lundi 26 octobre 2020

A propos de l'interprétation du "Coeur supplicié" par le viol

Il paraît que le projet de déplacer les dépouilles de Rimbaud et Verlaine au Panthéon permettrait de révéler l'homophobie latente du milieu rimbaldien. J'ignorais que le public qui s'intéressait à Rimbaud et Verlaine était particulièrement homophobe, il me semble que nous ne sommes plus à l'époque de Claudel et compagnie. Les gens qui s'intéressent à ces deux poètes sont prévenus dès le départ. C'est peut-être un public masochiste ? Et une autre question se pose :  qui peut s'amuser à prétendre bien connaître la vie sexuelle des divers rimbaldiens, universitaires ou non, qu'ils soient favorables ou hostiles à la panthéonisation des deux poètes ? Mais ce n'est même pas le sujet, je pense qu'il suffit d'apprécier que si le public rimbaldien peut représenter les diverses sensibilités de la société il n'est pas possible que ce soit un public d'une homophobie prononcée.
Pour ma part, faites ce que vous voulez du corps de Rimbaud, je ne vais pas m'énerver pour cela, mais ma pensée est que clairement il n'y voudrait pas sa place.
Cependant, sans doute par l'effet de la mode présidentielle du "en même temps", voilà que remonte, au beau milieu de ce débat, une ancienne interprétation depuis longtemps rejetée (je pense unanimement) par le milieu rimbaldien selon laquelle le poème "Le Cœur supplicié", qui a eu pour autres titres "Le Cœur du pitre" et "Le Cœur volé", témoignerait d'un viol commis par des soldats de la Commune.
Soyons sérieux !
Ce poème nous est connu par une lettre envoyée de Charleville le 13 mai à Georges Izambard. Dans cette missive, Rimbaud explique ceci à son professeur :

Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris, - où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Cette citation est un véritable pavé dans la mare de tous ceux qui pensent que le poète Rimbaud ne s'est jamais préoccupé de politique. La Commune, ce n'est pas du tout le communisme, le socialisme marxiste, et les ouvriers n'étaient pas des partisans de la dictature du prolétariat, une idée qui vient plutôt de gens des classes moyennes ou bourgeoises, et bien sûr pas des ouvriers eux-mêmes qui n'ont pas l'esprit aussi loufoque. Ils ont un peu plus les pieds sur terre. Les idées politiques étaient plutôt fédéralistes, libertaires, pré-anarchistes, collectivistes, ce que les historiens de la Commune eux-mêmes précisent bien de nos jours. Il n'y avait pas cette idée de système centralisé sur lequel mettre la main. Maintenant, ce qui fait que la récupération d'Engels et des autres (captation d'héritage avec à la clef des persécutions par les trotskystes et autres des anarchistes et des libertaires qui étaient pourtant à peu près les vrais héritiers de la Commune) a en partie marché, outre la ressemblance de nom, c'est qu'effectivement la majorité des insurgés sont des ouvriers, plutôt des ouvriers des ateliers que des usines selon l'inévitable profil socio-professionnel de Paris à l'époque.
Et Rimbaud, ce qu'il dit, c'est qu'il veut être un "travailleur", ce qui s'oppose au paresseux (son portrait d'Izambard dans la lettre, puis de Musset le 15 mai), mais avec évidemment le mouvement de bascule politique où le paresseux c'est le bourgeois et le travailleur le petit peuple. Izambard qualifié de "Monsieur" dans l'en-tête de la lettre a lui-même expliqué le sens sarcastique de cette adresse. Et dans la lettre, Rimbaud le qualifie de "satisfait". Le persiflage de Rimbaud : "Je me dois à la Société" anticipe bien sur le discours de Coppée dans sa pièce intitulée Fais ce que dois jouée au théâtre dès octobre 1871.
Et le discours de Rimbaud est on ne peut plus limpide. Les "travailleurs", ce sont les communeux, puisque, le 13 mai, les "travailleurs" qui "meurent" dans Paris, c'est obligatoirement les insurgés qui subissent les bombardements versaillais. Ce n'est que plus d'une semaine après que les versaillais vont entrer dans Paris. Rimbaud dit "Je suis en grève" au moment même où Coppée publie la plaquette "Plus de sang" qui vilipende les communeux, les invite à oublier cette folie et à retourner à leurs marteaux. La formule du devoir était déjà dans ce poème "Plus de sang" daté d'avril 1871 et publié à chaud pendant l'événement.

Et le poète obscur qui te pleure et qui t'aime
       Aura du moins fait ce qu'il doit.
Car, c'est quelque peu aussi aux vers suivants du poème de Coppée mis dans la bouche d'une France éplorée :

" La paix ! faites la paix ! Et puis, pardon, clémence !
Oublions à jamais cet instant de démence.
        Vite à nos marteaux. Travaillons,
Travaillons en disant : "C'était un mauvais rêve."
[...]

que Rimbaud, qu'il en ait eu connaissance ou non avant le 13 mai, répond de manière cinglante :

"Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève."
Dans la mesure où Coppée avait déjà fait du bruit avec sa "Grève des forgerons", un an plus tôt, il est difficile de croire que Rimbaud ne vise pas le célèbre poète du Passant. Il a déjà repris la forme et le titre d'un poème de Coppée "Chant de guerre circassien" pour composer un mois plus tôt son "Chant de guerre Parisien". La plaquette "Plus de sang" est une source à l'écriture de plusieurs poèmes de Rimbaud, à commencer par "Paris se repeuple" et "Les Corbeaux". Comme à la Renaissance, de Ronsard à Aubigné, circulaient les longs développements allégoriques sur la France affligée par les guerres de religion, du poème "Plus de sang" à "Paris se repeuple" nous avons une allégorie de la France affligée qui le cède à une personnification de Paris qui vient opposer sa fierté. Rimbaud a relevé les expressions de Coppée au sujet de la France prise à témoin : "douleur de mère", "sanglante et découvrant ta gorge maternelle / Entre les coups des combattants", "de ton geste qui raille", "Tu feras voir l'horreur de ta gorge saignée", "pauvre mère indignée", "ton noble cœur de femme", "cette lutte infâme / Où ton peuple est ton assassin", "ta voix hurler, pleine de larmes", "ce combat qui m'achève et me navre", "sur un front de cadavre / Planter le bonnet phrygien", "quand mon front qui vite se relève / Lancera de nouveaux rayons", "messagère ailée", et Rimbaud a pensé aussi à s'intéresser aux motifs sonores suivants : "Sauf un rauque clairon qui sonne au loin l'alerte", "Sachant bien que l'orage affreux qui se déchaîne, "Parmi l'orage du canon."
Il ne fait guère de doute que "Paris se repeuple" est une réplique au poème de Coppée : "Cité sainte", "la putain Paris", "La rouge courtisane aux seins gros de batailles", "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, / Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau, / Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires / Un peu de la bonté du fauve renouveau," / "Ô cité douloureuse, ô cité morte", "ta pâleur", "Corps remagnétisé pour les énormes peines", "le flux des vers livides en tes veines", "ton souffle de Progrès", "affreux de te revoir couverte / Ainsi" "Ulcère", "Splendide est ta Beauté !", "L'orage a sacré ta suprême poésie", "Amasse les strideurs au coeur du clairon lourd".
Le dernier sizain de "Plus de sang" est évoqué, avec appui des rimes, dans le dernier sizain du poème "Les Corbeaux" :

