lundi 27 février 2017

Le pourquoi de l'unique rime masculine du sonnet "Voyelles"

De nos jours, à l'oreille, nous ne faisons plus la différence entre la fin du mot "or" et celle du mot "flore", et nous considérons spontanément que ces deux mots riment entre eux. Plusieurs d'entre nous ont peut-être connu dans la vie courante cette situation où on leur dit : "Tiens! tu fais des rimes !", parce que nous venons de prononcer deux mots qui s'honorent de la même fin sonore. Mais, plus d'une fois, on remarquera que l'un de ces deux mots contient un "e" final qui le distingue de son voisin. Ce type de rimes est particulièrement fréquent dans les chansons, je pense que n'importe qui qui voudra chercher de ce côté-là fera comme moi j'ai pu le faire à certaines occasions une ample moisson. En réalité, au plan littéraire, les mots "or" et "évapore" ne riment pas plus entre eux que les mots "transport" et "porcs". Il s'agit sans doute de vestiges d'une époque où le "e" était assez nettement prononcé que pour faire la différence entre les deux mots.
Au milieu du seizième siècle, à une époque où supposer que la distinction était encore quelque peu sensible à l'oreille, un poète obscur, un du Bouchet de mémoire, mais c'est connu et je pourrai le retrouver, a décidé que dans ses poèmes en vers il ferait alterner les rimes avec des fins dites masculines et des rimes avec des fins dites féminines. La fin féminine est celle qui comporte pour voyelle finale un "e" ne comptant pas pour la  mesure du vers, on l'appelait dans les traités de versification et arts poétiques de la Renaissance le "e" surnuméraire des rimes féminines. Toutes les autres fins sont masculines. Evidemment, cela entraînait des considérations facétieuses sur la sexualité des rimes, sachant qu'en réalité le "e" n'avait rien de systématiquement féminin : le "e" se trouve à la fin de quantité d'adjectifs épicènes (facile, simple), voire de quantité de noms masculins (un meuble, un cintre, etc., etc.). C'est un glissement métaphorique qui veut qu'on associe des qualités sexuelles aux rimes masculines et féminines. Cette alternance a été reprise par Ronsard et s'est imposée à tous les poètes jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle. A partir du dix-neuvième siècle, certains poètes ont commencé à dérégler cette alternance, notamment Baudelaire et Banville qui cette fois n'ont pas été comme pour les audaces à la césure et à l'entrevers des disciples de Victor Hugo.
Inévitablement, la métaphore sexuelle est revenue sur le devant avec ce non respect de l'alternance. Un des aspects les plus évidents vient de ce que dans les poèmes où le poète pratique exclusivement les rimes féminines, ou à l'inverse pratique exclusivement les rimes masculines, dans un poème, c'est pour y faire entendre une note homosexuelle. C'est le cas pour le recueil Les Amies de Verlaine. Cette absence d'alternance est essentiellement associée à la poésie saphique. Cela est assez bien connu.
Dans l'Album zutique, Rimbaud a proposé une première série de Conneries qui réunit deux poèmes dont l'un ne comporte que des rimes féminines Jeune goinfre et l'autre que des rimes masculines Paris. Parodie de plusieurs poèmes à la fois de Louis Ratisbonne, Amédée Pommier et Alphonse Daudet, le sonnet Jeune goinfre met en scène un "Paul" qui n'est autre que Paul Verlaine, la cible même du sonnet parodié d'Alphonse Daudet et le dénonciateur de la médiocrité poétique d'Amédée Pommier face au pourfendeur qu'était Barbey d'Aurevilly. La goinfrerie verse volontiers dans l'équivoque sexuelle : est-ce même seulement équivoque avec le mot "Quéquette" au vers trois ? Cette dimension est même explicite et pour Jeune goinfre il est tentant de considérer l'unicité des rimes féminines comme une allusion fine à l'homosexualité du compère. En revanche, pour ce qui est du poème tout en rimes masculines, Paris, il est question dans l'enjambement des deux derniers vers (et les mots enjambement et entrevers avaient sans doute de quoi amuser eux-mêmes métaphoriquement les obscènes compositeurs zutiques) d'introduire des "Enghiens / Chez soi!", ce qui rend assez blasphématoire le mot de la fin "Soyons chrétiens !" C'est cette obscénité qui justifie la lecture homosexuelle des rimes uniquement masculines du sonnet Paris, puisqu'il est question de sodomie, sodomie qui métaphorise l'idée classique de s'être fait avoir. Rimbaud a ensuite composé une deuxième série de Conneries qui se limite à un seul poème Cocher ivre. Ce sonnet ne respecte pas l'alternance des rimes, plus précisément les tercets ne sont fondés que sur des rimes féminines mal ordonnées. En revanche, l'alternance est respectée dans les quatrains. Il y a une malice dans la chute virile ("Choit" dernière rime masculine en fin de second quatrain) qu'orchestre le passage des quatrains aux tercets. Il faudra revenir sur la signification d'ensemble de ce poème en vers d'une syllabe.
