vendredi 25 juillet 2014

Mon débat de l'été : Rimbaud, un poète romantique ?

Au plan des courants littéraires, quelle étiquette coller à Rimbaud : romantique, parnassien, symboliste ?
Les manuels scolaires et les ouvrages d'histoire littéraire vulgarisée ont tranché : presque tous le classent parmi les symbolistes, malgré le retentissant avertissement de Verlaine qui disait du Bateau ivre qu'il était symbolique, mais à coup sûr pas symboliste.
Les poésies de Rimbaud ont été publiées à la fin du dix-neuvième siècle dans les milieux décadents et symbolistes. Dans les faits, les symbolistes ont publié en s'en réclamant une oeuvre antérieure de 15-10 ans d'un auteur de la génération précédente. Rimbaud a été assimilé au mouvement de ceux qui se disaient ses disciples et le diffusaient. Mais, personne ne comprenait la poésie de Rimbaud. Son entreprise poétique faisait d'emblée débat. Il s'agit en réalité d'une captation d'héritage, et une même captation concerne l'héritage de Verlaine et Mallarmé, bien que ces deux auteurs se compromirent effectivement avec les symbolistes pour jouir de ces nouveaux suffrages.
L'étiquette symboliste n'est pas recevable en tant que telle, et moins encore pour Rimbaud que pour Verlaine et Mallarmé au plan des faits.
Par ailleurs, Baudelaire, Verlaine et Mallarmé ont tous trois publiés dans les livraisons du Parnasse contemporain à leur heure de gloire. Baudelaire a participé à la Revue fantaisiste en 1961 et plus jeunes Mallarmé et Verlaine se sont réclamés du groupe des parnassiens. Rimbaud aussi s'est déclaré "parnassien" en 1870. Trois poèmes étaient envoyés à Banville à des fins de publication qui valaient affiliation. On peut bien sûr opposer la lettre de mai 1870 à Banville et la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Nous passerions d'une esthétique parnassienne à une esthétique nouvelle de poète voyant. Mais le terme "voyant" est un lieu commun romantique, non ignoré des parnassiens. Si on part de l'idée que le mot "voyant" est propre à Rimbaud, on peut se dire que sa poésie cesse de relever d'un quelconque courant romantique ou parnassien en 1871. Toutefois, même dans un tel cas de figure, il serait délicat de l'affirmer, ce ne serait qu'une hypothèse. Dans tous les cas, l'emploi du mot "voyant" témoigne à ce point d'une influence romantique que le répertoire des poètes voyants commence avec la première génération de poètes romantiques  : Lamartine, Hugo, allusivement Vigny pour l'image du train, et se poursuit par une seconde génération que Rimbaud qualifie lui-même de romantique : il parle de "seconds romantiques", considération exceptionnelle qui appelle une véritable enquête littéraire, puisqu'il s'agirait de déterminer si Rimbaud est le premier à parler ainsi de premiers et seconds romantiques, ou s'il reprend ces formules classificatoires à quelqu'un, à un journal, etc. Les "premiers romantiques" englobent Lamartine, Hugo, Vigny et Musset, l'appellation de "seconds romantiques" englobe les maîtres qui servent de référence aux parnassiens : Gautier, Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire.
Cela ne coïncide ni avec l'Histoire du romantisme de Théophile Gautier parue en 1872 un an après que Rimbaud ait utilisé l'expression "seconds romantiques" dans une lettre à Demeny, ni avec les distributions actuelles qui parlent de grands et petits romantiques, mais en séparant cette fois Hugo, Lamartine, Musset et Vigny à Gautier, Nerval, O'Neddy, Borel et quelques autres. Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle relèvent dans notre histoire littéraire vulgarisée d'une troisième génération. Qui plus est, alors que Banville et Leconte de Lisle sont confondus avec un grand ensemble de poètes de la génération de Verlaine et Mallarmé comme formant le mouvement parnassien, Baudelaire est maintenu à part, et finalement Verlaine et Mallarmé eux-mêmes.
Soutenue par un autre que Rimbaud, la subdivision en premiers et seconds romantiques est vouée au zéro sur vingt dans une quelconque interrogation sur l'histoire de la poésie française à l'heure actuelle. Il n'est pas admis de rassembler ensemble comme "seconds romantiques" : Gautier, Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle. Seul Gautier serait à la limite considéré comme un "second romantique", mais en ramenant cela à l'identification d'une génération de Jeune-France après 1830.
Inévitablement, de nombreux rimbaldiens, à l'instar de Steve Murphy, combattent la facticité de l'opposition scolaires entre romantiques et parnassiens, opposition qui doublerait celle au plan romanesque entre romantiques et réalistes.
Les parnassiens ont critiqué des aspects du romantisme, mais ils continuèrent de s'en réclamer et Baudelaire lui-même contestait que l'échec des Burgraves en 1843 ait sonné le glas du romantisme.
