mercredi 20 décembre 2017

Témoignage et renoncement au sujet d'une étude sur Une saison en enfer

De retour avec quelques livres nouveaux !
J'avais repéré le roman de 1842 Mon oncle Benjamin de Claude Tillier avec la citation de Georges Brassens : "Quiconque n'a pas lu Mon oncle Benjamin, ne peut se dire de mes amis." Quel snob ce chanteur sétois ! On verra, d'autant que je dois encore lire La Femme immortelle de Ponson du Terrail. Après, j'ai découvert un Folio classique réunissant deux contes de deux auteurs différents. Il y a un récit du dix-huitième siècle La Petite maison de Jean-François de Bastide, et juste avant deux versions du conte Point de lendemain qui a intéressé Balzac. La première version est de 1812 et la seconde de 1777, elles ne défilent pas dans l'ordre chronologique. L'auteur est un certain Vivant Denon, ce qui fait un tel calembour qu'on a du mal à croire à son existence. Son prénom serait Dominique et non Vivant. Je verrai. Je me suis enfin acheté La Nef des fous de Sébastien Brant : "C'est ma prièère", ah non ce n'est pas ça ! Il s'agit d'un poème satirique de la fin du Moyen Âge. J'ai songé au motif du vaisseau dans la section finale d'Une saison en enfer, cela va enrichir mon bagage sur le plan de l'iconographie chrétienne, je pense.
En revanche, pour quelques semaines, je n'ai plus sous la main le livre de Margaret Davies sur Une saison en enfer. Impossible donc de finir le raisonnement sur la prose liminaire. Je n'ai plus non plus le livre d'Alain Coelho, j'en ai arrêté la lecture aux premières pages sur la prose liminaire. Je vous en cite quelques extraits que j'ai relevés, parce que ça vaut son pesant de cacahuètes, on a droit à du mauvais Mallarmé :
Ce qui se donne en premier lieu dans le livre de Rimbaud, c'est le titre. Et ce titre, Une saison en enfer, se prolonge dès l'abord tel incomplet, résonne singulièrement à la manière d'un incipit, comme la sommation d'ouvrir un texte qui le densifiera et qui le fixera.
Le titre est d'ailleurs assimilé à un hexamètre parce que l'auteur s'accorde le droit de ne pas compter le "e" du déterminant "une" : "un' saison en enfer". Poursuivons les citations :
Jamais sans doute l'imaginaire soufré de l'Enfer n'aura connu de rétention si fine, de pondération si douce que ce "saison" figé )à l'habitude dans le champ bucolique.

Au passage, l'auteur pense que le titre est "perceptible hors de tout référent religieux".

En fait, le titre "Une saison en enfer" induit une direction et une singularité, plutôt qu'il ne résout un sens, et à fortiori un livre.

[...] le titre de Rimbaud "change" sensiblement de nature, de sens, et se précise au fil du livre, franchissant un à un des paliers de symbolisme poétique, primordial, mais aussi d'un gisement radicalement romanesque, jusqu'à poser - en en sa langue propre et nouvelle - ses questions et ses enjeux ; [...]
Le titre relèverait d'une stratégie de "réception convenue" avec "mystère littéraire", "mémoire tutélaire du roman noir du dix-huitième siècle", "veine gothique d'Hoffmann" et "lignée tonale des histoires d'Edgar Poe." Le texte est en lui-même une "poussée continue, obsessionnelle, orale", tout à la fois "confession, auto-analyse, discernement rêvé", avec je suppose une allusion à "dégagement rêvé".
Et l'auteur précise :

L'outrance et la frénésie semblent en devenir alors le ciment, non le but, la marque d'une absolue urgence et d'une frénétique légitimité.

Celui qui dit est celui qui survit.

Une saison en enfer n'est pas un livre du seuil mais un livre de l'adieu, c'est-à-dire d'une voix à trouver pour la langue et la vie de cet Adieu.

[...] elle est du verbe accolé sur - préexistant jusqu'à la lassitude - du verbe.

[...] Une saison en enfer va de la polyphonie au rien, c'est-à-dire au réel.
Heu ? La citation suivante sera plus intéressante avec la symbolique du soir :
Et "ce soir" est au sens propre une fin de lumière, il matérialise la chute dans le temps, irréparable en regard du grand corps initial, indistinct, non morcelé, le matin, et qui "fut".

