dimanche 29 août 2021

Baudelaire dans "Accroupissements" et "Oraison du soir", progressons vers Cythère !

Le sujet est passionnant. Un poème très précis de Baudelaire a joué un rôle important dans la genèse des pièces de Rimbaud "Accroupissements" et "Oraison du soir" : "Un voyage à Cythère".

Dans son livre Rimbaud et la Commune, Steve Murphy a publié une longue étude du poème "Accroupissements" en tant que "physiologie d'un obscurantiste voyant". L'étude fait cinquante pages, un demi siècle (pages 317-366) !
Je précise rapidement certains éléments sur lesquels je ne veux pas m'attarder. Comme Murphy, je vois bien que le poème ne vise pas le genre humain en général. L'expression "frère Milotus" désigne plus que clairement un ordre religieux, et l'expression "ventre de curé" signifie que ce frère a le ventre bien rempli que la caricature prête volontiers aux hommes d'église. Cornulier a développé une lecture récente où ce frère Milotus serait un frère des écoles chrétiennes, et en effet les ordres religieux de frères désignent aussi des enseignants. Mais il me faudrait reprendre cette hypothèse à tête reposée. Enfin, Murphy a proposé en énumérant toute une série d'arguments une identification à l'ultramontaniste Louis Veuillot qui n'est pas un "frère", un homme d'église, mais qui était un défenseur de la religion que la caricature représentait en soutane, etc., avec donc tous les attributs d'un religieux.
Ce qui me frustre pour l'instant, c'est que j'aimerais découvrir des écrits déclencheurs du poème de Rimbaud dans les publications ou dans la presse du temps de la Commune. En revanche, je considère que l'identification est hautement probable. La raison principale n'est rien d'autre que la comparaison du nez à un "charnel polypier", parce que seul un nez grêlé peut justifier la comparaison au polypier. Si le nez n'est pas grêlé, je ne vois pas en quoi la comparaison à un nez serait pertinente.
Il est question d'êtres "grêlés" dans un poème contemporain "Les Assis" et dans "Accroupissements", nous passons à une image de "crapauds" pour désigner des escabeaux. Les pustules des crapauds reconduisent l'idée d'être grêlé, alors que ceci n'est jamais explicitement formulé dans "Accroupissements", tout se passe sur la bande avec les comparaisons au polypier d'un nez, puis aux crapauds de divers escabeaux. Il faut préciser que le cinquième quintil semble décrire une garçonnière particulièrement sale : "fouillis de meubles". Ce n'est pas Rimbaud qui invente l'expression "fouillis de meubles", il s'agit d'une expression du langage courant, et, à cette aune, cela respire la description socialement réprobatrice d'une garçonnière. Les "meubles" sont personnifiés en tant qu' "abrutis", ce qui fait écho au "regard darne" du "frère Milotus", à son air "Effaré". La suite de la description poursuit la personnification. En effet, Rimbaud décrit des "meubles" sur des "étoffes", mais la qualification "haillons" est personnifiante : "meubles abrutis / Dans des haillons de crasse". le mot "crasse" rencontre "sales ventres" pour confirmer la relation à la saleté jusque-là décrite du corps de Milotus et nous avons une caractérisation du manque d'hygiène. Comme les meubles, les escabeaux sont personnifiés en "crapauds", et Rimbaud répétera le mot "crapaud" en renforçant l'idée d'une personnification confuse qui atteint le frère Milotus : "secouant son escabeau qui boite" à cause de "hoquets". Les "buffets" dans un développement qui fait nettement écho au sonnet "Le Buffet" de 1870 sont à leur tour personnifiés par l'attribution de "gueules de chantres et les "horribles appétits". Le chant pieux est lié à la situation du frère Milotus sur le pot de chambre évidemment.
Ce frère Milotus va enfin poursuivre avec son nez "Vénus au ciel profond", et Louis Veuillot dans les satires de Victor Hugo, Zola ou Banville, comme le rappelle aussi Murphy, était accusé de lire et cacher des ouvrages licencieux à côté de ces livres de dévotion.
Il va de soi également que le poème "Accroupissements" est communard. Murphy rappelle encore une fois avec raison que dans la même lettre le poème "Chant de guerre Parisien" se clôt sur un quatrain où le mot "accroupissements" est à la rime et vise les "Ruraux". Il est assez évident que le "frère Milotus" est présenté comme solidaire des "Ruraux" par le rapprochement des deux poèmes dans la même lettre.
Une autre remarque est importante à ajouter. En effet, pour soutenir l'identification à Veuillot, Murphy cite des caricatures, il cite André Gill et il cite aussi un poème écrit en 1869 par Vermersch et Gill. Il suffit alors de songer que Rimbaud a rencontré André Gill lors de son séjour à Paris entre le 25 février et le 10 mars 1871, tout en cherchant l'adresse de Vermersch comme il l'a confié à Demeny dans la lettre antérieure du 17 avril.
Tout converge.
Le poème pose peu de difficultés de lecture immédiate. Le "vieux qui mangerait sa prise", il s'agit d'une allusion à la prise de tabac. Pour les "vitres de papier", l'expression n'est pas de Rimbaud non plus, il est question de "vitres de papier huilé" dans La Chartreuse de Parme, et, surtout, Rimbaud réutilise cette expression dans "Les Déserts de l'amour", et je ne sais pas si un rimbaldien a songé à faire le rapprochement avec "Accroupissements", car il est tout de même éloquent :
[...] Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c'était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan !
Certains sauteront sur l'occasion de dire que Rimbaud a bien déformé le nom d'Ernest Millot dans "Accroupissements", et c'est vrai que c'est troublant, mais, en laissant de côté cette hypothèse biographique dont on ne saurait pas faire grand-chose au plan littéraire, il reste les comparaisons et contrastes. Il est question des vitres de papier et des "jaunes de brioches" à travers la lucarne dans "Accroupissements" et nous passons du "frère Milotus" à un ami habillé en "prêtre" histoire d'être plus libre. Murphy n'effectue pas ce rapprochement dans son étude du poème "Accroupissements", mais il cite un passage de La Fortune des Rougon de Zola qui, pour moi, fait écho à ce que je viens de citer des "Déserts de l'amour", Murphy ne s'intéressant lui qu'aux caricatures de Veuillot et pas aux "Déserts de l'amour" qu'il ne cite pas :
On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mains humides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire qui fournissait d'images saintes et de chapelets toutes les dévotes de la ville. [...] Vuillet seul le regardait d'un air louche. [...] Vuillet était bien le plus sale personnage qu'on pût imaginer. Il se promit d'être prudent, de ne pas se lier davantage, de façon à avoir les mains libres, s'il lui fallait un jour aider un parti à étrangler la République.
Les coupures de la citation créent un problème d'identification au plan des pronoms : "Vuillet seul le regardait d'un air louche", "Il se promit d'être prudent... s'il lui fallait..." Il faudrait vérifier directement cet extrait au sein du roman, mais l'idée d'un libraire dévot qui veut "avoir les mains libres" crée une sorte de transition du portrait de "frère Milotus" à celui d'un des "jeunes amis anciens" s'étant fait prêtre.
Je me dis qu'il y a des motifs littéraires à chercher qui font écho au passage des "Déserts de l'amour".
Murphy ne s'est pas appesanti non plus sur la masse conséquente de rapprochements qui peuvent se faire entre "Accroupissements" et "Les Premières communions", poème daté de juillet 1871 qui a l'intérêt de faire également écho au récit des "Poètes de sept ans".
Je ne vais pas citer tous les rapprochements à faire avec "Accroupissements", mais je vais au moins citer ceux-ci :

Et l'enfant ne peut plus. Elle s'agite et cambre
Les reins, et d'une main ouvre le rideau bleu
Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
Sous le drap vers son ventre et sa poitrine en feu.

[...]

La lucarne faisait un cœur de lueur vive
Dans la cour où les cieux bas plaquaient d'ors vermeils
Les vitres ; les pavés puant l'eau de lessive
Soufraient l'ombre des toits bondés de noirs sommeils.
Il y a d'autres échos entre "Accroupissements" et "Les Premières communions", certains très simples à faire.

(à vous d'être synchro)

Et, tant qu'on y est, je vous livre un rapprochement entre "Oraison du soir" et "Accroupissements" que personne n'a envisagé, puisque personne n'a jamais considéré "Voyage à Cythère" comme source commune.
Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
[...]

[...]
Car il lui faut, le poing à l'anse d'un pot blanc,
A ses reins largement retrousser sa chemise !
Alors ? Vous ne savez plus si c'est la musique ou le rapprochement qui vous filent le frisson.
- Les deux, mon général ! Les deux, mon général !

Le pire, c'est que le rapprochement est vertigineusement intelligent et que vous ne l'apprécierez pas.

J'en reviens à la lecture immédiate de "Accroupissements". Le poème ne pose pas de difficultés majeures à ceci près qu'il y a le problème du soleil, de la chaleur et du grelottement. La migraine est clairement causée par le soleil et cela a une signification politique et métaphorique d'époque, confortée quelque peu par l'attaque paysanne des "Premières communions". Le frère Milotus craint le soleil, mais nous avons une succession de deux quintils qui étonne quelque peu. Le frère Milotus vient de retrousser sa chemise pour déféquer plus commodément. Et dénudé, alors qu'il évite le soleil, il a une sensation de froid : "frileux, les doigs de pied / Repliés, grelottant au clair soleil..." Le nez a même la goutte. Murphy dit que c'est grelottements sont l'effet de la peur, mais il s'agit aussi bien d'une inversion anormale, malgré les rayons du soleil l'homme a froid, ou plus comiquement le soleil lui fait attraper froid autant qu'il lui communique la migraine. Et puis, dans le quintil suivant, la situation s'inverse, le personnage "mijote au feu". La description est telle qu'on imaginerait le personnage près d'un feu en hiver, mais ce feu vient de l'abondance d'excréments qui s'accumulent dans le pot blanc selon le contexte. Et c'est cet acte-là qui rend heureux notre frère Milotus, qui le réchauffe... Cela est justifié par une reprise du vers 1 "il se sent l'estomac écœuré" à "L'écœurante chaleur gorge la chambre étroite[.]" Je vous conseille d'ailleurs de relever toutes les répétitions dans ce poème suite à certain petit article récent que j'ai fait sur les poèmes en prose des Illuminations et qui sera continué prochainement.
Les "hoquets" sont pétomanes à l'avant-dernier quintil et il est bien question après la chaleur de "bavures de lumière" scatologiques. Il y a bien une idée d'inversion de la figure solaire, même si ce sont les "rayons de la lune" qui se reflètent là. L'ombre permet de créer le glissement équivoque de l'obscène du nez au "monceau de tripe" qui "remue un peu".
Mais, puisque "Accroupissements" s'inspire des poèmes en quintils ABABA de Baudelaire et du poème "Voyage à Cythère", la crudité du vers de Rimbaud : "Aux contours du cul des bavures de lumière," me paraît être un signe de plus en direction de Baudelaire. Hugo peut se permettre certaines images dans ses Châtiments mais c'est parce qu'il s'agit d'un recueil satirique. Cette crudité est typiquement baudelairienne dans le domaine de la poésie lyrique, avec un exemple en début de recueil, les "ténèbres qui puent" du poème liminaire "Au lecteur". L'inflexion soudaine des deux syllabes "qui puent" accentue l'audace langagière à la rime dans le cas du poème de Baudelaire.


Mais il est temps d'en venir à "Voyage à Cythère". J'ai déjà parlé des comparaisons abondantes chez Baudelaire et de la série "comme un" / "tel qu'un" dans "Accroupissements" qui fait écho à "Un voyage à Cythère". Pour l'instant, je n'ai pas grand-chose à ajouter à ce sujet, je vais développer un autre point plus loin.
Mais je reviens quand même sur l'amorce de rapprochement métrique avec les vers baudelairiens dans l'article de Murphy.