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que nous n'avons aucune ligne de démarcation claire qui permette de dire que Rimbaud ait cessé d'être soit parnassien, soit romantique. Exclure les poèmes en prose des Illuminations de la littérature parnassienne semble un acte dépourvu de pertinence. Le problème vient sans doute aussi de ce que l'existence d'un courant parnassien est plus problématique que celle d'un courant romantique. La publication dans une même revue, ou plus largement dans un même ensemble de revues relève plus de l'union de l'élite de poètes d'une époque et non de l'émergence d'une sensibilité poétique nouvelle. Il est vrai qu'une sensibilité nouvelle de poètes se réclament de l'impersonnalité, de l'art pour l'art, a vu le jour au sein de la mouvance parnassienne, avec deux figures emblématiques : Leconte de Lisle et Heredia. Mais, une bonne partie des parnassiens échappe à cet embrigadement, y compris Banville. C'est en prenant le parti de constater l'émergence littéraire d'un certain Parnasse que l'histoire a tendu à exclure du monde parnassien, Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, acte qui n'a aucune légitimité en soi.
Les parnassiens partageaient les valeurs des romantiques et c'est le discours de Rimbaud dans sa lettre à Banville de mai 1870. Il se réclame des "maîtres de 1830" et la figure tutélaire de Ronsard est une image déformée par le romantisme qui s'est accaparé la redécouverte du grand poète de la Renaissance, notamment à la suite des écrits de Sainte-Beuve.
Mais, alors, qu'est-ce qui définit le romantisme ?
Il faut savoir que la définition doit être suffisamment souple pour inclure Balzac et aussi... Stendhal, auteur d'un Racine et Shakespeare où le célèbre romancier revendique son "romanticisme" propre.
Plutôt que de s'enfoncer dans des discussions subtiles à la Meschonnic et dans les pages au raisonnement vaporeux d'un Georges Gusdorf, j'ai retenu trois critères décisifs qui ne sont pas proposés comme tels dans les nombreux ouvrages définitoires qu'il m'a été permis de parcourir.
Le premier critère est celui de la remise en cause des règles, ce qui a des applications évidentes dans la poésie et dans le théâtre. La révolution métrique à l'oeuvre chez Rimbaud s'inscrit dans un mouvement d'assouplissement du vers fondamentalement romantique. Non seulement il est malhonnête d'attribuer à Baudelaire l'essentiel de l'influence subversive en fait de versification, mais c'est sacrifier la compréhension d'une histoire du vers français du Moyen Âge au vingtième siècle avec des oppositions simples et fortes entre classicisme et romantisme. Qui plus est, l'achèvement de ce bouleversement au plan des mesures du vers, des rimes et des strophes, la réalisation de formes poétiques en prose diversifiées sont des éléments importants d'une histoire romantique qui a un début et une fin.
Le second critère est bien sûr attendu, mais il appelle une formulation précise, il ne s'agit pas simplement du "Moi", mais de l'individualisation lyrique. Lieux ou personnages sont envisagés dans leur singularité. Il ne s'agit plus de raconter des événements personnels en permettant aux lecteurs de se retrouver dans des universaux en termes de jugement moral, de position sociale, de sentiments ordinaires ou extraordinaires liés à la nature humaine. Le romantique recherche la singularité du discours ou du portrait. C'est la naissance du lyrisme tel que nous l'entendons aujourd'hui et cette idée permet aussi de méditer la singularité romantique de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir.
Le troisième critère est celui des prédispositions que se prête l'écrivain romantique pour dire à la société le sens du monde, pour tirer une leçon morale saisissante de son observation intuitive privilégiée. Dans cette perspective, la difficulté n'est d'ailleurs plus de trouver des éléments romantiques dans des romans réalistes (Balzac, Stendhal, etc.), mais d'affirmer une opposition du réalisme au romantisme.
Evidemment, et les romanciers réalistes, et la mouvance des parnassiens se disant "impassibles", et Rimbaud lui-même ont critiqué le romantisme. Dans la lettre du 15 mai, Rimbaud parle avec désinvolture du bilan romantique "On n'a jamais bien jugé le romantisme". Mais, à l'aune des trois critères définis, il sera loisible de vérifier si les écrivains admis comme romantiques avec la plus grande assurance méritent bien ce titre, tout comme Stendhal considéré d'emblée comme un cas-limite essentiel à la justesse de la définition, et il sera loisible encore d'éprouver si finalement Rimbaud n'a pas été le dernier grand poète romantique de son siècle. La critique du romantisme n'excluait pas Musset de ce mouvement. Pourquoi serait-ce le cas pour Rimbaud ?

