lundi 27 février 2023

Essai impromptu sur l'importance de la réflexion critique rimbaldienne

Le poète Arthur Rimbaud est souvent décrit comme la victime d'une avalanche d'analyses littéraires, critiques massives supposées entachées par beaucoup de projections indues. Il faudrait se contenter de le lire.
Une première réponse s'impose d'évidence. La lecture de Rimbaud n'a rien de facile, et même quand le poème paraît simple, une mise en perspective de son ironie latente ou d'enjeux plus substantiels peut révéler que nous sommes passés à côté de sa subtilité. Qui plus est, les contresens ne sont pas exclus, ils sont même légion. Et cette difficulté de lecture ne peut pas tellement se traiter par une réflexion d'ensemble touchant l'œuvre. Chaque texte pose ses propres difficultés, et les énigmes sur des détails passagers des textes sont surabondantes. On pourrait alors renoncer à Rimbaud, poète auquel on ne comprend rien, et lire quelque chose qui n'est pas compris n'a guère d'intérêt et passer sa vie à essayer d'en comprendre un pourcentage ce ne serait tout de même pas un investissement de lecteur très pertinent.
Se contenter de le lire sans vraiment le comprendre, c'est n'aimer que la surface de sa poésie, aimer l'agencement des sonorités ou phonèmes, déguster le rythme des phrases, trouver beau une expression vive à laquelle on ne prête aucune visée de sens.
Et c'est là qu'on peut parler de l'enjeu proclamé d'être un "voyant", donc quelqu'un qui fait passer un message de la plus haute importance à l'humanité entière.
Inévitablement, cette idée d'absolu du message de poète "voyant" a été très galvaudée et, pour pouvoir parler calmement et de manière "raisonnée" du sens de la poésie rimbaldienne et donc du sens qu'il y a à pratiquer l'analyse des textes rimbaldiens, des mises au point s'imposent.
L'avancée sur les textes rimbaldiens est venue de personnes qui n'adhèrent pas à l'idée d'un absolu de révélation de la parole du poète, et c'est avec une certaine mauvaise foi que les gens qui dénoncent la surabondance des analyses critiques prétendront ne pas chercher quelque part à sauver cette idée d'absolu de la parole prophétique du poète. Cependant, un problème concurrent demeure à pointer du doigt en sens inverse. Comme les avancées dans la connaissance de Rimbaud ne peuvent venir que d'approches bien rationnelles, les lectures qui prêtent à Rimbaud du jeu dans sa pratique, qui continuent de considérer que Rimbaud joue de manière pas toujours très claire avec les oripeaux ostentatoires de la parole supposée magique, sont dénoncées comme ne témoignant pas d'une juste compréhension de la pratique éminemment rationnelle de Rimbaud.
C'est pour cela que je vais entrer dans une réflexion à mon avis inédite, nouvelle, à ce sujet.
Même quand ils théorisent leurs pratiques, les artistes et les écrivains n'échappent pas à une pente enthousiaste improvisatrice, ils n'échappent à la tentation des formules qui sonnent bien aux oreilles. Pour un poète, il est toujours mieux de se prévaloir d'une parole juste et de révélation sur le cours des événements, sur les mystères du monde. Et cette affirmation de désir précède plus souvent qu'à son heure la réflexion. Rimbaud n'avait que seize ans et demi quand il a écrit sa célèbre lettre du 15 mai à Demeny, et je vous laisse évaluer les trente à quarante poèmes antérieurs à cette date que nous connaissons de lui.
La poésie est un art qui joue avec la langue, les mots, et donc qui ne produit pas qu'une forme pourvoyeuse de sens, mais le poète crée directement autant du sens que de la forme quand il compose. Et s'il convient de ne pas séparer la forme et le sens dans une quelconque œuvre d'art, l'art est toujours en fonction d'une primauté de sens produit par la forme et éventuellement la langue, les chefs-d'œuvre de l'architecture compris. Mais si on entend conserver l'éternité d'une performance artistique, le sens est inévitablement frappé d'une certaine contingence. L'artiste ne produit pas une démonstration scientifique ou une définition digne de ne plus être retouchée par un quelconque auteur de dictionnaire. Cela n'empêche pas les éléments brillants de démonstration au plan rhétorique.
Or, quand on prête au poète une valeur prophétique absolue, on exploite en réalité un biais fallacieux pour attribuer au sens du poème la finition  irrévocable d'un énoncé scientifique.
On peut alors formuler l'alternative suivante : soit Rimbaud se leurre sur les pouvoirs de l'exercice poétique, soit la performance du voyant n'est pas de l'ordre de la révélation absolue.
Je penche nettement pour cette deuxième option, la première n'invitant qu'à mépriser la poésie de Rimbaud.
Poursuivons le raisonnement. Si nous continuons de considérer que le voyant doit révéler des vérités par sa poésie, la poésie est la forme finale d'une aventure vécue par le poète. On ne peut pas enfermer la révélation dans la profération poétique. Un poème n'est pas une profération sacrée. Le poème est intouchable en principe, il souffrira peu les retouches dans la mesure où il est un aboutissement, mais la lecture n'est pas un état qu'on fait passer entre humains tel un témoin dans une course relais de quatre fois cent mètres. Il n'y a pas une sorte de transe allant du premier au dernier mot du poème. La preuve au plan des lecteurs est simple. La lecture peut être interrompue ou bien chaque lecture est différente. Mais si nous prenons le cas de l'auteur lui-même, nous comprenons bien qu'il ne part pas du premier vers en allant jusqu'au dernier en se révélant à lui-même une vérité par étapes. Le poète a clairement mis en forme un ensemble préalablement mûri.
Le poème n'est donc pas la pensée révélée, mais le reflet d'une pensée de manière à rendre plus efficace ou plus intense et profonde la communication.
Et une conclusion bien prévisible s'impose. Le poète a des révélations par des réflexions personnelles antérieures à la composition du poème et non pas par l'élaboration du poème lui-même, sauf cas exceptionnels des accidents fortunés de la création, mais accidents qui ne résumeront pas tout le processus de création du corpus artistique d'un auteur.
Enfin, venons-en à une perspective plus accessible à tous. Le poème invente un récit, crée une sorte d'image par les mots, etc., mais il ne parle pas comme un essayiste ou un philosophe, et s'il ne le fait ce n'est jamais qu'en pliant et corrompant la pratique argumentative au jeu du poétique.
Et passons maintenant à une évidence encore plus limpide. Le poète joue avec les mots, se sert de la langue, mais s'il y a une révélation digne d'intérêt ça ne peut être que sur les sujets qu'il aborde. Et ce dont il parle, de quel droit peut-il s'en prétendre plus spécialiste que quiconque ? Depuis quand un maître du maniement des mots est apte à parler au seul nom de cette compétence de politique, de morale nécessaire ou non aux sociétés, etc., du système physique de réponse entre couleurs et voyelles, de la vérité sur l'atome, la lumière, etc. ?
Contemporain quelque peu de Rimbaud, Zola a développé une théorie du roman expérimental. Avec une hypocrisie qui dépasse l'entendement, les universitaires et les décideurs du programme d'enseignement du français dans les lycées camouflent l'imposture du discours zolien. Le roman ne peut être expérimental qu'à condition qu'après l'écriture du roman l'auteur ait constaté que son histoire imaginée s'est produite telle quelle dans la réalité. Zola a tenu un discours de parfait imposteur, et il n'est pas normal, il n'est pas sain que dans les écoles on enseigne que Zola parvient à faire un roman expérimental avec une introduction du roman qui lance un cadre expérimental et une fin de roman qui vérifie la thèse. Rimbaud en était-il à ce degré d'imposture, imposture partiellement sincère car liée à un esprit confus comme ce fut le cas pour Zola, ce n'est évidemment pas à exclure au nom trop facile de notre passion pour le poète ?