Dis-leur cela, ma mère, et messagère ailée,
Mon ode ira porte jusque dans la mêlée
Le rameau providentiel,
Sachant bien que l'orage affreux qui se déchaîne,
Et qui peut d'un seul coup déraciner un chêne,
Epargne un oiseau dans le ciel.
Mais, saints du ciel, en haut du chêne,
Mât perdu dans le soir charmé,
Laissez les fauvettes de mai
Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne,
Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir,
La défaite sans avenir.
Dans "Paris se repeuple", le poète dénonce les vainqueurs de la Commune dans leurs pratiques d'assassins et dans "Les Corbeaux" le poète s'intéresse à la paix des vaincus, autrement dit à la mémoire des morts de la semaine sanglante.
"Paris se repeuple" et "Les Corbeaux" furent écrits plus tard en s'appuyant sur le texte "Plus de sang" de Coppée : il serait étonnant que les répliques à Izambard n'y fassent écho que par coïncidence. Dans "Plus de sang", la France animée par Coppée parle de la Commune en tant que "démence", et dans sa lettre à Izambard le poète parle de "colères folles", puis, dans "Paris se repeuple", il voit la démence des "lâches" profitant de la victoire, de la terrible répression : "ô lâches ! soyez fous !" Et toujours, dans "Paris se repeuple", le poète parle d'une danse dans les "colères". Certains se croient malins à nier que Rimbaud pratique une poésie faite de nombreuses réécritures de passages d'Hugo, Banville, Coppée, les poésies de Rimbaud n'étant pour eux que d'agréables fulgurances insensées, ne signifiant rien. Ils se croient en mesure de nier la dimension communaliste du "Bateau ivre" même. Pour eux, Rimbaud n'était pas communaliste, il voulait uniquement faire joli dans le paysage, il ne respectait pas les césures uniquement parce que c'était une vilaine contrainte à sa manière de s'exprimer gracieusement. En tout cas, le 13 mai 1871, Rimbaud a bien écrit en-dehors de tout poème que "les colères folles [l]e poussent vers Paris" et qu'il s'identifie à la figure du travailleur "en grève" du moment, autrement dit à l'insurgé communaliste. Il n'employait sans doute pas les mots "communards" et "communeux" qui étaient encore à ce moment-là des injures versaillaises. Je ne vais pas développer ici l'idée que, vu son vœu de s'identifier à un "Travailleur" de la Commune, comme il y a des travailleurs de la mer chez Hugo, quand Rimbaud écrit : "je travaille à me rendre voyant", il fait du "voyant" une entité communaliste.
Ce qui est important, c'est que, peu après ces mots éminemment politiques que j'ai cités, Rimbaud envoie la première version manuscrite connue du poème "Le Cœur supplicié" et il en fait même une illustration de l'opposition du "travailleur" qu'il aspire à être au faux "enseignant" "satisfait" qu'il a coiffé d'un "Monsieur" : "est-ce de la satire, comme vous diriez ?", "ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée". "Vous n'êtes pas enseignant pour moi."
Je n'ai même pas besoin de préciser que Rimbaud a adhéré à la Commune bien au-delà du 13 mai 1871. Dans cette lettre, le poète veut aller à Paris, il se sent poussé vers la capitale. Il n'est donc pas possible que, dans la foulée, il explique sous couvert des métaphores d'un poème qu'il a été violé par les soldats de la Commune et que cela l'a fait beaucoup souffrir. Cette interprétation est justement homophobe, puisqu'elle associe la pulsion homosexuelle au désir de viol, puisqu'elle fait de Rimbaud une victime de l'homosexualité prédatrice ou bien elle en fait un homosexuel involontaire par le traumatisme du viol. C'est aussi une lecture hostile à la Commune, contre l'évidence factuelle des propos tenus par Rimbaud dans la lettre manuscrite qui contient ce poème lui-même. Cette lecture a été dénoncée par de nombreux rimbaldiens, Steve Murphy et d'autres. C'est même une lecture qui indigne les rimbaldiens.
Par ailleurs, la présence de Rimbaud à Paris du temps de la Commune est problématique. Dans sa lettre du 17 avril 1871 à Demeny, Rimbaud parle d'un séjour à Paris du 25 février au 10 mars, avant l'insurrection. Il parle aussi du travail au journal de Jacoby, le Progrès des Ardennes, qu'il effectue depuis quelques jours. Les 13 et 15 mai, il envoie une lettre à Izambard et une autre à Demeny, toujours de Charleville. Et Rimbaud parle alors de se rendre à Paris, pas d'en revenir. Qui plus est, Izambard fait clairement entendre qu'il avait une correspondance régulière avec Rimbaud avant le 13 mai, c'est la seule lettre qu'il a daigné divulguer de cette période. En clair, Rimbaud a pu se rendre quelques jours à Paris à la fin du mois d'avril, éventuellement au tout début du mois de mai, mais nous n'arrivons pas à étayer cette hypothèse. Il a pu aussi s'y rendre après le 15 mai, mais si c'est le cas son séjour fut des plus brefs, puisque la semaine sanglante débuta les 21-22 mai. Malgré le siège, il était possible de se rendre à Paris par le train, et Rimbaud avait une réputation de "franc-tireur" auprès de Verlaine, Delahaye et quelques autres, mais tout cela reste délicat à déterminer comme vrai. Forain détenait-il une réponse tranchée à ce sujet ? Nous ne le saurons peut-être jamais. En tout cas, l'histoire du viol par les soldats de la Commune ne résiste pas à l'examen de la seule lettre du 13 mai.
Le poème "Le Cœur supplicié" qualifie les "insultes" de la troupe de "pioupiesques". Ce mot a-t-il été inventé par Rimbaud ? L'a-t-il rencontré dans la presse ? En tout cas, cet adjectif est formé sur le mot "pioupiou" et ce mot au pluriel apparaît dans un poème de 1870, de juin selon toute vraisemblance, intitulé "A la Musique". Rimbaud raille une scène où les bourgeois et les gens contents du régime impérial vont écouter un orchestre militaire sur la "Place de la gare, à Charleville", mais n'y transposez pas le kiosque que nous pouvons découvrir à notre arrivée en train de nos jours, puisqu'il ne s'y trouvait pas à l'époque. "Pioupiou" est un terme péjoratif pour désigner le simple soldat. Il va de soi que Rimbaud n'identifiait pas les soldats de la Commune à de simples soldats, à des "pioupious", à partir du moment où il était en colère de voir mourir les "travailleurs" à Paris au mois de mai de l'année 1871. Il faut un minimum de bon sens, et il va de soi que si Rimbaud avait été violé et qu'il en témoignait par ce poème, nous en aurions des indices dans le corps de la partie en prose qui correspond au courrier à Izambard. Les versaillais n'étant pas encore dans Paris le 13 mai, l'idée d'un viol par les versaillais n'a elle non plus aucun sens. Rappelons une vérité élémentaire : "Le Cœur supplicié" est un poème qui contient des métaphores, des expressions imagées avec leur part d'obscénités. Ce sont les "insultes" qui sont "Ithyphalliques", ce sont elles les figures agressives avec le sexe en érection. Ce sont elles les simples soldats "pioupious". Et ces insultes deviennent des dessins, "des fresques", elles sont bien sûr assimilables en tant qu'obscénités à la métaphore des "jets de soupe". Et pour se laver des "insultes", le poète s'adresse aux "flots abracadabrantesques" qui sont évidemment tellement plus énormes que les "jets de soupe" qu'ils vont emporter toutes les insultes. Les insultes étaient dérisoirement "pioupiesques". Face à cela, les "flots" ont le caractère d'une élucubration insensée étonnante pour le professeur Izambard qui va juger "un peu trop de la pensée" : que voilà des "flots abracadabrantesques", doit-il songer ! Et le professeur s'étant vanté des années après d'avoir répondu au poème de Rimbaud par "La Muse des méphitiques", c'est bien cela qu'il s'est passé. Izambard a prétendu avoir répliqué que lui aussi pouvait faire des "poésies abracadabrantes", des "vers abracadabrants". Or, dans sa lettre de juin 1871 à Demeny, Rimbaud envoie une nouvelle version de ce poème intitulé "Le Cœur du pitre", où il explique que sa composition se veut une "antithèse aux douces vignettes pérennelles". Rimbaud a commenté son poème à deux reprises. Dans le premier cas, Rimbaud enseigne une nuance à rien moins que son professeur de rhétorique : "Le Cœur supplicié" a l'air d'une satire, mais c'est de la fantaisie, ce qui se rapproche de la satire malgré tout en tant que registre poétique. Dans la lettre à Demeny, il présente le poème en tant qu'antithèse. En clair, "Le Cœur du pitre" s'inscrit dans le prolongement de "Mes Petites amoureuses" et des "Reparties de Nina". Il s'oppose aux poètes qui se réclament de Musset notamment, lequel Musset fait précisément l'objet d'une critique décisive dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Et pensez bien que dans la lettre du 13 mai, "Le Cœur supplicié" est la seule composition incluse et elle est offerte en tant qu'illustration du refus de la "poésie subjective" "toujours horriblement fadasse" du destinataire Izambard, qualifié de "satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire." Il faudrait encore insister sur le choix verbal voulu par le futur "voyant" quand il écrit : "Un jour, j'espère, [...] je verrai dans votre principe la poésie objective [...]". Or, dans la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud dresse un bilan de l'histoire de la poésie grecque, latine et française où Musset est taxé de "paresse", autrement dit il est qualifié lui aussi de "satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire", où son théâtre est affligé de la même fadeur que les modestes et inconnues créations d'Izambard : "proverbes fadasses". La même dénonciation tombe sur les personnes d'Izambard et Musset, le couple paresse et fadeur. Et il faut aller plus loin. Le mot "insultes" est un terme clef du poème "Le Cœur supplicié", poème qui s'oppose à Izambard en tant que modèle de poésie objective en guerre contre une poésie subjective fadasse, avec derrière l'opposition de deux façons de se devoir à la Société, et avec l'idée que, pour Rimbaud, se devoir à la société, ce n'est pas tenir le discours de la France à la manière de Coppée, mais le discours de Paris sur le mode du "travailleur", actuellement "en grève", autrement dit en pleine insurrection communaliste refusant le "et vite, à vos marteaux" du discours de Coppée.
Or, dans la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud dit que les insultes viennent de la paresse de Musset :
Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées !
Le message est clair. Tout en citant une notoriété, Rimbaud reprend la charge contre Izambard des deux jours précédents. Les poèmes "Mes Petites amoureuses" et "Le Cœur supplicié" font état de ces douleurs d'un être de la nouvelle génération, Rimbaud lui-même, et témoignent de ces visions nouvelles qu'il peut chérir, et face à cela, le paresseux et fadasse Izambard pousse des récriminations en expliquant doctement à l'élève qu'il faut suivre le modèle bien tracé des aînés, Musset. Dans sa lettre du 15 mai 1871, Rimbaud s'en prend moins aux auteurs Rabelais, La Fontaine ou Voltaire en eux-mêmes qu'à l'usage qu'en fait l'institution scolaire. Et, si le 13 mai, Rimbaud annonçait vouloir être un "travailleur" sur le modèle des insurgés parisiens, et si, comme je le prétends, l'allégorie de la cité dans "Paris se repeuple" s'oppose à l'allégorie de la France dans "Plus de sang", on voit ici que Rimbaud prolonge cette partition opposant les alliés de Versailles aux insurgés de la capitale, puisque dans le génie de Musset, dit Rimbaud : "Tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien !" Que les travailleurs insurgés communalistes furent des parisiens de fraîche date et non inscrits dans la ville par le passé de plusieurs générations d'ancêtres, peu importe ! L'exagération rimbaldienne ne change rien à la teneur d'un discours qui oppose la Commune à la réaction versaillaise. Il va de soi que Rimbaud n'imagine pas un instant que la revue des poètes voyants qu'il a dressée est constituée de purs génies parisiens. Hugo, Lamartine, Gautier, Leconte de Lisle, Banville, Verlaine, Mérat (pour respecter la liste à la lettre), n'y sont pas nés, Baudelaire faisant figure d'exception. Lui-même, Rimbaud, n'y est pas né. Il y aspire. En revanche, Musset est né à Paris ! C'est donc bien l'opposition politique qui importe ici dans le discours. Et, bien évidemment, le poème "Le Cœur supplicié" est le tout d'une réponse à Izambard, ce tout qui implique l'antithèse aux "douces vignettes pérennelles" des amoureux de Ninon et tout à la fois l'adhésion à la révolte des travailleurs de la capitale. Les "flots abracadabrantesques", c'est clairement, et l'élan des visions nouvelles dont se gaussent les vieilles coiffes, et l'insurrection du peuple parisien. Le poème est entièrement établi selon un mode métaphorique du bateau sur des flots littéraires de révolte. Popularisés par Gautier et une certaine presse de satire littéraire ("poésies abracadabrantres" (Desnoyers 1832), "vers abracadabrants" (Desnoyers 1832, puis Gautier 1834), "style abracadabrant" (Nerval), etc., etc., les adjectifs "abracadabrant" et "abracadabresque" ne signifient pas que l'insensé, ils étaient mobilisés pour soit dénoncer soit défendre avec une complaisance humoristique la littérature qui rompt en visière avec la logique, la poésie qui semble égarée parce que visiblement extravagante. "Le bateau extravagant" est un autre titre du "Bateau ivre" selon une liste de Verlaine qui nous est parvenue. Et cette célèbre composition est bien un poème abracadabrant, tout comme il faut inévitablement considérer que les "flots abracadabrantesques" sont synonymes de l'expression "Poëme / De la Mer".
Dans le poème de mai 1871, les flots doivent laver le poète et sauver son cœur qui ploie sous les injures. Au passage, c'est l'image du poème de "Barbare" où les "vieilles fanfares d'héroïsme" sont bien les "quolibets de la troupe", le "rire général", le "plein de caporal", "qui nous attaquent encore le cœur et la tête". Dans "Le Bateau ivre", le "Poëme / De la Mer" disperse "gouvernail et grappin", mais lave aussi l'embarcation des "fresques" qui s'y trouvaient. La mer nettoie le vin bleu et les "vomissures". Et rappelons que, selon Suzanne Briet, dans la Grammaire nationale de Bescherelle de son enfance, figurerait, introduit probablement par Arthur, un signet de papier avec une déclinaison du mot abracadabra sous forme de triangle et l'inscription manuscrite "Pour guérir de la fièvre". Il est bien question dans "Le Cœur supplicié", "Le Bateau ivre" et "Barbare" de se guérir de la fièvre causée par le monde ambiant. Et cela invite à penser que Rimbaud a lu directement les trois entrées "abracadabra", "abracadrant" et "abracadabresque" du premier tome du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (1866) où figure le dessin en triangle, l'idée de guérir de la fièvre et des citations d'emploi des adjectifs par Gautier et d'autres auteurs.
Ces flots sont tout à la fois la Commune au plan politique et la nouvelle poésie du "voyant" que veut devenir Rimbaud. Dans "Le Cœur supplicié", la métaphore du bateau est celle de la société d'Izambard, avec la figure du "caporal", avec le "rire général", forme d'enrégimentement militaire auquel s'oppose encore Rimbaud à la fin de "Mauvais sang" par exemple. Il sera question de "gouvernail" dans la version du "Cœur volé", mot qui impose l'idée de gouvernement, de direction donnée, et face à ce gouvernement, le poète se déclare à la "poupe", et non à la proue. Dans "Le Bateau ivre", le "bateau" se retrouve sans "gouvernail" et le poète chérira alors son abandon aux "flots", preuve suffisante que les métaphores communes font se répondre les deux poèmes du "Cœur volé" et du "Bateau ivre".
La poésie de Rimbaud a beau être hermétique, certaines idées sont formulées en toutes lettres de poème à poème. Et il faut admettre clairement qu'il n'y a pas sottement deux lectures trop distinctes qui sont proposées pour élucider le sens du "Cœur supplicié", le clivage des deux lectures étant sans doute une cause du manque d'assurance ambiant dans la compréhension de cet enchaînement de triolets. Ce poème dit à la fois la Commune et les visions nouvelles méprisées par les tenants d'un discours fidèle à l'esprit de Musset. Rimbaud formule un tout face à la fin de non-recevoir d'Izambard. Le discours du professeur montre clairement qu'il dénonçait chez Rimbaud, d'une part, sa poésie aux images faites pour épater mais qui auraient été insensées selon lui et, d'autre part, ses prises de position politiques considérés comme immatures en faveur des insurgés. Lisez les témoignages d'Izambard, puis lisez "Le Cœur supplicié" et "Le Bateau ivre". La présente étude est sans doute la première à ainsi articuler une lecture tenant compte des trois moments où, phénomène exceptionnel, Rimbaud a commenté son poème, il le fait, c'est évident dans la lettre du 13 mai et dans la lettre du 10 juin, mais il faut savoir en comprendre les implications en comprenant à quel point "Le Cœur supplicié" est un point d'argumentation central de tout le courrier lui-même du 13 mai. Je pense apporter ici deux contributions majeures, en expliquant que le mot "abracadabrantesques" a des implications littéraires qui, au passage, sont riches de suggestion pour la variante de titre "Le Bateau extravagant" du "Bateau ivre", et je pense qu'il était capital d'enfin lever la tacite identification de Musset à Izambard dans la lettre du 15 mai à Demeny où ne figure pas de version des triolets, car cela éclaire complètement la stratégie d'écriture du "Cœur supplicié". Quant à la variation de titre, elle peut s'expliquer également. Le terme "supplicié" dans la continuité de "Mes Petites amoureuses" est la revendication d'appartenir à de "nouvelles générations", "douloureuses" "éprises de visions", l'évolution en "Cœur du pitre" est non pas de l'autodérision, mais le miroir tendu au lecteur de la réaction assez commune d'Izambard et enfin le titre "Le Cœur volé" aurait pu apparaître dès le 13 mai, mais après la semaine sanglante il a aussi une signification plus profonde. Le 10 juin, le poète dit de son poème qu'il ira lui aussi là où finissent les "vignettes pérennelles". Selon votre humeur, cela veut dire finir parmi les déchets ou au fond des chiottes, et si Rimbaud écrit cela, c'est que le poète s'est donné aux flots, mais qu'il y a eu depuis le massacre de la semaine sanglante, immobilité de la mer martyre raconté à la fin du récit et du parcours du "Bateau ivre" ultérieurement.
Après, si vous ne comprenez pas, ne vous en prenez qu'à vous-même et ne dites pas que nous expliquons les choses moins bien que Rimbaud, car il la dit lui-même à Izambard : "vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer." Pourtant, le faux enseignant avait tout de même compris le lien métaphorique qui unissait "Le Cœur supplicié" au "Bateau ivre", son cas étant peut-être un peu moins désespéré que celui de beaucoup de nos contemporains qui se vantent d'aimer Rimbaud au mépris des rimbaldiens et de leurs mises au point.