mercredi 16 juillet 2014

"cent Solognes longues comme un railway"

La Sologne peut être un nom de substitution pour les régions du Centre : l'Orléanais, le Berry et la Touraine. Elle est connue pour ses marais et ses forêts, et pourrait être différenciée des bords de Loire qui concernent pourtant également Orléanais, Berry et Touraine. Il y aurait d'un côté donc le Val de Loire ou le pays des châteaux de la Loire ou le bassin de la Loire et de l'autre un aspect paysager de marais et forêts caractérisé comme solognots. Pourtant, la Sologne ne peut manquer de concerner aussi les villes du bord de Loire, un château sur le Cosson comme Chambord, etc.
Mais, autant dans Malines, Verlaine vise les maisons cossues, les prairies des vaches, autant la mention de "cent Solognes longues comme un railway" vise autre chose comme image rendue par cliché dans Michel et Christine de Rimbaud.
Je ne suis pas paysager, mais bon lors de leur fugue en 1872 Rimbaud et Verlaine seraient passés en Belgique via Charleville[-Mézières]. De Charleville à quelques kilomètres après la frontière belge, la région est ardennaise, on arrive enfin au porte des Ardennes, puis dans un paysage un peu différent soit celui du Hainaut, soit celui de la province de Namur. Ils sont montés immédiatement à Bruxelles. Le 22 juillet, Verlaine abandonne sa femme à la frontière en gare de Quiévrain. Rimbaud était-il dans le train? Ils se sont peut-être rejoints à Walcourt, et en tout cas ils s'y sont trouvés. Puis ils sont passés à Charleroi où ils sont demeurés à nouveau.
Walcourt est la première ville candidate pour une identification du paysage décrit dans Michel et Christine. La ville de Charleroi ne répond déjà plus du tout au critère solognot.
Ils restent à Charleroi du 22 juillet au 9 août et reviennent alors à Bruxelles. Ils partent début septembre pour l'Angleterre.
Reste à déterminer quand les deux poètes ont pu se rendre à Liége, et quand ils ont pu se rendre à Malines. Notons qu'ils s'y sont bien arrêtés, puisque le "détail fin / Du château de quelque échevin" est sans aucun doute une allusion à la maison échevinale dans le centre de Malines. J'ai fait une recherche à cette adresse sur Google Earth, m'offrant le plaisir de marcher dans des rues où Verlaine et Rimbaud furent piétons (Aldermen's House, Mechelen).
L'identification du paysage de Michel et Christine à celui de Malines, hypothèse que suggère le poème de Verlaine qui porte ce nom de ville flamande en titre, pose problème. Il est certain que la destination malinoise a à voir avec l'installation ferroviaire de prestige en Belgique, mais Liège implique aussi des forêts ardennaises, ce qui peut justifier l'idée de railway coupant des forêts en ligne droite du genre de la Sologne.
Il me faudrait une spécialisation sur la Belgique : la carte de ses réseaux ferrés de l'époque avec la proximité des forêts et des marais notamment.
Enfin, il est question d'un orage dans le poème, et l'été est propice aux orages.
Je me demande s'il n'est pas possible de resserrer la datation de poème en déterminant la référence de lieu et de temps qui sous-tend la création de Michel et Christine.
Le début d'été 1872 a été particulièrement chaud à Paris et à Bruxelles, comme l'attestent les articles de La Renaissance littéraire et artistique et aussi le poème Juillet décrivant les alentours du "Boulevart du Régent" plongés sous un ciel au "Bleu de Sahara". Il faudrait étudier la météo jour par jour des provinces belges, et notamment de Walcourt, Malines et Liège, jour par jour, du 7 juillet 1872 au 7 septembre 1872.
Je ne crois pas pour être exhaustif sur le sujet que l'allusion à la Sologne puisse concerner la traversée flamande jusqu'à la Mer du Nord, encore moins l'Angleterre.

L'idée de ces "cent Solognes longues comme un railway" est à rapprocher du début d'un poème de la section "Paysages belges" des Romances sans paroles. Je ne veux pas dire Malines comme on s'y attend, mais Bruxelles, Simples fresques II, avec son premier vers "L'allée est sans fin". Le même début de poème est comparable au début de Juillet de Rimbaud, au ciel "bleu de Sahara" répond ici le "ciel, divin / D'être pâle ainsi". L'image des châteaux pour Royer-Collards conforterait un rapprochement encore avec l'idée de châteaux de la Loire en Sologne. Mais le ciel pâle indique aussi que le temps bleu ne s'est pas maintenu.
 Le poème Simples fresques I confirme cette hypothèse d'une allusion au temps qu'il fait lors de la confection des poèmes, avec la mention des "apparences d'automne". Le poème est situé sur une épigraphe d'une version manuscrite "Près de la ville de Bruxelle [sic] en Brabant" mention accompagnée d'une indication de titre Complte d'Isaac Laquedem, titre qui indique d'où vient la mention versifiée de lieu. C'est une allusion au motif du juif-errant déjà présent dans Walcourt. Le motif du juif-errant s'arrêtant dans une ville (non identifiée) près de Bruxelles dans le Brabant date du Moyen Âge, elle viendrait d'un écrit médiéval d'un habitant de Tournai.
Le poème Chevaux de bois concerne lui le champ de foire de "St Gilles-lez-Bruxelles"
Tous ces poèmes bruxellois sont datés d'août 1872, tout comme Malines.
Ce dernier source devenue évidente de rapprochement avec Michel et Christine fait encore état de "prés sans fins" et d'une "plaine immense". Il est surtout question d'un Sahara de prairies, donc d'une région moins peuplée, plutôt d'élevage avec des maisons cossues pour vivre en retrait, puisqu'il est question de "château de quelque échevin".
Fénelon est convoqué avec corruption d'une célèbre phrase de son Télémaque souvent reprise, sinon réécrite par les écrivains.
Le motif ferroviaire est central et on ne peut que penser à l'importance du train en Belgique à cette époque.
Peut-être notre recherche météorologique doit-elle être peu postérieure au neuf août. La région brabançonne serait bien celle qui était concernée dans l'esprit de Rimbaud par l'image des "longues Solognes".
La ligne de train impliquant Malines reste une bonne candidate.

