jeudi 27 juin 2019

Petite note d'une mystique de l'avenir chez Rimbaud

Dans une réaction au sujet de l'article d'Yves Reboul, j'ai accordé jusqu'à un certain point que Rimbaud ne mettait pas les pieds dans une mystique de l'avenir, mais avec des réserves. Une eschatologie, ça se définit, c'est un peu le terme grandiloquent qui sert trop facilement de repoussoir.
En tout cas, si je ne l'ai pas mentionné dans mon article, j'ai songé au même moment à ces vers de "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple":

Ô cité douloureuse, ô cité quasi-morte,
La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir
Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
Cité que le Passé sombre pourrait bénir:
(...)
Certes, Rimbaud ne décrit pas comme Hugo ce que serait cet Avenir, mais on a bien l'expression d'une mystique de l'Avenir qui n'est pas de l'ordre du sarcasme.
Pour moi, je suis d'accord avec Yves Reboul dans le refus des lectures marxiennes de Rimbaud. On ne lit pas de manière marxienne Une saison en enfer: ça n'a pas de sens, ni la quasi intégralité de ses poèmes en vers. A la limite, on peut faire une lecture marxienne en trompe-l'oeil de certains poèmes en prose des Illuminations, ce qui ne veut bien sûr pas dire que ces lectures sont valables.
De toute façon, Rimbaud, ce n'est pas un poète qui réfléchit sur les moyens de s'emparer du mode de production au profit des classes les plus défavorisées et les plus opprimées. Et l'idéologie marxienne est vouée à mourir. Les derniers marxiens sont déjà âgés et la jeunesse est complètement indifférente à la question marxienne. La jeunesse actuelle est plus dans l'idéologie libertaire. Peut-être qu'elle sous-évalue l'importance du mode de production, des ouvriers qui sont derrière les machines qu'ils utilisent, des dos qui sont cassés pour faire leurs produits, des gens exploités dans le monde même pour faire leurs produits soi-disant écoresponsables, d'ailleurs quoi de plus attaché au téléphone portable qu'un végétarien écolo ? Aujourd'hui, la jeunesse est plus dans l'écologie, dans le sentiment qu'on appuie sur un petit bouton pour qu'il sorte des fraises partout, on n'est pas du tout dans une époque favorable à la pensée marxienne et donc je n'imagine même pas comment on va séduire cette jeunesse en leur parlant d'un Rimbaud annexé sans que ses textes en fassent foi à un militantisme prônant la prise de possession de l'appareil de production.
Puis, si Rimbaud dit que cet Avenir sera matérialiste dans sa lettre dite du "voyant", ce n'est pas le matérialisme historique qu'il vise, c'est les règlements de compte avec la religion et c'est un matérialisme qui s'articule à un spiritualisme, puisque Rimbaud a exposé son credo matérialiste un an avant d'écrire cette formule de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Le matérialisme de Rimbaud, il est en partie lucrécien, il est exposé dans Credo in unam où on voit très bien qu'il n'est pas incompatible avec un ressort spiritualiste.
Après, la Commune semble avoir été fortement composée de néo-jacobins comme le rappelle Reboul, et j'avoue que ce terme de jacobin est un peu étrange face à l'idée d'un Rimbaud libertaire et anarchiste. J'en sais rien jusqu'à quel point Rimbaud était obnubilé par Andrieu, lequel était un éborgné assez arrogant malgré tout, et Rimbaud n'est pas resté auprès d'Andrieu dans tous les cas. Mais, j'observe que Rougerie, l'historien spécialiste de la Commune que Reboul lui-même signale comme la référence à lire en priorité dans son livre Rimbaud dans son temps, Rougerie donc emploie plusieurs fois le terme de libertaire pour qualifier l'état d'esprit de la Commune de Paris de 1871.
Enfin, il y a un dernier plan qui fait que je suis réservé quant à l'intervention de Reboul. Celui-ci veut chasser l'idée d'un Rimbaud un peu effaré, un peu mystique, même si jusqu'à présent on a jamais affronté de face la question de Swedenborg. Je ne parle pas d'Eliphas Lévy, je parle bien de Swedenborg dont on sait qu'il a visiblement été lu de près par Rimbaud. Mais, il y a autre chose. Rimbaud formule des propos métaphysiques, annonce dans Une saison en enfer qu'il s'est trop enflammé pour certaines perspectives d'artiste, etc. Et il prend la plume pour faire un bilan en estimant que c'est important qu'il le fasse. Il écrit quand même des choses puissantes dans "Le Bateau ivre", dans "Génie", etc. Et là, j'ai l'impression que Reboul applique une lecture universitaire à la Etiemble ou à la Fongaro pour dire Rimbaud fait mine d'écrire des choses exaltées pour nous épater, pour avoir du style, mais son discours c'est de dire que c'est joli, mais c'est de la blague. On prend le poème "Aube", le poète s'exalte, il nous fait une petite narration mirifique, puis on a la pirouette finale : "je me réveille, j'arrête de délirer." Regardez-moi, je fais trois paragraphes de délires poétiques mieux que les autres, et puis je sors en vous rappelant que la poésie c'est ridicule d'en faire et d'y croire. Il y a un truc qui ne va pas dans cette thèse. Rimbaud s'investit à fond, développe de la pensée, pour nous dire à la fin que ce n'est qu'une vaste plaisanterie !?
En parallèle, j'annonçais une étude des "f" bouclés de la lettre de 74 et Jacques Bienvenu a publié dans la foulée une étude à ce sujet où il évoque l'idée que les manuscrits des Illuminations auraient été recopiés finalement plus tard qu'on ne l'a cru. Nouveau et Rimbaud auraient été ensemble en février-mars 1875, juste avant le séjour d'Arthur en Allemagne, et c'est à ce moment-là que les poèmes auraient été recopiés, si j'ai bien lu l'article. Il faut remarquer que j'ai toujours trouvé à cette liasse une désinvolture. On aurait bien des copies sur le tard à un moment de fort désintérêt de Rimbaud pour la poésie, une tentative tardive de publication, mais velléitaire. J'avais déjà lu un avis de graphologue qui disait que les manuscrits des poèmes en prose manifestaient plutôt un manque d'imagination, etc., ce qui était relevé avec indignation comme un jugement paradoxal et même impertinent par les rimbaldiens au vu du prestige des poèmes en prose.
Un aspect particulier de l'hypothèse de mises au propre en 1875 peut toutefois relancer l'idée de poèmes composés au-delà de juin 1874, avec notamment un retour des spéculations sur d'éventuels renvois à La Tentation de saint Antoine de Flaubert. Toutefois, je reviendrai avec mes arguments ponctuels précis pour soutenir que plusieurs poèmes en prose des Illuminations ont été composés avant Une saison en enfer, notamment "A une Raison", "Being Beauteous", "Bottom", "Nocturne vulgaire", "Ville", "Guerre", "Vies", dans la mesure où il y a des éléments précis sur lesquels appuyer l'argumentation.
En fait, tout se passe comme si le détail de l'argumentation n'avait aucune importance : quand on dit qu'un poème en prose est antérieur à Une saison en enfer, à cause de contradictions de discours de la part du poète, on n'est pas écoutés pour ce qu'on dit, on subit une assimilation implacable à celui qui voit très grossièrement Une saison en enfer à un adieu à la littérature et à une critique de tout ce que le poète a produit, alors que c'est bien le détail de l'argument, détail capable d'assumer des nuances, qui devrait faire débat. Mais nous y reviendrons...