samedi 24 octobre 2020

Abracadabrantesque (partie 1 : le mot)

Pendant longtemps, Rimbaud a passé pour un inventeur de néologismes. En réalité, il affectionnait l'emploi de mots rares. Il pouvait s'agir de mots régionaux "fouffes" ou de mots plus anciens, ou bien de mots peu usités "nitide", ou bien de mots d'un champ de spécialistes comme la botanique "viride", ou bien il pouvait s'agir de néologismes typiques de certains auteurs, comme "vibrements" qui serait plutôt de Gautier, ou comme "strideur", mot affectionné par Buffon et repris dans un vers de Philothée O'Neddy qui n'a pas échappé à l'attention de l'auteur de "Paris se repeuple" et "Voyelles". L'idée d'inventions par Rimbaud lui-même a fait long feu. Cependant, la rareté de ces mots en fait également des indices précieux pour remonter les sources de Rimbaud et déterminer ses intentions. Parmi les faits troublants qui n'ont pas été explorés, il y a le mot "caoutchoucs", la rime "mouron" et le titre "Mes petites amoureuses" d'un poème envoyé à Demeny dans la célèbre lettre dite "du voyant". Si le titre "Mes petites amoureuses" corrompt un titre de Glatigny ("Les Petites amoureuses") et si la forme du poème cible la "Chanson de Fortunio" de Musset et rappelle "Les Reparties de Nina" où le prénom "Nina" ciblait déjà la Ninon des poèmes de Musset, et si le mot "vesprée" du poème contemporain "Le Cœur volé" semble lui aussi une reprise ronsardisante inspirée de Musset, il faut tout de même voir que, derrière Glatigny et Musset, un autre nom peut se cacher, celui d'Alphonse Daudet. Plus connu pour sa prose, l'écrivain provençal fut aussi un poète dont les compositions étaient tout à fait dans l'esprit des "vignettes pérennelles" à la Musset. A ses débuts, il avait publié un recueil assez maigre intitulé Les Amoureuses, et, selon l'adage un titre peut en cacher un autre, le recueil de Daudet semble accompagner le poème de Glatigny en tant que cible du titre rimbaldien "Mes petites amoureuses". La rime sur le "mouron" est présente dans le recueil de Daudet, de mémoire, et enfin les "caoutchoucs" font l'objet d'un chapitre appuyé du roman Le Petit Chose qui met en scène un personnage qui a le profil de l'auteur et qui se nourrit d'ailleurs de plusieurs transpositions biographiques.
Mais, dans "Le Cœur volé", le mot qui retient toute notre attention est ce long adjectif au pluriel "abracadabrantesques" qui semblait la propriété exclusive de Rimbaud. Aucune occurrence antérieure n'était attestée jusqu'il y a peu. Ce serait l'unique cas où Rimbaud aurait carrément inventé un mot rare, à une autre exception près dont nous parlerons plus bas. Il faut ajouter qu'il y a un débat aussi sur le sens et l'origine du mot "pialats" dans "Mes petites amoureuses", mais, à cause des suffixes, le cas du mot "abracadabrantesques" ne souffre d'aucune homonymie, d'aucune de ces homophonies piégeuses pour la recherche. La forme même du mot est unique.
En 2009, Antoine Fongaro a publié un recueil de ses articles sur les poésies en vers de Rimbaud sous le titre Le Soleil et la Chair (éditions Classiques Garnier). Le volume ne précise pas les dates de parution initiale article par article, mais, pour ce qui nous intéresse, Antoine Fongaro reprend l'article intitulé "Quatre notules" qu'il a publié dans le numéro 16 de la revue Parade sauvage en mai 2000, où il réagissait à un article de Jacques Bienvenu "Le Cœur du pitre" paru dans le numéro 14 de la même revue en 1997, lequel Bienvenu fera une réponse à Fongaro en retour dans le numéro double 17-18 de la revue Parade sauvage en 2001.
Dans son article de mai 2000, et en tout cas dans la version de 2009, page 19 de son livre, Fongaro dit de l'adjectif "abracadabrantesques" qu'il "semble bien être un hapax dans la langue". Le mot est fort ! Ce serait l'unique emploi de ce mot dans la langue française ! Fongaro précise que l'adjectif est "démesuré", ce qui est un comble dans un vers, et qu'il "le remplit presque tout entier". En fait, le vers de huit syllabes est composé d'une interjection "Ô", d'un nom d'une syllabe "flots" qui reconduit la voyelle qui constituait à elle toute seule l'interjection précédente et puis d'un adjectif de six syllabes "abracadabrantesques" où le timbre vocalique "a", en quatre occurrences successives, prend le relais du "o".
Je vais maintenant citer en entier les deux premiers paragraphes de commentaire que Fongaro nous offre de ce mot à la rime, et je vais y inclure l'intégralité de la note de bas de page 3 qui est aussi importante que la réflexion développée dans le corps du texte.
Commençons par citer le corps du texte (Nota Bene : Fongaro croit pertinent d'adopter les transcriptions d'époque pour l'interjection "o" qu'il rend sans accent circonflexe, à notre avis à tort, mais vu que nous citons et qu'il y tenait nous le suivrons sans adhérer à un aussi superstitieux scrupule de philologue) :
    Car il y a le vers 13, dont la portée, l'importance sont soulignées par l'adjectif étonnant et démesuré qui le remplit presque tout entier, et qui semble bien être un hapax dans la langue : "O flots abracadabrantesques [...]".
   Il est impossible que le lecteur ne soit pas frappé par ce vers singulier (comme par l'étrange vers qui le précède : "Ithyphalliques et pioupiesques"). Les "flots" sont donc là, impérieusement présents, imposés par le texte. Et il ne serait pas normal de négliger cet adjectif, déjà remarquable par son suffixe. "Abracadabrantesques" n'a rien à voir ici avec abracadabra et la cabale, comme ont prétendu certains, qui n'ont pas vu que cet augmentatif dérive d'abracadabrant, terme forgé, me semble-t-il par Gautier avec le sens de "très surprenant, stupéfiant, extraordinaire".
La note de bas de page 3 concerne la mention "Gautier" et fait état de différentes citations, sources possibles au poème de Rimbaud, et elle contient de nouvelles remarques de Fongaro sur la construction du mot "abracadabrantesques" :
Georges Matoré, Le Vocabulaire et la société sous Louis-Philippe (Genève, Droz ; Lille, Giard, 1951), cite (p. 318) la phrase "[...] nous allons examiner [...] les vers abracadabrants du poème la Magdelaine [...]" dans l'article "Le Père Pierre de Saint-Louis", 1834 (repris dans le vol. Les Grotesques en 1844). Le [Grand dictionnaire universel du XIXe siècle] fournit (vol. I, 1866) une autre citation de Gautier, mais sans aucune référence : "Coquecigrue... tel est le titre d'une gentille pièce... c'est une spirituelle paysannerie qui ne demandait pas un titre si pantagruélique et si abracadabrant", et la fait suivre de trois autres citations d'auteurs divers. Le [Trésor de la langue française - Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960)] donne une citation de Nerval, dans La Pandora (1855) : "Là, je demandai un pot de vin nouveau, que je mélangeai d'un pot de vin vieux ; et j'écrivis à la déesse une lettre de quatre pages d'un style abracadabrant" ; et une autre citation de Gautier (Diogène, 15 décembre 1860) : "ces phrases... forment ensemble l'amalgame le plus abracadabrant". Le mot abracadabrant est donc courant vers 1870. Il n'est pas sans intérêt de notre que le [Grand dictionnaire universel du XIXe siècle] enregistre abracadabresque, "moins usité", dit-il, qu'abracadabrant, et cite un exemple de Gautier (toujours sans aucune référence) : "Une foule d'ombres abracadabresques et chinoises". Abracadabresque est formé sur "abracadabra" ; abracadabrantesque sur "abracadabrant". Au total, il est permis de se demander si Rimbaud a vraiment "créé" l'adjectif "abracadabrantesque".

