mercredi 21 août 2019

Au sujet du poème "Fêtes de la faim"

Le poème "Fêtes de la faim" est daté selon les manuscrits du mois d'août 1872. Son titre est une allusion sensible à des productions antérieures de Rimbaud lui-même. Il s'agit d'une variation sur le titre "Comédie de la soif" avec un passage du mot "soif" au mot "faim", mais aussi d'une variation sur le titre "Fêtes de la patience" où "faim" se substitue à "patience", à quoi ajouter qu'entre les deux titres nous passons d'un ensemble de quatre poèmes à un poème unique. Au plan biographique, l'idée de patience avait du sens en mai 1872. Dans la mesure où trois des "Fêtes de la patience" sont datées de mai 1872 et une autre du suivant mois de juin, nous partons du principe que ces "Fêtes de la patience" ont plutôt été écrites à Paris, après le retour de Rimbaud au début du mois. Rimbaud devait déjà patienter en province de mars au tout début du mois de mai, mais une autre forme d'attente et donc de patience a continué de peser en mai et juin, avant le départ précipité où Rimbaud a forcé la main à Verlaine. Le mot "faim" qui servira de seul titre au poème dans la version imprimée un an plus tard du livre Une saison en enfer est un signe inquiétant d'une situation qui s'est aggravée, et le contraste avec l'idée de soif confirme cette idée, sachant qu'en juillet les deux poètes lors de leurs escapades semblent avoir beaucoup bu. Mais ils ont bu pas mal en août également.
Ce que j'essaie de cerner, c'est à quel moment de l'existence de Rimbaud le poème "Fêtes de la faim" peut renvoyer le plus probablement. Or, Mathilde Verlaine est venue récupérer son mari à Bruxelles, elle a réussi à l'entraîner dans le train, mais lors du contrôle douanier Verlaine a refusé de franchir la frontière, il est resté sur le quai à regarder partir sa femme qui ne l'a plus jamais revu de sa vie ensuite et il est parti rejoindre Rimbaud. La grande énigme pour les biographes, outre l'explication à fournir dans le détail d'un tel comportement velléitaire et indécis de la part de Verlaine, c'est si oui ou non Rimbaud était dans le train. Il y a un fait qui plaide pour dire que Rimbaud n'était pas dans le train,  c'est que le témoignage de Mathilde fait prononcer par Verlaine une incertitude d'opinion "s'il veut encore de moi (après ça)" (citation de mémoire, peu importe ici). Il reste à bien étudier les lignes de chemin de fer belge en juillet 1872 pour évaluer aussi quand et où ils se sont retrouvés. En effet, Rimbaud s'est retrouvé presque sans le sou à Bruxelles en principe. Verlaine est parti sans crier gare, il n'a même pas dû fournir à Rimbaud de quoi se retourner. Peut-être Verlaine pensait-il que Rimbaud avait un peu d'argent sur lui pour retourner à Charleville, à moins que Verlaine ait compté sur les contacts bruxellois, en particulier parmi les réfugiés communards.
On imagine mal Rimbaud partir sans le sou à Charleroi, avec une poste restant inespérée, qui aurait fait que Verlaine aurait rejoint Rimbaud n'importe où en Belgique. Le scénario le plus crédible, c'est que Verlaine soit retourné à Bruxelles et qu'il ait retrouvé un Rimbaud sur le qui-vive, mais toujours là, n'ayant pas eu le temps de prendre une grande initiative. Comme la mère de Rimbaud faisait rechercher son fils encore mineur et que nos deux fugueurs devaient se douter qu'il y aurait des suites à la venue de Mathilde, il semble logique d'imaginer qu'après une dernière nuit bruxelloise Verlaine et Rimbaud soient partis pour une destination inconnue de leurs proches. Rimbaud connaissait Charleroi depuis les mois de septembre-octobre 1870, il en avait un bon souvenir, c'était une ville ouvrière, et