La ligne Bruxelles-Malines est inaugurale, précoce, elle date de 1835.
Pour ce qui est des trains en Sologne, il faut savoir que le réseau ferroviaire français était centré sur Paris. Il y avait des lignes vers l'Angleterre, la Belgique, l'Allemagne et l'Italie : Amiens, Dunkerque, Lille, Valenciennes, Nancy, Strasbourg, Lyon, Marseille. Pour ce qui concerne la Sophocle, nous avons une ligne pour le centre passant par Bourges et vers l'Espagne passant par Tours. Il y avait encore une transversale Bordeaux-Sète passant par Toulouse et une ligne Lyon-Mulhouse. Puis cela s'est encore développé.
Mais le problème est d'envisager une connaissance par train ou autrement de la Sologne par Rimbaud.
Avec la Loire, la Sologne présente aussi la possibilité de transports maritimes, avec le Pont-de-Cé pour arrêter les vikings, mais bref nos connaissances biographiques sur Rimbaud ne nous poussent jamais de ce côté-là.
Marais, forêts, prairies et châteaux isolés, c'est sans doute la représentation de la Sologne que peut se faire Rimbaud par culture littéraire. C'est aussi le Centre qui est concerné et une région de France fortement liée à Paris. C'est en-dessous géographiquement et c'est l'Orléanais, voire la Touraine, des régions qui furent toujours au coeur du royaume français.
Est-ce que les longues Solognes en Belgique ne seraient pas et d'une liées au train qui fait défiler le paysage sans fin, et de deux à une idée de Brabant assimilé à une sorte d'Orléanais bourgeois autour de Bruxelles ?

Autre détail. Je ne comprends pas pourquoi dans la biographie Arthur Rimbaud de Jean-Jacques Lefrère, page 515, il est écrit "Le samedi 7 septembre, deux semaines après l'aller-retour Bruxelles-Quiévrain, Rimbaud et Verlaine se rendirent en train à Ostende, où ils embarquèrent sur un bateau à destination de Douvres."
Certes, le biographe ignorait alors que Rimbaud et Verlaine avaient résidé à Charleroi et n'étaient revenus à Bruxelles que le neuf août, mais la tentative de Mathilde pour récupérer son épopux date du 22 juillet, il doit s'agir d'un lapsus, car deux semaines cela ne nous renverrait qu'au 22 août environ.
Ce qui m'intéresse, c'est que le champ de foire de Saint-Gilles est un peu à l'extérieur de Bruxelles et la population bruxelloise s'y rendait tous les dimanches si je ne m'abuse.
Le poème Chevaux de bois ferait référence à l'un des dimanches suivants connus par les deux poètes : dimanche 11 août, dimanche 18 août, dimanche 25 août, sachant que les dimanches 18 et 25 semblent de meilleurs candidats, vu que notre poète a bien l'air d'avoir composé deux "simples fresques" auparavant.
Là encore, une expertise météorologique ne serait pas inutile. Il faudrait préciser les jours d'orage antérieurs au 18 août et le dimanche possible où un "ciel en velours / D'astres en or se vêt lentement" selon une des versions connues du poème Chevaux de bois.
Jamais un tel degré de précision n'a été envisagé en ce qui concerne la datation des "Paysages belges" de Verlaine.

Photo (1907 env.) de l'estaminet Au Jeune Renard
Autre
Autre
Une quatrième que je n'ai pu dégager des autres