Le commentaire de Fongaro n'est pas très dense, mais il appelle plusieurs remarques. Premièrement, Fongaro associe l'adjectif "abracadabrantesques" à un étrange vers précédent : "Ithypalliques et pioupiesques". Fongaro attire notre attention sur une suite de trois adjectifs inusités : "Ithyphalliques", "pioupiesques" et "abracadabrantesques", mais, ce faisant, il néglige la relation privilégiée des deux derniers adjectifs seuls. L'adjectif "ithyphalliques" a une origine grecque évidente et ce terme renvoie à l'histoire de l'art, tout particulièrement aux représentations de "Priape" avec son sexe en érection. Rappelons que le recueil Amours et priapées d'Henri Cantel, publié sous le manteau, est une source importante du "Sonnet du Trou du Cul" de Verlaine et Rimbaud qui ouvre l'Album zutique. Et Daudet est une cible zutique privilégiée également du Cercle qui se réunissait à l'Hôtel des Etrangers en octobre-novembre 1871. "Ithyphalliques" et "zutique" partagent le même suffixe, mais "zutique" a en plus cette fois l'intérêt de la nouveauté lexicale, même s'il n'est pas une invention de Rimbaud et ses comparses zutistes. Mais, si nous laissons de côté "ithyphalliques", ce que ne dit pas Fongaro dans son article, c'est que "pioupiesques" est autant un hapax que "abracadabrantesques". Le mot "pioupiesques" est l'autre mot de la poésie rimbaldienne avec "abracadabrantesques" qui semble être une création de l'auteur. Et ces deux mots riment ensemble dans un poème. Je ne connais pas d'autre emploi du mot "pioupiesques" que celui de Rimbaud. Il existe une forme plus tardive "pioupioutesques" utilisée par Alphonse Allais. On peut penser qu'elle dérive par hommage de la forme employée par Rimbaud, mais cela n'est pas certain. En tout cas, la question est la suivante : à défaut d'avoir créé "abracadabrantesque(s)", Rimbaud a-t-il à tout le moins créé la forme "pioupiesque(s)" ?
Or, "pioupiesques" et "abracadabrantesques" partage un même suffixe en "-esque", et je voudrais m'y attarder quelque peu. La plupart des suffixes en français viennent du latin, avec parfois une origine grecque au suffixe latin lui-même. Quelques suffixes viennent de langue étrangère, mais peu et ils ne sont pas très productifs en général (suffixe "-ol" d'origine arabe dans "alcool", suffixe "-ing" de l'anglais), mais surtout deux suffixes viennent de la langue italienne : "-ade" et "-esque". Le suffixe "-esque" est souvent rapporté à la formation de l'adjectif "grotesque", celui qui sert de titre à une œuvre de Gautier citée plus haut précisément. Par ailleurs, parties finales d'un mot, les suffixes ont un sens que les dictionnaires ou les grammaires précisent généreusement dans une page consacrée au sujet en général. J'ai pris le premier ouvrage que j'avais sous la main : Le Bon usage de Maurice Grevisse et André Goosse, 15e édition, Editions De Boeck Université, 2011. Voici ce qu'ils disent au sujet du préfixe "-esque", mais je ne pense pas apprendre quelque chose de neuf à qui que ce soit :

-esque [empr. à l'ital. -esco, d'origine germ. [...] sert à former des adjectifs tirés de noms communs et surtout de noms propres, souvent dans le domaine de la littérature et du spectacle, et souvent avec une nuance dépréciative : simiesque [sur le radical latin], funambulesque, titanesque, rocambolesque, moliéresque.
Ce suffixe italique et tudesque a une "nuance dépréciative" bien connue, et sinon il évoque le spectacle. "Grotesque" et "burlesque" ne sont pas cités dans la liste, mais l'un dérive de l'italien "grottesca" et l'autre de l'italien "burlesco". Toutefois, dans la liste qui nous est offerte, on appréciera la mention de "funambulesque". J'ai commenté les voyelles du vers : "Ô flots abracadabrantesques". Dans le titre de Banville, Odes funambulesques, le timbre vocalique "O" est à l'initiale d'un mot qui oscille entre le monosyllabe et le dissyllabe à cause du "e" élidable et l'adjectif "funambulesques" avec le "f" à l'initiale de "flots" (dira-t-on que j'exagère avec ce rapprochement) est l'exemple d'un adjectif long et loufoque avec suffixe en "-esques" au pluriel. Je relève aussi l'adjectif "rocambolesque" formé à partir du nom d'un important héros de romans populaires à succès du dix-neuvième siècle. Il va de soi que la nuance péjorative ne concernera pas l'adjectif "moliéresque", mais dans le cas du poème "Le Coeur volé" il est clair que Rimbaud s'amuse à persifler avec les mentions "pioupiesques" et "abracadabrantesques".
Quant à ceux qui commencent à se demander pourquoi je perds mon temps à digresser sur le titre des Odes funambulesques, j'ai encore en réserve un rapprochement à faire. Mais, avant cela, il nous faut revenir sur d'autres passages de nos citations du texte de Fongaro. Le critique fait remarquer qu'il existe deux formes adjectivales courantes sous la plume de Gautier "abracadabrant" et "abracadabresque". L'originalité du mot employé de Rimbaud vient de la superposition des deux suffixes, mais Fongaro fait ce commentaire à la fois un peu vrai et un peu abusif : "abracadresque" est formé sur "abracabra" et "abracadabrantesque" sur "abracadabrant". Fongaro ne dit pas que Rimbaud a mis un suffixe après l'autre. Du coup, à lire, Fongaro, seule la forme "abracadabresque" est formée sur la formule magique. Dans "abracadabrantesque", c'est la forme "abracadabrant" qui prédomine et donc l'idée d'étonnement. Il est vrai que le sens de surprise importe, mais cela n'évacue pas la référence à la formule magique pour autant. Mais, du coup, je voudrais m'arrêter un instant sur la signification du suffixe "-ant". Voici ce qu'en dit à la page 175 le livre Le Bon usage :

-ant [du latin -antem] n'est pas seulement la désinence des participes présents, éventuellement employés comme adjectifs ou comme noms, mais est aussi un suffixe français formant des adjectifs (parfois des noms) qui ne viennent pas d'une forme verbale (comp. isant, 44) : abracadabrant, itinérant.
En clair, il y avait un nom commun "abracadabra" et pour en faire un adjectif deux options se sont présentées, l'une avec un suffixe en "-ant" et l'autre avec un suffixe en "-esque". Fongaro semble opposer "abracadabrant" à "abracadabresque". Il donne une définition pour le premier adjectif : "très surprenant, stupéfiant, extraordinaire" qui semble aligner le mot sur l'étymologie verbale de l'adjectif "étonnant" et qui surtout minimise autant que faire se peut l'allusion à la formule magique "abracadabra". En revanche, Fongaro ne donne pas de définition pour "abracadabresque", mais insiste cette fois sur le fait que le mot est conçu sur le patron de la formule magique "abracadabra". Ce qui achève de m'étonner, c'est que pour l'adjectif utilisé par Rimbaud, "abracabrantesque", Fongaro ne veut y voir qu'une suffixation en "-esque" de l'adjectif "abracadabrant". On l'aura compris, il veut montrer que le mot "n'a rien à voir ici avec abracadabra et la cabale", mais le rejet est un peu excessif au plan de la construction du mot.
Ce qu'on peut retenir en tout cas et qui confirme tout de même que le but du mot n'est pas de faire dans l'occultisme pompeux et solennel, c'est que dans "abracadabresque", le suffixe a une nuance péjorative expresse, mais le mot n'était pas très heureux au plan phonétique. Le mot "abracadabrant" est beaucoup plus efficace dans son effet d'emphase exagérée. Un adjectif a éliminé l'autre à l'usage. Mais, il faut remarquer que les dictionnaires citent volontiers des mentions de Gautier pour les deux adjectifs, ce qui encourage à penser qu'il en était quelque peu l'inventeur. Une citation de "abracadabrant" est attribuée à Nerval, un proche ami littéraire de Gautier toujours ! J'aimerais bien consulter directement les livres cités par Fongaro. Par exemple, j'aimerais identifier les "trois autres citations d'auteurs divers" dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. Les citations de Gautier tendent à renvoyer à ses études d'auteurs des siècles passés. L'adjectif "abracadabrant" est cité dans Les Grotesques ou bien au sujet de la pièce Coquecigrue considérée comme une "spirituelle paysannerie". La mention "spirituelle paysannerie" ne manque pas de m'évoquer les "chansons spirituelles" de "Bannières de mai". Et je remarque aussi avec étonnement la coordination au sujet de la pièce "Coquecigrue" "qui ne demandait pas un titre si pantagruélique et si abracadabrant". L'adjectif "pantagruélique" dont le suffixe rime plutôt avec "ithyphallique" et "zutique" est construit sur un nom propre, tandis que dans "abracadabrant", le suffixe "-ant" se fixe sur une formule magique employée comme nom commun. Dans "Le Coeur volé", la coordination entre "Ithyphalliques et pioupiesques" suppose elle aussi que nous identifions les bases des adjecits en "-iques" et en "-esques" : "Ithyphalle" dans un cas, le nom existant sous cette forme, et "pioupiou" dans l'autre, terme d'argot. Le suffixe en "-esques" donne son titre à l'ouvrage Les Grotesques qui étudie des œuvres littéraires du passé, ouvrage qui semble contenir une première mention décisive de l'adjectif "abracadabrants". et quelque part il y a du sens à comparer le titre de Gautier Les Grotesques au titre Odes funambulesques de Banville, deux vrais titres irrévérencieux de saltimbanques. Le terme "abracadabrants" dans les citations qui nous sont livrées de Gautier s'appliquent aussi de préférence à des oeuvres littéraires perçues comme quelque peu saugrenues : "la Magdelaine" ou la "Coquecigrue". Et dans la citation de La Pandora de Nerval, le terme est accentué également dans sa dimension de bouffonnerie littéraire : "une lettre de quatre pages d'un style abracadabrant". Fongaro le précise lui-même. Les citations de Gautier ne sont pas toutes sourcées et lui-même ne semble pas avoir eu l'occasion de préciser les références.
La page du Larousse avec les entrée "abracadabrant" et "abracadabresque" peut être consultée en ligne. Voici un lien pour la consulter sur le site Wikisource : Cliquer ici !