Quelques mois plus tard, Rimbaud a composé deux derniers poèmes en alexandrins "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et Famille maudite (rebaptisé Mémoire par la suite), mais leurs césures sont à ce point chahutées que leur statut d'alexandrins a longtemps posé problème. Ces deux poèmes sont également très proches par la distribution des rimes et c'est ce qui a retenu l'attention de Benoît de Cornulier qui travaille à dégager la relation en diptyque entre ces deux poèmes. Le poème Mémoire est tout en rimes féminines, et le poème "Qu'est-ce..." est essentiellement en rimes masculines à l'exclusion de deux rimes qui toutes deux impliquent le mot masculin "frères". Je ne vais pas entrer ici dans l'analyse du sens à donner à ces particularités des poèmes "Qu'est-ce..." et Mémoire: ce qu'il faut relever, c'est que le jeu métaphorique sur la signification symbolique sexuelle des rimes s'est poursuivi. A nous de nous y confronter.
Mais il convient d'en arriver au célèbre sonnet Voyelles de Rimbaud. Le poème ne respecte pas l'alternance des rimes. Toutes les rimes sont féminines, à l'exception de la dernière qui est masculine. Cabaner dans son Sonnet des sept nombres dédié à "Rimbald" dont visiblement il s'inspire a inversé cette astuce avec une rime féminine unique isolée à la fin du poème.
Ajoutons à cela que la première rime de Voyelles est en "-elles" quand la dernière est en "-eux". Difficile de ne pas y percevoir une intention malicieuse. Certaines lectures privilégient la dimension potache et refusent d'envisager l'hypothèse d'un message sérieux délivré par le poème. Le poème ne serait sérieux qu'à hauteur d'ironie, malgré d'évidentes allusions au carnage d'une scène de guerre : nous rencontrons "Clairon" couplé à "strideurs" comme dans une scène de bataille d'un poème Spleen de Philothée O' Neddy, le travail de décomposition d'un charnier "des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" et des signes de révolte où le sang est versé et plein de la morgue du défi : "pourpre, sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes". La mort est rendue plus présente encore avec la qualification "suprême" appliquée au Clairon, Hugo ayant à deux reprises employé la formule "clairon suprême" dans la première série de La Légende des siècles publiée en 1859, une fois dans Eviradnus, une fois dans le poème terminal La Trompette du jugement. La nature métaphysique du sonnet Voyelles est explicite et quand on sait que les termes "bombinent", "strideurs" et "clairon" sont repris avec des développements d'images similaires dans Paris se repeuple et Les Mains de Jeanne-Marie, force est d'admettre que la métaphysique n'est pas ici tournée en dérision, mais que le poète célèbre sous une forme voilée le martyre communard.
Malgré tout, un argument permettrait de refouler la lecture communarde, le poncif féminin du dernier vers : "- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux!" La nuance violette du regard est un poncif. Par exemple, dans la traduction qu'il fait du texte Intermezzo de Heinrich Heine (texte traduit également par Valade et Mérat), Gérard de Nerval écrit "les violettes de ses yeux" (Henri Heine, Poëmes et légendes, L'Intermezzo, XXVI, Michel Lévy frères libraires éditeurs, Paris, 1865, page 99). Allongée de quelques sections, la traduction donnée sur Wikisource comporte encore la leçon suivante : "les violettes bleues de ses petits yeux". Fongaro avait fait remarquer que les "yeux de violettes" se rencontrent à deux reprises dans les vers de Banville, me semble-t-il. Et nous pouvons citer également le vers "Le rayon d'or qui nage en ses yeux violets" du poème Péristéris de Leconte de Lisle ou bien Léon Dierx, l'auteur des Yeux de Nyssia qui dans un poème intitulé Jamais clame que nous nous confions à l'Amour comme un dieu illusoire et qu'un nuage du couchant que nous prenons pour l'aurore s'enrichit de "L'incarnat féminin qu'un sourire illumine" et se plaignant de celle qui l'a fait souffert, il se rappelle la salle qui a fait naître son âme "Sous les yeux violets qui l'avaient condamnée". Il écrit encore : "Prunelles, dont jadis je m'étais cru le mage"! Poème où il est encore question de "nuit suprême" et d'un "vieillard" à la "vaste science", la "clarté divine" basculant finalement en ironie amère à la chute du poème.