En s'appuyant sur une citation de Verlaine, Murphy attribue à Baudelaire l'invention des césures audacieuses sur prépositions ou déterminants d'une syllabe et il fait de la césure sur le mot "comme" une spécificité baudelairienne.
Nooooon, c'est faux !
Je rappelle que pour ses Fleurs du Mal Baudelaire a d'abord mis en épigraphe une citation des Tragiques d'Aubigné et Baudelaire sait qu'au vers 2 de ce long ouvrage le poète protestant a mis le mot "comme" à la rime, et que c'est la source évidente de son emploi par Victor Hugo dans plusieurs vers de théâtre et même dans un poème des Châtiments "Force des choses". Hugo a essayé aussi la forme "comme si" devant la césure, et cela dans ses Odes et ballades si je ne m'abuse. Murphy me cite en note dans son livre pour lui avoir rappelé cette antériorité hugolienne, mais c'est rendu comme une sorte d'égalité entre Hugo et Baudelaire, ce que je n'admets pas vraiment. Mais Murphy dans son article lâche la proie pour l'ombre dans tous les cas. Au lieu de mettre fortement en avant la césure sur la forme "comme un" qui a été exploitée à deux reprises dans Les Fleurs du Mal et surtout dans "Voyage à Cythère" même, Murphy va citer toutes les césures étonnantes de "Accroupissements" à la page 358, puis il va citer six césures après "comme" dans Les Fleurs du Mal à la page 359. Dans l'opération, il cite une césure sur "comme" du poème "Voyage à Cythère" : "Hélas ! et j'avais, comme + en un suaire épais," et sans voir que du coup cela crée un lien métrique plus fort encore avec "Accroupissements", car dans "Accroupissements" nous relevons quatre fois la séquence "comme un", une fois la séquence "tel qu'un", mais nous avons parmi les quatre séquences "comme un", une césure après la forme "comme un" même, et une césure où l'expression chevauche la césure ce qui nous vaut une césure sur le mot "comme". Or, dans "Un Voyage à Cythère", nous avons plusieurs comparaisons, une césure après "comme un" et une césure après "comme".
Je cite quelques vers en marquant la césure du signe +.
Mon cœur, comme un oiseau + voltigeait tout joyeux
Comme un ange enivré + d'un soleil radieux.
Au-dessus de tes mers + plane comme un arôme,
Du ciel se détachant + en noir, comme un cyprès.
Chacun plantant, comme un + outil, son bec impur
Comme un vomissement, + remonter vers mes dents
Hélas ! et j'avais, comme + en un suaire épais,
Nous avons à six reprises la séquence "comme un" avec la césure après "comme un" au cinquième des vers cités. Le sixième vers cité offre l'hémistiche "Comme un vomissement" qui est forcément assez inattendu dans la poésie lyrique. L'expression désagréable du vomissement revient à d'autres reprises dans les poèmes de Baudelaire, parfois selon un traitement qui pourrait passer inaperçu. Le poème "Accroupissements" est clairement dans la continuité de ces nouvelles pratiques poétiques, choquantes de prime abord. Enfin, le septième vers cité a presque reconduit la forme "comme un", une préposition "en" s'étant intercalée et ce septième vers offre la césure sur "comme" cette fois.


Je vous laisse un peu de temps !

...

...

...

Vous êtes prêts, vous en êtes au solo de guitare ?
Je vous fais part d'une idée de génie que seul un génie de ma connaissance a pu découvrir : moi-même.
En fait, il y a eu plusieurs éditions des Fleurs du Mal. Certains vers ont été remaniés, et aussi l'ordre des poèmes n'a pas toujours été le même. Et brutalement consciencieux, j'ai songé à me reporter à l'édition en revue de 18 poèmes des Fleurs du Mal, la série publiée en 1855 dans la Revue des deux Mondes où je pose mes deux mains colossales.
Le poème "Un voyage à Cythère" a le numéro VII, et le poème "La Volupté" que je ne lirai pas d'une seule main a le numéro VI, il est placé juste avant, et vous savez dans "Oraison du soir" que Rimbaud a inversé "sous un ciel sans nuages" du premier quatrain de "Un voyage à Cythère" par "sous l'air gonflé d'impalpables voilures" (variante "sous les cieux gros d'impalpables voilures"). Et bien, dans "La Volupté", j'ai pu relever au vers 2 une source à l'inversion pratiquée par Rimbaud :
Il nage autour de moi comme un air impalpable.
La série de 1855 est très soigneusement articulée par Baudelaire, et l'enchaînement de poème à poème y a énormément de sens immédiat pour le lecteur, et je parlais d'inversion entre les débuts de "Un voyage à Cythère" et de "Oraison du soir". En fait, la lecture d'ensemble du sonnet "La Volupté" ne manque pas de jeter un éclairage intéressant sur la logique d'inversion du sonnet rimbaldien. Ce titre "La Volupté" a été remplacé par cet autre "La Destruction" et il s'agit du premier poème de la section "Les Fleurs du Mal" qui contient aussi "Un voyage à Cythère". je voulais citer la dernière version, sans me préoccuper des variantes de ponctuation, mais il y a une variante de mot "steppes de l'Ennui" contre "plaines de l'Ennui", donc va pour une citation du texte de 1855, que Rimbaud ait lu aussi la version de 1855 ou que l'emprunt à "La Destruction" s'explique par sa position en tête de section.
Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon ;
Il nage autour de moi comme un air impalpable.
Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon,
Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,
La forme de la plus séduisante des femmes,
Et, sous de spécieux prétextes de cafard,
Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

Il me conduit ainsi loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des steppes de l'Ennui, profondes et désertes,

Et jette dans mes yeux pleins de confusion
Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,
Et l'appareil sanglant de la Destruction.

Je reviens sur ce second vers. Nous avons la séquence "comme un", le nom "air" et l'adjectif "impalpable". Au troisième vers de "Un voyage à Cythère", nous avons "sous un ciel sans nuages". Dans une version de "Oraison du soir", nous avons "sous les cieux gros d'impalpables voilures", et dans l'autre, "sous l'air gonflé d'impalpables voilures".
On appréciera que "Oraison du soir" avec les "impalpables voilures" soit placé sous le signe du "Démon" qui "brûle" le "poumon" de sa proie. Dans "La Volupté" devenu "La Destruction", le poète "avale" cet "air impalpable", ce qui l'emplit d'un "désir éternel et coupable".
Des l'édition de 1857, le poème "La Volupté" a été rebaptisé "La Destruction" et placé en tête de la section "Les Fleurs du Mal" il ne précède plus immédiatement "Un voyage à Cythère", mais les deux poèmes ne sont pas si éloignés et font tous deux partie de la même section. Les deux poèmes se maintiendront à ces emplacements dans les éditions ultérieures du recueil. Il faut juste nuancer le poème "Epigraphe pour un livre condamné" sera en ouverture de la section "Les Fleurs du Mal" dans l'édition posthume de 1868.
Mais, revenons au poème "Un voyage à Cythère".
Le poème mérite un petit commentaire pour lui-même en s'appuyant sur certaines reprises qui servent à le faire progresser, car cela délivre des enseignements intéressants pour lire les poèmes de Rimbaud sous un certain jour.

Le poème "Un voyage à Cythère" commence par décrire une belle scène pour un poète joyeux. C'est le cœur même de l'artiste qui devient oiseau pour parler comme dans Un cœur sous une soutane et qui voltige parmi les cordages, sans les groseilles. Il plane. Et il est libre. Et cela se double d'une impression d'ange ivre se dorant la pilule au soleil.
Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l'entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré d'un soleil radieux.
Le poète fait semblant de découvrir l'île de Cythère par surprise : "Quelle est cette île triste et noire ?" Le contraste est immédiat. Et celui qui explique, disons que c'est le capitaine du navire, on s'en fout, lui rappelle les images à laquelle l'île est associée pour très vite retomber dans le mépris trivial : "c'est une pauvre terre, con !" Aucune allusion à un critique rimbaldien marseillais dans l'accent, ce n'est qu'une coïncidence.
Et pourtant le troisième quatrain renchérit sur les images trompeuses. Ce sont des images positives, mais ce sont tout de même quand on sait le lien de la volupté à la destruction dans le sonnet qui ouvre la section "Les Fleurs du Mal" des images de contamination comparable à l'acte démoniaque où Vénus, la plus séduisante des femmes, n'est qu'un fantôme, et il faut tout de même apprécier tout particulièrement la reprise du verbe "planer" du premier au troisième quatrain, avec tout le glissement de l'état heureux à l'illusion heureuse, et prolongeant la comédie de dupes le quatrième quatrain va reconduire le verbe "rouler" :
- Île des doux secrets et des fêtes du cœur !
De l'antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme,
Et charge les esprits d'amour et de langueur.
Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses

Ou le roucoulement éternel d'un ramier !
[...]
Baudelaire bave un petit peu en écrivant, ça déborde sur le quatrain suivant comme on voit. Ce vers qui passe en bavant, Rimbaud l'a bien repéré, il s'en inspire très clairement dans "Oraison du soir" :
Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis, par instants, mon cœur tendre est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

Mais j'en reviens au balancement intéressant du "Voyage à Cythère". Nouveau virage à 180 degrés (- Nouveau ? comme le poète ? - Oui, c'est ça, d'accord ! Rendors-toi !)
Le poème fonctionne par reprises, illustration de "c'est une pauvre terre" à "- Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres[.]" Le drame va s'approfondir avec la vision d'un "objet singulier".
Cependant, le quatrain suivant crée un petit suspens en évoquant l'image heureuse symbolique de l'île. Sans la forme négative, nous ferions un énième virage, mais ce quatrain que je vais citer, si je l'ai déjà rapproché évidemment des passages érotiques du sonnet "Oraison du soir", il me restait à le comparer à la volupté du frère Milotus qui roussit au feu de ses défécations :
Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entrebâillant sa robe aux brises passagères ;
- Oui, frère Milotus, c'est une prêtresse ! Une prêtresse, frère Milotus !
Et ce qui m'intéresse ensuite, c'est que l'objet enfin révélé, un gibet a des points communs avec l'île entière de Cythère. Comme les oiseaux abondent autour de l'île et du bateau, ils tournoient autour du gibet, gibet qui est de la couleur triste de l'île : "se détachant en noir, comme un cyprès."
Mais voilà qu'en rasant la côté d'assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
- C'est un joyeux trois-mâts, hissez haut. - Mais arrête de faire des blagues !
Et cette fois la valeur des oiseaux eux-mêmes s'inverse  et je crois, mais je ne suis pas sûr, que le verbe "Détruisaient" est de la même famille lexicale que "destruction".
Le quatrain que je cite contient donc des "oiseaux", la comparaison "comme un" à la césure qui coupe et il joue sur une confusion de rime masculine et féminine en "-ure" et "-ur".
De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;

Les deux quatrains suivants poursuivent dans l'horreur et j'ai déjà indiqué que les "coulures" de "Oraison du soir" entraient lexicalement en résonance avec le vers : "Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses[.]"
Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L'avaient à coups de bec absolument châtré.

Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;
Une plus grande bête au milieu s'agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.
L'image de la castration a du sens sur l'île de l'amour et la forme "entouré" peut faire écho, avec contraste à la clef, à l'expression "autour des cordages" pour le cœur oiseau qui voltigeait au premier quatrain.
Et, au milieu de la description horrible, Baudelaire rappelle l'opposition de la beauté non de l'île, mais du ciel :
Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.

Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.
Et cela permet à nouveau un contrepoint, et même plutôt Baudelaire dresse le bilan du contrepoint en deux vers et il passe alors à l'ensevelissement.
- Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j'avais, comme en un suaire épais;
Le cœur enseveli dans cette allégorie.
L'identification au pendu se confirme "tes douleurs sont les miennes", puisque Baudelaire a l'impression de mourir en voyant les bêtes dévorer un autre corps, celui du pendu. La note de couleur revient à nouveau : "tout était noir". Et ceci recouvre l'image du ciel et de la mer. Effectivement, quand on t'enterre, tu ne dois plus voir ce qu'il y a dehors, le ciel, la lumière...
Je n'avais pas cité le second quatrain ? Ah ! oh ben, je ne vous cite pas le dernier alors.
Ce que nous avons pu constater, c'est cette réversibilité de l'image solaire en image triste et noire, avec des basculements tout le long du poème.
Le poème "Oraison du soir" est de l'ordre de l'inversion, tout comme c'est déjà le cas sur le mode scatologique du poème "Accroupissements". Et l'illusion érotique sombre et sanglante de "Oraison du soir" est fortement à rapprocher de l'expérience singulière de la destruction dans certains poèmes précis de la section homonyme du recueil Les Fleurs du Mal.

Voilà, c'était "La nuit des héliotropes". Tiens, j'aurais pu mettre cela en titre à mon article. Oui, parce que moi je suis un artiste, je fais de la critique esthétique, je fais pas comme tout le monde, je mets de la musique, moi, dans mes articles, j'ai renouvelé la critique littéraire, j'en ai fait un plaisir esthétique !

Rideau et clap de fin !

samedi 28 août 2021

Voyages ! Tantôt assis, tantôt accroupis...