Nous avons trois entrées successives, une pour "abracadabra", une pour "abracadabrant" et une pour "abracadabresque". Observons que parmi les citations pour le mot "abracadabra" figure une autre mention de l'adjectif "abracadabrant", mais toujours pas référencée : "Nous rions aujourd'hui de la simplicité de nos pères, de cette momerie du moyen âge, et cependant, que d'ABRACADABRAS ne débite-t-on pas tous les jours, auxquels, dans leur simplicité, les bonnes femmes attribuent une vertu vraiment abracadabrante ! (***)" Je ne sais pas si les astérisques vont me permettre de remonter au nom de l'auteur de cette citation en consultant attentivement ce dictionnaire. En tout cas, cette citation, qui figure à l'entrée "Abracadabra" fait un pied-de-nez au commentaire de Fongaro qui veut à tout prix rejeter l'allusion à la formule magique. Cette citation invite à penser que les "flots abracadabrants" subjuguent un môme qui croit aux féeries du Moyen Âge. Il y aurait du persiflage, mais l'autodérision n'est pas à exclure, puisque ce poème est envoyé par le très jeune Rimbaud à un professeur Izambard perçu comme un atroce censeur. A la fin de sa lettre, et Fongaro fait d'ailleurs valoir le rapprochement avec le mot "abracadabrantesques", Rimbaud écrit à Izambard de réfléchir si c'est de la fantaisie ou de la satire.
Notons aussi la précision encyclopédique. La formule "abracadabra" sert à guérir la fièvre, et ici il s'agit de laver un cœur volé. Pour le mot "abracadabrant", il est introduit comme un néologisme et surtout comme un mot "burlesque". La citation de Gautier au sujet de la pièce "Coquecigrue" figure-t-elle dans Les Grotesques ? Nous avons ensuite une citation de F. Mornand : "Tout a été dit sur cette danse moderne et abracadabrante." Il doit s'agit de Félix Mornand (1815-1867), quelqu'un de la même génération que Théophile Gautier (1811-1872). Ensuite, nous avons une citation référencé vaguement "(Journ.)". Il s'agit d'une abréviation qui doit avoir son éclairage ailleurs dans le dictionnaire, mais voici la citation : "Nous avons donné ces jours derniers de curieux extraits de style abracadabrant." La similitude de formulation avec la citation de Nerval est éloquente. Le mot a peut-être eu un certain sort journalistique, mais on voit que les emplois se tiennent dans un mouchoir de poche qui renvoient tous à Gautier. Une dernière citation le confirme de L. Desnoyers : "Je ne crois pas que l'art de la disparate, de l'incompatibilité, du coquecigrue et de l'abracadabrant ait jamais été poussé si loin." Il doit s'agir de Léon Desnoyers, un autre contemporain de Gautier (1802-1868).
Pour la forme "abracadabresque", le dictionnaire ne fait qu'une citation de Gautier "Une foule d'ombres abracadabresques et chinoises", toujours sans la référencer, et le mot est introduit comme un néologisme synonyme d'abracadabrant. En clair, Fongaro aurait cité in extenso ces passages du dictionnaire, il aurait fragilisé son raisonnement consistant à minimiser la référence à la formule "abracadabra".
J'ai lancé une recherche sur le moteur Google des citations de Gautier mises entre guillemets, mais ça ne m'a pas permis d'identifier l'origine des citations.
En revanche, puisque nous sommes sur internet, j'ai consulté le site du "Wiktionnaire, dictionnaire libre" aux entrées "abracadabresque" et "abracadabrant".
Pour "abracadabresque", l'adjectif est considéré comme un hapax et l'unique citation est de Gautier, mais avec une mention de date "1852". 1852, c'est l'année des voyages en Grèce et en Turquie, d'une première édition du recueil Emaux et camées et de La Peau du tigre où figurent les nouvelles suivantes : "La Mille et deuxième nuit", "Le Pavillon sur l'eau", "Deux acteurs pour un rôle", "L'Oreiller d'une jeune fille", "Le Berger", "Le Pied de momie", "Angela" rebaptisé "La Cafetière" (nouvelle où figure le néologisme "vibrements" repris dans "Voyelles"), "La Maison de mon oncle" rebaptisé "L'Âme de la maison", "L'Enfant aux souliers de pain", "La Pipe d'opium" et "Arria Marcella". Plusieurs de ces nouvelles sont assez connues. Ne me dites pas que "abracadabresques" pourrait figurer dans "La Cafetière" ! 1852 est aussi l'année de publication du volume augmenté Zigzags et devenu Caprices et zigzags. Un récit de voyages inachevé est aussi daté de cette année-là : Italia.
Si le mot "abracadabresque" n'apparaît qu'en 1852 il a vingt ans de retard sur la forme "abracadabrant". Mais, en même temps, cela resserre la recherche au sujet du passage à "abracadabrantesques" qui implique et "abracadabrant" et "abracadabresque".
Il serait intéressant de fixer l'apparition du mot "abracadabra" flanqué d'un déterminant et parfois accordé au pluriel "les abracadabras". En effet, employer la formule "abracadabra" n'est pas la même chose que de décrier "les abracadabras". Les dictionnaires n'ont pas l'air de se pencher sur ce problème. En revanche, l'entrée "abracadabrant" du "Wiktionnaire" offre une double citation diablement intéressante au plan chronologique.
Les deux adjectifs semblent avoir été popularisés par Gautier, mais l'un est apparu dans les années 1830-1840 et l'autre ne semble date que de 1852. Or, après une petite définition que nous donnons : "complètement incroyable, qu'une personne sensée ne peut pas croire", le Wiktionnaire offre la longue citation suivante :

M. Viennet veut sans doute que, si l'ennemi paraît, au lieu d'aller faire le coup de fusil pour l'empêcher d'entrer, nos gardes civiques continuent paisiblement de laboureur leurs champs, d'ouvrir leurs boutiques, de faire des vers abracadabrans, et d'aller toucher à l'Académie leur jeton de présence. - Le Charivari, n°10, 10 décembre 1832, page 1, "Poésies abracadabrantes : deuxième partie".
L'orthographe sans "t" au pluriel était normale à l'époque. Une note apporte quelques précisions :

Cet article prenait pour cible Jean-Pons-Guillaume Viennet, élu à l'Académie française le 18 novembre 1830 et reçu sous la Coupole le 5 mai 1831. 
Toute cette recherche n'est décidément pas vaine. Cette fois, nous rencontrons une mention antérieure à toutes celles connues de Théophile Gautier apparemment, mais une mention qu'il a fort probablement connue et qui a dû sans doute beaucoup l'amuser. Il se confirme que l'adjectif "abracadabrants" ne signifie pas seulement que quelque chose est difficile à croire, le mot renvoie bien à l'esprit satirique de la presse parisienne et il est étroitement associé à l'expression littéraire. Il s'agit d'un terme péjoratif pour désigner les excès de certains auteurs. L'idée de momerie littéraire ressort avec force. En minimisant la référence à la formule magique, Fongaro survalorise à tort l'idée d'étonnement, de sidération devant l'absurde. Il manque toute la dimension de spectacle magique de l'écriture qu'implique ce terme sur un versant satirique. Pourtant, Fongaro a tout de même raison de critiquer les lectures édifiantes du mot et d'insister sur l'idée de surprise, à condition de la penser comme surprise littéraire. Si la formule : "Ô flots abracadabrantesques" forme un vers de huit syllabes qui n'est pas sans faire écho au titre des Odes funambulesques, il n'est pas vain de préciser que trois mois après avoir envoyé ce poème à Izambard Rimbaud a envoyé à Banville lui-même un poème en octosyllabes où figure l'expression spécifiquement abracadabrante :

Mais, Cher, l'Art n'est plus, maintenant,
- C'est la vérité, - de permettre
A l'Eucalyptus étonnant
Des constrictors d'un hexamètre.
Je pense bien évidemment au rapprochement de forme entre les flots qui supposent un cours d'eau littéraire sinueux et les boas constrictors en vers.
L'article "abracadabrant" du Wiktionnaire offre le lien vers la page scannée du journal Le Charivari contenant la citation. Le document peut être consulté sur le site Gallica de la BNF. Par coïncidence, sur l'en-tête du journal, nous avons un texte en forme de triangle à la Abracadabra, mais ce qui nous intéresse, c'est le texte lui sous le titre "Poésies abracadabrantes", publication du 10 décembre 1832.


Notons que Louis Desnoyers est le rédacteur en chef de la revue ! L'abominable article commence par un barbarisme : "Nous avons vu hier comme quoi M. Viennet repousse les tentatives..." au lieu de : "Nous avons vu hier que M. Viennet repousse les tentatives..." La querelle littéraire se double d'un conflit politique. M. Viennet, juste-milieu, a dit leur fait aux légitimistes et s'est attaqué aux républicains ensuite. On relève en passant, parmi les citations en vers, un joli hiatus : "Ont joui autrefois".
La citation du Wiktionnaire commence vers le bas de la première colonne, la mention "vers abracadabrans" figure sur la dernière ligne. L'article se termine à la page 3, mais il n'est pas signé. Je suppose qu'il s'agit d'un écrit du rédacteur en chef lui-même.
En revanche, l'article du "Wiktionnaire" est quelque peu étrange, il attire l'attention sur la mention "vers abracadabrans", mais c'est le titre "Poésies abracadabrantes" lui-même qui doit plus encore retenir notre attention, et il convient de se reporter à la première partie. Elle figure tout simplement dans le numéro précédent du 9 décembre 1832.


Outre que le mot "abracadabrantes" est à rapprocher du persiflage du nom "charivaris" au pluriel utilisé dans l'article, il est amusant de constater que M. Viennet est d'emblée raillé pour une épître à M. Thiers, ce qui ne manque pas de sel quand on songe au contexte d'écriture du "Cœur volé". Parmi les vers cités de Viennet, nous relevons une mention de "Tartufe" avec un seul "f", ce qui montre bien qu'à l'époque dans la presse le nom s'orthographiait ainsi que l'a fait Rimbaud en son sonnet. Loin de nous, l'idée de prétendre que Rimbaud a pu lire ces articles du Charivari, il en va différemment de Gautier. L'adjectif "abracadabrantes" connaît ici une belle promotion en passant au titre d'un article dans un journal, mais il y a fort à parier que l'adjectif a été employé dans les mots qui précèdent. A la lecture des textes de décembre 1832, il n'apparaît pas que le satiriste cherche à en préciser le sens, l'effet et la portée. Le mot a un caractère entendu. On peut donc envisager qu'il en existait des mentions plus anciennes qui jusqu'ici ont échappé aux relevés d'experts.
Mais il est temps d'en revenir à la mention "abracadabrantesques" elle-même.
Les recensions ne manquent pas pour "abracadabrants", celle pour "abracadabresque" la complète, et tout cela se déroule dans une sphère journalistique où prédomine la figure de Gautier. Louis Desnoyers et Gérard de Nerval sont proches de lui, l'un d'évidence, l'autre visiblement d'après ce que nous avons sourcé.
Pourtant, aucune mention du mot "abracadabrantesques" ne semble jaillir sous la plume de Gautier. Autre fait troublant : le mot "abracadabresque" ne date que de 1852 apparemment et il ne semble pas avoir été utilisé à proximité d'une mention "abracadabrant". C'est à vérifier, mais le fait que "abracadabresque" n'ait qu'une seule occurrence recensée est assez étonnant. Pour créer "abracadabrantesques" il faut connaître les deux formes "abracadabrantes" et "abracadabresques". Il faut désormais identifier la référence en 1852 pour "abracadabresques". En effet, "abracadabrant" est devenu d'usage courant depuis son lancement vers 1832. Par conséquent, c'est le mot "abracadabresque" qui doit appeler de plus amples investigations.
Or, le 22 novembre 2015, sur le blog "Autour de Tanguy", un certain Bernard Vassor a publié un article "Abracadabrantesque : encore une idée reçue !!!" Il y cite un extrait du livre de Mario Proth de 1865 intitulé Les Vagabonds. Il y a une petite erreur de transcription du nom Proth ("Prot"), et le livre n'est pas un roman. Il est certains ouvrages en prose qui n'appartiennent à aucun genre, c'est le cas de plusieurs livres de Michelet comme La Mer, La Sorcière, etc., c'est le cas d'Une saison en enfer également, c'est le cas de ce livre Les Vagabonds qui, à la limite, pourrait porter le nom d'essai. Une autre erreur de cet article consiste à dire que Rimbaud aurait composé "Le Coeur supplicié" lors de son séjour à Douai, quand, en réalité Rimbaud n'a plus remis les pieds à Douai depuis octobre 1870, quand le poème "Le Coeur supplicié" est envoyé de Charleville au professeur Izambard le 13 mai 1871.
C'est moi qui, à partir de janvier 2017, ai fait remonter cette révélation dans le milieu des études rimbaldiennes comme on peut le vérifier dans le passé de ce blog. J'avais alors annoncé un article de recension sur l'ouvrage de Mario Proth, mais je n'avais toujours pas tenu ma promesse, ce que je vais combler prochainement. Depuis cette date, j'ai participé à un colloque parisien "Les saisons de Rimbaud" et je sais que l'idée d'une influence de l'ouvrage de Mario Proth sur Rimbaud est très peu prisée des rimbaldiens. Pourtant, cette mise au point, il va être temps de la faire.
Citons donc la réflexion intéressante qui figure sur le court article internet de Bernard Vassor :

C'est peut-être parce que (Ernest) Mario Prot[h] (1835-1891), journaliste, écrivain était né dans une banlieue de la ville de Douai (Sin-le-Noble) ville où Arthur Rimbaud séjournait quand il écrivit "Le Cœur supplicié" en mai 1871 (dans une lettre adressée à Georges Izambard, son professeur de rhétorique le 13 mai 1871).
Comme nous pouvons le constater, la date d'édition du roman de Mario Proth est antérieur de 6 ans à la production du texte de Rimbaud.