Comme bien des lecteurs de Rimbaud, il est clair pour moi que les majuscules de majesté de la version autographe du sonnet Voyelles désignent la présence divine. Mais la particularité de Rimbaud, c'est qu'il se dérobe à la pensée chrétienne pour célébrer Vénus, comme il le proclame dans ce poème de 1870 envoyé à Banville pour figurer à la fin du nouveau volume du Parnasse contemporain en tant que mot de ralliement des poètes : Credo in unam. Voici quatre vers qui résolvent tout débat :

Je crois en Toi ! je crois en Toi ! Divine Mère !
Aphroditè marine ! - Oh ! la vie est amère,
Depuis qu'un autre dieu nous attelle à sa croix !
Mais c'est toi la Vénus ! c'est en toi que je crois !
Nulle question de refouler la sincère profession de foi et de minimiser Credo in unam en l'assimilant à tort à un centon de citations d'autres auteurs par un jeune auteur encore inexpérimenté. La Vénus est plutôt un principe qu'une déesse, et c'est un principe qui s'oppose au christianisme. Rimbaud poursuit quelque peu l'idée révolutionnaire, Robespierre ayant créé notamment un culte de l'Être Suprême. L'adjectif "Suprême" flanqué d'une majuscule fait sans doute quelque peu écho à ce culte révolutionnaire éphémère dont le provocateur et révolté Rimbaud ravive la flamme. Le principe lucrécien fait office de contre-évangile pour Rimbaud. Pour le parodier, nous pourrions dire que la pensée de Rimbaud c'est encore un peu la pensée grecque.
Il n'est pas difficile de retrouver les forces de vie du poème Credo in unam dans les images de Voyelles qui échappent encore à la représentation du martyre communard, celles des lettres E et U. En 1871, l'épisode communard a nourri la pensée de Rimbaud d'une nouvelle fortune allégorique avec la personnification de Paris dans Paris se repeuple et l'hommage aux pétroleuses dans Les Mains de Jeanne-Marie : la Vénus a évolué en Marianne.
Cette alternance à l'oeuvre dans Voyelles explique sans doute pour partie les réticences quant à une lecture communarde puissamment évidente pour les images associées aux lettres A, I et O, mais au bout de cette dialectique de vie et mort que constitue la célébration du sonnet Voyelles la caractérisation féminine de l'être divin est un pied de nez à La Légende des siècles de Victor Hugo qui reste dans la symbolique du christianisme avec Dieu et sa trompette du jugement dernier. L'écart est créé par la représentation féminine que la nuance violette caractérise de surcroît comme sensuelle, capable d'enfiévrer d'un amour par les sens. Telle est la pointe du sonnet.
C'est ici qu'il convient de revenir à l'unique rime masculine du poème. Pour ne pas laisser ce fait sans interprétation, j'avais envisagé, ce qui me paraissait bien adhérer à l'esprit du sonnet, une sorte de suspens féminin avec une résolution finale, une sorte d'harmonie différée. L'unique rime masculine était volontairement mise en attente et son unicité permettait un bouclage fort du poème, comme si "Ses Yeux" était l'impondérable avec lequel on communiait in extremis. Une exploitation métaphorique minimale était assurée au plan de la sexualité des rimes. Mais, finalement, le contraste de cette unique rime masculine a un mérite essentiel, celui de coïncider, après la mention peu érotique des "fronts studieux" avec la figuration inattendue d'un Dieu unique féminisé. Le mot masculin "Yeux" fait entendre quelque peu le nom attendu "Dieu", mais l'unique rime masculine est malgré tout mise à contribution au profit d'une féminisation de l'univers sous le signe de Vénus, la "Grande Mère des Dieux et des Hommes, Cybèle !" Ce trait est d'ailleurs très proche de la présence de rimes féminines paradoxales autour du mot "frères" dans "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", ce qui conforte l'idée que nous parvenons bien à remonter la logique suivie par Rimbaud dans l'élaboration malicieuse des rimes de son sonnet.