Intermède : un authentique Caravage retrouvé à Toulouse

Les journalistes ont visiblement manqué d'engouement pour la vente d'un authentique Caravage à Toulouse, ils ont très peu mis l'accent sur cet événement exceptionnel et unique au monde, ils ont aussi relayé un sentiment de réserve qui, pour le coup, n'était pas pertinent.
Aujourd'hui jeudi, dans l'après-midi, devait avoir lieu la vente aux enchères à la Halle aux grains à Toulouse de l'un des plus beaux tableaux du monde. La fête n'aura pas lieu, puisque finalement l’œuvre a été vendue dans la discrétion ce mardi même. Il faut sans doute se réjouir que les journalistes n'aient pas eu le nez fin, n'aient fait aucun tapage médiatique, et il faut sans doute même se réjouir aussi qu'il n'y ait pas de vente aux enchères, car la toile aurait pu filer dans une collection privée de nabab thésauriseur, voire être exposée à tous les dangers sur un yacht de milliardaire. En fait, la toile va être récupérée par un musée, probablement américain.
Tout au long de la semaine passée, en tout cas, cette saisissante peinture était exposée gratuitement au cabinet du commissaire-priseur de 14h à 18h, dans une pièce sombre avec un éclairage au néon qui traçait une ligne oblique en conformité avec la pratique du clair-obscur du Caravage. J'y suis allé vendredi et dimanche. Par ailleurs, il y a un site officiel bien fourni qui, maintenant, que la vente a eu lieu devrait bientôt être fermé.
Je me suis fait remarquer bien évidemment, mais positivement : j'ai jouté quelque peu avec un gars, peut-être québécois, qui m'a demandé mon avis et comme je lui disais qu'il était à l'évidence authentique, il a sorti que non, que la géométrie n'était pas respectée, que la direction du regard de Judith n'allait pas... Je lui ai répliqué : "Mais quel défaut de géométrie ?", "Mais c'est une composition forte, avec le triangle des trois têtes, les jeux des regards, le triangle de la toile qui nous fait entrer dans le petit espace confiné d'une tente militaire...", "Hein ! mais c'est l'un des plus beaux tableaux du monde !", "Mais je ne peux rien vous répondre puisque vous décidez que Judith doit forcément regarder dans une certaine direction au nom d'une loi que je ne connais pas." Il a vociféré : "C'est nul. Les yeux sont nuls." Là, le commissaire-priseur est arrivé et il a voulu contredire le type agressif en se mettant devant le tableau pour commenter les yeux à l'aide d'une petite lampe, mais, dans l'obscurité de la pièce, l'hurluberlu s'est vite enfui avant que je ne m'en aperçoive, je l'ai juste vu de loin de dos qui filait vers la sortie sans demander son reste. J'ai eu le beau rôle du coup, et puis les gens étaient contents et il y a eu un regain d'échanges enthousiastes dans la salle. J'avais brisé le tabou de la réserve prudente en disant sans peur d'être repris que le tableau était authentique et l'un des plus beaux du monde.
Les conditions de découverte de cette toile sont complètement folles. Vous allez dans votre grenier et vous tombez au choix sur un poème inédit de Rimbaud, un original du Caravage ou un buste de Praxitèle. Et, pourtant, le tableau du Caravage est authentique.
Pour établir cette authenticité, on peut énumérer les preuves, mais on peut aussi les organiser pour établir la preuve en deux temps. Dans un premier temps, il faut montrer que la composition est de Caravage. Dans un second temps, pour faire le départ entre une copie et un original, il faut se pencher sur l'exécution.
Il faut aussi préciser deux choses importantes. Nous possédions déjà une copie de ce tableau. Attribuée à Finson en tant que copie d'un authentique Caravage, une variante de notre toile est conservée à Naples. Cerise sur le gâteau, on a un truc assez inédit dans le domaine de la copie, c'est que la toile de Finson conservée à Naples est un montage de deux toiles exactement pareil au montage de la toile toulousaine. En effet, le tableau joint une toile de plus grande dimension à une toile plus petite en-dessous et on peut facilement voir le relief de la ligne de jonction qui passe horizontalement au niveau du bras arqué d'Holopherne. Il existe sans doute huit copies par Finson d'une Madeleine du Caravage, mais là on a une identité des toiles. En fait, Finson semble avoir profité d'une absence du Caravage pour exécuter une copie en douce et on peut considérer qu'il a imité l'enchâssement de deux toiles, parce que c'était une information connue qu'il était obligé de faire passer dans la copie. Le but de Finson, c'était de vendre les toiles du Caravage, mais en vendre des copies à gens qui n'y connaissent rien, cela lui permettait de doubler les bénéfices espérés. En tout cas, on n'imagine pas une copie de copie de copie où on s'appliquerait scrupuleusement à respecter le montage initial sur deux toiles. Il y a bien dans la confrontation des deux toiles l'idée qui s'impose d'un original face à une copie, et pas du tout l'idée de deux copies. La comparaison stylistique entre l'exécution de la toile de Toulouse et celle de Finson conservée à Naples doit être à même de lever tous les doutes. Enfin, dans ces débats sur l'attribution d'une œuvre, il faut considérer le cheminement connu ou supposé du tableau. Le Caravage avait déjà composé une première version de Judith en train de trancher la tête d'Holopherne, mais on savait qu'il en existait une nouvelle version, peinte à Naples en 1607, qui était cité en compagnie de La Madone du rosaire aujourd'hui conservée à Vienne. Finson a résidé un certain temps dans le sud de la France et notamment à Toulouse, mais ensuite on a des échos sur ces deux tableaux du Caravage aux Pays-Bas ou à Anvers. Rubens s'est intéressé à La Madone du rosaire, pourtant moins séduisante que cette nouvelle version de Judith et Holopherne. Or, en 2014, on a retrouvé l'original de la Judith et Holopherne dans un grenier de Ramonville-Saint-Agne, à proximité de Toulouse.
C'est là qu'il y a un souci. On sait que cette toile retrouvée à Toulouse a été réentoilée en France entre 1790 et 1820 à peu près, ce qui se démontre par des faits matériels, donc la toile était en France à cette époque qui rappelle le souvenir des butins des guerres napoléoniennes. On pourrait penser que lors d'une guerre napoléonienne le tableau a été trouvé aux Pays-Bas et puis ramené en France où il a été réentoilé. Mais un truc me dérange. Si c'est un butin militaire, le tableau n'avait aucune raison de retomber dans l'oubli. En plus, on a une coïncidence qui s'impose dans la mesure où on le retrouve dans un grenier des alentours de Toulouse, ville où Finson avait longuement séjourné, et ville au début du dix-septième siècle qui était sans doute très pieuse, très tournée vers la Contre-Réforme et où des acquéreurs potentiels d'un Caravage ne devaient pas manquer. Il va de soi que les toulousains n'y connaissaient rien au Caravage. Le Caravage était un peintre très célèbre de son vivant, mais en-dehors de l'Italie et en_dehors de gens comme Poussin, Rubens, etc., personne ne pouvait deviner d'intuition c'est quoi la touche géniale du Caravage. Finson pouvait aisément vendre sa copie à un toulousain en la faisant passer pour un authentique Caravage. Et en fait, moi, je voudrais connaître le cheminement de la copie conservée aujourd'hui à Naples, parce que, de deux choses l'une, ou bien le tableau est à Toulouse depuis le premier quart du dix-septième siècle et c'est la copie de Finson qui est remontée aux Pays-Bas en compagnie de La Madone du rosaire, et cela expliquerait que Rubens ne se soit intéressé qu'à La Madone du rosaire, tableau de commande religieuse qui, malgré une belle partie sur les nombreuses mains éclairées qui se tendent vers la vierge n'est quand même clairement pas du niveau saisissant de la Judith et Holopherne de Toulouse, ou bien le tableau est parti aux Pays-Bas et est revenu à Toulouse du temps des guerres napoléoniennes. Cette dernière hypothèse tend à s'imposer pour l'instant, en se fondant sur les écrits des Pays-Bas qui parlent d'une Judith et Holopherne du Caravage, mais il me semble qu'il faut déterminer en parallèle le cheminement de la copie de Finson conservée à Naples avant de trancher avec assurance. Instinctivement, je pense que le tableau est à Toulouse depuis le premier quart du dix-septième siècle, je n'arrive pas à me laisser séduire par l'hypothèse. Quelque chose cloche. Précisons d'ailleurs que, même si le roi Louis XIV avait dans sa chambre à coucher le tableau de La Mort de la Vierge,  Caravage, si réputé de son vivant, est un artiste qui est tombé complètement dans l'oubli peu après sa mort. On citait Carrache, Nicolas Poussin, un peintre français probablement peu favorable au Caravage, mais plus jamais Le Caravage lui-même. C'est un artiste qu'on a redécouvert au vingtième siècle, en partant des œuvres authentiques attestées qui étaient présentes dans des églises, notamment l'église Saint-Louis des français à Rome. Autant, aux Pays-Bas, il y avait des témoignages écrits qui montraient que les gens étaient conscients qu'il s'agissait d'un Caravage, autant à Toulouse personne ne pouvait attribuer un tableau non signé à un artiste tombé dans l'oubli.