Il y a un argument très fort. L'auteur est un pays de Paul Demeny et aussi des sœurs Gindre. Rimbaud a fait deux séjours assez consistants à Douai, il s'y est mêlé de politique et de littérature. Il a eu d'importantes discussions avec Izambard et a participé à des réunions publiques du temps de la naissante République, puisqu'il s'agissait de prendre les armes contre l'assaillant prussien après la chute de l'empereur à Sedan.
Le contexte a été favorable pour des mentions devant Rimbaud de Mario Proth et de son livre Les Vagabonds. C'est à Izambard lui-même que Rimbaud envoie la première version connue du "Cœur supplicié" et la seconde version connue du poème est envoyée le mois suivant à Demeny. Il faut ajouter que les lettres du 13 et du 15 mai 1871, où Rimbaud se déclare un "voyant", font état de réflexions littéraires. On a une véritable histoire de la littérature en raccourci dans la lettre à Demeny, mais, dans le cas de la lettre à Izambard qui contient "Le Coeur supplicié", il est aussi question d'une réflexion sur la littérature, réflexion qui implique l'appréciation du poème en triolets lui-même : satire ou fantaisie ? Izambard prétend avec vraisemblance qu'il a reçu lui aussi à l'époque des lettres où Rimbaud passait en revue les écrivains du passé en en daubant superbement les insuffisances.
Paul Demeny finira par publier un nouveau recueil de poésies intitulé Les Visions avec en pièce liminaire une composition intitulée "Les Voyants". Ce recueil sera publié en 1873. Le terme "voyant" a longtemps été qualifié d'invention littéraire de Rimbaud, avant qu'on ne modère cette impression en rappelant que c'est un poncif déjà sous la plume des romantiques qui l'utilisent avec une certaine fréquence (Hugo, Vigny, etc.). Les lettres du 13 et du 15 mai donnent peut-être une fausse impression que Rimbaud enseigne le terme aux adultes Izambard et Demeny. Mais Rimbaud ne reprendrait-il pas un terme qui aurait circulé dans leurs conversations douaisiennes en septembre ou octobre 1870. Il est vrai que la formulation de Rimbaud semble exclure cette hypothèse : "je dis qu'il faut être voyant...", cela semble indiquer qu'Izambard et Demeny n'ont jamais pensé qu'il fallait être voyant pour être poète. Mais, il n'est pas utile de gamberger sur ce que les trois ont pu se dire. Nous savons que Demeny emploie le terme dans son recueil de 1873, et que c'était un poncif sous les plumes de Vigny, Hugo, et quelques autres. Mario Proth a publié un livre où les écrivains ne sont pas des "voyants", mais des "vagabonds". Le terme "vagabonds" avec un arrière-plan de poésie en latin est capital dans les poésies de Verlaine et de Rimbaud, mais c'est aussi un poncif et un poncif qui ne demandera pas l'exclusif patronage d'un Baudelaire.
Le problème que pose pourtant l'ouvrage de Mario Proth aux rimbaldiens, c'est qu'il est assez peu sérieux et n'est pas digne d'entrer dans la genèse des lettres rimbaldiennes du 13 et du 15 mai 1871.
Pourtant, les points communs sont d'un emploi de l'adjectif "abracadabrantesques" et d'une histoire de la littérature pour dégager une essence du littéraire, du poétique.
Pour les rimbaldiens qui refusent l'idée d'une lecture de Mario Proth par Rimbaud, resterait alors à identifier une occurrence de l'adjectif "abracadabrantesque" distincte de celle de Mario Proth, et de préférence antérieure à 1865 sous la plume d'une vraie autorité des lettres. Une telle découverte est toujours possible, et l'idée d'une première mention du mot "abracadabresque" en 1852 semble permettre de resserrer la recherche entre 1852 et 1865. Mais il faudrait encore que Rimbaud ait eu accès à cette mention jusqu'à présent introuvable. En effet, une publication dans un article de journal ancien serait peu satisfaisante, y compris sous la plume de Gautier. Il nous faut une citation dans un livre. Or, personne ne semble l'avoir trouvée jusqu'à présent.
Alain Rey prétend sur une vidéo consultable sur internet que le mot existe depuis le début du dix-neuvième siècle, mais il n'en fournit aucune attestation. Tout se passe comme s'il confondait l'apparition du mot "abracadabrantesques" avec celle de l'adjectif "abracadabrant" elle bien attestée en 1832 et visiblement antérieure. Je ne vois pas très bien comment le mot "abracadabrantesques" pourrait dater du début du dix-neuvième siècle, alors qu'aucune mention antérieure à 1865 n'a jamais été exhibée. Je pense que, contrairement à moi, les rimbaldiens ont eu le temps de consulter les publications d'Alain Rey. Rien n'est remonté. Mais ce qui me paraît suspect, c'est que, d'après les recherches internet, l'adjectif "abracadabresque" ne semble avoir été utilisé qu'une seule fois par Gautier et l'unique attestation daterait de 1852. Evidemment, on peut considérer que les articles d'internet se sont contentés des mentions du Grand dictionnaire universel du dix-neuvième siècle de Pierre Larousse et il n'est pas exclu que nous trouvions des mentions plus anciennes de Gautier lui-même.


Toutefois, ce qui se dessine pour l'instant, c'est que le mot "abracadabrant" est apparu un peu avant 1832 et sa reconnaissance s'est faite dans le milieu journalistique ou dans la littérature disons d'essayiste, de critique, avant toute consécration dans la grande littérature. Le mot aurait été choyé par Léon Desnoyers dans ses articles pour Le Charivari en 1832, avec une forte association à la littérature dont on se moque : titre d'article en deux parties "Poésies abracadabrantes" et mention dans la deuxième partie "vers abracadabran[t]s". La première mention connue par Gautier en 1834 fait écho au texte de Desnoyers, il y est question de "vers abracadabrans". L'adjectif apparaît dans le recueil d'articles de 1844 intitulé Les Grotesques et il commence à devenir d'usage. En 1852, Gautier semble employer pour la première fois la forme "abracadabresque" qu'il aurait lui-même créée, en corrompant "abracadabrant" sur le modèle de son titre Les Grotesques. Je suis en l'état actuel des données récoltées porter à croire que "abracadabresque" est une formation de mot inspirée par le titre du livre de Gautier de 1844. Un démenti pourrait être apporté en signalant des mentions "abracadabresques" antérieures à 1844. Il reste une difficulté. Il est un peu difficile d'imaginer Mario Proth inventer lui-même l'adjectif "abracadabrantesques". Il manque probablement un intermédiaire dans la presse. Il fallait songer à relier la forme "abracadabrantes" à la forme "abracadabresques".
En attendant, dans la deuxième partie de cet article, je m'intéresserai au contenu du livre de Mario Proth que j'essaierai de rapprocher à plusieurs égards des écrits d'Arthur Rimbaud.

A suivre...

lundi 19 octobre 2020

Taratantara

Je ne suis pas satisfait par le manque de vues du dernier article sur la versification. Il en a tout de suite moins que les articles précédents.
Je n'arrive pas à comprendre comment vous pouvez prétendre aimer la poésie de Rimbaud et fuir à ce point la connaissance du vers. Vous êtes nuls !
Moi, je suis ambitieux. Pas comme vous ! Normalement, ça devrait être un enseignement scolaire fondamental d'apprendre que les poètes employaient deux grands vers à césure et cinq vers simples. Les vers de une à trois syllabes étaient tellement courts qu'ils passaient pour des acrobaties indignes du nom de poésie et du nom de littérature au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Les vers de quatre à sept syllabes étaient eux aussi assez courts et correspondaient à une poésie plus légère. Enfin, il y avait trois grands, l'octosyllabe, le plus long des vers sans césure, et deux vers à césure : le décasyllabe aux hémistiches de quatre et six syllabes, l'alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes. D'autres vers césures existaient dans les chansons ou étaient des caprices d'une rareté considérable. Le vers de neuf syllabes avec la césure après la troisième syllabe et le vers de dix syllabes avec une césure après la cinquième syllabe appartenaient aux vers de chanson, tandis que les vers de onze syllabes aux hémistiches de cinq et six syllabes étaient des raretés, tandis que le vers de treize syllabes aux hémistiches de cinq et huit syllabes était un caprice propre à des sujets satiriques ou plus triviaux.
Il n'est quand même pas compliqué de ranger ces vers en quelques groupes et de retenir cela par cœur sans difficulté.
Les vers de une à trois syllabes : vers acrobatiques considérés comme non littéraires par les classiques, accueillis par les romantiques, mais avec évidemment des connotations de poésie plus frivole. Par ailleurs, les vers de une syllabe sont peu naturels.
Les vers de quatre à sept syllabes : vers simples qui conviennent aux chansons et à la poésie légère.
Trois grands vers littéraires : l'octosyllabe, le décasyllabe à césure après la quatrième syllabe, et l'alexandrin à césure après la sixième syllabe.
Les autres vers à césure seront aussi des vers de chanson ou à défaut des constructions acrobatiques considérées comme moins nobles : le vers de treize syllabe à césure après la cinquième syllabe.
Evidemment, parmi les trois grands vers, le vers de huit syllabes est moins noble que l'alexandrin.

Cette hiérarchie des valeurs, Rimbaud et Verlaine la connaissaient, et ils la pratiquaient. Ils ne se contentaient pas de considérer qu'ils essayaient des formules métriques jusque-là injustement décriées, jusque-là délaissées, jusque-là jamais osées. Ils jouaient sur des codes culturels. Et, si leur point de vue sur les mérites des différents vers était différent des classiques, il va de soi que c'est un déplacement des lignes et rien d'autre. Les vers courts peuvent être littéraires, mais ils ne deviennent pas les égaux d'un alexandrin ou d'un octosyllabe. Quand Hugo, Verlaine ou Rimbaud pratiquent les vers courts, cela donne une identité à leurs créations. Ils n'en font pas fi. Quand Rimbaud compose "Chanson de la plus haute Tour", il s'attend bien à ce que sa composition ne soit pas évaluée avec la même aune si on peut dire que "Qu'est-ce pour, mon Cœur,..." ou "Le Bateau ivre".
On dirait que c'est harassant pour vous de comprendre cela, ça vous fait chier. Donc, Rimbaud vous fait chier. Vous le lisez uniquement parce que vous a dit qu'on est quelqu'un de bien quand on lit Rimbaud, c'est tout, ça ne va pas plus loin. Même, vous pouvez écrire des poèmes si ça vous chante, mais ce n'est pas parce que vous respectez les règles de versification que vous êtes réellement dans le coup. Si vous ne vous intéressez pas à la signification de la longueur du vers, non vous n'avez pas la fibre d'un poète. Vous ne comprenez pas l'objet culturel dont vous vous saisissez. Vous pratiquez, mais vous ne ressentez rien. C'est un jeu d'érudition formelle, un brio social, et rien d'autre. Vous ne vous saisissez pas de réalités vivantes, vous exhibez des cadavres... peut-être exquis, mais des cadavres quand même.