Dans tous les cas, quand il composait ses poèmes, Rimbaud avait nécessairement conscience du problème et contrairement à Zola il ne pouvait même pas être partiellement berné par sa méthode de travail documentaire préalable.
En fait, Rimbaud n'a carrément jamais cherché à mettre en poème le fruit d'une ou trois journées de réflexion profonde sur le monde. C'est l'évidence à laquelle tout lecteur de poésies devra un jour se rattacher.
Le dix-neuvième siècle a aussi été un siècle de prétendu réalisme en littérature, et à la fin de cette mode littéraire Maupassant a répliqué dans l'essai sur le roman qui précède Pierre et Jean que le réaliste était un illusionniste. Mais là encore on peut aller plus loin. La mise en place par les mots d'un récit ou d'une description n'est en aucun cas une imitation du réel par les mots. Décrire une salle à manger ne consiste pas à transposer en mots la structure physique du réel à travers un œil humain qui déjà n'est même pas fixée dans l'espace de la représentation. Même un pur extrait descriptif d'un roman balzacien n'est pas une imitation du réel. Et une telle imitation ne répondrait de toute façon en rien à la prétention du poète de dire des vérités insoupçonnées et irrévocables sur notre monde, puisque seule la signification peut faire débat. L'imitation par les mots, si elle était possible, n'apporterait pas pour autant un enseignement en tant que telle. Elle aurait une simple valeur informative. D'ailleurs, cette valeur informative existe quelque peu moyennant un dégrossissement des prétentions des mots à décrire le réel.
Donc, comment Rimbaud pouvait-il être un "voyant" en organisant des mots ?
Ce qu'a fait Rimbaud c'est tout simplement éprouver les discours des autres à partir de ses propres créations, et ce n'est qu'à cette aune-là que les poésies de Rimbaud, tout en étant liées à une inévitable contingence, peuvent avoir un pouvoir objectif de critique visionnaire. Hugo crée un discours chargé en fantastique pour défendre des valeurs, Rimbaud arrive par-derrière et retourne avec des moyens fantastiques un discours contradictoire, mais et c'est en cela que Rimbaud peut se prétendre "voyant", un discours contradictoire qui va indiquer de manière irréfutable les limites, lacunes, vices, anomalies, erreurs et faussetés du discours antérieur.
Et quand on a compris cela, on peut très bien admettre que Rimbaud n'a pas fixé une vérité absolue avec des découvertes personnelles bouleversantes dans "Voyelles", "Le Bateau ivre", "Aube" ou Une saison en enfer. On comprend aussi que la performance du "voyant" est relative, transitoire et que Rimbaud le savait et le clamait lui-même quand il parlait de successeurs reprenant le travail là où le héros précurseur s'est affaissé.
Cela permet aussi de ne pas prendre les pieds trop au pied de la lettre, sans leur accorder du jeu, du fantastique gratuit, car il y a du gratuit dans le jeu poétique rimbaldien. Il faut cerner les noeuds de la réécriture des discussions ambiantes d'époque dans la poésie de Rimbaud et non pas chercher une démonstration sèche : je ne crois pas à tout ça en littérature, j'ironise dessus ou je dis ce que moi je pense. Non, ce n'est pas ça. La vérité d'un poème va pouvoir véhiculer une certaine gratuité des affirmations posées à partir du moment où l'enjeu est de déboulonner des préjugés, des certitudes illusoires transmises jusqu'à lui. C'est en cela que Rimbaud prétend à une poésie de "voyant", mais le propos reste très prétentieux, puisqu'il faut une énorme capacité du poète dans sa capacité à juger de la valeur des paroles d'autrui, comme si cela s'improvisait d'être expert en tout et comme si c'était simple de ne pas s'illusionner soi-même sur ses propres certitudes.
Mais, comprenez ici simplement que les poèmes de Rimbaud sont des expérimentations assez brutes de remise en cause des certitudes et ce jeu permet d'avoir une multitude de sujets de détail pour des milliers de poèmes, plutôt qu'une oeuvre réduite à quelques poèmes organisant la révélation de quelques grandes idées principales. Rimbaud interroge des nouveautés possibles, et ces nouveautés ce n'est pas idiotement la nouveauté d'une description ou d'un récit agencés en mots, avec des audaces d'un ordre nouveau, ces nouveautés c'est une façon d'être qui n'est plus vraiment celle des générations antérieures ou du consensus de la société à un moment donné.
Rimbaud parle assez explicitement de cette dimension dans sa lettre du "voyant", non ? Il ne parle pas d'un absolu de la profération poétique.
Et c'est pour cela aussi que la critique littéraire ne finit jamais par réduire le poème à une idée traduite dans une forme élégante accessoire, puisque cela nous rend à tout le chatoiement dynamique du travail d'élucidation du sens et de tous les sens par le lecteur.
Les significations profondes des poèmes de Rimbaud en valaient-elles la chandelle ? Il faudrait ici une revue des avancées de la critique sur les significations d'un certain nombre de poèmes. Ces avancées sont réelles, et sont évidentes pour ceux qui en lisant ce qui précède achèvent de se délester de cette idée d'une profération poétique absolue où le poème rendrait dans une forme un contenu de pensée qui par définition n'est pas formel à l'origine. On atteint la correcte mise en perspective de ce qu'il est possible de faire en tant que poète se voulant un révélateur auprès des hommes. Et on voit bien que ce n'est pas une vérité de la précision formulaire qui est en jeu. La vérité est dans un dialogue dynamique avec les discours faisant office de référence au moment de l'élaboration du poème, et à cette aune la démarche d'analyse littéraire est éminemment historienne.
Il me reste à traiter un autre sujet, celui de la forme. Beaucoup de lecteurs sont réticents à l'analyse des procédés métriques. Rimbaud demande un surinvestissement considérable au plan des césures, des rimes, etc. L'analyse d'une césure d'un vers succède à l'analyse d'une césure dans un autre vers, et ainsi de suite. Cela ne semble concerner pratiquement que la seule poésie rimbaldienne. L'analyse des césures d'un Racine ou d'un Corneille, d'un Ronsard ou du Bellay, d'un Chénier ou d'un Voltaire, d'un Lamartine ou d'un Villon va de soi, il n'y a qu'une poignée de vers qui sont analysés comme des cas limites à la reconnaissance de la césure. Même dans le cas des vers d'un Hugo, d'un Baudelaire, d'un Banville, la réflexion sur les césures ne pose pas autant de questions problématiques qui tombent en cascade. Le cas de Verlaine commence tout de même à être plus sérieux, mais il n'a jamais été étudié suffisamment par les métriciens, Cornulier compris, dans le cadre de ses derniers recueils.
Mais Rimbaud a fait exprès d'accélérer la destruction des repères utiles à l'identification de la césure et a poussé le jeu plus loin que quiconque, tandis que les successeurs sont passés tout simplement à l'absence de césure et donc à l'absence de défis aux lecteurs.