Intéressons-nous au tableau lui-même.
Vous pouvez passer un temps très long à comparer l'original du Caravage et la copie de Finson. Par exemple, la manche en dentelle qui dépasse de la robe noire de Judith. Sur l'original toulousain, vous avez des petits traits blancs et du coup la suggestion de la transparence de cette dentelle, alors que Finson il remplit consciencieusement de blanc toute la manche en dentelle, des gros à plats où il n'y aucune magie du pli et aucune suggestion de la transparence. Sur la toile du maître, admirez l'épée, soit sa lame brillante, soit son pommeau doré. Après, vous vous reportez à la toile de Finson où éclate la copie de quelqu'un qui n'arrive même pas à reproduire ce qu'il voit, qui ne voit peut-être même pas ce qu'il faut voir dans la toile du Caravage. Le Caravage était hostile aux copies de ses oeuvres, et il s'était déjà insurgé contre des copies qu'il considérait de piètre qualité. Il semble aller de soi que Finson n'a pas exhibé sa copie aux yeux du maître, mais il y a autre chose. La toile de Toulouse, vous devriez vous dire qu'elle est une copie géniale face à la copie terne conservée à Naples et admise comme étant de la main de Finson. Comment vous faites pour construire l'histoire de deux copies inespérées d'un tableau du Caravage, l'une géniale, l'autre médiocre ? Qui plus est, toile toulousaine est sans doute un laboratoire d'expériences nouvelles, car ce que j'ai dit sur la manche en dentelle me semble entrer en conflit avec des tableaux plus anciens du Caravage où le peintre apposait plus de blanc et ne jouait pas ainsi avec les lignes vives et fuyantes des plis, et avec la suggestion de la transparence.
La comparaison entre les deux versions de Judith et Holopherne est elle-même éloquente. On devine que c'est le même modèle pour les deux Judith, avec quelques années en plus dans le cas du tableau toulousain : même bouche, même nez, même menton, etc. Les tableaux ne reflètent pas du tout un même état d'esprit au plan du sujet, comme au plan de l'exécution technique, et c'est à chaque fois à l'avantage du tableau toulousain. On a un instantané sur l'exécution d'Holopherne, nous sommes au moment précis où l'action est accomplie, nous sommes à la seconde du châtiment et le regard de Judith est celui de l'acte accompli, mais dans un frémissement encore de défiance face au public. IL faut d'ailleurs savoir que les expertises du tableau toulousain ont permis de constater que à l'origine la Judith toulousaine regardait Holopherne comme dans la première version, mais le peintre a réorienté le regard vers le spectateur en créant une figure bouleversante. Figurez-vous que quelqu'un m'a soumis un rapprochement fascinant. A la même époque, toujours vers 1607, lors d'un séjour à Malte, Le Caravage a peint un portrait en pied d'Alof de Wignacourt, chevalier de l'ordre de Malte, où on a un page sur le côté qui regarde le spectateur à travers la toile dans un visage saisissant de ressemblance avec celui de la nouvelle Judith...