Reprenons le sujet de la mesure des vers avec la question de la césure.
Les grecs et les latins composaient des vers à partir d'une combinaison de syllabes longues et brèves. Les vers ne faisaient pas tous le même nombre de syllabes, car il y avait des équivalences entre combinaisons, etc. Ce contraste des syllabes longues et brèves ne peut pas s'appliquer en français, ni dans les autres langues romanes, ni dans l'ensemble des autres langues du monde. En latin, les poésies n'étaient pas non plus rimées, ce qui semble aller de soi vu que c'était une langue à déclinaisons. Faire rimer des nominatifs singuliers ou des ablatifs au pluriel, etc., ce n'était pas très intéressant. En latin, toutefois, comme en grec, il pouvait arriver qu'on crée des vers sur une mesure purement syllabique comme en français désormais. Et, comme le latin est resté une langue de culture au Moyen Âge, avec une diffusion bien sur plein de populations assimilées, il n'est pas étonnant que même quand les gens parlaient latin ou composaient en latin ils devaient s'avouer qu'ils ignoraient les différences entre voyelles brèves et longues. Celles-ci ont de toute façon progressivement disparu.
Le décasyllabe littéraire est présent dans divers pays européens avec sa fameuse césure après la quatrième syllabe, et il a existé en latin.
Rappelons qu'à cause du "e" final, les vers varient en réalité d'une syllabe en français. Les classiques disaient de l'alexandrin que c'était un vers de douze ou treize syllabes avec une césure après la sixième syllabe, tandis que les italiens appellent leur décasyllabe le vers de onze syllabes, alors qu'il s'agit de l'équivalent du décasyllabe français avec la césure après la quatrième syllabe.
En fait de césures, il existait quelques créations populaires originales. Mais, en gros, au XVIe siècle, on a eu avec Bonaventure des Périers une apparition dans la poésie littéraire d'une relative notoriété d'un poème en vers aux deux hémistiches de cinq syllabes. Et Bonaventure des Périers a appelé cela le "taratantara". L'expression "taratantara" vient du poète latin Ennius qui l'a employée dans un vers pour imiter le son de la trompette. Ce vers d'Ennius nous est parvenu, parce que les latins l'ont cité comme exemple de mauvais goût. C'est une onomatopée, c'est aussi une lourde allitération, c'est l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire. On constate que Bonaventure des Périers a appelé son vers le "taratantara", parce qu'évidemment l'onomatopée compte cinq syllabes et il se moque ainsi du rythme 5-5, 5-5, 5-5 de son poème, ce qui, au passage, doit un petit peu nous interpeller. Pourquoi trouver comique l'effet 5-5, 5-5, alors que la critique pourrait se concevoir pour le 6-6, 6-6, des poèmes en alexandrins ? D'ailleurs, Paul Claudel corrompra l'expression "taratantara" pour en faire un monstre de six syllabes et se moquer de l'alexandrin.
On observe que le nom de baptême du vers aux deux hémistiches de cinq syllabes récupère les connotations négatives du commentaire réservé à un vers d'Ennius. Il y a de la dérision à nommer ce vers de la sorte.
Or, si depuis les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle, on connaît un ou deux exemples plus anciens de ce vers, et si aujourd'hui on atteint des connaissances érudites plus élevées encore, l'important, c'est que le poème de Bonaventure des Périers "Caresmeprenant, en taratantara" est la référence obligée pour les poètes du XIXe siècle, Rimbaud et Verlaine inclus, puisque les auteurs de traités de versification, à commencer par Quicherat, ont sorti cette pièce de l'oubli. Mais, ça ne s'arrête pas là. Quicherat et compagnie rappellent aussi que l'obscur poète Régnier-Desmarais avait agacé Voltaire en prétendant avoir inventé ce vers. Régnier-Désormais ignorait-il que le vers était bien plus ancien et qu'il avait au contraire subi l'influence de productions antérieures ou de productions populaires non consacrées du titre de grande poésie littéraire ?
Bref, Bonaventure des Périers et Régnier-Desmarais, cités par les auteurs de traité de versification, c'est bien entendu l'origine de la promotion littéraire de ce vers chez les romantiques et les parnassiens. Et on voit apparaître une autre idée importante, c'est que, du coup, les poètes profitent de ce que les traités rapportent de méconnu en matière de patrimoine littéraire pour affiner leurs pratiques respectives. Et comme ce vers vient de pratiques poétiques plus obscures, cela ouvre aussi un certain champ d'investigation, et Favart n'apparaît pas par hasard (pardon de la mauvaise rime) comme une source charmante d'inspiration pour Rimbaud et Verlaine. Il s'agit bien évidemment d'aller observer de plus près les formes poétiques occultées par la grande littérature, par les défenseurs du classicisme, par les autorités académiques.
Voilà déjà de bonnes raisons de s'intéresser à ces sujets, à ces traités. Cependant, il y a un autre fait intéressant, c'est celui du débat littéraire. En effet, face à la nouveauté du vers de Régnier-Desmarais, nouveauté relative bien entendu comme nous l'avons indiqué, il y a des réactions de rejet qui cherchent à s'appuyer sur un argument décisif qui n'est bien souvent que péremptoire. Ce qui était répliqué à Régnier-Desmarais, c'est qu'il était normal que ce poème ne soit pas bon avec le choix d'une telle mesure. Et quand, ensuite, on révèle la création antérieure de Bonaventure des Périers, on a une sorte de biais de confirmation, puisque l'auteur du XVIe siècle afflige sa création d'un sous-titre dépréciatif : "en taratantara". Ces vers ne sont qu'un bruit ressassé de trompette. Ce n'est pas l'appellation la plus heureuse. Pourtant, il y eut forcément quantité de lecteurs qui prirent du recul pour se dire que la critique était arbitraire. Un critère mécanique, pour parler comme Banville en son traité, était indûment assimilé à une non-valeur esthétique, à une faute de goût. Or, les romantiques puis les parnassiens se sont emparés du "taratantara" pour montrer qu'il permettait de produire des petits morceaux de poésie tout à fait acceptables.
C'est pour cela que dans son Petit traité de poésie française Banville n'a pu qu'amuser Rimbaud, Verlaine et Cros, quand il s'émerveille, précisément à la manière de Régnier-Desmarais, de l'invention d'un vers de neuf syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Banville était-il lui-même le farceur quand il concluait ainsi son traité ? Faisait-il exprès d'imiter Régnier-Desmarais ? En tout cas, il est clair qu'on peut comparer sa prétention à avoir inventé un nouveau vers à celle du rival agaçant de Voltaire. On peut aussi remarquer que plusieurs fois dans son traité Banville a des affirmations sectaires en faveur de la norme et de la tradition. Tel vers admet telle césure et pas d'autre. Ce discours s'applique aux alexandrins, aux vers de dix syllabes, aux vers de onze syllabes et donc aux vers de neuf syllabes.
Mais la situation est plus cruelle encore, et on peut penser que Banville n'a pas du tout eu conscience des inepties qu'il proférait, d'autant plus que les auteurs antérieurs de traité critiquent l'inconnu exactement de la même sorte péremptoire. Banville a rédigé mécaniquement sans assez prendre de recul sur son sujet. Or, la cruauté de l'opération, c'est que Banville exhibe un écrivain de second ordre, Eugène Scribe, qui en plus lui sert le plus souvent de repoussoir, mais se trompe en analysant ses vers de neuf syllabes, auxquels il prête deux césures. Banville n'a pas cherché à enquêter sur la pratique de Scribe, à savoir quelles étaient ses influences. Et, c'est une autre façon de croire exhiber du neuf avec Régnier-Desmarais. Banville et Régnier-Desmarais ont un premier point commun : ils pensent tous deux avoir inventé un vers, l'un le décasyllabe aux hémistiches de cinq syllabes, l'autre l'ennéasyllabe aux hémistiches de cinq puis quatre syllabes, mais cela fait déjà un deuxième point commun : tous deux créent une concurrence entre deux choix possibles pour une même longueur de vers, l'un crée la concurrence avec le décasyllabe traditionnel, l'autre avec les ennéasyllabes d'Eugène Scribe, mais enfin il y a, on peut presque dire ainsi, un troisième point commun : Régnier-Desmarais ignore les antériorités au patrimoine, il croit inventer un vers, alors que, sans en être pleinement conscient, il a dû être déterminé dans son choix par le fait d'avoir entendu des chansons populaires anciennes qu'il n'a pas songé à évaluer mais dont le rythme l'a pénétré, et Banville fait quelque chose de similaire au sujet des vers de Scribe. Certes, Banville ne dit pas que les vers de Scribe sont une nouveauté, il ne dit même rien à ce sujet, mais c'est là que c'est intéressant et comparable, car il prétend identifier la mesure spontanément, il lit les vers de Scribe et il leur prête une mesure sur la seule foi de sa conviction personnelle spontanée, à tel point que dans son découpage il fait fi d'une anomalie la césure à l'italienne sur le nom "foule". Je ne sais pas si Rimbaud ou Verlaine eurent conscience qu'il existait des vers de neuf syllabes avec césure après la sixième syllabe chez Molière, car ils sont rares, on les lit souvent en quatrième vitesse, ils ne sont même pas dans les pièces les plus connues, les plus lues, les plus jouées, etc. En tout cas, ils virent l'anomalie dans le découpage du vers de Scribe. Enfin, on a une amorce de quatrième point commun si on peut dire. le vers manié par Régnier-Desmarais, on l'a appris ensuite, au début du dix-neuvième siècle, était plus ancien et avait notamment été exploité par Bonaventure des Périers qui l'avait baptisé d'une formule rythmique le "taratantara", ce qui invite d'ailleurs mais ce ne sera pas le sujet ici à étudier du coup les possibles rythmes binaires à l'intérieur des hémistiches 2332 3223, formules qui accentuent le caractère pétaradant de la mesure si on peut dire. Or, dans l'analyse des vers de neuf syllabes que fait Banville, la double césure crée un 333 qui est exactement le rendu plus sensible et peut-être plus comique du trimètre 444, comme le 55 était déjà d'évidence pour Bonaventure des Périers plus comique que le 66 des alexandrins.
Bon, je sais déjà que ce que vous allez dire, tout ça vous fait chier, vous ne voyez pas où ça mène, vite qu'on reparle de poésie, vite qu'on dise des choses sur la poésie de Rimbaud aussi intéressantes que le montant de la facture d'une chemise de Verlaine dans la biographie de Rimbaud délivrée par Lefrère.
Je ne vais pas rebondir ici sur l'intérêt prosodique, vous allez trouver ça confus ou vain, que sais-je encore ? Mais, voici un dernier point qui attire mon attention. C'est dans une partie intitulée "Conclusion" de son traité que Banville exhibe son vers de neuf syllabes inédit. Or, en mai 1872, Rimbaud compose une œuvre particulière, cinq poèmes en un, avec cinq titres qui permettent effectivement d'envisager la lecture autonome des cinq parties constitutives de cette "Comédie de la soif". Le dernier poème s'intitulé précisément "Conclusion". Il s'agit d'un poème en deux quatrains à rimes croisées mais approximatives. Les vers comptent dix syllabes. Les quatre premières pièces étaient en vers courts, avec leurs propres caprices. La dernière est la seule qui peut chahuter la notion de césure et elle le fait en portant très précisément sur la longueur du vers qui a désormais deux formules concurrentes bien connues : soit la césure après la quatrième syllabe, soit la césure après la cinquième syllabe. Or, dans sa "Conclusion", Banville créait lui la concurrence entre deux types de vers de neuf syllabes. Des manuscrits de "Larme" et "La Rivière de Cassis" accompagnent celui de "Comédie de la soif", mais ce sont les premiers poèmes connus de Rimbaud à césure malmenée. Il y a eu l'exemple antérieur de "Tête de faune", mais c'était comme la "Conclusion" de "Comédie de la soif" un poème en vers de dix syllabes. "Tête de faune" doit se lire selon le mode littéraire traditionnel avec une césure après la quatrième syllabe, ce qu'impose la répétition qui scande les deux premiers vers "Dans la feuillée..." En revanche, dans le nouveau poème en vers de dix syllabes, quatre poèmes nous ont orienté vers la poésie légère, vers la poésie des chansons moins prestigieuses au plan littéraire selon le système de valeurs qui avait cours ("Les Parents" : dominante du vers de sept syllabes "Nous sommes tes grands-parents", "L'Esprit", perfide balancement entre le vers de six syllabes et le vers de cinq syllabes, "Les amis" nouvelle perfidie suite de vers de six syllabes enchaînée sans crier gare à une suite de vers de cinq syllabes, "Le pauvre songe" en vers de six syllabes. Vous êtes prévenus que la "Conclusion" est en vers de dix syllabes, mais comment pouvez-vous préjuger la césure ? Aurons-nous la césure traditionnelle après la quatrième syllabe, ou bien puisque les poètes chansonniers précédents y invitent aurons-nous la mesure soit plus bouffonne, soit plus chansonnière du décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes qui fait dire "taratantara" à Bonaventure des Périers ?