contrairement à ce qui se dit souvent sur la section des "Paysages belges" de Romances sans paroles, les poèmes intitulés "Walcourt" et "Charleroi" ont dû être composés après l'échec de l'intervention de Mathilde et non avant. Dans l'hypothèse de lecture biographique traditionnelle, on se contente de dire que Rimbaud et Verlaine sont passés par Walcourt et Charleroi pour aller à Bruxelles autour du 10 juillet, et qu'ils y ont fait deux escales. Il est vrai que le poème "Walcourt" de Verlaine semble évoquer un passage fugace, pressé que nos deux compères étaient par les horaires des trains. En gros, Rimbaud et Verlaine n'ont pas logé à Walcourt, mais ils y ont passé une journée festive. Walcourt était une ville liée à Charleroi, une ville industrielle clef, et la réputation de ville fêtarde de Walcourt est restée importante jusqu'aux années 1960-1970 environ. La ville étant actuellement un peu isolée de l'axe routier et l'activité ouvrière ayant complètement disparu, elle est beaucoup plus paisible aujourd'hui. Le plus clair du séjour a dû se passer à Charleroi, et cela fait une certaine étendue de temps entre le 22 juillet et le 9 septembre, même si nous défalquons quelques journées bruxelloises éventuelles autour du 22 juillet, même si nous retranchons la journée festive à Walcourt. Outre cet important laps de temps, nous avons plusieurs journées du mois d'août qui sont concernées, et enfin si Rimbaud a composé "Fêtes de la faim" en août 1872, qu'il l'ait composé à Bruxelles après le 9 août ou à Charleroi avant le 9 août il peut très bien avoir songé avant tout au séjour dans la ville minière entre le 22 juillet et le 9 août. C'est la première hypothèse solide de réflexion sur le contexte de composition de ce poème. Il est tout de même question de manger la terre, ce qui cadre assez bien avec le problème de l'extraction du charbon par des ouvriers. Le problème de la faim permet aussi de créer un unisson entre une situation où l'argent a dû moins facile venir entre les mains de Verlaine et Rimbaud. Dès le 9 août, ils sont de retour dans la capitale belge, parce que la vie était plus facile pour deux étrangers, d'autant qu'ils avaient des contacts avec des réfugiés, et parce que l'argent de madame Verlaine devait y parvenir plus commodément aussi. Le problème de la faim a dû se poser plus crûment pour les deux vagabonds entre le 22 juillet et le 9 août qu'ensuite. On pourrait soutenir que le problème de la faim a très bien pu les tarauder tout au long du second séjour bruxellois entre le 9 août et le 7 septembre 1872, mais à ce moment-là il faut prendre en compte un voyage en Malines dont Verlaine a rendu compte par un poème, un voyage à Liège sur lequel nous ne savons pas grand-chose, et puis il y a ce départ en bateau pour l'Angleterre qui a nécessité des moyens. Par ailleurs, le poème "Malines" ne soulève pas du tout le problème de la faim. Je n'exclus pas que "Fêtes de la faim" ait été composé en fonction de l'expérience bruxelloise à partir du 9 août, mais le lien à Charleroi s'impose plus naturellement à mon esprit.
Il y a un autre point à observer. Le poème "Fêtes de la faim" possède un refrain de chanson assez irrégulier au plan de la métrique littéraire, ce qui est déjà intéressant en soi, mais ce refrain accentue la dimension musicale et rythmique des répétitions. Quelque part, "Fêtes de la faim" est très proche des thèmes sombres du poème "Charleroi" de Verlaine et ils ont en commun une intériorisation psychologique catastrophée. Mais, dans le refrain, nous avons droit à un effet de rythme entre des impératifs partageant nécessairement les mêmes terminaisons de deuxième personne du pluriel : 