Rimbaud est tout simplement un passionnant terrain d'enquête sur la logique de reconnaissance des césures, et il n'est pas anormal qu'il concentre à lui tout seul une surabondance d'enquêtes pointues dont 99% des poètes francophones reconnus se passent très bien. De toute façon, des études pointues sont à faire à certaines époques, et très précisément avant le classicisme et au moment du passage du classicisme au vers romantique. Il y a des études poussées, et statistiques, à produire au sujet de la poésie en vers du XVIe siècle, avec des contrastes à établir en amont et en aval, face au Moyen Âge, face à une ère de stabilité allant de Malherbe à Delille. Il y a une étude décisive à faire sur la transformation du vers dans les années 1820 grâce à Vigny et Hugo. Je vous précise que les seules études pointues à ce sujet sont sur ce blog, avec les datations notamment de rejets d'épithètes. Roubaud, Cornulier, Bobillot et Gouvard sont inexistants ou peu s'en faut dans ce débat critique. Il y a des études à faire sur le théâtre en vers des romantiques à distinguer des pratiques de la césure dans le cadre de la poésie lyrique, ce que Cornulier et Gouvard ont envisagé, mais ce dernier n'en a pourtant tenu aucun compte dans sa célèbre thèse sur l'évolution du vers français au dix-neuvième ! Il y a des études à faire sur la question du trimètre en parlant de la concurrence des dires des traités du dix-neuvième sur le sujet en citant Ténint, Quicherat et d'autres. Il y a une étude à faire aussi sur l'idée de l'alexandrin d'une seule coulée que Sainte-Beuve fait passer pour une "pensée" de son Joseph Delorme, il y a une grande étude à faire sur la régularité statistique des césures dans les vers de plus de huit syllabes de Verlaine. Cela n'a pas été fait, et il y a toute une étude statistique à faire sur les régularités possibles de césures maintenues dans les derniers vers de Rimbaud à partir de l'idée d'une variation des critères discriminants. J'ai lancé l'idée sur ce blog, je l'ai travaillée à plusieurs reprises. Oui, les études surabondantes sur l'évolution métrique sont indispensables aux études rimbaldiennes, et je rappelle que dans son livre Théorie du vers Cornulier articulait sa réflexion sur l'évolution du vers en fonction d'une thèse peu convaincante et peu étayée du semi-ternaire dont il ne parle plus sans pourtant jamais avoir indiqué la réfuter, la modifier. La thèse du semi-ternaire n'est pas cohérente telle qu'elle a été exposée et elle se prétend vérifier par l'histoire, ce qui est faux, un vers notamment des poésies de Pétrus Borel jette un démenti formel sur son importance stabilisatrice intermédiaire entre les deux hémistiches réguliers et le vers sans césure.
Tout ça n'a pas été fait et reste à faire.
Le problème de définition du vers libre selon Rimbaud est réel, si on veut traiter de ce que lui Rimbaud a imaginé avec "Mouvement" et "Marine".
Puis Rimbaud est passé à la prose. Antoine Fongaro découpait systématiquement les poèmes en prose des Illuminations en segments syllabiques, et Cornulier a répliqué avec des arguments fondés dans un article ironiquement intitulé "Illuminations métriques". Un des arguments les plus durs à encaisser pour Fongaro, c'était que prose ou vers les morceaux de phrase ont forcément un nombre de syllabes. Fongaro ne démontrait pas la présence du vers en identifiant quatre puis six puis cinq puis trois puis neuf syllabes dans un texte en prose. Le découpage mécanique de la prose en segments syllabiques tournait à une révélation de La Palice. Fongaro a édité un volume d'ensemble de ses études de poèmes des Illuminations, mais il s'est gardé de faire à nouveau parler de son petit fascicule sur la segmentation métrique des poèmes en prose. C'était bien trop gênant. Toutefois, l'étude de Fongaro a du sens, et que ce soit les derniers vers ou les poèmes en prose les deux problèmes que me pose la lecture de Cornulier c'est que tout se passe comme s'il n'y avait rien à dire sur la composition formelle et rythmique des poèmes en prose rimbaldiens, et comme si Rimbaud avait eu un investissement très fort pour les segments métriques et les césures, investissement qui se serait renforcé en 1872, puis d'un coup d'un seul Rimbaud aurait renoncé à y consacrer la moindre seconde en s'en émancipant définitivement.
Je ne trouve pas cela très convaincant. On ne lâche pas prise ainsi, surtout si ce jeu avait eu une importance réelle pour lui. Je trouve que Cornulier fonctionne un peu trop comme un mathématicien. Si la formule est démontrée et stable, ça va, mais dès que ça devient flou il ne s'y aventure pas trop. Il me semble manquer du goût de la recherche dans tous les sens du scientifique.
Mais, au plan du mépris pour les jeux métriques, j'ai envie de pointer du doigt le problème de la lecture blanche qui concerne ceux qui n'aiment pas trop les études métriques, mais qui peut impliquer les métriciens, Cornulier compris.
Nous avons des enregistrements de l'actrice Sarah Bernhardt récitant des vers de Phèdre de Racine. Nous faisons face à un amphigouri d'effets travaillés. Moi aussi j'imite une descente selon le sens du vers et l'effet rythmique qui semble se profiler, mais Bernhardt transformait la lecture en acrobaties à tous les niveaux pour rendre un maximum de ces tours mécaniques d'apparat.
Rappelons que Bernhardt fut liée à Jean Richepin, poète connu jadis par Rimbaud lui-même. Bernhardt est citée comme une sommité par les écrivains de l'époque, Marcel Proust et d'autres. Moi, je suis un peu plus réservé parce que ce que j'ai écouté m'a paru trop forcé, trop mécanique, pas souple, pas inspiré, m'a paru perdre l'âme émotionnelle du discours tenu par les vers. Mais ce que je pense de cela, je sais pertinemment que des rimbaldiens, et pas des moindres, le pensent de mes lectures orales où je joue sur les césures en les exploitant comme de légers décrochages, pas forcément des repos, mais des moyens de variations mélodiques. Si Bernhardt était une référence à l'époque et si la déclamation à effets primait jusqu'aux années 1920 au moins, je constate avec une cruauté sans faille que depuis que la lecture blanche est la norme il y a une critique littéraire tant efficace qu'on veut qui n'empêche pas l'inexistence de grands poètes contemporains. Des années 1960 à nos jours, romans ou poésies, il n'y a pas de quoi se réjouir. Verlaine jouait sur les césures, Hugo aussi, Rimbaud les déglinguait mais en s'appuyant sur leur conservation présupposée. Il va peut-être un jour devoir débattre à nouveau de la prestation orale des récitations de poésies. Les lectures à effets supposent plus aisément l'identification d'une intention, une modalisation qui donne du sens supplémentaire à la lecture.
Jusqu'à plus ample informé, ces effets de sens n'existent pas pour ceux qui lisent les vers en voix blanche et neutre.
Ils trouvent ça plus élégant, je veux bien, ils taclent Verlaine et Rimbaud en disant ça, et pour nous peut-être qu'il importe de se poser la question de la manière de lire les vers qui semblaient aller de soi à l'époque de nos deux poètes.
On peut approcher de la lecture sans effets ostentatoires, pour éviter d'être grotesque, mais la lecture qui ne tient aucun compte des attentions portées par les poètes au passage acrobatique des césures, je ne comprends pas bien sa pertinence. Oui, c'est la porte ouverte à tous les jeux de la voix qui ne sont pas codés précisément par l'écrit, mais je préfère une variété de lectures qui expriment la césure travaillée, chahutée, que la lecture qui ignore.
En conclusion, nous ignorons encore tant de choses sur Rimbaud. N'arrêtons surtout pas nos études.