Les pigeons qui tremblent dans la prairie,
Le gibier, qui court et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, la bête asservie,
Les derniers papillons !... ont soif aussi.

Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
- Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent ces forêts ?
Si nous jouons à appliquer la césure (+) après la quatrième syllabe, quel est le résultat ? Il n'est pas très gracieux. Tout le premier quatrain est problématique à lire à cette aune. Pour les deux premiers vers, on peut penser à un rejet qui met en relief les verbes "tremblent" et "court", mais Rimbaud l'aurait fait après le pronom relatif "qui" qui n'est pas naturel à la césure à deux reprises consécutives, et cela dès l'amorce du poème ? Puis, au troisième vers, il enchaînerait directement avec une audace plus grande que pour le pronom relatif "qui" avec la forme contractée "des" devant la césure pour ne mettre en rejet qu'un monosyllabe, et même qu'une voyelle phonétique "eaux" (abstraction faite de la liaison [z]). Le quatrième vers peut supposer un enjambement de mot avec accentuation affectée de la syllabe "pa" devant la césure, un peu comme "éPOUvantable" relevé par Rimbaud dans un poème des Fêtes galantes. Mais l'effet n'est pas vraiment préparé et vient après trois césures déjà peu évidentes à admettre. Seul le cinquième vers admet sans problème la césure traditionnelle après la quatrième syllabe.
Les pigeons qui + tremblent dans la prairie,
Le gibier, qui + court et qui voit la nuit,
Les bêtes des + eaux, la bête asservie,
Les derniers pa+pillons !... ont soif aussi.

Mais fondre où fond + ce nuage sans guide,
- Oh ! favori+sé de ce qui est frais !
Expirer en + ces violettes humides
Dont les auro+res chargent ces forêts ?
Cette option n'étant pas très satisfaisante, intéressons-nous à l'alternative, celle du vers aux deux hémistiches de cinq syllabes !
Les pigeons qui tremb+lent dans la prairie,
Le gibier, qui court + et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, + la bête asservie,
Les derniers papill+ons !... ont soif aussi.

Mais fondre où fond ce + nuage sans guide,
- Oh ! favorisé + de ce qui est frais !
Expirer en ces + violettes humides
Dont les aurores + chargent ces forêts ?
Cette fois, plusieurs vers se plient naturellement à cette mesure, en particulier les deuxième et troisième vers où la césure coïncide parfaitement avec le rythme binaire de la syntaxe "... qui court + et qui voit la nuit," "Les bêtes des eaux, + la bête asservie", avec reprise de part et d'autre de la césure de "bête(s)", une fois au pluriel, une fois au singulier. La mesure s'impose aussi au vers 6 : "- Oh ! favorisé de ce qui est frais !" Mais ce n'est pas tout ! Pour le premier vers, l'idée d'un jeu de mots métrique est sensible. Le verbe "tremblent" à cheval sur la césure permet de dégager un effet de sens. Rappelons que, dès 1870, Rimbaud composait des sonnets en alexandrins dont le premier pouvait ne pas être très régulier : "L'hiver, nous irons dans + un petit wagon rose,...." ("Rêvé pour l'hiver"). Entre l'option du décasyllabe littéraire plus haut qui ne s'impose pour aucun vers du premier quatrain, et cette option du décasyllabe de chanson qui s'accorde par une audace un effet de sens au premier vers, puis marque nettement la mesure aux vers 2 et 3, il est fortement tentant de considérer que, finalement, en accord avec l'idée de chansons coiffées du titre "Comédie de la soif", Rimbaud a composé des décasyllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Pourtant, la lecture avec cette césure n'est pas si aisée pour autant. Le vers quatre suppose toujours un enjambement de mot. Le dernier vers suppose un "e" à la césure "aurores", la lecture en 4-6v étant toutefois assez heurtante "Dont les auro+res", le [r]" revient même à la charge une syllabe plus loin. Or, outre que le découpage "Dont les aurores + chargent ces forêts" semble mieux passer, choix pour l'euphonie qui n'engage pas le sens, pour le vers 4, désormais nous avons un parallèle sémantique entre "tremblent" et "papillons" que nous n'avions pas dans la première option métrique, puisque dans le premier cas de figure la césure était entre "qui" et "tremblent". Rimbaud affectionnait le verbe "papillonner" dans "Première soirée", pièce de l'été 1870, et nous pouvons envisager une lecture affectée sur la construction du mot "papillon", sur son "yod" graphié "-ill-" et sur sa fin du coup plus sonore en "on", support de la création verbale "papillonner". Enfin, pour les vers 5 et 7, il y a pas mal de remarques intéressantes à faire. Le vers 5 favorisait, pour reprendre un mot du poème, une lecture en décasyllabe traditionnel, mais c'était le seul vers de tout le poème dans ce cas. Et ce vers 5 appuyait plus nettement la suggestion par la répétition de "fondre" à "fond" qui confortait l'idée d'une inflexion après la quatrième syllabe. Toutefois, alors que dans l'optique d'une lecture en décasyllabes traditionnels, nous avions une lecture qui offrait la reprise lourde devant la césure du même pronom relatif "qui", et cela aux deux premiers vers du poème avant même qu'une césure ne soit suggérée. Cette fois, les vers 2 et 3 ont suggéré la lecture en décasyllabes de chanson. Et si cette mesure passe quelque peu en dansant, nous observons qu'au vers 5 la césure serait après le déterminant "ce" et au vers 7 après le déterminant "ces". Rimbaud ne met pas les deux césures à la suite l'une de l'autre, il crée une variation de "ce" à "ces", et enfin, dans le passage du vers 5 à 7 on observe ce qui a tout l'air d'une malice du poète l'occurrence du mot "ce" mais cette fois tout entier dans le second hémistiche et non à la césure, et pas en tant que déterminant, mais en tant que pronom à faible autonomie sémantique et syntaxique : "de ce qui est frais". On peut toujours prétendre que Rimbaud ne se préoccupe en aucun cas de la césure, et que les trois formes "ce", "ce" et "ces" ne font qu'affleurer naturellement sous sa plume, indépendamment de toute réflexion métrique. Bien entendu, nous n'y croyons guère et nous constatons en tout cas qu'entre les deux options il y en a une finalement qui parvient à se dégager plus nettement, tant au plan de l'euphonie qu'au plan des effets de sens "tremblent" et "papillons". Pourtant, la tentation du décasyllabe littéraire ne semble pas négligée comme l'atteste le vers 5 avec sa répétition ostentatoire : "Mais fondre où fond..." Après la lecture de Banville, est-il étonnant que Rimbaud ait cherché à rendre difficile le repérage de la césure dans les vers de dix syllabes de "Tête de faune", puis dans ceux de "Conclusion" de "Comédie de la soif". Rimbaud aurait composé un poème en vers de neuf syllabes, il aurait pu jouer sur la recherche de la césure, mais n'était-il pas naturel, dans l'optique d'une publication, de viser un public qui n'avait pas lu le traité de Banville et qui ne connaissait de concurrence à la césure que pour le seul vers de dix syllabes ? Le lecteur peut chercher la césure à un vers de onze syllabes ou bien de treize, mais pour le décasyllabe il a des repères culturels. Pour l'alexandrin, il sait que la césure est à la sixième syllabe et même si à l'époque déjà certains peuvent lire des vers de douze syllabes en purs trimètres, cela reste occasionnel. Evidemment à cause des audaces des romantiques et des parnassiens, à cause aussi du traité de Wilhelm Ténint dont il faudra reparler, certains lecteurs pouvaient déjà césurer les alexandrins n'importe comment. Mais, Rimbaud s'intéressait à des gens comme Banville, Coppée, Hugo, des poètes qui savaient que les audaces ne valaient pas récusation de la césure traditionnelle de l'alexandrin. Puis, en choisissant le vers de dix syllabes, Rimbaud faisait entendre par ses dérégulations que le découpage binaire ou ternaire pouvait s'appliquer pour tout type de vers. La concurrence des deux hémistiches avec le trimètre avait un faux air d'évidence culturel, et attaquer les césures sur d'autres vers permettaient de dénoncer la vacuité des convictions spontanées du genre de Banville saucissonnant les vers de neuf syllabes de Scribe.
Et il faut revenir une dernière fois sur cette césure au mot "foule", une dernière fois pour cette occasion-ci, car elle importe à l'étude de "Famille maudite"/"Mémoire". En effet, Banville a osé un enjambement de mot dans un poème en 1861 sur l'adverbe "pensivement", et cela est devenu un cas d'école, et plusieurs poètes : Mallarmé, Verlaine, Mendès, Rimbaud, se sont essayés à la césure sur un long adverbe en "-ment" en faisant parfois varier le procédé avec un adverbe non pas de quatre syllabes, mais de trois ou cinq, avec une forme en "-amment" ("nonchalamment" chez Mallarmé), ou en "-emment" ("indolemment" chez Mallarmé). Mendès a essayé le trimètre d'adverbes en "-ment" dans son théâtre, avec le second qui enjambe la césure à la manière du "pensivement" de Banville dans sa "Reine Omphale" : "Où je filais pensivement la blanche laine". Rimbaud a essayé l'adverbe en cinq syllabes qui ne permet pas le trimètre dans le dizain "Ressouvenir" : "tricolorement", Mallarmé a essayé l'adverbe en "-ment" de trois syllabes, je ne me rappelle plus si c'est "seulement", "simplement" ou "longuement". De mémoire, je dirais "seulement".
Or, si Banville peut lire une césure malgré un enjambement de mot "pensivement", s'il peut lire une césure malgré un disons semi-enjambement de mot "foule" comme son découpage d'un vers de Scribe l'atteste, si Banville pratique déjà l'art venu de Victor Hugo des césures sur les déterminants de noms et les pronoms qui précèdent les verbes, et je vous épargne les cas particuliers, il a donc ruiné toutes les possibilités d'identifier une césure, il a éliminé tous les moyens de faire la part des choses. Il n'y a plus de proscription à la césure en ce cas.
La discrimination peut se faire si le vers déviant est pris dans une masse de vers réguliers, l'exception qui confirmerait la règle en quelque sorte. Cependant, les vers déviants devenaient progressivement plus abondants sous la plume des parnassiens.
Ce que raconte Rimbaud dans les césures de ses poèmes "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872, c'est les conséquences poussées à bout des audaces de Banville, poète et analyste, poète quand il compose "pensivement", analyste du vers quand il découpe "fou-le" en deux dans un vers de Scribe. Cette analyse valait de toute façon pour un vers de Leconte de Lisle, autre maître des parnassiens, qui venait de publier son "Qaïn" dans une première livraison du second recueil du mouvement en 1869.
Rimbaud va directement au bout de la logique du système. Et il ne nie pas le système, il le pousse à bout. Et quand il n'y a plus de proscription sur lesquelles s'appuyer, qu'est-ce qui peut encore être dégagé ? D'une part, on peut toujours relever des symétries, des répétitions qui orientent des réponses. D'autre part, on peut toujours apprécier le jeu qui peut consister à défier les repères du lecteur et donc il faut les connaître pour évaluer ce qu'il se passe, mais le jeu peut consister aussi en effets de sens particulièrement sensibles, pertinents, subtils, ainsi qu'on peut le proposer pour "tremblent" puis pour le rapprochement par la fragilité entre "tremblent" et "papillons".


Et voilà.
Taratantara !