Tournez, les faims ! paissez, faims,
         Le pré des sons !
Puis l'humble et vibrant venin
         Des liserons ;

Je remarque deux mots clefs du sonnet "Voyelles" dans ce refrain : "paissez" au passage proche de "prés" et "vibrant". Il s'agit de mots clefs du premier tercet de "Voyelles" : "pâtis" et "vibrements" :

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, (...)
Je remarque aussi la mention "faims" au pluriel, substitut quelque peu des mots "patience" ou "soif" d'autres poèmes de 1872, je remarque aussi l'expression qui prend la forme d'un vers de quatre syllabes "Le pré des sons!" et je la rapproche inévitablement d'un extrait du poème "Soir historique" : "le clavecin des prés!"
Ainsi, il ne fait aucun doute que le poème "Fêtes de la faim" est éminemment politique et lié étroitement aux métaphores du sonnet "Voyelles".
Mais j'observe aussi la présence initiale du verbe "Tournez" qui avec le verbe suivant "paissez" établit une scansion musicale et enfin, la rime "sons"::"liserons" m'intéresse, car le mot "sons" souligne la nature musicale du refrain, tandis que le mot de fin de strophe "liserons" après les effets d'assonance à l'initiale dans "vibrant venin" suggère dans la tension entre "-rant" dans "vibrant" et "-rons" dans "liserons" la présence suggestive à l'oreille du mot "ronds" qui répond à "Tournez" et joue sur l'idée de ritournelle que fait sentir le travail mélodique de ce quatrain.
Prenons maintenant le poème "Chevaux de bois" de Verlaine qui est lui aussi daté du mois d'août 1872 et qui concerne une fête populaire à Bruxelles. On y trouve l'idée de l'appétit rassasié : "Bien dans le ventre", mais aussi le recours à une répétition parolière facile pour amuser la foule : "Tournez, tournez bons chevaux de bois". Le procédé recourt comme Rimbaud à la reprise d'impératifs, mais Verlaine le simplifie et l'accentue, puisqu'il répète le verbe "Tournez" et cela à plusieurs reprises tout au long du poème. Or, il est une strophe où le mot "ronds" est à la rime avec même un tour pas complètement familier ou naturel "galops ronds", strophe lancée par le verbe "Tournez", et cette strophe se termine par une mention du problème de la faim : "sans espoir de foin" avec même peut-être une équivoque phonétique recherchée entre "foin" et "faim" pour ceux que la rime fera songer.
De deux choses l'une. Ou Verlaine s'est inspiré partiellement de "Fêtes de la faim", ou à l'inverse Rimbaud s'est inspiré partiellement de "Chevaux de bois", ce qui aurait pour conséquence d'inviter à dater le poème postérieurement au retour à Bruxelles le 9 août.
J'ai tendance à penser, mais c'est une intuition, que Verlaine répond à un unisson de préoccupations personnelles et ouvrières qui faisaient méditer Rimbaud et Verlaine depuis le séjour à Charleroi. Par ailleurs, "Chevaux de bois" est une variante festive dans le milieu populaire au poème "Walcourt". J'ai donc tendance à penser que le poème de Rimbaud est antérieur et l'un des supports de la création verlainienne, mais je suis bien loin de pouvoir établir ce fait. Ceci dit, deux vers de Verlaine ont une forte allure d'imitation du parler goguenard de Rimbaud, ce qui encourage vraiment à penser que "Chevaux de bois" est plus à penser comme une imitation de Rimbaud que comme un poème qui pourrait être une source d'une composition de Rimbaud.

C'est ravissant comme ça vous soûle
D'aller ainsi dans ce cirque bête :
(...)
Bien sûr, on peut penser que le poème de Verlaine s'inspire des gens qu'il a entendus sur place ou même plus tôt en France. Mais, ces vers sont mis dans un poème qui a une ambition littéraire et en la matière il y a un antécédent rimbaldien que Verlaine connaissait et ne pouvait ignorer, il s'agit de l'amorce des "Premières communions" :

Vraiment, c'est bête ces églises des villages
(...)
Je pourrais parler de l'évocation populaire et paysanne qui suit, du désir de danser, etc., mais je vais me contenter de repérer les points communs : gallicisme "C'est ravissant" ou "c'est bête", affectation sensible du parler oral "Vraiment", "aller ainsi", "ces églises des villages", "comme ça vous soûle"; présence à chaque fois du mot "bête". Qui plus est, le premier vers des "Premières Communions" renforce son côté parlé oral par l'accentuation à la césure du déterminant "ces" : "Vraiment, c'est bête ces + églises des villages", je mets un + pour indiquer la frontière entre les deux hémistiches. Même si ce n'est pas obligatoire ni automatique, la pression du vers, sa signification, le contexte qu'il suggère, tout m'invite à suspendre un peu ma lecture après ce déterminant et dans tous les cas ma lecture doit mettre en relief le mot "églises" qui suit, et si je suspends ma lecture, remarquer qu'on a un renforcement osé de la liaison [z] : "Vraiment, c'est bête ces [z]églises des villages". Je plaide bien évidemment une lecture de ce vers où la césure accentue l'affectation de l'oral et le recours à des principes de mise en relief des mots par l'intonation qui n'est pas dans la syntaxe. Il est évident que l'art de cette césure se situe à ce niveau d'intention. Verlaine ne joue pas sur la métrique, mais son vers "C'est ravissant comme ça vous soûle" crée une tension entre "C'est" et "ça", et souligne un effet de familiarité comparable à celui de Rimbaud comme à celui de l'amorce célèbre du Voyage au bout de la nuit : "ça a débuté comme ça", quoique dans le cas de Céline la substitution de "débuté" à "commencé" atténue l'effet de familiarité pour créer une autre dynamique.
Tout ce que je viens d'exposer ne fait pas un commentaire du poème "Fêtes de la faim", mais c'est une approche qui fait des remarques inédites en essayant de bien circonscrire certains enjeux du poème...

A suivre.