J'ai rédigé un article qui paraîtra en octobre dans une revue si j'ai bien compris et j'ai regroupé un certain nombre d'idées avancées sur ce blog.
Et il a été question de "Oraison du soir" et "Accroupissements" face à "Un voyage à Cythère" de Baudelaire. En réalité, je n'ai fait qu'indiquer un maximum de sources aux vers de Rimbaud, en précisant quelque peu les enjeux de telles mises en perspective, mais je n'ai pas, faute de place, approfondi tous ces liens et commenté les poèmes en tant que tels.
Dans la lettre qu'il envoie le 15 mai à Demeny, Rimbaud accuse la forme "tant vantée" chez Baudelaire d'être "mesquine", mais cette lettre n'en contient pas moins pour autant un exemple étonnant de deux reprises formelles faites à Baudelaire.
Dans trois poèmes connus de Rimbaud, nous avons affaire à une forme de quintil dont l'organisation des rimes est inhabituelle : ABABA. Le premier en date est "Accroupissements", en tant qu'il est transcrit dans la lettre du 15 mai à Demeny. Le poème "L'Homme juste" est pour sa part daté de juillet sur le manuscrit correspondant, et juillet est le mois de composition également d'un poème "Les Premières communions" qui mélange les sizains et les quatrains, mais, avec au plan des sizains, une influence envisageable des poèmes en quintils ABABA de Baudelaire. Enfin, à la même époque, juin ou juillet 1871, Rimbaud aurait envoyé certains poèmes en vers à des fins de publication à la revue le Nord-Est, dont un poème en quintils d'alexandrins ABABA que, pour des raisons impossibles à élucider, Delahaye n'a cité que partiellement dans ses "souvenirs" publiés sur Rimbaud.
Or, au-delà de son obscénité, le poème "Accroupissements" est remarquable pour deux raisons formelles. D'abord, le choix du quintil ABABA est hérité de Baudelaire, mais s'émancipe de la loi de répétition d'un même vers.
Normalement, le quintil réunit un groupe de deux vers et un groupe de trois vers, soit dans l'ordre ABAAB, soit dans l'ordre AABAB. Baudelaire n'a pas créé spontanément une forme ABABA. Baudelaire est parti d'un quatrain de rimes croisées ABAB et en répétant le premier vers du quatrain il a obtenu le faux-quintil ABABA. Toutefois, comme on peut le voir au dernier quintil du poème "Le Balcon", Baudelaire s'est écarté de la répétition pure et simple, commençant à dériver vers le vrai quintil ABABA :
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
- Ô serments, ô parfums, ô baisers infinis !
Notons que "Accroupissements" se termine par la mention à la rime "ciel profond" qui fait écho à la rime "sondes"/"profondes" du "Balcon" et quelque peu à l'expression "au fond des mers profondes" où la reprise un peu maladroite "fond"/"profondes" pourrait bien être une de ces mesquineries que Rimbaud reprochait au poète des Fleurs du Mal. Ce poème n'a-t-il pas par ailleurs inspiré l'heure ennuyeuse du cher corps et cher cœur dans Enfance I avec tel vers : "Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?" Mais ce n'est pas notre sujet.
Nous observons également l'importance du motif du soir et de la nuit qui monte, ce qui est à mettre en relation avec "Oraison du soir" dont nous parlerons plus loin.
Le poème "L'Irréparable" est lui aussi en faux-quintils ABABA avec le motif d'un espoir éteint au carreau de l'auberge et un désir d'illuminer le ciel. Là encore, "Accroupissements" y fait écho avec le regard à la vitre du frère Milotus et la quête nasale de Vénus au ciel profond. J'hésite à souligner la mention "au fond d'un théâtre banal" vers la fin du poème de Baudelaire, mais je ne devrais pas car en fait de poursuite de Vénus on a : "un théâtre où l'on attend / Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze !"
Le poème "Moesta et errabunda" est lui aussi en faux-quintils ABABA et il y est question d'opposer l'océan ambiant de la ville à un véritable océan, encore une fois qualifié de "profond".
Parmi les pièces condamnées de l'édition de 1857, nous relevons bien évidemment le poème "Lesbos" en faux-quintils ABABA avec une rime "gouffres sans fonds" / "profonds" et une Sapho disparue et rivale de Vénus.
Enfin, en 1866, le recueil Les Epaves révèle un dernier poème en faux-quintils ABABA "Le Monstre ou le paranymphe d'une nymphe macabre", poème en octosyllabes et non en alexandrins, mais qui a l'intérêt de citer nommément Veuillot et un "chaudron" dans son premier quintil, qui a l'intérêt de véhiculer l'emploi du nom "Nargue" peu courant et pourtant exploité par Rimbaud dans la même lettre à Demeny qui contient "Accroupissements", et il est question aussi du cancan, ce qui favorise un rapprochement avec les sizains ABABAB des "Premières communions", poème contemporain des trois pièces connues de Rimbaud en quintils ABABA. Baudelaire a pratiqué le vrai quintil dans son poème "La Chevelure", mais son organisation des rimes est ABAAB, ce qui fait que nous devons l'écarter.
Rimbaud est parti du faux-quintil ABABA de Baudelaire pour créer le quintil nouveau pur ABABA.
Et il ne faut pas négliger que Rimbaud a également tenu compte de nombreux motifs ou traits lexicaux des poèmes en faux-quintils ABABA pour composer "Accroupissements", ce qui était jusqu'à présent passé inaperçu de tous les lecteurs de Rimbaud.
Ce n'est pas tout, le lien avec les sizains ABABAB des "Premières communions" peut permettre un rapprochement fragile, mais pas absurde avec l'alternance ABA BAB à la Pétrarque des tercets de "Oraison du soir" et de deux poèmes dits "Immondes" par Verlaine et "Stupra" par les éditeurs surréalistes. Nous allons voir plus loin que "Oraison du soir" fait non seulement allusion à la forme pétrarquisante adoptée par Mendès dans Philoméla mais aussi au poème "Un voyage à Cythère" qui est une référence et pour "Accroupissements" et pour "Oraison du soir", bien que "Un voyage à Cythère" ne soit pas en faux-quintils ABABA. Si jamais Baudelaire doit être éventuellement soupçonné comme une influence potentielle pour les sonnets dits "Immondes" ou "Stupra", je rappelle que dans "Moesta et errabunda" il est question de "bosquets" à la rime et de pureté des "amours enfantines" et cela dans le quintil conclusif du poème, ce qui pourrait se comparer à certains passages de l'un des sonnets dits "Immondes". Je ne suis pas sûr de moi, mais je lance tout ce qui me vient à l'esprit.
Mais, maintenant que nous avons souligné le lien du quintil rimbaldien à Baudelaire, il faut s'intéresser à l'autre aspect formel dans "Accroupissements" qui correspond à une citation évidente de Baudelaire.

On le sait, les poètes du dix-neuvième siècle se sont permis de nouvelles audaces à la césure.
La première série d'audaces vient des poètes romantiques. En réalité, ils rebondissent sur des audaces employées avec une très forte parcimonie par un nombre dérisoire de poètes de la fin du dix-huitième siècle, notamment André Chénier et le poète Rouher qui furent guillotinés le même jour. Deux vers d'une traduction de Virgile par Malfilâtre sont à citer également pour leur faire cortège. Et ces audaces renouaient plutôt avec ce qui était encore autorisé au seizième siècle et qui devient quasi complètement proscrit à partir du dix-septième siècle. Il s'agit pour l'essentiel des rejets d'adjectifs épithètes ou des rejets de groupes prépositionnels compléments du nom, sinon des rejets de complément d'objet indirect.
Vigny est le premier poète romantique à avoir imité la versification d'André Chénier, mais en 1823 avec la publication de "Dolorida" dans un journal des frères Hugo voilà que Victor Hugo et Alphonse de Lamartine eux-mêmes s'y sont mis. Mais il y avait d'autres audaces plus grandes encore qui étaient envisageables, c'était de placer un déterminant ou une préposition d'une syllabe à la césure, ou bien de faire coïncider la césure au milieu d'un trait d'union ou d'un blanc dans un mot composé. Hugo, puis Musset, vont s'y essayer, mais en réservant cela expressément à leurs vers de théâtre. Le procédé est également éprouvé à l'entrevers, avec cette différence qu'à la césure le brouillage est piégeux, discret, tandis qu'à la rime il est exhibé. Et Musset a notamment inventé un entrevers dans Les Marrons du feu avec une suspension sur la forme "comme une" : "comme une / Aile de papillon". Hugo qui sans doute avait lu les premiers vers et premières rimes des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné avait placé le mot "comme" à la césure dans certains de ses vers, Aubigné l'ayant pratiqué à la rime à une époque où le mot "comme" plus proche de la forme grammaticale "comment" était plus volontiers autonome. Et Hugo, dans Marion de Lorme, avait osé sous couvert de trimètre une césure sur le déterminant "un". Hugo s'était essayé aussi à la césure sur la forme "comme si" ou "comme s'il", il me semble. Il me faut retrouver l'occurrence exacte. En clair, la forme "comme une" de Musset s'inscrivait dans une continuité revendiquée. Ni le choix de "comme", ni le choix de "une" n'étaient innocents vis-à-vis de Victor Hugo.
Il faudrait relire attentivement Les Cariatides de Banville dans l'édition originale de 1842, puisque Banville a remanié ses vers dans les éditions ultérieures. En 1842, Banville ne se permettait pas du tout les césures audacieuses sur un déterminant ou une préposition d'une syllabe, mais nous avons à un moment donné une rime sur le pronom relatif "qui" et un nom propre se terminant par "-Ki", "Sakoski" je crois. Il faut toutefois relativiser et rester prudent, car le pronom relatif peut facilement conclure une expression et donc un vers : "je travaille pour qui", "sans qui", "je ne sais qui", etc., mais le mot n'est tout de même pas courant à la rime, ni très autorisé. En tout cas, en 1851, Baudelaire a appliqué les astuces de Victor Hugo et d'Alfred de Musset dans le cadre de la poésie lyrique. Et Baudelaire citait forcément Musset quand il exhibait devant la césure la forme "comme un".
Ce qu'il s'est passé, c'est que, qu'on le veuille ou non, les grands poètes du dix-neuvième siècle ont négligé de considéré avec attention les vers de théâtre de Victor Hugo et d'Alfred de Musset, quand bien même dans le cas de Musset ils pouvaient être publiés au milieu des poésies lyriques. Verlaine, notamment, a complètement ignoré l'antériorité des romantiques sur le sujet. Cette cécité concerne aussi notre époque, puisque même si depuis les années 1980, suite aux publications successives de Jacques Roubaud et de Benoît de Cornulier, nous avons réévalué l'importance des césures et de la régularité de construction des hémistiches d'alexandrins, non seulement les vers de théâtre sont abusivement écartés des analyses (avec le cas explicite de Gouvard dans sa thèse), mais en outre les analyses de la césure se doublent d'analyses insuffisantes en ce qui concerne les entrevers. Il y a pourtant plusieurs exemples qui montrent qu'il faut étudier les deux, c'est le cas du lien de l'entrevers des Marrons du feu adapté à la césure par Baudelaire dans "Un voyage à Cythère", et c'est le cas aussi dans le cas de poèmes de Verlaine, en collaboration ou non avec François Coppée, nous songeons à "Qui veut des merveilles ?", car certaines césures vont être prouvées par l'évidence de constructions équivalentes à l'entrevers.
Mais, bref, le prestige de Baudelaire, sa primauté dans le champ de la seule poésie lyrique et la méconnaissance grandissante des vers de théâtre de Musset et Hugo a favorisé l'idée que Baudelaire était l'initiateur, bientôt suivi par Banville, et c'est ce qu'écrit Verlaine dans un article de ses débuts, en 1865, sur Baudelaire. Je cite :
   Baudelaire est, je crois, le premier en France qui ait osé des vers comme ceux-ci :