Le Caravage utilisait deux miroirs pour peindre, ce que nous savons par des écrits d'époque quand le peintre voulait récupérer ses affaires qui lui avaient été confisquées. Plusieurs de ses tableaux contiennent des autoportraits où reconnaître sa façon de poser avec barbe et moustache, ses grands sourcils, et aussi ses dents écartées. Sur les deux Judith et Holopherne, on a la même maîtresse du Caravag qui pose pour Judith et à chaque fois on a Le Caravage lui-même en Holopherne. Les décapitations sont très nombreuses dans les tableaux du Caravage, sans oublier sa peinture de Méduse sur un bouclier en bois, et on voit aussi son obsession pour les noeuds et pour les boucles d'oreille. La boucle d'oreille de Judith se retrouve dans d'autres tableaux. L'énorme nœud rouge fait écho à d'autres noeuds dans les tableaux du maître. La vieille avec un goître correspond à un modèle authentique du maître qu'on rencontre sur d'autres tableaux et nous pouvons même constater l'évolution du goître de plus en plus prononcé avec le temps qui passe. Même si Le Caravage n'était sans doute pas un sujet très pieux, il faut remarquer dans la composition du tableau comment le noeud rouge dans la toile de la tente militaire fait écho au goître d'un côté par la forme et au cou tranché d'Holopherne. Le goître est à comparer au décolleté de Judith, contraste entre la hideur de la vieille et la beauté de la femme qui a séduit Holopherne pour pouvoir le tuer. Le rebord du matelas fait lui-même écho à l'énorme noeud rouge, on sent une composition organisée. Le regard d'Holopherne est lui-même impressionnant. On peut penser qu'il regarde son bourreau Judith, mais il a aussi les yeux révulsés de la mort quand on le regarde bien de près, car il y a vraiment des détails expressifs en ce sens qui ressortent. Et comment cela pourrait-il être passé dans une copie ? On voit bien que le génie ressort du tableau toulousain, le tableau moins bien peint perdrait une partie de ses effets. Le tableau s'impose, c'est une évidence.
On trouve des doigts ronds à la manière des autres tableaux du Caravage, on trouve des incisions, on rencontre aussi des repentirs autres que le changement de direction du regard de Judith. Si c'était une copie, on n'aurait pas tous ces repentirs, ou alors les repentirs d'une mauvaise copie, mais le tableau n'est justement pas mauvais. De toute façon, les repentirs, c'est des changements de motifs, ça n'a rien à voir avec des erreurs de copie ici.
Ce serait une erreur de tiquer sur des particularités comme la main épaisse de Judith qui, dans l'ombre, tient l'épée. Il y a d'ailleurs des effets d'exagération, les rides de la vieille Abra notamment, qui laissent supposer que le tableau est conçu pour être regardé d'un peu loin, pour prendre de la profondeur. On a un magnifique effet du drapé rouge qui nous inclut dans l'espace confiné de la tente militaire. La tête de Judith est marquante, mais aussi la main d'Abra avec tout le subtil décalage des doigts entre eux. On a une tête d'Holopherne qui est d'une brutalité et crudité saisissantes. Rappelons que Le Caravage est désormais poursuivi pour meurtre et vers la fin de sa vie il va encore perdre un David et Goliath où il fait son autoportrait en personnage décapité avec ses dents écartées, irrégulières et un peu choquantes. Le tableau vit des obsessions morbides du génie.


Bref, l'événement qui a eu lieu à Toulouse, mais il risque de ne plus jamais se reproduire. Découvrir un tableau dans un tel état de conservation impeccable qui est une oeuvre connue, mais jusque-là perdue d'un des plus grands noms de la peinture, tableau qui en plus s'impose même comme une des plus fortes réussites du maître, comme une oeuvre expérimentale révolutionnaire, découvrir un tableau qui a un tel degré de réalisme, un tel charme de détails vifs laissant planer l'idée d'une exécution aisée et rapide, découvrir un tableau daté de 1607, et donc antérieur aux morts de Cervantès et Shakespeare, antérieur à Corneille, Racine et Molière. Quand on imagine qu'une anthologie de la Littérature française du seizième siècle, on cite essentiellement des poètes, mais un seul conteur ou romancier Rabelais, un seul penseur Montaigne, un seul dramaturge Garnier, alors que les textes ce n'est pas ce qui est le plus difficile à conserver et à copier fidèlement, et là on a ce tableau presque surgi de nulle part avec une fraîcheur d'éclat qu'on lui a rendu, mais qui est là, c'est fascinant... J'ai vécu l'un des événements culturels majeurs du vingt-et-unième siècle !

dimanche 16 juin 2019

Un article en ligne d'Yves Reboul sur la lettre de Rimbaud à Andrieu en 1874

Lien pour lire la contribution d'Yves Reboul : ici

Alain Bardel vient de mettre en ligne sur son site rimbaldien une réaction d'Yves Reboul au sujet de la lettre à Andrieu découverte récemment, elle s'intitule sobrement "Quelques remarques sur une lettre inédite de Rimbaud à Andrieu".
En préambule, Reboul précise que la lettre ne lui paraît pas suspecte et c'est évidemment ce que je pense moi-même. Je n'envisage pas une seconde la possibilité d'un faux.
Le critique rimbaldien avertit que cette lettre est onze fois importante pour onze raisons distinctes qu'il énumère.
Pour le point 1, il s'agit de l'unique lettre connue de Rimbaud pour l'année 1874, et en plus elle est datée au plus près du séjour de Rimbaud à Londres avec Nouveau, séjour pendant lequel on pense que Rimbaud a recopié, un peu avec l'aide de son colocataire, les manuscrits des poèmes en prose aujourd'hui connus sous le titre Illuminations. Ce point 1 a une conséquence : nous allons pouvoir procéder à une étude graphologique comparative entre cette lettre et les manuscrits des poèmes en prose, avec le relevé des "f" bouclés si chers à Bouillane de Lacoste. Nuançons tout de même ! Reboul parle au singulier du "manuscrit" des Illuminations, ce qui sous-entend l'unité du dossier, et même une unité fixée dès l'époque du séjour des deux poètes à Londres. Objectivement, nous avons un ensemble de feuillets manuscrits qui ne devient dossier qu'à la mesure d'un procédé de publication ultérieur. Ensuite, il ne faut pas oublier que Rimbaud et Nouveau ont d'abord été ensemble en France,  à Paris même. Ils sont en contact depuis la fin de l'année 1873, et par conséquent la copie des manuscrits des poèmes en prose peut s'échelonner dans le temps de fin 1873 à juin 1874. Le cadre anglais est trop restrictif.