mardi 15 juillet 2014

Mystique étude du monde

Yves Reboul, suivi par Bruno Claisse, a proposé une étude sur le poème Mystique. Il insiste sur l'idée d'une parodie d'une "mystique" issue d'Hugo et des romantismes, et il souligne que l'expression "herbages d'acier et d'émeraude" reprend un lieu commun, une métaphore de pierre précieuse ou d'acier appliquée au reflet lumineux de la Lune dans l'herbe. Bruno Claisse insiste plutôt sur l'idée de mystique chrétienne parodiée.
Je n'ai pas l'article d'Yves Reboul là directement sous la main, j'ai relu les articles de Pierre Brunel, Sergio Sacchi et j'ai survolé celui de Claisse.
Ce qui m'intéresse ici, c'est la mention "mamelon", elle me semble un indice sensible de la reprise d'une mystique romantique de la Nature mais déplacée dans un cadre où sa dynamique n'est plus soutenable : herbages d'acier et d'émeraude, prés de flammes.
On sait que Rimbaud a parcouru à l'école des extraits des Etudes de la Nature de Bernardin de San Pedro comme l'atteste le cahier dit "des dix ans".
Saint-Pierre est aussi l'auteur d'un célèbre petit roman qu'il qualifiait de "pastorale" et de relative mise en application de certaines idées développées dans les Etudes de la Nature. Dans sa poésie contemporaine du compagnonnage rimbaldien, Paul fait justement allusion à ce récit de Paul et Virginie, en jouant sur son propre prénom et la mention "pamplemousses" qui renvoie au quartier des Pamplemousses dont il est fait état dès les premières lignes du récit de Saint-Pierre.
Bon, je n'ai encore relu qu'une moitié du roman Paul et Virginie. L'histoire peut être agaçante par certains points. Les prétentions égalitaristes et le paternalisme, la volonté d'échapper aux préjugés sociaux, n'empêchent pas que sans aucune réflexion les héros peuvent penser partir acheter des esclaves. Il faut avouer que l'idéalisme de l'oeuvre a du mal à résister à cela. Les deux enfants sont présentés comme matures sexuellement à douze ans, surtout la fille. Mais le comportement n'est pas pour moi adapté à celui d'enfants de douze ans, les troubles donnent l'impression qu'ils sont plus âgés, et en même temps la tristesse de Virginie est inexplicable vu l'éducation qu'elle a reçue, elle n'est pas dans un contexte qui justifie de tels accès de culpabilité.
Le roman a sans doute séduit par son cadre exotique. Les premiers paragraphes sont déterminants à cet effet. L'exotisme est fait de clichés dans le passé. Au dix-huitième siècle, la relation de voyages de découvertes se développe, ainsi que l'intérêt renouvelé pour la nature sauvage. L'idée de couleur locale est un élément de récit réaliste qui a d'abord eu l'honneur du romantisme et l'exotisme poussé dans des récits américains comme Atala peut bien sembler une étape intermédiaire de la poésie aux visions métaphoriques déconcertantes mais plus réalistes qu'il n'y paraît du Bateau ivre.
Pour ce qui est de l'action, le roman de Bernardin de Saint-Pierre ne raconte pas grand-chose. Deux destins croisés se nouent dans un cadre exotique qui permet de décrire des banalités sous un jour original, avec juste un point de vue sur une société fréquentée d'esclaves ce qui permet une mise en scène habituelle de la philosophie des Lumières.
Le couple de prénoms Paul et Virginie renvoie à saint Paul et à l'idée de virginité, chrétienté et vertu. Je les rapprocherais quelque peu du couple Michel et Christine en titre à un poème de Rimbaud.
Il est question du paysage ferroviaire plat de la Belgique dans Michel et Christine, ce qu'appuie le parallélisme de composition souligné par Steve Murphy entre ce poème et son contemporain de Verlaine intitulé Malines et daté d'août 1872.
Les maisons bourgeoises sont alors ironiquement ciblées, car il me semble que l'image des "cent Solognes longues comme un railway" renvoient au Centre de la France, Berry et surtout Orléanais, au monde même des châteaux de la Loire, monde qui connaissait sans doute un double développement des transports maritimes et ferroviaires.
Mais laissons là nos intuitions sur un détail de Michel et Christine.
Dans Paul et Virginie, les destins croisés sont ceux de deux familles. Une femme noble s'est mariée avec un roturier qui meurt et, rejetée par les siens, elle vit petitement dans une case de l'île de France en élevant sa fille Virginie. Une femme paysanne a elle été abandonnée par un noble qui n'a pas assumé et elle a un garçon prénommé Paul. On observe l'égalité malgré la symétrie inverse. Paul et Virginie ont l'un comme l'autre un parent noble et un parent roturier. Mais, c'est Virginie le pôle féminin qui reste rattaché à la noblesse par sa mère et du coup par l'action, puisque là où j'en suis de ma relecture la tante qui avait rejeté sa soeur et donc Virginie impose, prête à recourir à la force, le retour en Europe de Virginie pour que celle-ci y reçoive une éducation tyrannique qui va rendre son amour impossible avec Paul.
Ce qu'idéalise le roman, c'est la vie dans la case loin du monde civilisé tyrannique et une religion simplement imprimée dans l'âme par la vie sauvage menée y est célébrée par le narrateur (j'ai envie dire romancier, je sens que narrateur ça fait lourd-dingue comme la tante de Virginie). Je crois me souvenir d'une phrase qui ressemble un peu au premier vers de Larme, mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, je ne parle pas d'intertexte, mais de rencontre, poème Larme dont les versions parleront bientôt de "case" chérie et où la gourde de colocase, inspirée d'une préface d'Hugo et d'un texte latin de Virgile, a quelque chose à voir avec les calebasses du roman de Saint-Pierre.
Dans tout ce cadre qui suppose une mystique romantique de la Nature d'obédience chrétienne, j'ai tiqué sur une note d'auteur. Il est à un moment d'une montagne "des Trois-Mamelles". Le récit va en général assez vite, il ne s'y attarde guère sur cette montagne, juste un peu ici, mais c'est une note qui s'en charge. La voici :

"Il y a beaucoup de montagnes dont les sommets sont arrondis en forme de mamelles, et qui en portent le nom dans toutes les langues. Ce sont en effet de véritables mamelles ; car ce sont d'elles que découlent beaucoup de rivières et de ruisseaux qui répandent l'abondance sur la terre. Elles sont les sources des principaux fleuves qui l'arrosent, et elles fournissent constamment à leurs eaux en attirant sans cesse les nuages autour du piton de rocher qui les surmonte à leur centre comme un mamelon. Nous avons indiqué ces prévoyances admirables de la nature dans nos Etudes précédentes."