... Pour entendre un de ces concerts riches de cuivre...
... Exaspéré comme un ivrogne qui voit double...
D'après d'autres textes, on peut deviner entre les lignes que Victor Hugo quand il a rencontré Verlaine lui a rappelé oralement ses antériorités, mais ce ne sera pas le sujet ici.
Ce qui m'intéresse, c'est que Verlaine exhibe cela, et comme par hasard en 1871 nous passons du séjour de Rimbaud à Paris entre le 25 février et le 10 mars à une lettre à Demeny où Baudelaire est célébré comme le "vrai dieu", bien que cette pensée n'ait clairement rien de sincère, puisque Rimbaud ose protester face à lui-même en disant que la forme "tant vantée" (donc on l'a vantée devant lui) est "mesquine". Et dans "Accroupissements", poème inclus dans la lettre à Demeny du 15 mai Rimbaud épingle pour la première fois nettement deux traits formels des Fleurs du Mal, le quintil ABABA avec toutefois renoncement au vers répété et la césure très précisément sur la forme "comme un".
Je rappelle deux choses. Le poème "Un voyage à Cythère" a été publié à tout le moins dès 1855 (il faudrait vérifier le contenu de la section de onze poèmes "Les Limbes" publiée en 1851) et dans la citation faite plus haut de Verlaine nous avons un second exemple de césure sur la même forme "comme un", mais dans un poème ultérieur "Les Sept vieillards". Notons que ce second exemple mentionne l'idée de l'ivrogne, ce qui est à rapprocher quelque peu du premier vers de "Oraison du soir".
Ce qui est frappant, c'est que Rimbaud s'amuse à citer avec ostentation cette forme "comme un" dans deux de ses compositions : d'abord dans "Accroupissements", ensuite dans "Oraison du soir".
Rimbaud ne cite pas la forme "comme un" telle quelle au premier vers de "Oraison du soir", il l'adapte en "tel qu'un", mais je vais en parler après.
Prenons le cas de "Accroupissements". Ce poème est composé de sept quintils. En étant attentifs à la forme "comme un", n'oublions pas non plus que cela introduit une comparaison, figure de style visuel élémentaire pour un poète. Il ne faut pas partir du préjugé que nécessairement un recours à quatre ou cinq reprises est abusif dans un poème de 35 vers. Il faudrait faire des études statistiques d'ampleur sur le sujet avant de se prononcer.
Rimbaud va recourir à quatre reprises à une comparaison lancée par la forme "comme un", et il faut y ajouter une forme parente de comparaison "tel qu'un...", forme parente qui est précisément celle exploitée dans "Oraison du soir". Et ce n'est pas tout. Rimbaud concentre ce groupe de cinq comparaisons dans les seuls quatre premiers quintils. Cinq fois en seulement 20 vers ! Les deux dernières occurrences s'enchaînent d'un vers sur l'autre : vers 19 et 20. Les deux premières occurrences offrent un effet de symétrie, troisième vers de chacun des deux premiers quintils. Rimbaud s'ingénie à placer une occurrence dans chacun des quatre premiers quintils. Nous avons le parallèle des vers 3 et 8 qui tous deux recourent à la forme précise "comme un" dans le vers central d'un quintil. Pour le troisième quintil, la forme "comme un" est évitée et remplacée par la forme "tel qu'un...", mais la position est mise quelque peu en relief puisque c'est la toute fin du troisième quintil : "tel qu'un charnel polypier". Au quatrième quintil, Rimbaud compense la dérobade du quintil précédent en nous imposant deux séquences "comme un" consécutives, vers 19 et 20, et il n'est pas anodin de constater qu'un effet de soulignement symétrique s'en dégage entre la fin du troisième quintil et du quatrième quintil. Les deux quintils se terminent par une comparaison ramassée, dans les limites d'un hémistiche pour le quatrième quintil, dans l'espace de sept syllabes pour le troisième quintil, mais avec en prime une parallèle sémantique : "tel qu'un charnel polypier", "comme un monceau de tripe !" Flaubert aurait eu une crise cardiaque. Rimbaud exprime une réelle désinvolture en fait de style.
Evidemment, l'autre aspect, c'est que Rimbaud ne situe jamais l'attaque de ces cinq comparaisons au même endroit de l'alexandrin.
La première occurrence sépare les termes de part et d'autre de la césure, ce qui va plus loin par conséquent que les deux exemples baudelairiens de "Un voyage à Cythère" et "Les Sept vieillards". La forme décalée "tel qu'un" est traitée de la même façon au troisième quintil. Au second quintil et au vers 20, Rimbaud utilise sans audace de versification la forme tantôt dans le corps du premier hémistiche, tantôt en attaque de second hémistiche, mais au vers 19 il commet la césure type de Baudelaire dans "Un voyage à Cythère" et "Les Sept vieillards". On peut clairement admettre le fait exprès.
Et c'est là qu'il me vient une autre idée de rapprochement. Le poème "Les Assis" est quelque peu contemporain de "Accroupissements", et le rapport entre les deux titres a une pertinence : être accroupi, être assis. Notons en passant que dans "Mes petites amoureuses" Rimbaud épingle Daudet à plusieurs reprises et notamment au sujet du mouron, terme repris à un poème du recueil Les Amoureuses qui s'intitule "Le Croup". Mais restons-en à nos moutons. Le poème "Les Assis" est en quatrains, pas en quintils, mais son dernier vers avec la mention obscène "membre" au singulier : "- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis", justifie un rapprochement avec "Accroupissements" et même avec son dernier vers : "Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond." Ensuite, si en faisant avec insistance allusion à Baudelaire, Rimbaud joue à cinq reprises sur la comparaison "comme un" ou "tel qu'un" et sur sa relation à la césure, dans "Les Assis" Rimbaud va jouer sur une surabondance de recours au déterminant possessif "leur(s)", avec une mention devant la césure : "leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs", "Leur fantasque ossature" (notez la présence de "fantasque" comme au dernier vers de "Accroupissements"), "leurs chaises", "leurs pieds", "leurs sièges", "leur peau", je cite à part le pronom et non le déterminant "les Sièges leur ont des bontés", "leurs reins", "leur siège", "leurs caboches", "leurs omoplates", "leur pantalon", "leurs reins", "leurs têtes chauves", "leurs boutons d'habit", "leurs pieds tors", "leur regard", "leurs mentons chétifs", "leurs visières", "leurs bras", "leur membre".
Le recours est excessif, mais bien justifié par la musique de la caricature agressive. L'emploi obsessionnel du possessif permet évidemment de créer la confusion des chaises avec leur corps, avec leur squelette, et même de superposer les "boutons d'habit" à leurs pustules, grappes d'amygdales, etc.
La césure sur le déterminant se rencontre au vers suivant :
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Il y a d'autres séries d'effets et d'autres séries d'effets liés à la césure dans le poème "Les Assis", et cela est à rapprocher de la manière de surenchérir avec cinq comparaisons dans "Accroupissements". Pour rappel, un des trois poèmes contemporains de Rimbaud en quintils ABABAB est fort proche de "Les Assis" pour l'idée de s'abîmer le membre sexuel sur un siège : "J'ai mon fémur !..."
Pour l'instant, les études du poème "Accroupissements" consiste essentiellement à identifier la cible : frères chrétiens liés à l'enseignement selon un article récent de Cornulier, satire de Veuillot selon Murphy, et il s'agit d'apprécier une pièce obscène en tant que telle. Ici, nous pointons du doigt la nécessité d'envisager une analyse du poème en fonction de Baudelaire, en fonction aussi d'une construction abusant tendancieusement de comparaisons. Un nouvel horizon d'investigations sur le sens "profond" du poème se met en place.
Et j'insiste tout particulièrement sur le rapprochement avec "Un voyage à Cythère" dans la mesure où c'est l'île de Vénus et le poème en vers de Baudelaire d'où provient la première césure connue après "comme un".
Il y a d'autres comparaisons et d'autres suite des mots "comme un" dans "Un voyage à Cythère", je vais les citer quand je passerai à des considérations critiques sur "Oraison du soir".
J'ai déjà rapproché la fin de "Les Assis" et la fin de "Accroupissements". La position assise est clef dans "Oraison du soir" : "Je vis assis..." et elle est présente aussi dans "Les Chercheuses de poux" : "Elles assoient l'enfant devant une croisée," ce qui conforte l'idée de rapprocher nos quatre poèmes rimbaldiens.
Le poème "Oraison du soir" fait état d'un membre qui ne s'agace pas, mais pisse copieusement vers le haut du ciel, ce qui justifie un rapprochement avec "Accroupissements" où il est question de besoins naturels et de quête de Vénus au ciel. Le poème "Les Chercheuses de poux" suppose lui aussi une attente similaire dans le désir final de pleurer. Mais, si "Un voyage à Cythère" est une source directe à la composition de "Oraison du soir", un lien se renforce à nouveau avec le cas du poème "Accroupissements", l'idée du nez cherchant Vénus au ciel profond ne saurait être écartée d'une comparaison suivie avec le discours tenu dans "Oraison du soir".
Je ne vais pas parler cette fois des sources dans les vers de Mendès pour "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux", ni creuser la question du soir avec des échos de titres "Harmonie du soir", etc. Je vais simplement terminer en montrant la relation de "Oraison du soir" à "Un voyage à Cythère".

La césure "tel qu'un" apparaît au premier vers du sonnet "Oraison du soir", ce qui, une fois qu'on sait de quoi il retourne, s'impose comme une allusion immédiate à "Un voyage à Cythère". Et Rimbaud n'a pas placé la forme "tel qu'un" à cheval sur la césure comme au vers 15 de "Accroupissements", il a placé la forme "tel qu'un" devant la césure sur le modèle strict du "comme un" baudelairien. Après la césure, le mot d'une syllabe "ange" est en fort rejet. Mais si on regarde attentivement la composition du poème "Un voyage à Cythère" on s'aperçoit d'autres faits troublants.
La césure sur "comme un" n'est pas au premier vers de "Un voyage à Cythère". Le poème "Un voyage à Cythère" est composé de quinze quatrains ABBA. La césure sur "comme un" ne figure qu'à l'avant-dernier vers du huitième quatrain, accessoirement tout de suite après le franchissement du milieu d'un poème en quinze quatrains.
En revanche, le premier vers contient pourtant une comparaison avec à la fois la suite de mots "comme un" et le nom "ange". Rimbaud a évité de reprendre la forme telle quelle si on peut dire, mais il y a clairement une reprise de "comme un ange" de Baudelaire à "tel qu'un ange" de Rimbaud. Et Baudelaire a repris la même suite de mots "Comme un ange..." en attaque de la suivante comparaison au vers 4 du même premier quatrain du poème : "Comme un ange enivré d'un soleil radieux." Et nous savons que l'idée d'un ange en état d'ivresse appartient aussi au développement du sonnet "Oraison du soir".
Je citais comme éventuelle mesquinerie de forme l'expression "au fond de la mer profonde" du poème "Le Balcon", et c'est un peu cette même étrange répétition paresseuse qui se trouve épinglée par Rimbaud quand il fait exprès de citer les deux comparaisons "comme un ange" du premier quatrain de "Un voyage à Cythère". Rimbaud veut-il se moquer ou rendre hommage ? Ce n'est pas le moment de se précipiter aux conclusions hâtives.
Et tout le premier quatrain de "Oraison du soir" est par ailleurs une démarcation du premier quatrain de "Un voyage à Cythère", mais à partir d'inversions. Le poème de Baudelaire parle d'un balancement joyeux et du fait de planer librement, quand Rimbaud développe l'idée d'une position assise contrainte. Au soleil radieux et à la vie "sous un ciel sans nuages", Rimbaud oppose une situation "sous l'air gonflé d'impalpables voilures" et une progression du soir à la nuit. Et les voilures font écho à la situation de voyage en bateau décrite par Baudelaire avec mention des cordages à la rime du vers 2 et la relation des "oiseaux" aux "voiles blanches" est développée quelques vers plus loin. Il va de soi que, dans "Oraison du soir", Rimbaud joue sur l'effet de roulis des vagues de l'ivresse pour construire une illusion déçue de voyage en bateau par l'imagination. Rimbaud va s'inspirer du "roucoulement éternel du ramier" pour son "vieux colombier", de la tristesse du poème baudelairien "île triste et noire", de son appel aux sentiments du cœur, et il va reprendre le motif des brûlures de l'amour sensuel : "le corps brûlé de secrètes chaleurs". Ceci me rappelle au passage que je compte aussi travailler la relation à Baudelaire du poème "Les Sœurs de charité", qui, daté de juin 1871, est contemporain de "Accroupissements", "Les Assis", "Les Premières communions", "L'Homme juste", "J'ai mon fémur !..." Et je pense aussi à l'indice baudelairien de "l'essaim des rêves malfaisants" dans "Les Chercheuses de poux".
Précisons que l'expression "comme un" en suspens à la césure dans "Un voyage à Cythère" a l'intérêt de reconduire cette figure des oiseaux, mais aussi de correspondre à un instrument coupant, avec effet de sens à la césure qui est littéralement cisaillée :

Chacun plantant, comme un outil, son bec impur[.]
L'effet de coupure est envisageable au premier vers de "Oraison du soir" à cause de la mention en comparaison du barbier :
Je vis assis, tel qu'un + ange aux mains d'un barbier[.]
Dans "Oraison du soir", il va être question de "coulures", etc. Dans "Un voyage à Cythère", les oiseaux fouillent le cadavre d'un pendu et Baudelaire, qui a peut-être pensé à la célèbre "Epitaphe" de Villon, n'arrête pas là sa description :
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses[.]
Personne ne songe spontanément à rapprocher le vers que je viens de citer des deux suivants de Rimbaud :
Puis, par instants, mon cœur triste est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.
Tout ce qui précède a dû largement contribuer à changer la donne à ce sujet. D'ailleurs, j'ai cité plus haut un extrait du vers 5 de "Un voyage à Cythère" : "île triste et noire". Ici, si nous considérons que le cœur remplace le nom "île", nous avons une correspondance "triste" et "sombre" ou "noire" qui se révèle. Le basculement de la joie à la tristesse est une dimension essentielle du poème de Baudelaire, ce à quoi les vers 7 et 8 de "Oraison du soir" font écho. La forme "ensanglante" achève de rendre pertinente l'hypothèse d'une allusion aux "intestins" qui "coulaient sur les cuisses" dans le cas des "coulures".