(un instant "assise sur les genoux", c'.-à-d. épousée.)
Ah ! bien !

des réminiscences de voix, telles étrangères, mais mêlées, qui s'insèrent dans le flot textuel, dans l'évidence brutale et elliptique du souvenir, lequel est reproduit, mimé au plus urgent à l'intérieur de la voix "générale" du narrateur, celle-là obscure qu'il cherche à trouver, désencombrée de toutes les autres voix également "vivantes".

Le livre rend compte ici d'un cerveau devenu théâtre, exténuation de la scène, vomissement de l'impureté : [...]

Le prologue ou linteau nous révèle"[...] une volonté nette de lieu, d'ordre dans le sens, de préfiguration du livre entier".

Sous la modulation du "Jadis", s'exprime l'immédiate réalité de l'affect qui habite le texte (lequel nous met en prise directe sur la douleur et sur l'humeur de celui qui parle.)

L'auteur parle de "l'effleurement", de "la nostalgie en demi-teintes du Paradis", et il prétend qu'il est question de "la petite enfance, toujours épargnée par Rimbaud même à ses pires heures d'exécration".

L'inversion du monde est l'agir même.

L'auteur a au moins le mérite de cerner à peu près le vrai pour ce qui est de la "Beauté" : "celle - conventionnelle - vécue et respectée dans l'enfance". Il fait un rapprochement plus discutable avec la confusion des valeurs au début de Macbeth : "Le laid est le beau et le beau laid".

Et ça continue :

[...] poussée instinctuelle de la parenthèse à mi-voix "si je me souviens bien" l'imprécision du temps qui n'est plus trône comme impossibilité même d'approcher, dans le domaine du réel, à nouveau la vérité dérobée, du moins sous un mode autre que l'allégorie ou la littérature.
La citation suivante laisse sans voix :

La littérature - qui est donc l'ordre et l'édification sur la page des contours de ce qui fut réel - n'est pas alors la vie, mais une pensée dans un naufrage, une prothèse.
J'ai relevé les définitions lapidaires suivantes du livre de Rimbaud : "une parade scintillante, donnée d'emblée comme une perte de vérité", une "tentative forcenée d'une constitution nouvelle de soi". Il s'agirait selon l'auteur de "dire ce qui s'est déchiré dans la grande unité du "Jadis" ", sauf que c'est une pseudo évidence. Nous ne sommes pas du tout conduit par un raisonnement précis auquel se fier, même si l'auteur peut paraître pertinent, puisqu'il ajoute que ce "Jadis", "une ombre le ternit à jamais".
J'en ai eu assez, j'ai renoncé à travailler sur cet ouvrage, mais je tenais à en rendre compte sur ce blog. J'ai d'ailleurs noté un passage que j'ai accompagné d'une mention "non" personnelle : "elle fut la fascination [non], et demeure l'aliénation", mais je ne me rappelle plus de quoi exactement il était question. Ce que le lecteur peut comprendre, c'est que le livre d'Alain Coelho est une sorte de charabia ampoulé qui suit son cours, mais comme il est indéniable qu'il dit des choses sur le texte on pourrait être tenté de lui faire confiance, alors que son manque de précision laisse passer d'importants contresens et surtout laisse échapper des éléments majeurs pour la compréhension. Cet ouvrage d'analyse littéraire, c'est de la broderie sans queue ni tête. L'auteur ne formule même pas l'enjeu du texte, alors que c'est quand même explicite cette dialectique charité et mort du damné qui pousse le poète à une double révolte, contre dieu et contre le piège de Satan. Il faut tout de même des idées directrices dans un raisonnement ou dans une analyse. Les citations que j'ai faites laissent assez bien deviner les insuffisances réelles de l'analyse d'Alain Coelho. Je ne vais donc pas investir mes énergies à rendre compte de cette étude finalement peu utile à la lecture critique de la poésie rimbaldienne.

Le texte est assez difficile à lire à cause de ses contours syntaxiques, et puis tout d'un coup on a droit à une explication qui éclaire la clarté elle-même :

Une saison en enfer commence par des guillemets, ouverts, et qui ne seront pas refermés ; s'y imbriqueront d'autres voix, avec des guillemets chaque fois refermés.