mercredi 15 février 2023

Je serai présent dans le volume à paraître de la revue Parade sauvage...

Le volume 33 de la revue Parade sauvage est annoncé. Le profil en est étonnant. J'ai déjà eu des contacts avec Geneviève Hodin quand elle sortait un livre et une thèse sur Rimbaud en Indonésie, sauf que je n'avais rien à dire d'intéressant sur le sujet. Je l'avais signalée à l'attention quand elle avait identifié un emprunt à Barbier dans les poèmes de Rimbaud. J'observe aussi la présence d'un article sur Nouveau et les Illuminations qui m'avait valu une rare intervention sur ce site. Cyril Lhermellier est-il un pays de Circeto ? Etrangement, c'est lui qui a publié à l'entrée Poison perdu du Dictionnaire Rimbaud de 2021 que Verlaine avait publié dans Sagesse des tercets de sonnet organisés à la manière de "Poison perdu", sauf que j'ai rien compris à l'interprétation qu'il en proposait. Un intervenant sur ce blog m'avait annoncé qu'il allait publier ce résultat.
Enfin, il y a la petite étude de Circeto qui me charriait sur le forum du site Mag4.net.
Alors, on va mettre les pieds dans le plat.
Il y a quelque temps, je venais de publier un truc sur "Michel et Christine", et tout de suite après Circeto a réagi et puis il a révélé une source au poème "Michel et Christine", c'était la première page d'un roman portant volontairement le titre du vaudeville d'Eugène Scribe.
En réalité, j'avais moi-même trouvé auparavant cette source, Tim T. était par exemple au courant par voie téléphonique, j'avais donc écrit un brouillon d'article pour ce blog même et je l'ai supprimé.
Ce que Circeto sur son blog a publié c'est une version remaniée de mon article, où je faisais un long préambule en parlant d'un titre en écho à "Jeune ménage", et je faisais cette phrase humoristique : "bingo !" ça ne s'emploie pas très souvent dans l'univers feutré des rimbaldiens. J'avais employé l'expression "bingo" à partir d'un dessin animé, et l'expression "univers feutré" à partir d'une conversation où un certain Sébastien avait employé l'expression devant moi. Des années après, je la réemployais dans cet article.
Malheureusement, j'ai détruit l'article sur mon blog. Je précise que je ne l'avais pas mis en ligne. Circeto a réussi à consulter un texte d'une section Brouillon et même un texte que j'avais supprimé très rapidement, car je prévoyais de mûrir ma réflexion. C'est dire ses capacités en informatique.
Je n'avais pas fini l'article, je m'arrêtais sur le constat que la première page décrivait l'orage et correspondait au poème.
Des intervenants sur mon blog l'ont souvent dit qu'ils faisaient attention à tout ce que j'écrivais, j'en ai la preuve.
L'ouvrage se trouve sur Gallica, il manque au moins une page vers le début, c'est ce qui m'a fait laisser de côté le travail de recherche que je n'ai jamais repris.
***
A part ça, il y a bientôt un an, quelques intervenants sur ce blog, d'autres, pas forcément tout le temps les mêmes, se sont indignés que je soutienne la Russie.
En gros, on a le droit de parler de l'adhésion de Rimbaud à la Commune car c'est un point d'histoire ou on a le droit de parler de la dimension politique du projet de "voyant", mais il faudrait se l'interdire dans le temps présent.
Tout le monde voit bien que cette interdiction n'est pas très rimbaldienne.
A son époque, du moins après la Semaine sanglante, Rimbaud était obligé de se taire en public. Et on sait que tous les gens qui avaient une position sociale rejetaient la Commune. C'était un peu le cas de Victor Hugo, mais c'était le cas de tous les autres avec dans le cortège rien moins que George Sand et Emile Zola.
A l'heure actuelle, avec cette guerre en Ukraine, il y a un risque nucléaire et si une bombinette explose on fera un procès à ceux qui auront pris le parti des russes en occident. En plus, les intellectuels en vue, placés dans les médias, ils y tiennent à leurs relations, à leur influence, à leurs revenus, à leurs entrées préférentielles. Bref, la menace d'exclusion est telle que beaucoup de journalistes et autres se taisent, font semblant de ne pas trop connaître le problème, et beaucoup qui l'ouvraient en 2014 ont l'air de ne plus être les mêmes en 2022. Ils ont soudainement perdu tout ce qu'ils savaient en 2014 sur le conflit. Ceci dit, on l'ouvre un peu quand même, et sous prétexte de renvoyer dos à dos les deux ennemis Etats-Unis et Russie on tient un discours qui passe pour de la résistance, alors que la vraie résistance devrait aller beaucoup plus loin.
Et ce ne sera pas une mince particularité de notre époque que le cynisme avec lequel on aura fait porter la responsabilité de l'escalade nucléaire aux russes.
En réalité, nos politiques, comme nos concitoyens, partent de la conviction intime, probablement vraie, que les russes n'oseront pas utiliser la bombe atomique, et à cette aune on a des occidentaux qui ne cessent de jeter de l'huile sur le feu en considérant que quelle que soit l'ampleur des provocations occidentales il est du seul devoir des russes de ne pas aller au conflit nucléaire.
Remarquons tout de même que le danger nucléaire n'est pas nulle. Depuis plusieurs décennies, les milliardaires américains (et il ne faut pas penser aux derniers venus forcément genre Bezos, ou Musk, mais à des familles de milliardaires sur plusieurs générations qui sont plus discrètes et plus installées) ont une "hybris" surdéveloppée, tout leur réussit, ils ne sont arrêtés dans rien. Et du coup quand je vois le caractère ininterrompu des actions provocatrices avec cette logique de parier sans arrêt sur l'audace comme un joueur en bourse qui se dit qu'il retombera sur ses pattes ou pourra toujours rebondir au coup d'après, préférant l'action à l'attentisme, je me demande vraiment si une guerre nucléaire est si impossible que ça, parce qu'à un moment donné dans un camp ou dans l'autre il y a de nouvelles personnes qui prennent les postes avec des "responsabilités" et on connaît pas les changements de psychologie à venir, et surtout on sent une usure qui pourrait déteindre sur les volontés, et une volonté usée qui en a tellement marre qu'elle est prête à tout faire exploser ça existe.
Ce qu'il se passe actuellement n'est pas normal, et il est sensible que les occidentaux, pour le confort de leur vie personnelle ont remis le patrimoine, la gestion de la politique internationale aux premiers venus.
En-dehors de la menace nucléaire, tout ça va se payer très cher en Europe.
Prenons les gazoducs détruits dans la mer du Nord dans une zone contrôlée par les anglais, les danois, les norvégiens, les américains, mais pas par les russes. La guerre se déroule essentiellement en Ukraine et un peu en Russie, puisqu'au-delà des territoires annexés il y a quelques bombardements frontaliers et des attaques en Crimée aussi. Il y a eu une bombe qui a atterri en Pologne et les américains se sont empressés de préciser que c'était un accident ukrainien la cause et pas un ciblage russe, et donc il y a ces gazoducs en mer du Nord. Il va de soi que cet événement est bien singulier dans cette guerre. Les russes n'avaient pas de raison de détruire de tels gazoducs qui ne vont pas en Ukraine, qui leur appartiennent, et il leur suffit de ne pas l'approvisionner, et tant que ces gazoducs étaient intacts les russes pouvaient négocier avec les allemands. Les américains avaient averti que jamais ces gazoducs ne seraient mis en service.
Cette destruction des gazoducs signifie la fin de la grandeur économique de l'Allemagne. Les pays européens qui veulent et c'est leur intérêt avoir une bonne industrie dépendent des importations d'énergies, de gaz, de pétrole. Et le prix de ces énergies a une incidence sur la compétitivité, d'autant que l'ouvrier allemand coûte déjà plus cher que la moyenne. Ces gazoducs ne seront jamais réparés, et même quand cette guerre sera finie, les russes se souviendront de l'hostilité  des pays occidentaux il n'y aura pas de retour possible aux prix antérieurs ni de nouveaux projets de reconstruire, de faire un autre gazoduc. Ce n'est même pas le problème qu'il y avait des installations, qu'il n'y avait qu'à ouvrir le robinet et qu'il faut tout refaire. Non, c'est une fin d'avenir économique assuré pour l'Allemagne et les pays d'Europe en général, avec désindustrialisation. Vous voyez bien que dans le monde les chinois, les indiens, les iraniens, les pays du golfe, le Brésil, etc., ne restent pas les bras croisés.
2022, ce n'est pas qu'une date charnière au plan politique, c'est le début de la fin économique pour les pays d'Europe. Moi, je prétends que ça ne va pas s'arrêter là après un moment difficile. Ne rêvez pas.
Les américains ne sont pas non plus les grands vainqueurs dans cette histoire. Oui certains s'enrichissent en ce moment même, ils détruisent l'Allemagne comme rivale économique et vont profiter des entreprises qui vont délocaliser chez eux jusqu'à être rachetées, savoir-faire à la clef, mais si l'Amérique perd contre la Russie ça veut dire qu'elle ne dominera jamais la Chine, ni le monde, et ça veut dire aussi qu'après une telle défaite l'hégémonie du dollar va être remise en cause, que beaucoup de gens vont chercher à éviter de faire des affaires avec un pays peu fiable qui gèlent vos avoirs selon ses envies, etc.
Nous vivons un moment historique, et je pense que n'importe quel lecteur de Rimbaud se voudrait plutôt du côté de ceux qui voient que de ceux qui ne voient pas.
Les pays d'Europe sont très mal barrés économiquement, et les Etats-Unis vont rencontrer désormais beaucoup d'oppositions dans le monde. Le monde de demain, il se crée là sous nos yeux.
Mais bien sûr il ne faut pas en parler. Continuons nos discussions feutrées sur ce que pensait Rimbaud de la société du dix-neuvième siècle et continuons de confondre la libération des moeurs vue par Rimbaud avec la pensée économique qui évidemment n'a aucun problème à s'identifier à ce progressisme rimbaldien.
Rimbaud le communaliste, c'était quelqu'un qui avait une âme révolutionnaire, non ? Il ne demandait pas à être soumis à des gens riches et à des politiques qui jouent nos destinées sur un coup de dés. Parce que quand dans Candide Voltaire parle des armées renversées comme autant de figurines en bois en quelques secondes, ben nous y sommes avec l'acceptation tacite et passive de l'armement du peuple ukrainien.
Vous vous attendez à quel résultat ?
Oui, la Russie n'est pas toujours efficace, elle a concédé du terrain et il y a des choses un peu incohérentes. Il y a eu les pertes de Kharkov, de Kherson ou de Lyman, ce qui a eu des conséquences dramatiques pour les civils de ces endroits qui avaient soutenu les russes, et cela fait pleurer, mais l'armée russe elle-même subit six à huit fois moins de pertes que les ukrainiens. On a une guerre d'attrition à base d'artillerie. Les russes affrontent aussi des armes de l'Otan et des mercenaires du monde entier. Ils subissent la surveillance des satellites occidentaux qui servent à informer les ukrainiens sur les positions de l'armée russe. Il ne faut pas croire que nous sommes dans une guerre de mouvement rapide, et que ce blocage est une anomalie qui révélerait la faiblesse de l'armée russe.
On est dans une guerre longue et très dure, et je peux me tromper mais je vois mal les russes accepter des négociations pour partager le pays en deux avec l'occident de manière à ce que les deux fassent mine de s'en sortir la tête haute. Non ! En plus, Merkel et Hollande ont avoué que les accords de Minsk ne servaient qu'à permettre un réarmement des ukrainiens pour reprendre la guerre après, donc c'est bon les russes ne vont pas négocier avec des gens qui n'ont aucune parole. J'ai un peu l'impression que les occidentaux, européens et américains, n'ont pas beaucoup réfléchi à l'avenir sombre qu'ils se font avec tout ce qu'ils se sont gâchés comme possibilités en tant qu'interlocuteurs internationaux. Le reste du monde est entré dans une ère nouvelle de mépris des occidentaux, et vous n'en avez même pas conscience, c'est vertigineux !