Les comparaisons sont nombreuses dans "Un voyage à Cythère" et c'est un aspect un peu mécanique de la sorcellerie évocatoire baudelairienne que Rimbaud avait visiblement bien repéré :

Mon cœur, comme un oiseau...
[Le navire roulait] Comme un ange enivré d'un soleil radieux.
plane comme un arome
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses
comme un cyprès.
comme un outil
Comme un exécuteur entouré de ses aides.
Comme un vomissement
comme un suaire épais

Rimbaud savait pertinemment que Baudelaire n'avait pas du tout l'aisance pour écrire d'un Victor Hugo. Mais, dans la mesure où Arthur joue avec ces aspects, l'analyse littéraire doit partir en quête des intentions fines des poèmes de Rimbaud.

Cet article est assez long, je vais laisser mon lecteur sur l'ensemble des pistes suggestives désormais bien ouvertes. Je crois que ce que je viens de faire grâce à Rimbaud et Baudelaire c'est de la critique littéraire à coups de couteau.

vendredi 27 août 2021

Le vrai nom du groupe se réunissant à l'Hôtel des étrangers en octobre-novembre 1871 !

En général, face à l'Album zutique, la critique rimbaldienne a pris le parti de parler d'un "cercle zutique". Et j'ai plaidé pour une formule plus fidèle "Cercle du Zutisme" que j'opposerai même à la transcription avec une minuscule "Cercle du zutisme".
Reprenons les documents.
Sur l'Album zutique, une vignette "Hôtel des étrangers / Restaurant à la carte" a été collée. Il serait d'ailleurs souhaitable de retrouver d'autres copies de cette image dans la presse de l'époque. Est-ce que c'était une publicité qui se trouvait ainsi selon le même format à peu près qu'une carte de visite ? Ou est-ce que cette publicité a été diffusée dans quelques revues par exemple ? Cela pourrait être intéressant pour dater le collage de la vignette sur l'Album. Nous sommes au lendemain de deux guerres successives et il est écrit "restaurant à la carte" et non pas "table d'hôtes". Or, les locaux ont dû être loués à cet effet (je ne parle pas du local du cercle) et nous avons des dates pour l'installation dans ces lieux grâce aux carnets du fisc.
Sur cette vignette, un mot écrit en majuscules sort d'une fenêtre : "ZUTISME", ajouté qu'il a été par nos poètes et comparses facétieux.
Sur la page suivante, nous avons la mention en majuscules avec un point final : "ALBUM ZUTIQUE." Et sur le recto de feuillet suivant, nous avons droit à un sonnet liminaire intitulé "Propos du Cercle". C'est dans ce sonnet que nous relevons une nouvelle dénomination du cercle. Le poème fait parler Antoine Cros qui dit ceci à Mérat, citation du début du vers 11 :
Zutisme est le vrai nom du cercle !
Cette fois, le mot "cercle" a une initiale en minuscule. Le mot "Zutisme" est flanqué d'une initiale en majuscule, mais cela peut s'expliquer par sa position en début de vers.
Quel est le vrai nom du cercle ?
Il semble avoir évolué dans le temps, puisque dans son témoignage Charles de Sivry parlera d'un "cercle du doigt partout" (l'orthographe de "doigt partout" étant corrompue sur une lettre de Verlaine à Charles de Sivry qui fait indirectement allusion en décembre 1871 à ce fameux cercle).

Il convient que "zutisme" apparaisse dans le nom. A cette aune, "cercle zutique" n'est pas satisfaisant.
Nous pouvons plaider la formule "Cercle du Zutisme" qui a l'intérêt d'exhiber "Zutisme" et de faire écho au tour syntaxique des témoignes direct de Sivry et indirect de Verlaine (cercle du doigtpartout). Cette formule "Cercle du Zutisme" n'a rien d'incorrect : nous avons un cercle qui prétend pratiquer le zutisme. La citation de "Propos du Cercle" où "cercle" a une initiale en minuscule invite à écarter "Cercle du zutisme", puisque dans la citation attribuée à Antoine Cros, "cercle" est écrit avec une minuscule et seul "Zutisme" est lancé par une majuscule. Enfin, le dessin tout en majuscules de la vignette : "ZUTISME" permet de considérer le mot comme un étendard qui claque au vent, et cet effet est mieux rendu par "Cercle du Zutisme" que par "Cercle du zutisme". Seul "Cercle du Zutisme" rend l'état d'esprit du groupe, ce qui n'est ni le cas de "cercle du zutisme" ni de "cercle zutique".
Mais ce que dit Antoine Cros, c'est que le nom du groupe c'est "Zutisme" tout court, comme il y a eu "groupisme". Le groupisme, le zutisme !
Cependant, je pense que les rimbaldiens supporteront difficilement de glisser l'expression "Le zutisme" dans leurs articles. D'ailleurs, ils ne le font pas, ils s'en tiennent à la leçon apocryphe : "cercle zutique". La formule "Cercle du Zutisme" est autrement plus heureuse. Et, je ne la trouve vraiment pas sotte. prenons la comparaison avec "groupisme". On peut dire "le cercle du groupisme", mais on ne peut pas dire le "cercle groupique", ni le "cercle groupé", ni le "cercle groupal" ou que sais-je encore ? On ne peut pas dire "le cercle qui est un groupe". Pour moi, il y a une différence de sens entre "cercle zutique" et "cercle du zutisme" que la difficulté de manipulation dans le cas du mot "groupisme" permet sans doute de mieux cerner.
Le nom officiel, c'est "Le Zutisme", c'est ce que dit en toutes lettres "Antoine Cros" dans le sonnet, et la meilleure variante qui en conserve l'esprit c'est "Cercle du Zutisme". En revanche, "cercle zutique", c'est un peu du niveau du passant dans la rue qui fixe une fenêtre de l'Hôtel des étrangers et qui ne comprend pas exactement ce qui se passe. Exigez "Zutisme" dans le nom. C'est comme le chocolat Meniel.

jeudi 26 août 2021

L'enfer du deuil

Je ne sais pas combien il existe en tout d'enregistrements de Yann Frémy sur le net, mais en ce moment Alain bar(del a trouvé bon de mettre en avant une émission de 58 minutes où Frémy fait une lecture littérale de la prose liminaire du livre Une saison en enfer, et il reprend ma lecture avec ses éléments clefs. Donc je vais devoir réagir, on va citer les rimbaldiens et comparer les versions...
C'est juste un tout petit problème, trois fois rien !

Lien pour apprécier la captation :


Fin du deuil !

L'idée d'une rencontre de Verlaine et Rimbaud à Paris avant la la fin de la semaine sanglante ?