Dans Mystique, on a des robes de laines d'anges qui tournent dans les herbages, ce qui fait songer aux nuages, mais des herbages "d'acier et d'émeraude" qui font l'ellipse du végétal, les prés sont en feu en remontant jusqu'au mamelon, image d'assèchement, de tarissement, qu'appuient les images négatives de piétinements, désastres, homicides, batailles, sinon de progrès et orients.
L'eau est renvoyée en haut du tableau avec la "rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines".
En un paradoxal développement floral, le poème a l'air de décrire un moment de pluie, voire d'orage diluvien rafraîchissant, connoté positivement par l'allusion douce aux étoiles.

Pour son titre, le poème Mystique est comparable aux poèmes Barbare et Guerre. Les notions sont fortement sollicitées. La guerre est une phrase musicale dans Guerre, paradoxe quelque peu hérité des Lumières comme celui du culte de la "raison" dans A une Raison. L'idée de "barbare" est une réponse à la barbarie de la civilisation et à la barbarie des "vieilles fanfares d'héroïsme". Le poème Mystique tend à s'imposer à moi comme un positionnement personnel par rapport au sens du mystique, un réajustement critique opposant le descriptif notamment du second alinéa à la saillie finale qui n'est nullement obscène à mon sens, car je ne suis pas convaincu par la lecture réductrice et sèche de Fongaro.
Rimbaud redéfinit guerre, barbarie, raison et mystique selon un autre système de valeurs. J'essaie aussi de bien soutenir le paradoxe d'ivresses pénitentes, puisqu'une repentance par l'ivresse suppose une opposition à un esprit de répression chrétienne des sensations qui était devenu très fort en un siècle de fortes divisions sociales issues de la Révolution française. Je ne dirai rien ici de l'expression "et du reste" qui ne s'impose pas nécessairement comme désinvolte, malgré les avis critiques insistants en ce sens.

Enfin, il est question aussi de la forme du poème en prose. Sous la plume de Rimbaud comme de Verlaine, il est question de "fraguemants en prose" ou "fragments". Ce mot est appliqué aux Illuminations par Verlaine et il faut arrêter la maladie de l'hésitation au sujet des "fraguemants en prose de moi ou de lui" dans la lettre de Rimbaud à Delahaye de mai 1873. Pas besoin d'être un génie de la comprenette, évidemment qu'il est question de poèmes en prose soit de Rimbaud, soit de Verlaine, et que par conséquent dans tous les cas Verlaine est à cette époque en possession de manuscrits de poèmes en prose déjà écrits par Rimbaud. Attendez, je vous lis un message que je reçois à l'instant de "vive le sport sur Antenne 2", je cite : "c'est peut-être d'autres poèmes que ceux que nous connaissons", mais bien sûr. Sacré Verlaine qui se vantait d'avoir publié tout ce qu'il pouvait de Rimbaud, mais oui mais oui.
Enfin bref. Pour ce qui est du mot "fragment" qui est repris à d'autres, notamment Baudelaire, il signifie que d'apparence le poème en prose n'a pas de forme préétablie.
Un poème en vers a une forme, parfois celle d'un genre fixe, il est composé de strophes et un poème en rimes plates suppose tout de même une mesure.
Le mot "fragment" qui fait délirer les commentaires n'est rien d'autre qu'un trait de considération ludique sur la composition de poèmes en prose. Un poème suppose une unité, même un poème en rimes plates, bien qu'on pourrait l'allonger, et cette idée d'allongement se pose aussi pour le poème en strophes, mais dans tous les cas il y a relief d'une mesure qui permet de repérer la mesure, d'évaluer une finition.
A la différence de Baudelaire, Rimbaud s'est passionné pour cette question et il n'a cessé de proposer des modèles différents de composition interne, tantôt jouant sur l'équilibre des paragraphes, tantôt non.
Les répétitions de mots sont la clef formelle des compositions en prose des Illuminations.
Il paraît qu'il est idiot de relever cela dans les Illuminations. Moi je ne crois pas.

Sur
talus
tournent

bondissent
gauche
arête
courbe
arête
droite
ligne

tournante et bondissante

fleurie
face
talus
face
fleurant
là-dessous

C'est un tremplin à cette solution aux "nuits humaines" que le poème se propose d'être.

mercredi 9 juillet 2014

Une relation clef de Chateaubriand aux Illuminations ?