dimanche 12 février 2023

Comprendre les vers de onze syllabes de Rimbaud avec l'aide de Verlaine et Banville

La poésie en vers se fonde sur trois règles métriques et deux règles prosodiques. Les règles prosodiques sont la proscription du hiatus de voyelles (cas à part du "e" et du placement du "h") entre deux mots et la proscription du "e" languissant précédé d'une voyelle et suivi d'une consonne. Les règles métriques sont la rime, la longueur syllabique du vers et la formation de strophes.
Ce qui nous intéresse ici, c'est la question de la longueur syllabique du vers. Moyennant la non prise en compte du "e" éventuel en fin de vers, nous avons des mesures simples de une à huit syllabes, puis, à partir de neuf syllabes, le vers est composé. Peu importe ici les raisons de cette limite de huit syllabes. L'idée, c'est que les vers simples ne vont pas au-delà de huit syllabes. C'est un fait culturel. Les vers composés admis sont peu nombreux. Les deux vers les plus connus sont le décasyllabe avec une césure après la quatrième syllabe et bien sûr l'alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes. Il existe d'autres vers composés, il existe un vers de chanson de neuf syllabes employés par des poètes classiques tels que Malherbe et Molière, avec une césure après la troisième syllabe, un deuxième vers de dix syllabes mais propre en principe à la chanson avec cette fois une césure après la cinquième syllabe et il existe encore un vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Enfin, il existe un vers marginal employé au dix-septième siècle, par Scarron par exemple, qui fait une longueur de treize syllabes avec une césure après la cinquième syllabe.
Dans la poésie littéraire classique, deux vers composés sont employés exclusivement, le décasyllabe aux hémistiches de quatre et six syllabes et l'alexandrin. Le vers de neuf syllabes est strictement cantonné à la chanson, les autres vers sont marginaux. Toutefois, suite à certains événements du dix-huitième, le décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes est devenu courant sous la plume des romantiques, puis des parnassiens.
Avant de rencontrer Rimbaud, Verlaine ne pratique que les deux vers composés classiques et le décasyllabe de chanson. Verlaine pratique le vers aux deux hémistiches de cinq syllabes, parce que les romantiques l'ont acclimaté et légitimé. C'est également suite à l'influence de Victor Hugo que Verlaine pratique les vers courts de cinq, quatre ou trois syllabes. Le poème "Les Djinns" est loin d'être la seule influence à ce sujet.
Ce n'est qu'à l'époque de sa vie en compagnie de Rimbaud que Verlaine va commencer à pratiquer d'autres types de vers composés, et c'est précisément le recueil Romances sans paroles publié en 1874 après la vie commune menée avec Rimbaud qui témoigne de cette évolution. Verlaine y pratique pour la première fois le vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe, quand bien même il aurait pu le faire auparavant en se réclamant de Ronsard ou Desbordes-Valmore. Le recueil Romances sans paroles se signale surtout à l'attention par l'emploi de deux vers de neuf syllabes concurrents. La seconde ariette : "Je devine à travers un murmure..." exploite l'ennéasyllabe de chanson de Malherbe, Molière ou Scribe avec une césure après la troisième syllabe, ennéasyllabe que Banville a échoué à identifier dans une pièce d'Eugène Scribe en l'interprétant abusivement en trimètre de trois fosi trois syllabes sur le modèle du trimètre romantique de trois fois quatre syllabes qui camoufle le rythmée binaire réel de l'alexandrin. Verlaine emploie ensuite un vers de neuf syllabes dont il partage l'invention avec Charles Cros dans le poème "Bruxelles, Chevaux de bois", la césure y étant déployée après la quatrième syllabe. Cros a exploité ce vers dans son "Chant éthiopien" paru dans le recueil Le Coffret de santal et Verlaine a composé un poème "L'Art poétique" très connu sur ce même patron.
Le traité de Banville est à l'évidence à l'origine du recours à de tels vers de neuf syllabes de la part de Verlaine et Cros. Banville avait lui imaginé une césure après la cinquième syllabe, présentée comme inédite, ce qui fit beaucoup rire visiblement Cros, Verlaine et par conséquent Rimbaud.
Il y a d'autres choses à dire sur la forme influencée par Rimbaud des Romances sans paroles, notamment au plan des rimes, et cette influence s'explique là encore par la lecture amusée du récent Traité de Banville entre 1871 et 1872.
En 1872, Rimbaud semble aller plus loin que Verlaine en fait de dérèglement des rimes et de dissolution de la césure dans les vers composés. Pourtant, dans ce qui nous est parvenu, Rimbaud n'a pas exhibé de vers de neuf syllabes ou de vers de treize syllabes. Verlaine a essayé les deux vers de neuf syllabes qu'on lui connait dans Romances sans paroles avec des performances datés de mai à août 1872, et nous laisserons de côté le problème de datation de "L'Art poétique". Dans des recueils ultérieurs, Verlaine laissera des poèmes en vers de treize syllabes avec une césure après la cinquième syllabe, modèle hérité du dix-septième siècle rappelons-le, mais il le fait dès le recueil Cellulairement dans un poème où les mesures sont mélangées : "Je ne sais pourquoi..."
Ce poème "Je ne sais pourquoi...", réputé pour sa musicalité figure dans le projet avorté Cellulairement, mais vu que ce recueil est demeuré inconnu du public il a fallu attendre la publication du recueil Sagesse pour qu'il soit enfin exhibé.
Ce poème est composé d'une alternance de deux strophes. La deuxième et la quatrième strophe sont composés de vers de neuf syllabes avec cette fameuse césure propre à Cros et Verlaine après la quatrième syllabe. Je vais citer ces deux strophes, et vous ferez attention à la césure du premier vers du second quintil cité, car nous allons constater un cumul de références au traité de Banville :
Mouette à l'essor mélancolique,
Elle suit la vague, ma pensée,
A tous les vents du ciel balancée,
Et biaisant quand la marée oblique
Mouette à l'essor mélancolique.