Le futur article sur Les Vagabonds de Mario Proth

Plusieurs activités, et en particulier ma contribution au colloque rimbaldien à Paris vers la mi-mars, font que la rédaction d'un article sur Les Vagabonds de Mario Proth ne pourra se faire avant la fin du prochain mois. L'ouvrage de Mario Proth est de très mauvaise qualité, mais j'ai plusieurs raisons de penser que le très jeune Rimbaud a médité cet ouvrage qui lui serait passé entre les mains. Le mot "abracadabrantesques" est l'argument massue. Je n'ai pas trouvé cela, mais j'en tire les conclusions. C'est pour cela que par acquis de conscience je souhaite consulter les dictionnaires d'Alain Rey pour m'assurer que, malgré sa petite vidéo très confuse qu'il a mise en ligne, la forme du mot sous la plume de Mario Proth est la seule antérieure à Rimbaud qui nous soit parvenue à ce jour. Dans mon travail de chercheur rimbaldien en général, je suis sensible, du point de vue de la méthode, et à l'économie des moyens, le rasoir d'Ockham, et à la convergence d'indices multiples. Le mot "abracadabrantesques" n'est attesté avant Rimbaud que sous la plume de Mario Proth, et ce mot n'est pas du patois, un mot ancien insoupçonné ou une création simple: il s'agit de la rencontre des adjectifs "abracadabrant" et "abracadabresque". Il n'y a eu qu'un seul inventeur de ce mot, et non deux. L'antériorité de Proth prive Rimbaud du titre d'inventeur de ce mot et Rimbaud visiblement n'a pratiquement pu connaître que cette seule occurrence. A cela s'ajoute le statut de douaisien de Mario Proth. Douai est une ville où Rimbaud a participé à des manifestations politiques, a rencontré un poète édité Paul Demeny, a séjourné quelque temps et, autre cas d'intérêt pris pour une notoriété locale, Rimbaud a eu vent d'une gloire douaisienne Marceline Desbordes-Valmore qu'il a fait mieux apprécier à Verlaine par la suite. Et notons encore que et Izambard et Demeny, destinataires chacun d'une version du poème, sont liés à la ville de Douai. Passons au contenu du livre de Mario Proth. Je ne développe pas pour l'instant de considérations critiques, je me contente de livrer ce qui me fait dire que Rimbaud s'en est servi. Notre poète ardennais est alors âgé de 16 ans et demi. Il n'a pas lu tous les classiques de la Littérature française comme tant de gens semblent le lui concéder. Nous cherchons à tâtons ce qu'il a bien pu lire. Il n'a pas lu non plus la critique littéraire surabondante du vingtième siècle et les mises au point nombreuses sur lesquelles nous nous appuyons aujourd'hui. En revanche, Rimbaud a lu des ouvrages de son siècle, de la littérature de second ordre et il a lu des analyses littéraires de son époque, selon ce qui pouvait bien lui tomber sous la main. Personnellement, en fait de critique littéraire, à l'âge de Rimbaud, j'en étais à la série Lagarde et Michard. Je ne les décrie pas comme c'est devenu la mode, mais ce ne sont pas des ouvrages universitaires pointus. Or, si nous revenons à Rimbaud, celui-ci n'étudiait pas tellement les livres de son siècle sur les bancs de l'école. Il n'était pas imaginable de lire "hugot" en classe, nous le savons. Malgré ses lectures personnelles, comment Rimbaud pouvait-il avoir une idée de l'évolution de la Littérature autrement que par l'accès à des livres qui développaient une thèse sur l'histoire de la Littérature ? La lettre du 15 mai 1871 ne peut être nourrie de réflexions personnelles à partir de vastes lectures, elle est nourrie d'une confrontation des quelques ouvrages d'histoire littéraire qui lui sont passés entre les mains. C'est le cas apparemment du livre de Mario Proth avec sa thèse des écrivains vagabonds, puisque nous observons la présence du mot "abracadabrantesques" et le caractère douaisien de cette publication, mais aussi parce que la lettre du 15 mai 1871 surenchérit sur le projet du livre de Mario Proth avec une histoire de la littérature complètement échevelée. Précisons que le mot "voyant" est employé par Mario Proth à la fin de son ouvrage et que Paul Demeny a publié un recueil dont le titre au pluriel est Les Voyants peu après le passage de Rimbaud dans sa vie. Rimbaud emploie une expression "faire son Rolla" qui est reconnue comme sienne. Or, l'évocation de Rolla revient sans arrêt dans le livre de Proth et il utilise aussi une expression similaire pour dire que plein d'écrivains cherchent à écrire leur Rolla, il y a le même jeu avec le déterminant possessif.