Le poème Vies est souvent lu comme un témoignage rimbaldien poético-mystique, c'est-à-dire un charabia incompréhensible que le public apprécierait particulièrement chez les écrivains.
Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne façon de s'intéresser à Rimbaud.
Ce qui frappe d'emblée dans le poème, c'est toutefois cette mention étonnante de "gentilhomme". Rimbaud s'identifie à un noble. Ce n'est sans doute pas l'élément qui importe le moins à la compréhension du poème, et on fait souvent remarquer que dans Villes les gentilshommes qui chassent leurs chroniques seraient une allusion à Vigny qui en poésie parlait de rechercher ses ancêtres, mais en se vantant de se faire un nom par sa plume et de plutôt porter la lumière sur ses ancêtres que de profiter de la renommée qu'ils auraient pu acquérir. Le poème de Rimbaud ne dit pas tant de choses, mais il existe des indices indiscutables d'une connaissance de l'oeuvre de Vigny à commencer par la mention "maison de berger de ma niaiserie". A la fin de 1872, Vermersch a proposé une conférence sur Vigny, ce qui fait partie des nombreux arguments que j'assemble pour souligner que les Illuminations ont été probablement composées à cette époque, avant Une saison en enfer, et non après. Ignorer de tels arguments, c'est donner de manière illustrée une définition de la bêtise.
Mais, dans le cas de Vies, une autre source me vient à l'esprit : les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, dont je prétends depuis longtemps que Rimbaud réécrit le nom d'ouvrage par télescopage du mot-titre Vies avec la reprise "d'outre-tombe" à quatre mots de la toute fin du poème : "Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions."
J'ai lu pas mal d'ouvrages de Chateaubriand, l'Itinéraire, Atala, René, Le Dernier des Abencérage, le Génie du christianisme, sa traduction de l'indigeste Paradis perdu de Milton, des extraits divers, mais pour Les Martyrs j'ai triché, et pour les Mémoires d'outre-tombe, même si c'est une lecture qui plaît, je dois la reprendre, car le style est assez lourd, la composition n'en parlons pas, et c'est tellement long, quatre gros volumes en Livre de poche.
Je voudrais pourtant procéder à un dépouillement complet avant un article rimbaldien de synthèse.
Mais, pour l'instant, mon plaisir est de confier l'état de mes réflexions sur le sujet. L'intérêt, c'est de lire les proses de Rimbaud à la lumière de certains éléments clefs du livre Mémoires d'outre-tombe. Qu'est-ce que cela inspire ? Est-ce que c'est la bonne voie ? Est-ce que cela sera à dégonfler partiellement, mais en conservant la compréhension romantique satirique ou non, celle-ci tendant bel et bien à se mettre en place au moyen d'une telle approche?