Je n'ai pas cherché à déterminer qui le premier avait envisagé que Rimbaud et Verlaine avaient pu se rencontrer à Paris bien avant le mois de septembre 1871. L'idée, c'est que Verlaine a mis en scène sa première rencontre officialisée avec Rimbaud. Et, pour moi, si nous n'en avons aucune preuve, aucun document à brandir en tant qu'indice, c'est une évidence. Je ne vois pas au nom de quel miracle Verlaine aurait hébergé dans sa belle-famille un parfait inconnu sous prétexte qu'il était un jeune poète qui ne resterait là qu'un temps. Même dans l'hypothèse où Bretagne aurait mis au courant Verlaine que Rimbaud pouvait devenir son amant facilement, il faut tout de même considérer que l'offre de l'héberger sous le toit de la belle-famille est étrangement risquée en ce cas. D'ailleurs, cet hébergement s'est bel et bien avéré catastrophique. En tout cas, à partir d'une conférence en 2004 à Charleville-Mézières, Marc Ascione est connu pour s'être attaqué à ce gros morceau problématique. Ascione a prétendu que Rimbaud et Verlaine s'étaient rencontrés auparavant à Paris, mais Ascione l'a fait en remettant sur le tapis une énigme tout à fait indépendante de la rencontre de Verlaine et Rimbaud à Paris. Ce qu'Ascione a voulu défendre, c'est l'idée que Rimbaud et Verlaine se sont rencontrés à Paris pendant la Commune. On sait que Rimbaud passait pour un franc-tireur sous la Commune. Il se présentait ainsi parmi les réfugiés communards, il était catalogué "franc-tireur" par les rapports de police qui récoltaient des informations à partir de mouchards. Dans le livre Rimbaud dans son temps, Reboul a montré que Verlaine l'avait sans doute échappé belle et qu'un mauvais établissement de son nom lui avait permis d'échapper aux poursuites après la Commune. Et Ascione évoque des passages de la correspondance de Verlaine où celui-ci parle des risques pour lui et Rimbaud. L'idée, c'est que Verlaine parle de l'implication minimale de lui et de Rimbaud dans la Commune, mais selon Ascione Rimbaud aurait eu un dossier policier suite à son incarcération à Mazas en tant qu'enfant perdu, qu'enfant ayant fugué, ce qui n'a rien à voir avec la Commune, mais l'idée est que Rimbaud et Verlaine sont surveillés, même si les raisons sont assez bénignes à côté d'une participation avérée aux actes de la Commune. Leur cas ne serait pas très grave selon Verlaine.
Mais, comme je l'ai dit, Ascione mobilise la fugue et l'incarcération à Mazas dans le cas de Rimbaud pour dire que ce n'est pas anodin, sauf que cela n'a rien à voir avec la Commune. En revanche, à partir d'écrits biographiques de Verlaine, Ascione montre que Verlaine s'intéressait aux très jeunes communards et notamment aux Vengeurs de Flourens, Flourens étant mort au tout début de la guerre civile. L'idée, c'est que Rimbaud s'est forcément rendu à Paris sous la Commune, Rimbaud écrivait dans sa lettre du voyant que les colères folles le poussaient vers la bataille parisienne.
Il y a ici deux problèmes distincts. D'une part, Ascione envisage une rencontre de Verlaine et Rimbaud sous la Commune à Paris. D'autre part, Ascione est confronté à trois lettres de Rimbaud du 17 avril, du 13 mai et du 15 mai qui ne sont pas envoyées de Paris, mais de Charleville-Mézières.
Prenons le cas des lettres. Celle du 17 avril ne peut pas être antidaté, puisque Rimbaud parle de son travail au Progrès des Ardennes, de sa reprise d'activité, sachant que quelques jours après le journal va être interdit. Cette lettre du 17 avril parle d'un séjour à Paris avant la Commune du 25 février au 10 mars, et pas d'un séjour récent à Paris entre le 18 mars et le 17 avril. Cette lettre suffit à exclure la présence de Paris sous la Commune du 18 mars au 17 avril. Ensuite, les deux lettres du voyant excluent la présence à Paris les 13 et 15 mai. Celle du 13 mai a d'ailleurs été exploitée en ce sens par Izambard. Verlaine, Delahaye et d'autres prétendaient que Rimbaud était à Paris sous la Commune, et Izambard a exhibé la lettre du 13 mai qui prouvait que non. Delahaye n'était pas à Charleville-Mézières en mai 1871 et Izambard avec sa correspondance était un témoin autrement plus fiable pour déterminer si oui ou non Rimbaud était à Paris au plus fort de la Commune. Rimbaud n'y était pas le 13 mai très peu de temps avant la semaine sanglante, ni le 15 mai au vu de la lettre suivante à Demeny. En plus, même si Izambard n'a pas divulgué ses autres lettres, nous savons qu'il y avait un échange nourri de courriers entre les deux hommes et que la lettre du 13 mai suppose effectivement un échange de courriers un peu antérieurs. Izambard témoigne en ce sens, notamment quand il prétend avoir reçu une lettre avec une version sans titre de "Mes petites amoureuses" ou quand il prétend avoir reçu une lettre où Rimbaud se moquait comme il le fait dans la lettre à Demeny des gloires littéraires du passé.
Puis, les lettres du 13 et du 15 mai ne parlent pas d'un passage récent à Paris.
En clair, elles rendent extrêmement improbable l'idée d'un Rimbaud à Paris sous la Commune entre le 17 avril et le 13 mai, et impossible du 13 au 15 mai.
En plus, Rimbaud parle de "colères folles" qui le poussent à Paris. Si l'émotion dicte ses choix, on ne va pas imaginer qu'il revenait l'avant-veille de Paris. Si la colère le pousse à Paris, on ne va pas imaginer qu'il en revient et qu'il change d'avis.
Bref, il ne reste que l'étroit espace du 15 au 22 mai, début de la semaine sanglante. Ascione a précisé que même très avant dans la guerre civile il était possible d'entrer à Paris par le train, il a cité le témoignage de Ludovic Hans alias Armand Silvestre dans son livre sur le Comité central et la Commune. Mendès parle également dans ses 73 journées sodomiques de la Commune de l'accès par le train.
Toutefois, la semaine sanglante a commencé le 22 mai, pile sept jours après la grande lettre à Demeny. On peut concevoir un séjour rapide de Rimbaud qui part sur un coup de sang pour vivre les derniers instants de la lutte. Sur place, la nécessité de se loger et de se nourrir, et l'impossibilité d'être utile à quoi que ce soit, ainsi que la menace immédiate de mort, aurait fait qu'il aurait tout de même cherché à échapper au massacre.
On peut penser que Rimbaud a envoyé une ou deux autres lettres à Izambard après le 13 mai, car la lettre du 13 mai ne suppose pas un arrêt brusque des échanges entre eux. C'est sans doute aussi de telles lettres postérieures qui confortait Izambard dans sa conviction que Rimbaud n'avait pas participé à la Commune, mais il faut prendre garder qu'on ne peut reporter la date du 15 mai sur Izambard. Rimbaud a très bien pu écrire à Izambard le 15 mai une lettre clôturant la dispute sensible le 13 mai, en même temps qu'il écrivait à Demeny. En clair, Rimbaud peut très bien avoir participé à la Commune de Paris au-delà du 15 mai. En revanche, dans un tel contexte, une rencontre avec Verlaine n'aurait pas la même signification. Dans son cadre d'analyse, Ascione envisage une rencontre entre un Rimbaud franc-tireur et un Verlaine plutôt civil mais pas mal compromis et impliqué. Ascione envisage même que ce fut leur première rencontre. Il n'envisage pas que les deux poètes se connaissaient déjà auparavant. Tout cela me semble beaucoup pour les jours agités coincés entre le 15 et le 22 mai. Je suppose bien qu'à partir du 22 mai l'horloge n'est plus à favoriser les rencontres, il fallait sauver sa peau.
Loin de contester la possibilité d'une présence de Rimbaud à Paris entre le 15 mai et le 28 mai 1871, mon approche est distincte de celle d'Ascione. Pour mon idée de rencontre entre Rimbaud et Verlaine, je n'ai pas à me préoccuper de la présence ou non de Rimbaud à Paris sous la Commune.
Moi, je me contente de considérer que nous avons un séjour parisien de quinze jours un peu avant la Commune. Il va de soi que les sensibilités politiques sont exacerbées. Rimbaud et d'autres ont pu se rencontrer à Paris et faire part de leurs sensibilités qu'ils ne pouvaient alors même pas formuler comme "pré-communardes". Rimbaud cherchait à rencontrer Vermersch et s'enflammait déjà pour les articles de Vallès. Rimbaud a certainement rencontré Forain lors de ce séjour, et les témoignages se recoupent pour dire qu'il a rencontré André Gill. Gill était un futur membre du Cercle du Zutisme et Rimbaud parle directement de sa quête de l'adresse de Vermersch, réputé désormais le premier à avoir employé le mot "Zutisme". Ce sont de belles coïncidences. En juin, Rimbaud écrira à Jean Aicard, dont il n'a guère pu se procurer l'adresse qu'à partir de son séjour de deux semaines en février-mars.
Rimbaud connaissait Bretagne un ami personnel de Verlaine et il s'intéressait à la poésie de Verlaine depuis l'été 1870, juillet-août, ce qui nous situe avant l'intégralité des fugues de Rimbaud, fugues qui toutes supposaient une activité littéraire de Rimbaud pour survivre.
Il faut quand même se représenter les choses. Rimbaud aime la poésie de Verlaine, il veut aller à Paris, il s'y essaie fin août 1870 en pleine débâcle de l'armée française face à la Prusse. Il passe deux semaines à Paris, et alors qu'il a pu se renseigner auprès de Bretagne il passerait son temps à se créer un carnet d'adresses avec André Gill, Vermersch et Jean Aicard, au lieu d'aller directement à la rencontre de Verlaine. Lequel Verlaine pourtant n'hésitera pas un instant à l'héberger dans sa belle-famille en septembre 1871. Quand Rimbaud est monté à Paris, en septembre, il n'a pas été logé par Aicard ou Gill, ni a fortiori par Vermersch, alors en exil. Rimbaud n'a pas été hébergé par Valade non plus lequel se vantait pour d'être le saint Jean-Baptiste de ce nouveau "Jésus au milieu des docteurs".
Rimbaud a eu de bien meilleures occasions de tisser des liens littéraires entre le 25 février et le 10 mars qu'entre le 15 et le 28 mai.
Valade se prétendant le saint Jean-Baptiste de la révélation de Rimbaud à Paris est aussi une piste intéressante à étudier. Rimbaud aurait rencontré Valade et Verlaine à Paris.
Dans sa lettre du 15 mai à Demeny, Rimbaud parle de Mérat et Verlaine comme les deux "voyants" de la nouvelle école parnassienne. Qui mieux que Valade a pu mettre pareille idée dans la tête de Rimbaud ? Valade est un ami de Mérat, et Verlaine, Mérat et Valade travaillaient tous les trois ensemble à l'Hôtel de Ville, ce qui était le cas aussi de Jules Andrieu et du poète Armand Renaud, mais les trois compères étaient Valade, Verlaine et Mérat, lesquels trois se rassemblaient aux dînes des Vilains Bonshommes, sachant que Mérat s'imposait déjà à la reconnaissance publique, Verlaine étant également très proche d'une similaire réputation parmi les poètes parnassiens.
Rimbaud n'avait aucune raison spontanée de relier les noms de Mérat et Verlaine aussi favorablement, car malgré la reconnaissance publique en cours de Mérat il est sensible que la poésie de Mérat n'avait pas cette prétention à une poétique de voyant. La poésie de Mérat, c'est des descriptions bien tournées. Il n'a rien d'un visionnaire ou d'un auteur commentant ce qu'il se passe en société. Rimbaud n'ayant sans doute pas rencontré Mérat à Paris en février ou mars, le plus naturel est d'envisager que qu'un ami commun à Verlaine et Mérat en a fait la promotion.
La critique rimbaldienne a donc négligé l'importance problématique du séjour à  Paris du 25 février au 10 mars. Tout a été ramené à la possibilité ou non de Rimbaud d'avoir traversé Paris sous la Commune. Si Rimbaud a rencontré Verlaine avant septembre, cela n'aura d'intérêt que si c'est sous la Commune. Rimbaud a rencontré Forain, on préférerait que ce soit sous la Commune, et c'est presque l'âme en peine qu'on admet que Rimbaud a dû rencontrer Gill à Paris entre le 25 février et le 10 mars.
Mais tout cela n'a aucun sens. D'abord, la période du 25 février au 10 mars permettait des rencontres plus posées. Ensuite, de premières rencontres du 25 février au 10 mars permettraient d'envisager de secondes rencontres sous la Commune si l'enjeu était d'absolument les affirmer. Enfin, s'il est déjà question de Gill et de Vermersch pour le séjour du 25 février au 10 mars, pourquoi émietter les rencontres littéraires de Rimbaud dans le temps ?
Du 25 février au 10 mars, Rimbaud n'était pas franc-tireur communard, il n'a pas rencontré un Verlaine sous un tapis d'obus en décidant d'une amitié à la vie à la mort naissante. Rimbaud a fait quelques rencontres littéraires lors de ce séjour et en prime il a affirmé une sensibilité politique qui allait être celle de nombreux communards à partir du 18 mars. Le contexte est donc différent de la légende d'un Rimbaud vengeur de Flourens provoquant un coup de foudre du côté de Verlaine.

vendredi 20 août 2021

Rimbaud et les 73 journées de la Commune de Catulle Mendès

Mes lecteurs le savent. Rimbaud a fait exprès de faire allusion à l'œuvre de Mendès dans différents poèmes. Je confirme que, dans le cas du poème "Les Chercheuses de poux", il y a une imitation serrée du poème "Le Jugement de Chérubin" du recueil estimé par Verlaine Philoméla. Et il faut compléter cela par une influence de la nouvelle "Elias" sous-titrée "étude" d'un volume publié en 1868 Histoires d'amour qui n'est pas recensé sur la page Wikipédia consacrée à Catulle Mendès.
Consultez cette page et vous tombez sur une bibliographie divisée en rubriques. En-dehors du témoignage sur la Commune et des poésies, tous les ouvrages référencés sont postérieurs à 1871 la plupart du temps. Or, le poème "Les Chercheuses de poux" a été composé à Paris soit à la toute fin de l'année 1871, soit dans les deux premiers mois de l'année 1872, tout comme le sonnet "Oraison du soir".
Je cherche évidemment de manière systématique tous les écrits de Catulle Mendès qui pourraient avoir inspiré "Les Chercheuses de poux" et j'inclus un ouvrage comme Le Livre de jade de Judith Walter, même si ça ne donne rien. Il me faudrait cerner les publications de Mendès dans les revues et j'aimerais en apprendre plus sur les nouvelles du recueil Lesbia.
Le recueil Histoires d'amour contient une suite intitulée Sanguines que je dirais d'espèces de poèmes en prose un peu dans l'esprit de poésie en prose de son épouse Judith Walter, il en est une sur la chevelure des anciens poètes notamment qui retient mon attention. Puis il y a une nouvelle sur un "dernier londrès" (un cigare) où il est question d'héliotropes (mais je n'ai pas réussi à trouver un point de rapprochement pertinent avec "Oraison du soir") et d'une "Mlle Chérubin" (mais rien de solide à mettre sous la dent). En revanche, la nouvelle "Elias" offre les motifs de la chevelure caressée par une femme et celui bien évidemment de la croisée. Je cherche à en trouver plus.
Dans le livre Les 73 journées de la Commune, il y a certaines descriptions à partir de la croisée, et notamment vers la fin quand la ville est incendiée. N'oublions pas la corruption "tourmentes" pour "tourments" au premier alexandrin des "Chercheuses de poux".
Mais il s'agit évidemment de lire un témoignage d'époque sur la Commune que Rimbaud a pu lire et contre lequel il a pu aussi réagir. Nous avons déjà le cas de livres similaires avec Armand Silvestre qui a publié sous le pseudonyme de Ludovic Hans un livre similaire à celui de Mendès ainsi qu'un autre sur Paris et ses ruines, dernier livre à rapprocher d'un livre similaire de Théophile Gautier qu'épingle Rimbaud dans "Les Mains de Jeanne-Marie", et Théophile Gautier nous renvoie circulairement à Catulle Mendès en tant que beau-père. Dans le poème zutique "Vu à Rome", Rimbaud emploie dans une parodie déclarée de Léon Dierx le mot "écarlatine" à la rime, ce qui vient encore une fois de sa lecture de Philoméla.
Il est évident que Mendès est très présent à la pensée de Rimbaud dans sa production en vers de la fin de l'année 1871 et du début de 1872.
Or, ce n'est pas tout. Je prétends pour des raisons évidentes que le poème "Paris se repeuple" est antidaté "Mai 1871", alors qu'il a été composé un peu après et de toute façon remanié à Paris, vu les différences en nombre de strophes des versions qui nous sont parvenues, sans oublier que Verlaine parle d'une version inconnue plus courte en 60 vers.
Dans "Paris se repeuple", il est question de la ville de Paris "La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir". C'est amusant, cela fait nettement écho à la phrase finale de tout l'ouvrage Les 73 journées de la Commune de Mendès :
Paris, ennuyé, accablé, se détourne avec tristesse du passé et n'ose pas encore lever les yeux vers l'avenir.
Il y a d'ailleurs matière à établir des parallèles dans la manière rhétorique de "Paris se repeuple" et celle de certains passages de Mendès, lequel très mauvais imite par ailleurs très souvent soit le style de chroniqueur dans la presse, soit le style hugolien des Châtiments sur un mode étrangement inconsistant. Et il va de soi que l'opposition d'opinions ressortirait entre les deux auteurs.
Que Rimbaud s'inspire ou non directement à l'occasion de l'ouvrage de Mendès, il faut de toute façon se servir des 73 journées de la Commune pour éclairer des lieux communs sur lesquels joue Rimbaud dans ses vers. Le "grand soleil d'amour" des "Mains de Jeanne-Marie" a des expressions équivalentes dans le livre de Mendès. Il faut savoir que les Parisiens furent sensibles à l'important ensoleillement de la ville dans les premiers temps de la Commune, après le 18 mars, et Mendès ne fait pas que citer le soleil, il emploie une construction grammaticale que je n'ai pas relevée par écrit qui a un peu le profil de "grand soleil d'amour chargé". J'ai relevé aussi au moment de l'assaut des troupes versaillaises des expressions qui font songer à "Being Beauteous". Rimbaud y conjoint "sifflements mortels et rauques musiques". J'ai une expression sur les "sifflements" qui m'a frappée, mais j'ai le souvenir plus net encore de l'expression "applaudissement rauque" auparavant.
Il y a plein de trucs à relever, comme l'emploi régulier de l'expression "boîte à mitrailles" lors des combats du début avril. On sait que l'allusion à la "boîte à mitrailles" est soupçonnée à raison dans un quatrain de "Chant de guerre Parisien" sur la "vieille boîte à bougies".
Mendès parle aussi de la religion de la "Raison", on a donc un témoignage explicite pour relier le culte de la Raison de la Révolution française à la pensée communaliste.
Enfin, je ferai plus tard un article fouillé sur l'ouvrage de Mendès, j'écris le présent article par souci d'ancrer des idées dans ma mémoire.
Or, une idée importante, c'est que très fortement au début de son livre Mendès tape sans arrêt sur les insurgés en les traitant d'ivrognes, ça revient plus d'une vingtaine de fois, et ça revient encore de temps en temps dans la suite. Et Mendès fait mine de s'en repentir en milieu d'ouvrage lorsqu'il veut avancer un point de vue plus nuancé, il dit lui-même qu'il a un peu trop traité les fédérés d'ivrognes.
Et c'est là que j'en arrive à un point qui m'intrigue entre les poèmes "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux".
Le sonnet "Oraison du soir" a une organisation des rimes qui est une citation explicite du recueil Philoméla de Mendès : la structure sur deux rimes ABA BAB qui est typique en italien avec Pétrarque, mais quand Mendès l'emploie dans la poésie française elle a des siècles d'inactivité, et à une rare exception près un poème qui contient d'ailleurs le mot "héliotropes" à la rime.
Mais ce qui m'intéresse présentement, c'est le début de "Oraison du soir" : "Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier..." Chérubin étant un personnage de Beaumarchais, le "barbier" pourrait entrer dans une logique de double allusion : les deux poèmes feraient référence à Mendès et au Chérubin et barbier  de Séville. Ce n'est qu'une hypothèse. En revanche, comme les deux poèmes font référence à Mendès, l'un par la forme des rimes des tercets, l'autre par des réécritures du "Jugement de Chérubin", nous avons aussi dans les deux poèmes l'importance de la position assise : "Je vis assis tel qu'un ange aux mains d'un barbier," face à "Elles assoient l'enfant..." Notons que dans les deux cas nous avons un ange assis sous la coupe soit d'un barbier, soit, en Chérubin, sous la coupe de deux femmes. Rimbaud a écrit un poème intitulé "Les Assis" auparavant, et dans "Oraison du soir" le motif de la position assise est à l'évidence quelque peu politique avec un motif tout aussi politique de mauvaise tenue d'ivrogne, ce qui fait écho à cette dénonciation lancinante de l'ouvrage Les 73 journées de la Commune. Je ne sais pas s'il faut creuser l'idée d'un lien entre le titre de Mendès et celui de Sade des Cent Vingt Journées de Sodome, mais je sens bien qu'il y a une pièce du puzzle qui nous manque et qui ne doit pas être si loin que ça de notre portée pourtant.