Les points 2 à 5 sont très intéressants, mais je n'ai pour l'instant rien à ajouter de pressant, j'invite simplement à s'y reporter.

Pour les points 6 et 7, j'y adhère fortement. Le socialisme dont parlent Verlaine et Rimbaud vient de l'esprit quarante-huitard, et a des bases différentes et du marxisme, et même de Bakounine, et de tout le chapelet de définitions du mot "socialisme" qui pourrait permettre de séquencer le vingtième siècle et le début du vingt-et-unième. Je crois comprendre que Reboul veut souligner un esprit socialiste héritier de 48 qui caractérise la pensée de Rimbaud et Verlaine et qui, tout au long du vingtième siècle, a été annexée à une pensée soit carrément communiste, soit à une pensée marxienne supposée délivrée du carcan communiste.
Reboul rappelle aussi que la plupart des communeux avait une pensée jacobine ou néo-jacobine, et il faut aussi rappeler qu'il y a eu une minorité de communeux dont Vallès et Andrieu qui était opposée au Comité de salut public mis en place dans les dernières semaines de mai 1871.
Pour moi, il y a d'un côté une tendance chez un grand nombre de lecteurs de Rimbaud à nier l'importance de l'intérêt du poète pour la politique, à la minimiser en tout cas. C'est un peu comme si malgré ce qu'il dit dans la lettre du 15 mai à Demeny sur les "travailleurs", etc., Rimbaud ne semblait s'être intéressé à la politique qu'à la marge dans toute sa correspondance et comme si toutes les images de ses poèmes n'avaient pas à être érigées en métaphores politiques fondées ou non sur certains lieux communs. Face à ce refus, plusieurs commentaires ont bien montré que des progrès remarquables dans la compréhension des textes s'accomplissaient à la mesure d'investigations sur le sens politique possible des énoncés rimbaldiens. Mais nombre de ces commentaires font partie d'une surface de compréhension marxienne, dont moi je m'excepte, et dont visiblement Yves Reboul aussi s'excepte. Pour plusieurs raisons, je ne prétends pas pour l'instant avoir les connaissances aguerries qui me permettraient de parler avec aisance du positionnement politique rimbaldien. Je me donne encore quelques années pour cela et j'ai pas mal de livres que j'ai récemment achetés et que je lis à mon rythme, pratiquant une innutrition calme de ruminant. Et je suis réticent à publier mes petits progrès actuels. Ceci dit, j'ai tendance à considérer que Rimbaud parle volontiers de "liberté libre", que Verlaine célèbre Louise Michel, et pour moi il existe une opposition importante entre l'idéologie libertaire et l'idéologie communiste. Le communisme et des personnages qu'on nous présente en martyrs comme Troski ont persécuté les anarchistes et les libertaires. Je ne dis pas que Rimbaud est libertaire ou anarchiste, mais il me semble à l'évidence plus proche de ces courants de pensée que du communisme ou du marxisme. Le problème, c'est qu'il reste à ne pas confondre esprit libertaire et puis toute forme de courant politique anarchiste, à quoi ajouter que l'anarchisme ne s'est constitué en courant de pensée ou mouvement, qu'après la Commune, ce qui pose aussi la question du risque d'interprétation anachronique de la pensée politique de Rimbaud. En tout cas, la filiation marxienne de Rimbaud n'est pas crédible au vu des textes qu'il a produits. Après, j'ignore comment au-delà de la question du socialisme marxien Reboul situe Rimbaud par rapport à la Louise Michel de l'époque de la Commune, par rapport éventuellement à Bakounine, par rapport à Stirner dont Delahaye a prétendu que Rimbaud s'était inspiré pour son poème "L'Eternité" (mais en fonction de quelle traduction précoce ?), ni comment Reboul situe exactement Rimbaud par rapport au formatage de la presse en fait de discours communards, puisque Rimbaud était pré-communaliste et puis communeux en fonction non pas de lectures théoriques plus ou moins érudites, mais en fonction de lectures de journalistes comme il le clamait dans ses lettres, celle à Demeny d'avril 1871 notamment avec les noms de Vermersch et Vallès. Certes, Rimbaud n'est pas disciple d'un Maxime Vuillaume qui a rédigé un ouvrage sur la Commune où il tente de se justifier, mais il me semble qu'un adolescent est tributaire de ses lectures, et des journalistes quand c'est l'essentiel de sa pâture en fait de formation politique accélérée. Je n'ai pas lu Eduard Bernstein auquel Reboul semble faire allusion non plus. Qu'en est-il de l'influence de Proudhon, père un peu approximatif de l'anarchisme et penseur mis en avant au début du "Chant de guerre Parisien" par calembour sur sa formule "La propriété, c'est le vol", formule parodiée ensuite au sujet précisément de Rimbaud par Verlaine dans l'Album zutique? Rimbaud n'a pas pu lire l'essai de Charles Fourier Le Nouveau monde amoureux, mais il me semble impossible de ne pas envisager des échos sensibles avec ce titre et en tout cas des textes de Fourier dans certains poèmes des Illuminations. La lecture de Swedenborg est clairement revendiquée par Rimbaud, vu qu'il offre un exemplaire d'un livre de ce mystique à sa sœur. Je suis vraiment curieux de lectures capables de tenter de dresser un portrait politique de Rimbaud en fonction de son époque, de ses lectures, des lectures qu'il évoque dans ses poèmes, en fonction d'un dépassement de l'autoroute marxienne imposée au vingtième et quelque peu anachronique par-là-même.