Peu importe que la thèse de Mario Proth soit dérisoire, peu convaincante. Le tableau enthousiaste de la lettre du 15 mai 1871 n'est-il pas réputé excessif, naïf, illusoire ?
Peu importe que Mario Proth écrive mal et soit insupportable à lire. Ce n'est pas un argument pour renoncer à une investigation approfondie.
Et que les idées de Mario Proth ne soient pas les mêmes que celles de Rimbaud, ce sera normal également. Rimbaud est connu pour s'opposer aux livres qu'il lit.
J'ai donc dit ici l'essentiel pour bien fixer les choses, l'article à venir sera dans l'approfondissement.
Le récent article sur "incague" et "pialats" participe du même esprit. L'ouvrage en patois ou occitan "Les piaulats d'un reipetit" date de 1860, et son auteur supposait que les gens comprendraient spontanément ce titre. Or, une recherche internet ne livre pas plus la définition pour la forme patoise "piaulats" que pour la forme "pialats". Mais ce qui m'est sensible, c'est que l'ouvrage auvergnat de Veyre a pu raviver l'intérêt dans les milieux littéraires pour un mot populaire "pialats" ou "piaulats" n'ayant guère les honneurs de l'écrit. Pour le mot "incague", une piste importante s'ouvre : celle des ouvrages de Marty-Laveaux, il a publié des éditions de Ronsard, Rabelais, Corneille, La Fontaine et d'autres, il commentait leur langue, leur lexique, leurs oeuvres. Je serais à Paris, je ferais une lecture systématique de tous ses ouvrages parus avant le départ de Rimbaud pour la Belgique et l'Angleterre. Marty-Laveaux était par la force des choses une lecture courante des grands liseurs de l'époque.

Nota Bene: j'ai supprimé les deux articles autour de la prétendue image de Proust dans un film. Ils n'avaient pas vocation à se maintenir ici. C'était juste pour rire de l'actualité.

samedi 25 février 2017

Piaulats / Pialats, Caguer/ Incaguer : ne pas désespérer...

A tort ou à raison, je ne désespère pas de trouver un jour ou l'autre une attestation du mot employé par Rimbaud dans Mes petites amoureuses "pialats". C'est un nom de famille français assez courant et il est effectivement très proche de la famille du verbe "pialer, piauler, piailler". Le suffixe en "-at" peut difficilement être autre chose ici qu'une façon de transformer en substantif le résultat d'une action verbale, comme crachat qui vient de cracher et pissat qui vient de pisser. La nuance vient de ce que "cracher" et "pisser" sont des verbes qui supposent une forte projection, ce qui peut être différent du verbe "pialer" qui signifie "pleurer", mais aussi de manière imagée "crier, se plaindre, se lamenter". Ce verbe est passé du côté des cris d'animaux. Mais fondamentalement avec cette idée originelle du pleur il n'est pas difficile de comprendre que le pialat est le résultat de l'action de pialer, comme le crachat est le résultat de l'action de cracher et le pissat celui de l'action d'uriner. Le mot "crachats" est particulièrement affectionné par Rimbaud : les "crachats rouges de la mitraille" du poème Le Mal ou les "Crachats sucrés des nymphes noires" dans Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs le confirment. Qui plus est, l'idée d'une construction similaire à "pissat" n'est pas vaine, si l'on songe que ces "petites amoureuses" qui ont peur de Dieu entrechoquent leurs genouillères. Si leurs genoux se cognent ainsi, elles peuvent très bien ne plus retenir leur urine, comme dans le cas d'une peur violente. Les "pialats ronds" tombent directement sur les genouillères, ce qui amène à envisager la perfidie lexicale de "pialats" proches du "pissat". Dès le début du poème, Rimbaud nous expose au mot "hydrolat", ce qui conforte le lien avec les fleurs transformées en crachats dans le poème cité envoyé à Banville, puisque l'hydrolat contient des substances florales en principe. Cette fois, le suffixe en "-at" ne vient pas de la création d'un nom à partir d'un verbe, mais nous retrouvons l'idée d'une substance liquide particulière "hydrolat, alcoolat". Il est assez clair qu'il ne faut pas chercher une définition originale au mot "pialat" : cratère, pile, etc. Ce que je cherche, c'est une attestation en français ou dans un patois français ou assimilé qui achèverait de confirmer que le substantif "pialats" veut bien dire "traces laissées par des pleurs", sinon "pleurs". N'oublions pas qu'après "hydrolat", le troisième mot du poème n'est autre que "lacrymal".