[...]

Parfois si tristement elle crie
Qu'elle alarme au lointain le pilote,
Puis au gré du vent se livre et flotte
Et plonge, et l'aile toute meurtrie
Revole, et puis si tristement crie !
Nous avons deux quintils ABBAA, mais le premier quintil a le principe du faux-quintil baudelairien des Fleurs du Mal, un quatrain est prolongé d'une reprise du premier vers. Baudelaire lui-même avait commencé à éviter une répétition complète au cinquième vers. Dans le second quintil du poème, Verlaine reprend la rime et l'idée de répétition, mais il va de soi que la reprise est nettement affaiblie, suffisamment pour ne pas qu'on confonde les deux vers en tout cas.
Banville était un poète proche ami de Baudelaire, ce qui peut être pris en considération vu ce que nous avons encore à dire sur ces deux quintils. Dans son traité, Banville prétend énumérer tous les types de mesure des vers composés, il croit identifier une espèce de trimètre en trois fois trois syllabes, puis à la fin de son traité, il plaide la possibilité ludique mais peu sérieuse d'un ennéasyllabe avec un premier hémistiche de cinq syllabes et un second de quatre syllabes. Pour se moquer, Charles Cros "Chant éthiopien" et Paul verlaine ("L'Art poétique", "Bruxelles, Chevaux de bois") ont inversé la proposition. Et c'est cette proposition inversée qui est exploitée dans le poème "Je ne sais pourquoi..." qui devait figurer dans Cellulairement ainsi que "L'Art poétique". Il n'est pas négligeable de préciser ici que Sagesse est le premier recueil publié par Verlaine depuis Romances sans paroles et que le poème "L'Art poétique" ne figurera que dans le recueil suivant Jadis et naguère, ce qui veut dire que lors de la publication de Sagesse le poème "Je ne sais pourquoi..." continue d'être une provocation métrique sensible qui réitère les audaces de "Chant éthiopien" (1873) et "Bruxelles, Chevaux de bois" (1874).
Vous n'avez sans doute eu aucun mal à identifier la césure après la quatrième syllabe pour certains vers : "A tous les vents...", "Revole, et puis..." Cette césure n'est pas trop difficile à identifier dans quelques autres vers pratiquant des acrobaties familières aux parnassiens, héritiers des vers du théâtre romantique hugolien : "Et biaisant quand...", "Qu'elle alarme au + lointain...", "Puis au gré du + vent...", "Elle suit la + vague..."
Le vers répété : "Mouette à l'essor mélancolique" suppose un enjambement de mot sur le mot "essor" qui correspond à l'idée du poème d'un jeu où la césure exprime cette difficulté à voler mais dont la butée permet précisément de créer une poésie qui trouve son équilibre. L'essor consiste à jouer avec la césure. Si cette affirmation semble gratuite dans le cas du mot "essor" et de ce seul vers répété, nous allons montrer combien tout cela fait clairement sens dans les autres vers.
La concentration de césures chahutées vous dérange peut-être et peut vous empêcher d'admettre la présence d'acrobaties sur les modèles hugoliens et parnassiens. Toutefois, vous lisez avec votre intelligence en éveil et vous n'avez aucun mal à remarquer que les monosyllabes "vague" et "vent" qui ont tous deux une consonne initiale "v" suggèrent la même idée expressive de glissement souple de l'onde ou de l'air sur la césure. C'est un effet similaire que produisent les constructions verbales du second quintil avec l'abondance de conjonctions "et" et les placements en rejets "Et plonge" ou "Revole", Verlaine jouant également sur des verbes monosyllabiques ou sur une même voyelle support : "et flotte / Et plonge" (jeu sur la symétrie syllabique ramassée d'un vers à l'autre), "Revole", nouveau rejet de deux syllabes comme "Et plonge", mais avec un "o" qui rappelle "Et flotte".

Elle suit la + vague, ma pensée,

Et biaisant quand + la marée oblique

Qu'elle alarme au + lointain le pilote,

Puis au gré du + vent se livre et flotte

Des quatre vers qui précèdent, à la limite, seul le rejet sur "lointain" est moins évident à cerner. Vous n'avez aucun mal à identifier des calembours. La vague déborde la césure sans rien casser, le vent brouille la perception de la césure. Le suspens après "quand" est porté par les significations de "biaisant" et "oblique", le mot "marée" étant lui-même chargé de sens dans le cadre d'une mesure régulière du vers avec aller et retour de la formule.
On peut par conséquent admettre sans trop se forcer que le rejet de "lointain" à la césure exprime la difficulté du regard qui scrute l'horizon.
Partant de là, il ne nous reste plus aucun vers du premier quintil à justifier et seulement deux du dernier quintil.
Citons les deux vers en question, mais aussi la reprise déformée du premier, nous nous en expliquerons plus bas :

Parfois si tristement elle crie

Et plonge, et l'aile toute meurtrie
Revole, et puis si tristement crie !