Pour les points 8 et 9, Reboul s'intéresse à l'ironie évidente de cette lettre et à son mépris pour la littérature eschatologique. Ceci est important, mais pose aussi le problème de la réception de textes tels que "Bateau ivre", "Voyelles" et "Aube". Pour "Le Bateau ivre", je défends une lecture communarde du poème où les intertextes hugoliens permettent de comprendre qu'il y a justement un affrontement à Hugo et un refus de l'eschatologie du pourtant superbe recueil de poésies qu'est La Légende des siècles. Rimbaud réplique aux poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel". C'est pour cela que l'idée de garder les intertextes hugoliens pour soutenir que "Le Bateau ivre", tout en faisant allusion à la Commune, dialogue plutôt avec le projet baudelairien de plonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau me semble lâcher la proie pour l'ombre. Tout se passe comme si Rimbaud était un simple montreur d'allusions à Hugo, alors que, dans mon article de 2006, même si je n'ai pas su me faire comprendre, j'ai dit en toutes lettres que ces "emprunts" supposaient un dialogue serré qui était l'essentiel du poème et qui était lié à un débat entre deux poètes sur la Commune. Beaucoup de rimbaldiens, marxiens comme Murphy ou non comme Murat, adhèrent à une relation de binôme à binôme : ils considèrent que "Voyelles" renvoie au sonnet "Les Correspondances" et que "Le Bateau ivre" fait écho au poème qui clôt Les Fleurs du Mal depuis la seconde édition de 1861: "Le Voyage". Si les liens sont indéniables entre "Voyelles" et "Les Correspondances", il n'en reste pas moins que, de l'aveu de Baudelaire lui-même dans Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains, la théorie des correspondances est d'origine allemande avec en passeur le conteur E. T. A. Hoffman notamment, et que le meilleur exploiteur de cette théorie de l'universelle analogie n'est autre que Victor Hugo lui-même. Et, sans parler des échos avec d'autres vers de l'auteur lui-même, la source reprise à un autre artiste qui ressort le plus nettement à la lecture de "Voyelles", n'est autre que le "clairon suprême" du poème "La Trompette du jugement" qui suit immédiatement le couple "Pleine mer" et "Plein ciel" dans l'économie du recueil de "Petites épopées" que constitue la première version de La Légende des siècles de 1859, la seule version qu'a pu connaître Rimbaud à l'époque où il composait encore ses grands poèmes. Et "Pleine mer" et "Plein ciel" sont précisément les poèmes qui offrent les sources les plus évidentes à certains passages du "Bateau ivre", ce qui semble être admis dans des publications récentes comme le livre d'Arnaud Santolini sur les cent vers du "Bateau ivre". Et dans sa réaction actuelle à la lettre de Rimbaud à Andrieu, Reboul souligne lui-même que ce projet d'une "Histoire splendide" confié à Andrieu nous invite à envisager que Rimbaud manifestait une "volonté de répondre à La Légende des siècles". Ma lecture communaliste du "Bateau ivre" refuse le primat du dialogue baudelairien sur la recherche d'inconnu que privilégie  in fine l'article de Steve Murphy sur le poème pour soutenir que Rimbaud reconfigure le grand magistère du poète sur le mode d'une acceptation amère de l'échec de la révolution à laquelle il a adhéré, à la différence du grand romantique. Par acceptation, je n'entends pas une acceptation pure et simple, j'entends, pour citer ici le discours de Reboul, un refus de conjuration eschatologique à la manière hugolienne. Et pour prolonger ma pensée, je dirais qu'il n'est pas certain que Rimbaud ait songé au poème "Le Voyage" en composant son "Bateau ivre". En tout cas, il n'y a aucun dialogue essentiel avec le poème de Baudelaire, quand l'interrogation sur la Commune et sur le magistère du poète rendent indiscutable le dialogue avec Hugo au moyen d'images qui créent des sortes de références, des passerelles pour exprimer qu'il y a conflit entre points de vue métaphoriques de poètes. Je considère que l'idée d'un binôme rimbaldien de poèmes répondant à un binôme baudelairien de poèmes a abusé la critique quant à la perspective interprétative à adopter au sujet de "Voyelles" et du "Bateau ivre", comme je ne considère pas que les emprunts si nets à Hugo dans "Le Bateau ivre" doivent se résumer à des imitations de surface pour séduire les amateurs d'alexandrins, indépendamment du discours tenu par vingt-cinq quatrains aux solides charpentes logiques dans la progression narrative. Les allusions constantes à Hugo dans "Le Bateau ivre" ne sont pas aléatoires, et c'est vraiment une différence importante entre l'étude que j'ai publiée en 2006 et celle que Steve Murphy a fait paraître au même moment. Pour l'instant, ma lecture du "Bateau ivre" est compatible avec la présente publication de Reboul et elle conforte l'idée d'un poème précocement rebelle à la pensée eschatologique, dès le début de 1872 à tout le moins, période probable de composition du "Bateau ivre".
En 1999, quand ma lecture de "Voyelles" n'existait tout bonnement pas, Reboul a publié un article sur le quatrain "L'Etoile a pleuré rose...", étude qu'il a reprise dans son livre Rimbaud dans son temps. Il a développé une lecture communaliste de ce jeu sur les couleurs souvent rapproché de "Voyelles", mais j'ai toujours été surpris de voir que Reboul refusait la possibilité d'un lien étroit de "L'Etoile a pleuré rose..." avec "Voyelles", et dans son volume Rimbaud dans son temps ce critique a également publié une étude sur "Voyelles" intitulée "Rimbaud sans occultisme" que Michel Murat a contesté dans un article repris dans le volume collectif Rimbaud poéticien en disant qu'il ne constatait pas la présence de procédés d'ironie objectivables dans les vers de "Voyelles" et notamment dans les extraits que Reboul avait prétendu commenter en ce sens dans son article. Dois-je comprendre que c'est dans la mesure où le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." permet une lecture communaliste non suspecte de tentative eschatologique à la différence de "Voyelles" dont l'organisation suppose une forme d'exaltation croissante que le critique exclut l'idée d'un rapprochement de lectures communalistes entre le quatrain et le sonnet réunis sur un même feuillet dans une suite de copies de la main de Verlaine ? Toujours dans le volume Rimbaud dans son temps, Reboul dit à propos de Credo in unam qu'il est un centon à partir de lectures romantiques et parnassiennes. Faut-il comprendre que le mot "centon" donne son congé à l'affirmation d'une foi du poète en mai 1870 ?