Evidemment, il convient d'élargir la recherche, histoire d'éprouver la validité de l'hypothèse. Une de mes idées, c'est de chercher une expression très proche du discours de Rimbaud, au moyen non pas du suffixe en "-at", mais au moyen du suffixe plus généralement utilisé pour les bruits et les cris d'animaux, "pialement". Rimbaud connaissait l'emploi patoisant de "pialats", mais son texte pouvait s'inspirer d'une chose lue formulée dans un registre de langue plus courant. La moisson n'est pas fabuleuse, mais en cherchant sur "Google" pour le mot "pialement", j'ai trouvé tout de même assez peu étonnant de tomber sur un texte pieux du XVIe siècle où le "pialement" est reproché à l'homme qui se complaît dans son affliction. Un titre accompagne la mention, celui de "Coeur affligé", ce que je ne saurais manquer de rapprocher du titre "Coeur supplicié" d'un poème assez contemporain de "Mes petites amoureuses". J'ai l'impression que Rimbaud a entendu une sorte de sermon populaire où apparaissait le mot "pialats" pour "pialement". Autrement dit, il aurait entendu un discours moralisateur qui sentait encore quelque peu la religion ou sa bonne conscience en patois. C'est l'approche du problème qui me paraît la plus logique. Mais je cherche tout de même ces attestations de "pialats" en patois, d'autant que je voudrais cerner le sens précis du mot. Aujourd'hui, pour les oiseaux, le verbe "piailler" n'est associé qu'au seul cri des oiseaux, l'idée de gémissement l'a emporté sur l'idée de pleurs, ce qui n'est pas le cas des "pialats" de Rimbaud, d'autant que le poète nous fait observer leur forme ronde.
Dans ce genre de recherche, la variation lexicale n'est pas à négliger. Un mot qui vient du latin évolue différemment selon les régions. Face à "pialer", nous avons le verbe "piauler", les rimbaldiens n'ont pas manqué d'envisager cette extension, mais du coup je cherche moi une attestation de "piaulats" aussi bien que de "pialats". Ma recherche a abouti avec un recueil de poésies publié en 1860. Il s'agit d'un recueil auvergnat en occitan qui s'intitule "Lès piaulats d'un reipetit". Son auteur est un certain J.-B. Veyre ou Veyres. La forme "reipetit" où on reconnaît aisément "petit roi" en sens inverse peut se traduire par roitelet, et je parierais que le titre veut dire "Les pleurs ou gémissements d'un roitelet".
J'aimerais assez mettre la main sur cet ouvrage pour vérifier mon hypothèse. Ce serait enfin l'attestation tant attendue pour justifier l'emploi du mot "pialats" par Rimbaud. Peu importe que ce soit de l'occitan, les langues d'oc comme les langues d'oil viennent du latin, ce n'est pas là le problème. Ce qu'il faudrait en revanche, c'est lire l'ouvrage lui-même pour éprouver la signification du titre. A m'en contenter, je ne peux qu'émettre une conjecture plausible : c'est la lecture des poésies de Veyres qui permettra d'aviser quant au sens de ce mot et qui m'autorisera à établir si oui ou non nous avons la preuve d'une vie populaire par les patois de France d'un mot dont l'évolution a donné tantôt "piaulat", tantôt "pialat".

La référence à cet ouvrage auvergnat est disponible au format PDF sur un site https://www.forgottenbooks.com. Il s'agit d'une Gazette Littéraire Artistique et Bibliographique de 1876. La consultation est particulière et ne me permet pas d'y associer un lien pour mes lecteurs. J'ai trouvé également cette référence dans une publication occitane de 1923, toujours sur la toile : Cartabéu de Santo-Estello. Voici le lien de cet autre fichier au format PDF. Enfin, j'ai trouvé un autre document au format PDF dont je donne ici le lien : Quelques glanes en Haut-Quercy par Jean Sibille. Il s'agit d'un article récent paru en 2015 dans la Revue de linguistique romane, Société de linguistique romane, pp.93-122.

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Dans le poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, Rimbaud emploie un autre verbe ancien "incaguer" : "Incague la mer de Sorrente". Le verbe latin cacare a donné le verbe "caguer" en français, via sa persistance dans le monde occitan. Le verbe "caguer" est employé couramment à Toulouse pour dire "chier, faire caca" et l'expression "envoyer caguer" au lieu de "envoyer chier" est très courante également. Le verbe "incaguer" est enrichi d'un préfixe. J'ignore s'il est parvenu en français directement à partir d'une forme latine incacare ou s'il n'a pas été plutôt hérité d'une forme italienne enrichie du préfixe "in-". Je remarque tout de même l'identité de forme pour le reste entre la base "caguer" dans "incaguer" et le verbe "caguer". L'évolution phonétique semble identique.