mercredi 18 août 2021

Illuminés par Nouveau ! (partie 1/2)

Sur son site, Alain Bardel vient d'annoncer, le 17 août, dans la rubrique d'actualités "sur le web", un film-annonce "Le poète illuminé, Germain Nouveau". J'ai cliqué sur le lien pour aller apprécier de plus près de quoi il retournait. Nous tombons sur un journal littéraire en ligne ActuaLitté. On nous annoncé déjà une impossibilité biographique : "le plus remarquable trio de la poésie française". Non ! Nouveau, Rimbaud et Verlaine n'ont jamais été tous les trois réunis. Ensuite, on nous vend "un poète méconnu du grand public", ce qui est inexact, il s'agit d'un poète redevenu méconnu du grand public. Et, puis, avec cet éternel anonymat ("De récentes recherches") gonflé d'une formulation titubante ("démontrent qu'il serait"), on nous apprend que la science lui attribue ou attribuerait une part non négligeable dans la composition des poèmes en prose des Illuminations ("le véritable auteur d'une partie des textes regroupés sous le titre Illuminations"). On comprend que cela renvoie à la malice du titre du documentaire annoncé : "Le poète illuminé..." Il paraît que ce poète doit reprendre toute son importance dans notre panthéon littéraire. Et la petite vidéo apéritive ne manque pas d'affirmer par deux avis successifs de témoins que Nouveau serait l'auteur de plusieurs des poèmes en prose.
Alors, il est temps d'arrêter les imbécillités.
Que les poésies de Nouveau aient de l'intérêt en soi et qu'il soit peut-être dommage qu'il ne soit plus réédité et fasse partie des oubliés, avec d'autres, rappelons-le : Banville, Glatigny, Dierx... Ce n'est pas le problème ici.
Ensuite, l'attribution sur des bases stylistiques d'une œuvre à une personne ou l'autre peut facilement devenir un problème insoluble qui engage la subjectivité du jugement et il devient délicat, même au plus experts, d'arriver à raisonner son sentiment d'évidence par des arguments objectifs sans appel.
Seulement, dans le cas des Illuminations, il y a une série d'éléments qui excluent sans appel l'idée d'une participation de Germain Nouveau.
1) La plupart des manuscrits sont de la main de Rimbaud, et Nouveau n'a participé à la mise au propre que de deux de ces poèmes.
2) Le dossier de ces manuscrits, sous le titre Illuminations et en compagnie de nombreux poèmes en vers irréguliers, a été publié du vivant de Rimbaud, Verlaine et Nouveau. Verlaine et Nouveau avaient connaissance de cette publication : Nouveau n'a pas protesté, ni Verlaine. Précisons par ailleurs que Verlaine prétend à deux titres à une valeur de témoin. Il prétend d'une part que les poèmes en prose ont été composé de 1873 à 1875 dans des voyages tant en Belgique qu'en Angleterre et en Allemagne, autrement dit, Verlaine a eu connaissance d'une partie des inventions de Rimbaud pour la période allant de juillet-août 1872 à juin-juillet 1873, et peut-être un peu au-delà du temps de son incarcération, puisque le témoignage de Rimbaud à propos de la Belgique impose un réajustement de la chronologie en incluant tout la fin de l'année 1872. Qui plus est, Verlaine prétend avoir lu les poèmes quand Rimbaud les lui a remis à Stuttgart au début de l'année 1875, et d'autres documents n'attribuent bien évidemment des poèmes en prose qu'au seul Rimbaud, sachant que si on retire ces poèmes en prose à Rimbaud, qu'est-ce qu'il nous reste des poèmes en prose que le jeune ardennais écrivait à l'époque ? Qu'est-ce qu'il nous reste même, en-dehors d'Une saison en enfer (écrit limité dans le temps "avril-août 1873" ce que corroborent d'autres documents), des écrits de Rimbaud au-delà de "Fêtes de la faim" daté d'août 1872 ? Il faudrait peut-être se poser la question.
3) Les poèmes en prose de Rimbaud sont des écrits d'une certaine maturité et on voit dans la vidéo que le génie de ces poèmes en prose est une chose admise, quand bien même on les réattribue à Nouveau. Or, on a d'un côté, un ensemble d'œuvres géniales de Rimbaud : des poèmes en vers réguliers, puis d'autres irréguliers, puis des écrits en prose étonnants "Les Déserts de l'amour" et bien sûr Une saison en enfer, et de l'autre un amas de poèmes en vers de Nouveau qui sont joliment tournés, mais qui ne respirent pas l'intelligence de la poésie de Rimbaud. Et par un tour de passe-passe étonnant, il nous faudrait apprendre que les poèmes en prose des Illuminations qui sont géniaux, très intelligents et pleins des préoccupations bien connues du poète Rimbaud sont en réalité de Germain Nouveau. Et comme si cela ne suffisait pas, la présence de la main de Rimbaud sur les manuscrits permet de dire que nous passons d'une oeuvre de la fin de carrière poétique de Rimbaud à une oeuvre précoce de Germain Nouveau, poète dont nous pouvons cerner le talent avant juin 1874 avec ses contributions à l'Album zutique, quelques poèmes épars envoyés dans des lettres. Nouveau aurait eu une poussé de génie en 1874, ou en 1873-è1874,; puisqu'il lui aurait fallu du temps pour composer tous ces chefs-d'œuvre recopiés par Rimbaud. Et ajoutons qu'il est encore plus piquant d'imaginer que certains poèmes seraient de Rimbaud et d'autres de Nouveau, puisque Nouveau n'a rencontré Rimbaud qu'à la fin de l'année 1873, puisque Nouveau singeait en vers la production alors inédite des vers de Rimbaud sans aucunement lui ressembler et arriver à son niveau de talent et donc de génie.
4) Et nous en arrivons au coup de massue. Un fait stylistique objectivable !
Dans la plupart de ses poèmes en prose, Rimbaud applique un procédé qui n'a jamais été identifié par la plupart des grands rimbaldiens. J'ai signalé à l'attention ce fait, mais malgré tout personne n'en parle au fil des années. Ni Reboul, ni Murphy, ni Murat dans son livre L'Art de Rimbaud où le sujet aurait été à sa place. Le procédé est évoqué par des auteurs un peu farfelus comme Antoine Raybaud et Michel Arouimi, il est aussi, mais très partiellement, au sujet des poèmes en prose intitulés "Villes" au pluriel par Claisse qui n'y reviendra jamais. Or, ce procédé est objectivable et permet de dire qu'il est exclusif à ces poèmes en prose et à un certain nombre de poèmes en vers de Rimbaud, en incluant le cas particulier du sonnet "Poison perdu". Or, dans la production clairement attribuée à Germain Nouveau, jamais celui-ci n'a recouru au procédé.

De quoi s'agit-il ? Rimbaud organise des répétitions de mots en fonction des alinéas ou strophes dans ses poèmes. Il ne s'agit pas de répétitions qui flattent l'oreille, il s'agit de répétitions qui ne sont pas du tout de l'ordre de l'envoûtement. Il s'agit d'une distribution imperceptible à la lecture immédiate, mais qui apparaît avec évidence quand on se penche sur la composition des poèmes.

Nous pouvons commencer par les cas les plus simples.
Dans "A une Raison", nous avons affaire à un poème clairement communaliste, la possibilité d'un appel à une déesse "Raison" étant par exemple dénoncée par Catulle Mendès dans son livre Les 73 journées de la Commune. Le culte de la Raison vient bien sûr de la Révolution française, et Mendès, hostile au mouvement des insurgés, ironise sur la haine des calotins de ceux-ci en se moquant de leur prétention à rendre un culte à la Raison. Dans ce poème en prose donc, l'auteur répète un seul adjectif "nouveau" à quatre reprises dans les trois premiers alinéas, mais surtout, il crée des symétries par de discrets rappels. Le verbe "commence" du premier alinéa et le nom "levée" du second sont reconduits dans le quatrième alinéa sous la forme d'un infinitif "commencer" et d'un verbe à l'impératif "Elève".
Une des répétitions impliquerait donc le cher Germain : "Nouveau, j'écris ton nom !" Le problème, c'est que même dans une optique aussi farfelue il serait impossible de trancher l'attribution entre Rimbaud et Nouveau, puisque si on suit cette logique farfelue, Rimbaud peut autant s'adresser à son compagnon poète de 1874 que ce dernier revendiquer narcissiquement la composition du poème.
Le procédé ne concernerait que ce seul poème, nous pourrions envisager une coïncidence involontaire, mais nous allons rapidement nous apercevoir que le procédé est constant.
Dans le poème "Being Beauteous", poème où l'allégorie de la raison se rapproche de l'image martyrique de la capitale française dans "Paris se repeuple", les répétitions ou reprises organisent le mouvement du texte : "Être de Beauté" sera repris en "mère de beauté", mais entre-temps nous aurons une série de reprises sensibles : la réponse de couple à couple est particulièrement éloquente : "Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde" est réexploité dans "les sifflements mortels et les rauques musiques", tandis qu'il convient d'apprécier le passage de "corps adoré" à "nouveaux corps amoureux", avec en prime la reconduction de l'expression "nouvel amour" du poème "A Une Raison" qui plaide pour une attribution à un unique auteur des deux poèmes.
Je pourrais citer "Aube", "Matinée d'ivresse", "Barbare" et à peu près tous les poèmes en prose. Continuons de choisir pour illustrer notre propos des poèmes où le procédé est simple et évident à constater : "Fleurs" et "Mystique" par exemple.

