi que l'Allemagne pour maintenir sa compétitivité a fait souffrir les bas salaires qui ont perdu en dix ans quinze pour cent au moins de leur pouvoir d'achat, 20% de la population. Mais, les allemands sont pris au piège comme les français, et ils font ce qu'ils peuvent pour eux s'en sortir en fonction de leurs intérêts. C'est les institutions européennes et la mainmise des américains sur l'euro et nos institutions le problème. Et Tsipras, ce n'est pas un révolutionnaire du dix-neuvième siècle, je ne demanderais pas à Hugo d'écrire une orientale à son sujet.