Le mot "incaguer" est un terme vieilli à l'époque de Rimbaud, voire un terme hors d'usage, mais ce mot était encore bien vivant et bien expressif quelques siècles auparavant.
Au XVIIe siècle, les écrivains employaient ce verbe "incaguer" qui avait les honneurs d'une entrée dans les dictionnaires. Ce qui rendait le mot plus acceptable, c'est qu'on ne lui reconnaissait pas le sens imagé de "chier". Il était sans aucun doute déjà synonyme d'emmerder, de conchier, d'envoyer chier, mais les dictionnaires lui donnent les sens suivants : "braver, défier, se moquer de quelqu'un". Il s'agit sans aucun doute d'une définition accommodante par souci des bienséances. Ce verbe n'en est pas moins admis comme familier et réservé au style comique. C'est ainsi que les dictionnaires le présentent. Une citation de Regnard sert à illustrer la définition de ces vieux dictionnaires académiques : "Je me ris de tes coups, j'incague ta fureur" (Le Joueur, I, 4). Une autre citation, sans nom d'auteur, revient dans les dictionnaires du XVIIIe siècle : "Il me menace, mais je le défie de me rien faire, je l'incague", et elle ressemble étonnamment à notre moderne "je l'emmerde". Les dictionnaires signalent encore des locutions comme prêtes à l'emploi : "Incaguer le destin, incaguer la fortune", où le sens scatologique tend cette fois à s'effacer, sans que les rapprochements ne cessent d'être pertinents avec nos contemporains "j'emmerde le sort".
Il est assez évident que Rimbaud a rencontré le mot "incaguer" dans des textes du XVIIe, sinon du XVIe, et de deux choses l'une ou il s'est contenté d'un repérage unique du mot ou un dictionnaire lui a permis d'aller repérer un ensemble de mentions disparates.
Dans ses Grotesques, Théophile Gautier offre une mention du verbe sous la plume de Théophile de Viau, et la conjugaison du mot correspond à l'orthographe rimbaldienne, quoique nous passions de l'indicatif à l'impératif présent : "Mon âme incague les destins". Pour guider Rimbaud vers ce mot, Théophile Gautier est un bon candidat. Il s'agit d'un écrivain important de son siècle et les Grotesques offrent un tableau d'une littérature du dix-septième siècle marginalisée parce que ne correspondant pas aux règles du classicisme.
Toutefois, à côté de Théophile de Viau, un poème de Saint-Amant retient toute mon attention, un poème où le mot "Brie" figure à la rime comme dans l'espèce de dernier poème connu de Rimbaud dans sa lettre à Delahaye du 14 octobre 1875, ce poème s'intitule "Le Fromage", son amorce a quelque chose avant l'heure d'une inversion de la pose lamartinienne : "Assis sur le bord d'un chantier,..." et surtout sa facture en octosyllabes favorise le rapprochement entre les deux vers suivants : "Incague la sainte Ambroisie !" et "Incague la mer de Sorrente". Notons toutefois que Saint-Amant n'emploie pourtant pas l'impératif : "Quel goût rare et délicieux ! / Qu'au prix de lui ma fantaisie / Incague la sainte Ambroisie !"
Mais cette défécation sur l'ambroisie correspond bien au principe constant du poème de Rimbaud qui ravale les lys à des équivalents d'excréments.
Qu'avait réellement lu Rimbaud avant de composer son poème ? Et les dictionnaires avec la citation ou pas de Regnard, et le passage de Théophile de Viau via la lecture des Grotesques de Gautier ou non, et l'octosyllabe de Saint-Amant ?
Il me semble que l'octosyllabe de Saint-Amant est un excellent candidat, mais quel aura été le cheminement ?
Or, une autre piste m'intéresse beaucoup, celle des frères Corneille.