 D'un gradin d'or - parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, - je vois la digitale s'ouvrir sur un tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures.
 Des pièces d'or jaune semées sur l'agate, des piliers d'acajou supportant un dôme d'émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d'eau.
 Tels qu'un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.
Le lecteur a remarqué à l'évidence les reprises des initiales pour "gazes grises" et "velours verts". Il a très bien pu être sensible à la reprise "d'or" du premier au deuxième alinéa. Mais aucun lecteur ne peut prétendre remarquer spontanément cette étrange façon d'unir les alinéas au moyen de trois couples de répétitions. Nous avons la reprise "d'or" du premier au second alinéa, et la reprise du singulier au pluriel de "rose" à "roses" en fin de second et troisième alinéas, mais il y convient d'y ajouter la reprise "yeux" entre le premier et le troisième alinéa. Pourtant, il n'y a pas d'autres répétitions de mots dans ce poème, alors que sa prosodie aurait pu encourager à en augmenter le nombre après tout : "soleil" précède "la mer et le ciel", "verts" anticipe "mer". Nous avons bien d'autres chaînes sonores, phonétiques, dans ce poème : "dieu", "yeux bleus". Le roulement du "r" se fait sentir dans le dernier alinéa : après "énormes" et "formes", nous avons "mer", "attirent", "terrasses", "marbre", "fortes roses". Nous pouvons sentir une équivoque possible de "jaune" à "jeunes". Nous pouvons songer à une dissémination du mot "or" lui-même dans "cordons", qui suit immédiatement "gradin d'or", et dans "fortes roses" qui clôt le poème avec en prime l'inversion phonétique de la séquence "or" dans la répétition "rose"-"roses". Malgré ce tissage prosodique, Rimbaud a soigneusement retenu trois couples exclusifs pour les répétitions de mots, et faut-il insister sur la position évidente du syntagme "d'or" parallèle entre les deux premiers alinéas, sur la tendance conclusive du mot "rose(s)". Seul le pluriel "yeux" fait l'objet d'un déplacement : vers la fin du premier alinéa, vers le début du troisième alinéa.
Il va de soi que les rimbaldiens n'en parlent jamais, parce que c'est dur d'en parler et on ne voudrait pas montrer qu'on a des faiblesses. Mais, voyons que cela continue avec d'autres poèmes. Passons à "Mystique" maintenant.

 Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d'acier et d'émeraude.
 Des prés de flammes bondissent jusqu'au sommet du mamelon. A gauche, le terreau de l'arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l'arête de droite, la ligne des orients, des progrès.
 Et, tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,
 La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus comme un panier, contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous.
Nous avons un poème en prose en quatre alinéas, ce qui peut faire songer quelque peu à une allure de sonnet en prose, d'autant que les deux derniers alinéas sont reliés entre eux au moyen d'une virgule intermédiaire. J'ai évité d'exploiter tout ce qui pourrait être dit sur les échos sémantiques dans ce poème pour me concentrer sur les répétitions de mots en tant que tels. Le dernier alinéa concentre deux reprises immédiates, avec la variation "fleurie" et "fleurant", et le polyptote "en face" - "notre face". Mais, il est remarquable de constater la reprise du mot "talus" du début de premier alinéa au milieu du dernier alinéa et précisément entre les deux autres reprises propres à ce dernier alinéa : fleurie - face - talus - face - fleurant. Or, si le troisième alinéa est l'occasion d'une reprise de verbes du premier et du deuxième alinéa : "tournent" et "bondissent" sont réunis en "tournante et bondissante", il n'est pas anodin d'apprécier l'inflexion participiale de "fleurie" à "fleurant". Il y a bien un fait exprès rimbaldien, quand bien même jamais aucun commentateur du poème ne s'est penché sur ce fait d'écriture. Et insistons sur deux points d'évidence du repérage. Il y a l'évidence des architectures que nous exhibons, mais il y a aussi l'évidente absence de répétitions qui n'entreraient pas dans la structure. Rimbaud évite de commettre d'autres répétitions. Il aurait très bien pu reprendre le mot "flammes", le mot "mer". Au lieu de "homicides" et "nuits humaines", Rimbaud aurait pu écrire des expressions plus fournies contenant à deux reprises le mot "hommes"...
Je peux citer comme illustrations du procédé des poèmes plus longs : "Conte", "Nocturne vulgaire", "Métropolitain". Je propose que nous éprouvions le phénomène avec "Après le Déluge" et "Angoisse".
Le poème "Après le Déluge" est composé de treize alinéas.
Les derniers alinéas sont plus longs que les tout premiers, mais si nous comparons les trois premiers alinéas et les trois derniers alinéas du poème, nous constatons avec évidence des répétitions qui ne structurent certainement pas le poème de manière anodine :

 Aussitôt après que l'idée du Déluge se fut rassise,
 Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.
 Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, - les fleurs qui regardaient déjà.
 [...]
 Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, - et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps.
 - Sourds, étang, - Ecume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, - éclairs et tonnerres, - montez et roulez ; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
 Car depuis qu'ils se sont dissipés, - oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes ! - c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons.
Nous sommes bien d'accord que dans la citation qui précède les crochets indiquent une lacune de sept alinéas. J'ai évité de souligner "Depuis" et "Puis", mais nous constatons que nous avons une significative réécrite de "l'idée du Déluge" "rassise" à "relevez les Déluges" et la reprise avec des variantes d'une exclamation d'une certaine étendue. On constate bien que les répétitions ne sont pas fondues dans un même alinéa, elles ont chacune le leur ! Or, pour achever la liaison entre ces deux groupes d'alinéas, la répétition qui complète notre relevé est la forme verbale conjuguée du verbe "dire" : "dit sa prière", "Eucharis me dit", avec pour ceux qui trouveraient cela a priori dérisoire une liaison thématique, puisque nous passons d'une prière du lièvre contre l'hiver et par gratitude du printemps offert à une confirmation d'avènement du printemps qui va mettre en colère le poète.
Les petits malins pourront penser que le lien est ténu à cause du verbe "dire", mais vu tous les exemples précédents ils devraient commencer à se dire que nous sommes au contraire en très bon chemin, et que pour les sept derniers alinéas nous allons sans surprise avoir des répétitions qui vont organiser une relation de trois alinéas à quatre autres alinéas. Et les nouvelles répétitions que nous allons signaler à l'attention, ce sera autant de mots qui ne se trouvent pas dans les six alinéas cités plus haut.
Voici les sept alinéas au centre du poème "Après le Déluge". Ils sont conçus pour qu'on oppose les alinéas 4 à 6 aux alinéas 7 à 10, ce que permet de constater clairement une anaphore qui structure les masses : "Dans la grande..."

 Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l'on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
 Le sang coula, chez Barbe-Bleue, - aux abattoirs, - dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
 Les castors bâtirent. Les "mazagrans" fumèrent dans les estaminets.

 Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
 Une porte claqua, et sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée.
 Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
 Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.

Il y a certes une dissymétrie puisque nous opposons trois alinéas à quatre autres. Mais il n'en reste pas moins qu'il ne faut aucune intelligence particulière pour comprendre que la reprise et variation "Dans la grande... sale / encore ruisselante" impose un premier parallèle, que la reprise verbale "bâtirent" et "fut bâti" impose un autre parallèle entre deux alinéas avec évidemment d'autres ressemblances à observer : "Les castors bâtirent" / "Les caravanes partirent", par exemple. Il ne faut aucune intelligence particulière pour comprendre la relation de "coula" à "claqua" et partant de là celle du couple "coula", "coulèrent" au couple "claque", "éclatante". Il ne faut aucune intelligence particulière pour comprendre que la deuxième série est plus spécifiquement mise sous le signe de l'enfance.
Ni Yves Denis, ni Antoine Fongaro, ni Steve Murphy, ni Bruno Claisse n'ont jamais rien fait de ces répétitions, de cette structuration évidente des alinéas, mais ça ne réduit en rien le caractère objectivable du procédé. Rimbaud a fait exprès de créer tous ces liens, et s'en servir permet d'affermir la compréhension d'un texte quelque peu hermétique, puisque la symétrie étant voulue par l'auteur cela va favoriser les inférences logiques dans les rapprochements, non ? Enfin, ceux qui ont un cerveau penseront obligatoirement comme moi, les autres je ne sais pas ce qu'ils penseront et ça ne m'intéresse pas.
Passons maintenant à "Angoisse".
C'est un poème en prose composé de cinq alinéas, il a une longueur moyenne pour ainsi dire. Ce qui est- frappant cette fois, c'est qu'on peine à trouver des répétitions, les mots ont l'air d'être à usage unique : "ambitions", "continuellement", "écrasées", "pardonner", "répare", "indigences", etc. Pour nombre de mots, on devine tout de suite que leur répétition ne passerait pas inaperçue. Mais, même des mots plus courants ne sont pas répétés. En-dehors de ce qu'on appellera pour faire vite les mots-outils passe-partout, dans les quatre premiers alinéas, il n'y a pas de répétition, et soudainement au cinquième alinéa Rimbaud rejoue à sa marotte.
 Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.
Vous n'allez pas me dire que "air" et "silence" sont des répétitions plus attendues que "mer", "eaux", etc., pour donner une dynamique expressive au roulement. Certes, les répétitions sont liées à l'idée de souligner par la prosodie un roulis, mais le choix des mots répétés n'est pas ce qu'il y a de plus adéquat à ce projet. Les échanges "rouler", "houleux" ou "blessures", "tortures", "mer", sont plus efficaces et portent les effets prosodiques. Le mot "air" s'intègre à la série efficace par son "r" conclusif notamment, mais le mot "silence" fait pour sa part carrément contraste, tandis qu'il n'échappe à personne la tension sémantique entre les mots "air" et "silence".
Il va de soi aussi, du moins pour les lecteurs de Rimbaud qui ont un cerveau, qu'il y a un effet esthétique à opposer ainsi la tension frustrée des quatre premiers alinéas et le déchaînement prosodique du dernier. Le fait de réserver l'exclusivité du procédé de répétition au seul dernier alinéa a un sens poétique libératoire, non ?

Donc, je vais annoncer une suite. Je pourrais étudier le poème "Barbare" comme je l'ai déjà dit. Les études symétriques de ce poème par Murat, Reboul, Fongaro et beaucoup d'autres, sont toutes ratées. J'ai déjà donné la formule à plusieurs reprises. Je pourrais parler de la distribution des adjectifs par couples dans "Antique". Je pourrais faire le tableau des répétitions de "Génie" et par-delà je peux parler des répétitions dans le poème "Ville" au singulier ou dans les deux poèmes "Villes" au pluriel, de longs poèmes, et la cerise sur le gâteau, c'est le cas de "Vies" où je fais un tableau pour les trois volets du poème à la fois. J'ai bien envie dans un second temps de l'article de faire le tableau des répétitions dans "Vies", ce qui a déjà fait l'objet d'un article dans la revue Parade sauvage. Mais, je prévois aussi de citer les quatre séquences du poème en vers libres "Mouvement".
Il faut bien comprendre qu'avec moi vous n'avez pas affaire aux bras cassés qui composent des Dictionnaire Rimbaud. Moi, je vois ce procédé, je le cite comme quelque chose d'important et je le mets en avant. Mais, évidemment, il faut après constater que Rimbaud utilise ce procédé dans des poèmes en vers, et là on va citer "Le Bateau ivre", "Michel et Christine", pas des petits poèmes de dix ou quatorze vers que je sache. Et on va même parler de "Poison perdu".
Et après les défenseurs d'une réattribution des poèmes en prose de Rimbaud à Nouveau auront tout le loisir d'exhiber les poèmes en vers connus de Nouveau et de montrer que le procédé se rencontre à quatre, cinq reprises au moins (on va être gentil) dans la poésie de Germain Nouveau, et ne me citez pas des poèmes où les répétitions sont sonores, vous avez bien compris la spécificité du procédé rimbaldien j'espère. Vous êtes "in-tel-li-gents", donc vous avez compris ! On est d'accord, on ne revient pas là-dessus.
Puis, évidemment, on peut aller chercher le procédé chez d'autres auteurs. D'où est venue cette singularité dans la manière de composer de Rimbaud ?
J'ai déjà cherché dans les poèmes en vers de Nouveau, je n'ai pas trouvé. En clair, les rimbaldiens de Parade sauvage ou du genre Bardel ne font aucun travail sérieux pour mettre un terme à cette idée farfelue que Nouveau a composé les poèmes qui font la réputation de Rimbaud. Je n'ai rien contre le principe de contester une attribution, mais ce que je n'aime pas c'est qu'on fasse fi des arguments et des preuves objectives. On ne va pas discuter dix ans de problèmes résolus, et puis je trouve complètement hallucinant qu'on puisse vendre des livres et des films en faisant miroiter aux gens une théorie gratuite qui a déjà reçu son paquet, avec le silence complaisant de ceux qui sont censés être des fans de Rimbaud. Etonnez-vous après ça que nous n'ayons plus de grande littérature de nos jours. Tout va à l'égout. Quant il y a des preuves, il n'y a plus égalité des opinions et du temps de parole, faut arrêter le sketch, là !

Une petite précision : tous ces relevés que j'exhibe, je les ai établis avant l'an 2000. Les rimbaldiens ont décidé que ce n'était pas important, malgré ce que j'ai pu en dire dans mes différents articles dans la revue Parade sauvage. Le problème, c'est que c'est objectivable. Je ne me permettrai pas d'aller jusqu'à dire que c'est de la poésie objective contraire de la poésie subjective fadasse. Non, ce que je veux dire, c'est que le caractère objectif du procédé demande une évidente prise en considération, et attendez-vous à quelques perles dans ce qui va suivre encore.