Bon, j'ignore si un quelconque rimbaldien avant moi à songer à envisager une allusion au titre Mémoires d'outre-tombe dans le télescopage "Vies" "d'outre-tombe", mais il est certain que l'idée n'a pas été prise au sérieux et n'a amené aucun développement fertile.
Pourtant, le mot "gentilhomme" revient abondamment sous la plume de Chateaubriand, et avec une signification personnelle forte, puisque Chateaubriand a connu le basculement de 1789 et puisqu'il est un noble qui se prévaut de sa fidélité à son roi, tout en admettant avoir évolué politiquement.
Les mots "gentilhommière" et "gentilhommerie" apparaissent également. Par exemple, tel abandon de l'écrivain aurait choqué la gentilhommerie de son père. Très vite, le grand mot est lâché : "je suis né gentilhomme".
Mélancolique et épris de solitude, Chateaubriand offre bien le portrait d'un gentilhomme en exil en ce monde, il se déclare même en exil dans la vie dès le début de ses mémoires, et l'aigreur peut correspondre à la coloration sombre d'un récit marqué par le sentiment que sa mère lui a infligé la vie comme sur un écueil, par un discours qui envisage constamment que le bonheur passe et que les douleurs restent.
Dans son avant-propos, Chateaubriand insiste sur le fait que de son vivant il a vendu ses mémoires ("je l'ai payé du produit de mes rêves", etc.) et que ceux-ci ne pourront être lus pourtant qu'après sa mort, cela s'accompagne même de la belle idée du regret de l'auteur de ne pouvoir relire les épreuves de l'ouvrage après sa mort. L'éditeur de l'oeuvre en Livre de poche, [Jean-Antoine] Berchet, prétend que l'oeuvre a attendu cent ans pour avoir sa reconnaissance publique officielle, mais en concédant déjà l'intérêt manifeste de Proust qui s'est appuyé sur l'épisode de la grive de Chateaubriand pour sa théorie de la mémoire fondée autour d'une madeleine. Or, la préface des Contemplations s'inspire aussi de l'encore toute récente publication des Mémoires d'outre-tombe, puisque Hugo parle de "mémoires d'une âme", de la lecture du "livre d'un mort". En se déclarant "réellement d'outre-tombe", Rimbaud entame le pas aux deux romantiques. Et la pointe finale "et pas de commissions" m'a bien l'air de cibler l'avant-propos de Chateaubriand qui s'étend longuement et quelque peu hypocritement sur la vente de ses souvenirs couchés sur le papier, d'autant qu'un autre romantique, Lamartine, était connu pour ses éditions du souscripteur, tirant la ficelle économique de sa célébrité passée.
Dans le poème Vies, une posture romantique est adoptée, et cela non sans intention critique. Le mot "commissions" apparaît lui-même au début des Mémoires d'outre-tombe, tandis que cette idée de relation à Chateaubriand dans Vies fait encore songer aux vendeurs et commissions du poème Solde.
Il n'est pas question pourtant d'aller plus vite que la musique, on peut très vite s'emballer et voir abusivement des rapprochements avec les Mémoires d'outre-tombe dans plusieurs proses de Rimbaud.
Je vais quand même accentuer ce qui me paraît le plus probant en l'état actuel de mes investigations.
Par exemple, la question "Qu'est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend?" fait songer à la justification que se cherche Chateaubriand autobiographe. Qu'est-ce qui fait que je puisse offrir le récit de ma vie à lire aux gens ? Que fais-je au monde ? Certes, la question précise de Rimbaud va au-delà, mais c'est bien une question sur la raison d'être et le sentiment du néant qui se joue.
Je relève tel passage : "Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m'accablent de leur force et de leur multitude : et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde?" et telle clausule de chapitre : "notre vie est si vaine qu'elle n'est qu'un reflet de notre mémoire."
Le mot "néant" me fait également penser, même si cela est peut-être arbitraire en étant présenté ainsi, à la tentative ratée de suicide de Chateaubriand à l'aide d'un fusil de chasse.
Quant au Brahmane avec ses proverbes, je trouve que cela entre en résonance avec des rêveries de ce type que Chateaubriand s'attribue dans sa jeunesse, rêveries baignées du même repère indien. Au lieu d'un "pays saint", nous avons d'ailleurs un "fleuve saint".
Se posant en exilé dans la vie, Chateaubriand use lui aussi de la métaphore, certes éculée, du théâtre du monde, et il parle plusieurs fois de scènes : "jouer un rôle sur la scène du monde", etc.
D'autres liens peuvent sembler plus ténus, comme une possible correspondance entre les "études classiques" voulues par la mère de Chateaubriand et les "sciences classiques" nommées dans Vies.
Personnellement, à douze ans, ma petite et ma grande communion étaient déjà derrière moi, j'en étais à la profession de foi. A la lecture des Mémoires d'outre-tombe, j'ai été frappé par la liaison entre les douze ans et la première communion, ce que je tends à rapprocher de la préoccupation plus hostile de Rimbaud à ce sujet et ce que je tends à rapprocher surtout de la formule "Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde". Ce qui se prolonge par un parallèle impliquant cette fois Balzac "j'ai illustré la comédie humaine", ce qui favorise l'idée d'une posture romantique critique ou parodique dans Vies.
Quand Rimbaud parle d'une rencontre avec "toutes les femmes des anciens peintres" et "de la main de la campagne sur [s]on épaule", je ne peux m'empêcher de songer à la naissance de la passion chez le timide Chateaubriand qui la reporte sur une imaginaire sylphide : "Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues", le verbe "composai" a une signification picturale. Dans la section intitulée Phrases, un poème rimbaldien parle d'encre de Chine, d'un saut sur le lit et d'une vision de filles et reines personnelles, ce qui entre en résonance avec le récit de Chateaubriand sur son imaginaire sylphide : lui aussi s'enferme dans sa chambre ou se jette sur le lit si je ne m'abuse et il éparpille les dessins et les couleurs pour admirer son chef-d'oeuvre en une multitude d'apparitions. Pour son dessin, Chateaubriand puisait à tous les siècles, à tous les horizons du monde. On retrouve cette idée de totalité dans Vies.
J'ai relevé aussi une suite d'énoncés brefs, toujours plutôt vers le début des Mémoires d'outre-tombe, où Chateaubriand se vante d'avoir fait le tour de la vie, énoncés brefs très proches dans le style et le rythme de "J'ai brassé mon sang. Mon devoir m'est remis."
Dans mon idée, Enfance porte aussi la marque d'une influence des Mémoires de Chateaubriand.
Je pense même que l'idée de "péninsules démarrées" a à voir avec le romantisme et j'observe la citation de Pline d'une "péninsule spectatrice de l'océan" dans Chateaubriand, lequel parle aussi des "flaques" laissées dans les concavités des rochers, mais pas de "flaches" ardennaises bien sûr. Dans mon article sur Le Bateau ivre de 2006 j'avais insisté sur l'importance de la métaphore du bateau chez les poètes romantiques comme Lamartine et Hugo. La péninsule est une variante de la figure du promontoire, mot qui donne son nom à un poème en prose. Pour Le Bateau ivre, je ne vais pas là forcer une lecture intertextuelle passant par l'écrivain breton, mais dans Enfance les rapprochements sont tentants. Chateaubriand est né au bord de la mer, c'est l'imaginaire romantique qu'il crée, au bord de l'océan plus précisément. Et le célèbre prosateur s'interroge sur ce que va être le monde en avançant : "Un secret instinct m'avertissait qu'en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais."
Cette phrase est suivie en début de paragraphe suivant de celle-ci : "Tout nourrissait l'amertume de mes dégoûts".
Dans Enfance IV, Rimbaud écrit : "Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant." Dans Vies, nous sommes à "l'atroce scepticisme".
J'ai d'ailleurs trouvé des passages où Chateaubriand se complaît dans son "fauteuil" refusant d'aller voir à la fenêtre ce qui a intrigué son frère. La "croisée" fait ensuite elle aussi son apparition dans le texte. Certes, après, cela peut sembler des rapprochements de plus en plus ténus, subjectifs, mais au moins un cadre d'investigation est posé, je n'ai pas encore tout dit là-dessus, et dans tous les cas le miroir romantique pour comprendre l'oeuvre de Rimbaud s'impose encore comme une clef. Ne suis-je pas méritant ?
Comme personne ne va me croire, je publierai moi-même plus tard la synthèse décisive.
Il m'a fallu écrire plusieurs fois la mise au point sur la prose liminaire d'Une saison en enfer, je vois là encore une nouvelle explication de cette prose liminaire où je ne suis surtout pas cité, et on se rapproche toujours plus de mes conclusions, du moins d'après ce que j'ai survolé de l'article de monsieur Verstraete dans le dernier Rimbaud vivant. On doute de rien en rimbaldie...