Dans le premier vers cité, la césure passe au milieu d'un mot, l'adverbe "tristement", dans le second la césure couple le mot "aile" en deux.
Nous parlions d'allusions moqueuses au traité de Banville. Or, que constatons-nous ? La césure sur "tristement" est une césure sur adverbe articulée autour d'un "e" étymologique d'adjectif en principe féminin "triste". C'est précisément le procédé qu'avait choisi Banville pour enjamber pour la première fois un mot à la césure dans un poème romantique ou parnassien du dix-neuvième siècle en 1861 :
"Où je filais pensivement la blanche laine".
Banville pratique un vers à allure trompeuse de trimètre qui permet de détourner l'attention de l'audace pratiquée. L'adverbe "pensivement" est à cheval sur la césure. Le traitement du "e" permet lui aussi d'atténuer l'audace.
L'audace de Banville dans ce vers de "La Reine Omphale" sera imitée et complexifiée par plusieurs poètes, et pas des moindres : Mallarmé, Rimbaud, Verlaine lui-même, Richepin et Mendès.
Dans son théâtre en vers, Mendès commet un alexandrin composé de trois adverbes en "-ment" de quatre syllabes chacun, le second enjambant la césure à la manière du "pensivement" de Banville. Mallarmé joue aussi sur l'idée de trimètre, mais il aggrave l'audace avec des adverbes où on n'entend pas un "e" après la césure mais un "e" orthographique prononcé "a" ou un "a" prononcé comme un "a", "insolemment" et "nonchalamment", cette dernière forme est repiquée par Richepin qui a donc identifié l'audace de Mallarmé. Mallarmé va penser à faire une césure sans déguisement du trimètre et plus précisément à faire une césure sur des adverbes en "-ment" de trois syllabes : "simplement" ou "longuement". C'est ce que fait Verlaine dans ce vers, avec cette audace supplémentaire que ce n'est même pas un alexandrin "tristement". A l'inverse de Mallarmé, dans le dizain de l'Album zutique "Ressouvenir", Rimbaud a recouru à la césure de Banville avec un adverbe plus long cette fois, un adverbe de cinq syllabes, "tricolorement". Verlaine, notamment, dans un vers du recueil publié sous le manteau Les Amies : "Dans l'ombre mollement mystérieuse," sonnet "Per amicia silentia", a pratiqué le tour mallarméen de réduire l'adverbe de quatre à trois syllabes avec bien sûr cet effet de renforcer la syllabe la plus significative du mot à la césure, et Verlaine a pratiqué cette césure dans un décasyllabe et non dans un alexandrin. Mallarmé ayant également pratiqué une césure audacieuse sur le dissyllabe éselon", il m'arrive de croire qu'il a eu l'audace de la pratiquer sur l'adverbe "seulement", avec une audace qui serait plus forte encore étant donné l'emploi du digraphe "eu". Toutefois, ma mémoire m'a ici joué un tour. Il s'agit plutôt d'un adverbe "simplement" ou "longuement".
Si ma thèse est juste, et son dernier vers avec le découpage de "Christ" dans "Christine" y invite, dans "Michel et Christine", nous aurions un enjambement mallarméo-banvillien sur "lentement" dans un contexte de vers aux hémistiches de quatre et sept syllabes.
Revenons au poème "Je ne sais pourquoi..." de Verlaine. Le vers qui contient l'enjambement de mot banvillien à la césure "tristement" est celui qui est partiellement répété en fin de quintil, et précisément en fin de quintil nous avons une reprise de trois mots : "si tristement crie". Or, de l'un à l'autre vers, les changements sont intéressants à observer :

Parfois si tristement elle crie
[...]
Revole, et puis si tristement crie !

Remarquez bien, les trois mots repris forment le second hémistiche de cinq syllabes ! Le verbe "crie" équivaut à une reprise du mot à la rime du premier vers. L'adverbe "tristement" était précisément celui qui enjambait la césure. Enfin, l'adverbe d'intensité "si" dans le premier hémistiche du premier vers du quintil intensifie l'effet du mot "triste" puisqu'il crée un élan qui vient subir le suspens dynamique de la césure : "si trist/ement", ma barre slash étant choisie à dessein pour son évocation imagée éventuelle de mur.
Il est assez facile de sentir toutes les nuances des suspens, des effets de ralentissement et d'accélération des mots en fonction des césures et entrevers. Il est facile de sentir la crispation initiale "si trist/ement", puis de se représenter le lamento prolongé de la reprise "si tristement crie" d'un seul mouvement de second hémistiche.
Quant au vers : "Et plonge, et l'aile toute meurtrie", il s'agit d'une audace paradoxalement plus tardive et plus rare à l'époque que celle de l'enjambement de mot, mais une avalanche de constats doit en accompagner le repérage.
Premièrement, les césures sur adverbe en "-ment" étaient précisément atténuées par l'articulation autour d'un "e" interne : "pensivement" dans l'exemple de référence de Banville. Et si nous citons un vers de chacun des deux quintils, nous pouvons parler d'une citation sensible du vers de Banville dans le poème de Verlaine :

Elle suit la vague, ma pensée,
[...]

Parfois, si tristement elle crie
[...]

Banville a pratiqué la césure sur mot avec l'adverbe "pensivement", Rimbaud fait glisser sa pensée par-delà une césure avec la vague puis joue avec le procédé banvillien au moyen de l'adverbe "tristement" qui colore sa pensée.
Le poème "La Reine Omphale" des Exilés de Banville est une référence explicite du poème "Je ne sais pourquoi..." de Verlaine. On peut penser que les quatrains de "L'Art poétique" font l'objet d'une autocitation. Je rappelle que dans "L'Art poétique" de Verlaine, nous avons ce vers "Plus vague et plus soluble dans l'air", avec une césure un peu acrobatique sur "plus". Vague et solubilité se rencontrent. Et le poème "Art poétique" contient précisément une césure avec rejet d'un "e" de fin de mot, en l'occurrence le "e" de "nuance" :

Oh ! la nuance seule fiance
[...]

Comme par hasard, le quintil qui utilise le même type inédit de vers de neuf syllabes contient aussi un tel "e" rejeté à la césure avec "aile", et pensons ici au poème "Famille maudite" réintitulé "Mémoire" avec la série "elle", "ombelles", "ailes". Notons que Verlaine a aussi pensé à employer à proximité de la césure, mais un peu après le digraphe "eu" de "seule".
La pratique du "e" de fin de mot enjambant la césure est un fait rare récent en poésie avec un premier exemple remarquable dans la version du "Kaïn" de Leconte de Lisle qui ouvre le second Parnasse contemporain, première livraison en 1869.
Or, dans son traité, Banville se moque des vers de neuf syllabes d'Eugène Scribe, mais n'identifiant pas leur forme binaire il leur prête une allure ternaire de trois fois trois syllabes en s'autorisant des rejets du "e" d'un "hémistiche" à l'autre (parlons de tiers-stiche plutôt). Banville était bien placé pour savoir qu'il ne commettait jamais une telle audace à la césure dans sa poésie, qu'aucun poète de son siècle ne la commettais, cas à part d'un vers de Leconte de Lisle, d'un vers de Villiers de L'Isle-Adam... Verlaine pratique cette audace à partir des Romances sans paroles et de Cellulairement, tout comme Rimbaud, parce que Banville lui a donné une légitimité involontaire dans son traité, légitimité que promouvait déjà une audace antérieure du même Banville sur "pensivement".
 Vous voyez que toutes les provocations sont pensées et que tout cela s'enchaîne naturellement pour peu qu'on accepte de prendre cela au sérieux.
Dans "Je ne sais pourquoi..." après les glissements de la vague et du vent, nous avons le glissement de l'aile, mais avec le sentiment d'usure, avec l'idée d'un choc cette fois, l'aile est toute meurtrie. Nous comprenons que le glissement souple à la césure non seulement n'empêche pas les meurtrissures et la tristesse, mais encore la provoque.
Je partais de l'idée d'identifier un vers de treize syllabes, il figure dans l'autre strophe, un sizain avec des vers de cinq syllabes, mais un vers de module (3e et 6e vers) nettement plus long composé d'un hémistiche de cinq syllabes qui donc prolonge le vers court initial et d'un second hémistiche de huit syllabes :

[...]
Un instinct la guide à travers cette immensité.
[...]
Doucement la porte en un tiède demi-sommeil.
J'ai cité à dessein les vers de treize syllabes du quintil central qui ont une césure nette.
Toujours dans l'idée de modèle baudelairien (sinon hugolien), le poème fait une boucle avec la répétition du premier au dernier quintil. Le vers de cinq syllabes est hugolien. Une étude des poèmes où la première strophe est répétée à la fin du poème serait intéressante, puisque Rimbaud lui-même s'y adonne en 1870 avant de rencontrer Verlaine ("Roman", "Bal des pendus", "Ophélie", "Première soirée").
Je cite maintenant les vers de treize syllabes de ce quintil de bouclage du poème. Nous retrouvons le jeu sur les scansions verbales un peu au-delà d'une césure ou d'un entrevers, comme nous retrouvons l'idée d'une scansion ternaire d'un vers qui n'a pourtant qu'une seule césure.