Quand Reboul dit que Rimbaud était "à mille lieues désormais de toute mystique de l'avenir", faut-il comprendre que ce critique peut envisager que "A une Raison" soit une composition éventuellement plus ancienne exprimant une foi enthousiaste sans être spécialement marquée par une explicite idée mystique de l'avenir, tandis que, par ses plis amers, le poème "Génie" serait une création plus tardive correspondant à un refus de "toute mystique de l'avenir" ? Faut-il comprendre que Reboul se contente très bien de la lecture traditionnelle du poème "Aube" où le réveil donne son renvoi au rêve charmant, mais illusoire, quand l'idée d'un passage de l'aube embrassée à un réveil à midi permet tout au contraire, et selon moi, une lecture positive en rupture avec l'idée d'impossible du mythe de Daphné transformée en laurier ? Doit-on passer tous les poèmes aux airs mystiques à la moulinette d'une lecture sarcastique à l'égard de tout projet eschatologique ? Je pense qu'en effet Rimbaud est réfractaire à un esprit eschatologique tel qu'il transparaît dans l’œuvre hugolienne et qu'il a à cœur de s'y opposer et je pense que Reboul a bien vu que Rimbaud n'est pas tant à penser en tant que rival de Baudelaire et de ses pourtant si brillants solipsismes, mais en tant que poète qui a l'orgueil de se positionner face à Hugo. Il va de soi que le pluriel du mot "voyants", l'idée de "double voyant", achèvent de montrer que, malgré la lettre à Demeny du 15 mai 1871, le mot "voyant" est non pas une idée propre à Rimbaud, mais une citation et reprise du discours de poètes romantiques parmi lesquels domine la référence hugolienne, et je ne peux que souscrire au commentaire de Reboul au sujet de la mention "voyant" dans la lettre à Andrieu, mais, sans compter que Reboul exploite un parallèle avec des propos de Vallès, communaliste réputé peu suspect de comprendre la poésie de Verlaine, je me pose des questions sur l'ironie de Rimbaud au sujet des lectures soit eschatologiques, soit d'apparence eschatologiques, dans la mesure où ce que Reboul peut dire de certains poèmes comme "Voyelles" ne m'a pas convaincu. Il manque pour moi des variables d'ajustement à la réalité du discours rimbaldien en ses poésies qui font que je reste méfiant quant à l'idée qu'une évidence d'ironie de la lettre à Andrieu peut servir d'argument pour fonder des lectures sarcastiques de "Credo in unam", "Voyelles", "Aube", etc. Reboul dit bien d'ailleurs que Rimbaud ne serait plus "désormais" dans l'adhésion à une quelconque mystique de l'avenir", mais il y a un effet d'oxymore dans la proximité de l'expression "à mille lieues" qui laisse entendre que cette idée de mystique de l'avenir est tellement loin de lui qu'elle n'a jamais été sienne. Comment penser la rencontre entre l'adverbe "désormais" et l'expression "à mille lieues" dans la phrase suivante de Reboul : "Rimbaud était certes, à n'en pas douter, à mille lieues désormais de toute mystique de l'avenir", sachant que la parenthèse implique l'influence d'Andrieu à ce sujet, fait qui ne peut être antérieur à la montée en Angleterre en septembre 1872 ? Le poème "Le Bateau ivre", si on s'en fie à ma lecture, confirme qu'il y a une défiance précoce de Rimbaud quant à ce genre de pose hugolienne, mais il reste le problème d'une foi rimbaldienne malgré tout qui ne subirait pas la réfutation critique faite ici pour autant. Reboul cite Andrieu se moquant des Allemands Hegel ou Marx qui sont "religieusement matérialistes". Et Rimbaud, bien qu'il ait dit que le matérialisme sera l'avenir dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, trahit une sorte de pensée spiritualiste et une approche dualiste de la réalité, tout particulièrement dans ses poésies, n'en déplaise au discours voulu meschonnicien de Bruno Claisse ou aux approches monistes d'Une saison en enfer de Mario Richter.
Au dix-neuvième siècle, la philosophie française n'a pas fait le poids face à la déferlante de penseurs allemands, sauf en philosophie politique, et le principal courant français de ce siècle porte un nom qui a des airs de farce : l'éclectisme, invention du seul philosophe dont le nom est encore un peu largement connu pour le dix-neuvième siècle français, Victor Cousin, et les philosophes français étaient bien conscients à l'époque de la vitalité de la pensée philosophique allemande. Ceci dit, il y a un mérite français qui surnage, celui du refus de la pensée de système qui est sans aucun doute le grand péché des intellectuels allemands. Rimbaud n'était probablement pas un penseur systématique, un penseur de système, au-delà même du fait qu'il ne s'inscrive certainement pas dans une quelconque filiation marxienne. Et, pour moi, il faut reprendre l'étude politique de Rimbaud à l'aune de considérations hétérogènes. Dans "Ouvriers", Bruno Claisse prétend qu'il n'est pas possible que Rimbaud ait la vanité de formuler un propos superstitieux et fataliste de poète geignant le romantisme quand nous sommes confrontés à l'expression complaisante : "l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi." Certes, le poème ne suppose pas que le poète parle nécessairement en son nom, mais est-ce que le rejet de la boursouflure vient d'une analyse solidement étayée du poème ou d'une pétition de principe selon laquelle le poète ne peut pas commettre la bourde de s'exprimer publiquement de la sorte, en principe en son nom ? Dans "Âge d'or", la voix chante : "Le monde est vicieux; / Si cela t'étonne !" Cette pensée amère ne pourrait-elle pas être typique de la mère de Rimbaud même, laquelle pourtant n'a pas du tout les conceptions de son fils sur la vie et la politique ? Et au sujet de cette pensée, le poète est-il sarcastique à son égard ou pense-t-il comme sa mère, indépendamment de leurs divergences d'opinions sur d'autres sujets ?
Pour moi, il y a un questionnement à avoir sur la pensée politique intime de Rimbaud qui est loin d'être simple à consommer.