Dans les Poésies diverses de Pierre Corneille, nous rencontrons un étonnant poème "A monsieur D. L. T." qui se termine par l'expression d'une devise : "Que l'amour n'est qu'une sottise". Pierre Corneille se rencontre avec l'auteur de Mes petites amoureuses en quelque sorte. Ce poème plus léger est composé lui aussi en octosyllabes. Et ce poème rejoint quelque peu le sujet de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" quand le poète explique qu'il a fait "Un sot en vers d'un sot en prose". Rappelons-nous que dans "Mes petites amoureuses" le poète se reprochait d'avoir aimé, en passant à la satire mordante. Corneille ne dit pas autre chose dans ce poème : "Nous ferons de notre martyre / A communs frais une satire ; / Nous incaguerons les beautés". Nous rencontrons même l'expression : "Nous ferons nargue à leurs attraits", sachant que dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 nous trouvons un "Nargue aux inconscients" où "nargue" est souvent pris à tort pour une forme verbale par les lecteurs.
Mais Rimbaud a-t-il lu tant de vers de Corneille que ça ? N'aurait-il pas plutôt consacré son temps à la lecture des nombreuses comédies, tragédies et tragi-comédies qui font la réputation de l'auteur, si jamais il avait dû s'avérer un lecteur attentif de l'oeuvre de Pierre Corneille, ce que rien n'atteste ?
Il se trouve qu'à l'époque de Rimbaud des articles étaient publiés sur le lexique de Corneille par un critique du nom de Marty-Laveaux. Sur internet, il est assez facile de trouver un article de 1861 intitulé "De la langue de Corneille" où une note à cheval sur les pages 233 et 234 fait état d'une série de mots perdus par notre langue dont Corneille avait conservé l'usage : incaguer est mentionné dans cette liste. Si j'ai bien compris cette note qui vaut renvoi à un autre ouvrage de l'auteur Marty-Laveaux, un commentaire sur ces mots, et notamment sur le verbe "incaguer", se trouverait dans un ouvrage ayant obtenu le prix décerné en 1859 par l'Académie française : le Lexique de Pierre Corneille. Voici toujours un lien vers l'article heureusement mis en ligne.
Mais il reste un dernier cas intéressant à traiter. Le frère de Pierre Corneille, Thomas Corneille, a lui-même employé le verbe "incaguer" et dans une pièce de théâtre même.  Il s'agit de la comédie Le Geôlier de soi-même et nous nous rappelons des précisions des dictionnaires, ce verbe d'un style bas est réservé à la littérature comique. Thomas Corneille fait parler un Jodelet et il convient de citer un mot-valise qui précède, surtout qu'il est phonétiquement équivoque, peut-être involontairement de la part de Thomas Corneille, car j'entends volontiers "déféquer" dans "défédériquer", mais contentons-nous de citer :
Et comme pour garant j'en ai la foi publique,
Si vous êtes le seul qui me défédérique,
J'incague vos raisons prêtes à m'alléguer
Autant de fois qu'il faut pour les bien incaguer.
Par son insistante répétition, Thomas Corneille a même pris un malin plaisir à suggérer le sens concret du verbe. Jodelet s'identifie alors à Fédéric, autre personnage de la pièce, mais ce qui m'intrigue c'est les titres de ces personnages. Jodelet n'en a aucun, il n'est bien sûr pas Fédéric. En revanche, Fédéric est prince de Sicile, et nous avons encore un Edouard infant de Sicile, un Roi de Naples, une Laure princesse de Sicile et une Isabelle princesse de Salerne. Voilà qui nous rapproche singulièrement de Sorrente. S'agit-il là d'une pure coïncidence ? Elle est tout de même amusante à mentionner à son tour. Une Flore est même la confidente d'Isabelle et à proximité de la mention "incague la sainte Ambroisie" Saint-Amant évoquait une Flore lui aussi, tandis que le poème du frère aîné Pierre Corneille ne comportait pas la création "défédérique", mais il avait ses autres jeux lexicaux : "J'épiloguais mes passions", "Je paraphrasais un visage", "Nous pasquinerons leurs malices", "Paranymphera le jambon". Pierre Corneille avait lu les vers de Saint-Amant et Thomas Corneille connaissait très bien et le poème de Saint-Amant et le poème de son frère aîné, cela ne saurait faire aucun doute. Toutes ces mentions sont liées entre elles. Dans le cas de Rimbaud, Marty-Laveaux ou Théophile Gautier ont-ils servi de passeurs ? Combien de mentions littéraires du verbe "incaguer" Rimbaud connaissait-il ? Pour l'instant, je cherche encore à déterminer tout cela.

Nota Bene : Editeur de Ronsard, de Rabelais, etc., Marty-Laveaux a relevé également la mention rabelaisienne "incaguant ces sacrés livres" dans le Quart-Livre. Une édition importante du Lexique de Corneille date de 1868.