D'une aile inquiète et folle vole sur la mer

Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?

Le premier vers cité suppose une sorte de perte d'équilibre tout de suite récupérée, mais la perte elle-même se fait après la césure "et folle", tandis que la reprise prend appui sur la chute "vole" étant en écho évident à "folle". Le second vers invite à méditer sur l'allusion au trimètre dont nous ne sommes éloignés que d'une seule syllabe : "Mon amour le couve / au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?" Le rejet de "au ras des flots" permet de faire sentir un peu cette métrique imitatrice du rase-mottes.
Ce dernier vers que nous venons de commenter, c'est un peu comme les jeux de Rimbaud et Mallarmé sur l'allongement ("tricolorement") ou le rétrécissement ("simplement", "longuement", "mollement", "lentement", etc.) d'une syllabe de l'adverbe banvillien de quatre syllabes "pensivement". Rimbaud joue à la fausse allure de trimètre romantique en onze syllabes : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises", ce que Verlaine reprend et lui aussi au premier vers d'un poème dans "Crimen amoris", et dans "Je ne sais pourquoi..." le vers que nous venons de commenter est la proposition inverse d'une allure de trimètre dans un cadre surchargé en réalité d'une syllabe.
Le premier hémistiche de Verlaine est brouillé en tant que forme de cinq syllabes rythmiquement assimilable aux vers courts qui précèdent, tandis que l'émiettement "Pourquoi ? Pourquoi ?" tend à favoriser l'impression d'un découpage ternaire possible en dégageant quoi que pas tout à fait naturellement le passage au ras des flots.
Rappelons que si nous ne comptons pas et ne nous attendons pas à un vers de treize syllabes, d'autant que nous n'avons jamais lu les vers de Scarron auparavant, il est facile decroire avoir affaire à un alexandrin avec césure entre "au ras" et "des flots". Nous pouvons spontanément lire le vers comme suit : "Mon amour le couve au ras + des flots. Pourquoi ? Pourquoi ?"
avant de nous rendre compte de l'anomalie. On ne peut se rendre compte de l'anomalie qu'en même temps que nous la pratiquons.
Il ne faut surtout pas analyser le vers une fois pour toutes comme étranger à l'alexandrin.
A l'époque de Verlaine, et de toute façon même au-delà, un lecteur non informé n'envisageait tout vers sensiblement long que comme un alexandrin. Il pouvait avoir l'idée spontanée que le vers était plus long qu'un décasyllabe, mais il n'était pas évident d'évaluer le vers en même temps que nous le découvrions. Le lecteur se faisait forcément piéger à la première lecture. Quand nous lisons des vers aux césures chahutées, nous anticipons les endroits où l'acrobatie peut passer, nous ne pouvons pas sentir l'anomalie au moment où nous franchissons la césure puisque nous ne sommes pas encore pleinement certains des rapports entre les hémistiches, ni de la longueur globale du vers. Le propos est ici à relativiser, à cause de la construction de la strophe et donc le passage d'un premier vers de treize syllabes, mais notre cerveau a tellement d'exigences à faire tenir ensemble à la lecture que l'avertissement du premier vers auquel on ne s'est pas arrêté (pour ne rien perdre du mouvement lyrique) n'a pas suffi.
Le poème "Larme" est entièrement conçu sur ses principes d'attentes des lecteurs d'époque.
A partir du recueil Cellulairement, Verlaine pratique un nouveau vers de onze syllabes avec un hémistiche de quatre syllabes et un second de sept.
Mais le poème "Crimen amoris" n'a pas été publié avant longtemps, il le sera enfin par son inclusion dans Jadis et naguère.
Du coup, après Romances sans paroles, Verlaine a adressé au public le recueil Sagesse, et ce recueil contient un vers de onze syllabes remarquable avec le poème : "La tristesse, la langueur..." Voulant éviter la prolifération des césures variées, j'ai pu croire que le poème était sans doute en hémistiches de cinq et six syllabes, mais une attention plus grande montre que ce n'est pas du tout le cas et que c'est encore une formule inédite avec un hémistiche de trois syllabes et un second de huit syllabes. L'hémistiche bref de trois syllabes renforce le cortège de moqueries à l'égard de la mauvaise lecture des vers de Scribe dans le traité de Banville, il s'agit aussi d'une autre variante sur l'allure ternaire du vers de onze syllabes qui fait hésiter le lecteur sur la reconnaissance d'alexandrins ternaires quand la formule binaire est ailleurs :

La tristesse, la langueur du corps humain
M'attendrissent, me fléchissent, m'apitoient.
Ah ! surtout quand des sommeils noirs le foudroient,
Quand les draps zèbrent la peau, foulent la main

Et que mièvre dans la fièvre du demain,
Tiède encor du bain de sueur qui décroît,
Comme un oiseau qui grelotte sur un toit !
Et les pieds, toujours douloureux du chemin !

Et le sein, marqué d'un double coup de poing !
Et la bouche, une blessure rouge encor,
Et la chair frémissante, frêle décor !

Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point
La douleur de voir encore du fini !...
Triste corps ! Combien faible et combien puni !

La lecture avec des hémistiches classiques de cinq et six syllabes est étrange quoi pas rendue complètement vaine, mais les répétitions et assonances soulignent nettement la césure réelle pratiquée par Verlaine, d'autant que les répétitions et assonances sont des créations volontaires et préparées par le poète. La suite : "Et les pieds", "Et le sein", "Et la bouche", "Et la chair", "Et les yeux", est éloquente, poursuivie par "La douleur" et enfin l'exclamation "Triste corps". L'identification est moins nette au début du poème, moins clair que ce qu'a fait Rimbaud dans "Tête de faune" avec la reprise "Dans la feuillée", mais Verlaine a clairement joué sur une assonance entre "La tristesse" et "M'attendrissent", avec rejet du "e" compté pour la mesure du second hémistiche selon la méthode de lecture de Banville des vers de Scribe ! Admirez les positions du mot "quand" aux vers 3 et 4. Il est en tête de vers 4 et en tête d'hémistiche au vers 3, si nous admettons la lecture initiée par l'assonance en [s] et confirmée plus loin par la série que nous avons dite éloquente. Le vers 5, premier du second quatrain, joue sur une rime interne de "fièvre" à "mièvre" et renforce l'idée d'un jeu parallèle avec l'allure ternaire du vers.
Au vers 6, l'adverbe "encor" offre une licence orthographique décriée par Banville en son traité, et ce mot "encor" licencieux se reverra à la rime un peu plus loin dans les tercets.
Le seul cas d'enjambement de mot a priori insoluble vient du mot "oiseau" au vers 7. Notez que Verlaine est à une syllabe de la césure sur la forme "comme un" dont l'histoire en poésie française relie Hugo, Musset, Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. C'est une césure baudelairienne dans l'esprit de Verlaine et Rimbaud a montré comment jouer à l'imiter en la décalant dans "Accroupissements" et "Oraison du soir". Ici, Verlaine fait franchir la césure par le mot "oiseau" significativement lié sémantiquement à la vague, au vent et à l'aile du poème "Je ne sais pourquoi" qui partage aussi l'idée de tristesse.
Alors, vous commencez à y croire qu'on va arriver à bien décrire un jour ou l'autre la singularité métrique des vers de onze syllabes de Rimbaud ?
J'ai encore des points à ajouter. J'aurais pu faire ici quelques petites digressions complémentaires. Je m'en garde sous le coude. A bientôt !