Pour le point 10 au sujet d'un témoignage précis de Delahaye, la lettre permet de constater que le témoignage de Delahaye est partiellement faible, bien qu'il faille continuer de l'accueillir avec des réserves, mais j'ajouterais qu'on peut aussi envisager le témoignage comme intéressant sans se soucier de la chronologie des faits qu'il y adosse, car Reboul a l'air, d'un côté, d'être partagé quant au contenu du témoignage de Delahaye, mais, d'un autre côté, de lui accorder du crédit au plan de la chronologie, quand il dit que Rimbaud peut éventuellement reprendre un projet plus ancien. Pour moi, la lettre d'Andrieu amène au constat d'un témoignage partiellement fiable de la part de Delahaye, mais totalement faux quant à la chronologie.

Enfin, traitons du onzième point. Reboul précise qu'aucun "critique sérieux n'a jamais cru que cette quarantaine de proses avait été entièrement composée à Londres au printemps de 1874". Peut-être, mais il n'en reste pas moins que les études pour montrer que la plupart de ces poèmes ont très bien pu être composés avant Une saison en enfer soulèvent des réactions d'hostilité importantes, malgré la fermeté de certains arguments avancés qui n'ont pas été réfutés, ni minimisés, alors que l'idée que tous les poèmes aient pu être composés après Une saison en enfer ne soulève elle aucune réaction de mécontentement. Ensuite, et cela est conforté par les motifs anglais de plusieurs poèmes en prose, l'idée de compositions postérieures à Une saison en enfer invite en principe à privilégier la période de compagnonnage de Rimbaud et Nouveau en Angleterre, ce que la lettre d'avril à Andrieu tend à fortement mettre en doute avec la concurrence d'un autre projet littéraire.
Je rappelle quand même que, selon un article récent de Cornulier qui cite en s'y opposant mes lectures et celle de Reboul du poème "Juillet" toutes fondées sur une datation du poème en juillet 1872, le poème "Juillet" aurait été composé en juillet 1874, ce qui étoffe considérablement le chantier de productions rimbaldiennes pour la seule année 1874 qui implique déjà les poèmes en prose des Illuminations et le lancement de projet soumis à l'attention d'Andrieu. Précisons que cet article de Cornulier a été publié dans le dernier numéro de la Revue Verlaine et qu'il est claironné dans l'avant-propos à ce volume collectif que la démonstration ne laisse rien à désirer, opinion qu'évidemment je ne partage pas, comme je suis inquiet quant à la régularité avec laquelle on se permet de considérer que le poème "Les Corbeaux" a dû être composé en septembre 1872, en toute vitesse avant sa publication dans un monde parisien qu'on continue de fuir depuis trois mois, comme je suis inquiet quant au refus, méprisant pour la stricte observance philologique, d'admettre la primauté de la signature "PV" dans la réattribution du dizain "L'Enfant qui ramassa les balles..." qu'on prétend, qui plus est et abusivement, avoir été nécessairement inventé en septembre 1872. Pourquoi ces phénomènes-là ne sont-ils pas jugés avec sévérité, alors qu'il s'agit d'opérations qui servent à combattre l'idée qu'il y a un problème énorme qui se pose quant à l'absence de compositions de Rimbaud que nous pouvons clairement dater de la période septembre 1872-mars 1873 ?
En tout cas, au sujet de cet acharnement de la critique à vouloir éparpiller la production de poèmes à la métrique dérégulée dans le temps, même si cela passera pour un avis subjectif péremptoire, je considère plutôt Rimbaud comme un personnage entier dans ce qu'il fait. Je ne crois pas du tout que l'ensemble de poèmes dits en "Vers Libres" par Verlaine, abusivement intitulés "Vers nouveaux" dans des éditions du vingtième siècle, soit une anthologie de poèmes conçus à différentes époques, et que longtemps après la mise en pratique de cette forme au printemps et en été 1872 Rimbaud ait eu en de rares moments intermittents l'idée de produire sans motivation esthétique contestataire forte un poème à la métrique dérégulée, puis de le joindre à l'anthologie conservée par-devers soi dans un porte-feuille manuscrit, sans compter que l'étude graphologique pour le recopiage manuscrit connu du poème "Juillet" n'a jamais impliqué une date aussi tardive que 1874 en fait d'écriture des "f" bouclés ou non ou de je ne sais quelle autre lettre. La plupart des poèmes à métrique dérégulée de Rimbaud sont antérieurs au mois d'août 1872, datations à l'appui, et sur les six poèmes non datés restants la plupart sont selon certains recoupements de probables compositions antérieures au départ pour l'Angleterre le 7 septembre 1872. Je ne vais pas revenir ici sur tous les arguments qui me font envisager que les poèmes en prose furent probablement composés, pour leur part, le plus souvent avant Une saison en enfer. En revanche, Reboul soulève une question intéressante au sujet de l'évolution de Rimbaud. Le mot "splendides" concerne les "villes" à la fin du livre Une saison en enfer et pour minimiser l'idée que le recueil d'une "Histoire splendide" suppose un rejet dans le passé des créations réunies aujourd'hui sous le titre Illuminations Reboul recourt à un argument qui me convainc tout à fait, c'est que l'ironie de cette "Histoire splendide" suspendue dans les limbes d'un projet apparemment jamais abouti était déjà et dans Une saison en enfer et dans des proses telles que "Solde", "Soir historique", "Ville" ou avec la modalisation et la réserve "peut-être" employée par Reboul "Promontoire". Reboul montre que l'approche mystique est assimilée dans la lettre à Andrieu à un procédé de bateleur, ce qui pour le coup fait songer à Baudelaire, et que Rimbaud l'identifie déjà de la sorte dans les formes un peu parodiques et très sarcastiques de "Parade" ou "Mystique".
Mais, en fait, s'il est indéniable que Rimbaud a évolué, il y a des questions qui se posent encore, car il ne s'agit pas du tout de poser que la datation des œuvres suppose la perception de répudiations successives des oripeaux mystiques de la poésie. Les poèmes en vers de 1872 sont le fait d'un faux naïf. Le rapport à la charité dans "Les Sœurs de charité" et dans la section "Adieu" d'Une saison en enfer est-il contradictoire, parce que Rimbaud aurait remis en cause sa pensée de 1871 ? Il faut en effet se garder de considérations trop hâtives sur les rejets de Rimbaud. Au sujet de la prétendue opposition entre le discours des Illuminations et celui de l'espèce d'autobiographie spirituelle Une saison en enfer, il faut se méfier puisque le discours du livre de 1873 suppose plutôt une pensée arrivée à maturité et donc déjà en cours dans les productions antérieures. Supposer que les poèmes en prose des Illuminations sont antérieurs pour la plupart à Une saison en enfer ne se fondent pas sur l'idée d'un rejet de la pensée des poèmes en prose. C'est plus subtil que ça, cela doit s'envisager sur des considérations plus fines qui doivent s'étayer et qui s'inscrivent dans des limites bien précises, et pas nécessairement d'ailleurs selon l'ordre exclusif de la répudiation d'une pensée antérieure.