[...] le démon, lequel "se récrie" (il écoutait donc !)

[...] le "etc." [...] "quel langage désabusé pour un diable [....] le narrateur qui semble le conclure (comme un air ressassé) d'un "etc..." agacé. Ainsi l'auteur interfère lui aussi dans les voix qu'il libère ; il les entend, les anticipe et, comme par lassitude, les modifie, déjà résonances en lui à l'heure où il les livre, échos.
Je vais juste citer pour finir un passage qui a quand même un mérite, et il faut des gens comme moi pour s'en apercevoir, celui de relier la mention "hideux" à la mention initiale "beauté" :

Fragments d'une Saison ("quelques feuillets"), l'ouvrage de Rimbaud est un livre de l'horreur, beauté inversée, laideur frénétique ("des hideux feuillets") et de la perte de soi (notes d'un "damné") [....]

Je reviendrai un de ces jours à la lecture de cet ouvrage, mais ce sera vraiment par acquis de conscience et dans un moment où il me sera loisible d'y consacrer une journée ou deux. Je peux en apprécier quelques détails, car cet auteur a une lecture proche de la nôtre et de celle de Margaret Davies pour les alinéas sur le rejet de la charité comme clef. Il a aussi un discours sur la "beauté" qui montre bien qu'un lecteur non pollué par les prétendus intertextes de Baudelaire et Vigny comprend spontanément qu'il faut opposer une beauté trop conventionnelle à une poésie de "hideux feuillets" adressés à un "Satan" perçu comme "lecteur avisé", "fin lettré".
Parce que, pour l'instant, le consensus sur Une saison en enfer, c'est qu'il y a allusion à la "beauté" des Fleurs du Mal, que la "charité" comme "clef" n'est pas spécifiquement chrétienne, que les "pavots" expliquent les rêves du poète, y compris celui du "festin ancien".
On voit qu'une tradition de lecture se constitue,  à rebours des premières lectures, à rebours des lectures spontanées. L'érudition intimidante selon laquelle Rimbaud évoque la beauté baudelairienne fait des dégâts dans le commentaire critique sur Une saison en enfer. Je relie cela à la phrase finale d'Alchimie du verbe : "Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté." Les rimbaldiens hésitent entre deux lectures : soit il s'agit de rendre hommage, soit il s'agit de congédier. Je fais partie des lecteurs qui considèrent que la beauté est congédiée. Pour le soutenir, je m'appuie sur la lecture du texte, mais je ne vais pas enchaîner sur le détail du texte ici, car je m'appuie aussi tout simplement sur le brouillon correspondant. Le brouillon d'Alchimie du verbe se termine par quatre phrases ou amorces de phrase sur l'art et la beauté. Jusqu'à présent, les rimbaldiens éditent les phrases en suivant. J'ai déclaré que les quatre phrases n'avaient pas être lues à la suite l'une de l'autre sur le brouillon, mais qu'il s'agissait de quatre essais. Rimbaud n'avait besoin que d'une phrase en clausule, mais il cherchait une phrase à effet. Or, pour deux essais, Rimbaud a écrit "L'art est une sottise", ce qui prouve sans appel que "saluer la beauté" cela veut dire congédier la beauté et non pas lui rendre hommage.
Le problème, c'est que les lecteurs critiques de Rimbaud ont une propension à refuser l'évidence. Ils préfèrent supposer que du brouillon au texte définitif le poète a très bien pu dire le contraire de son idée de départ. En gros, le poète conserverait le même texte, mais il inverserait juste la conclusion. Je remarque que dans son livre Se dire et se taire Danielle Bandelier qui assimilait déjà le passage de "autels" à "outils" en tant que glissement phonétique, au lieu d'y voir une confusion graphologique de l'ouvrier-typographe, considère que la répétition "l'art est une sottise" sur le brouillon est peut-être une maladresse involontaire. Effectivement, l'analyse de la poésie rimbaldienne offre le spectacle d'une guerre d'une "logique bien imprévue", parce qu'il faut expliquer à tout moment pourquoi il est pertinent de considérer que tel changement est une corruption et non une variante, pourquoi tel texte ne doit pas se lire paresseusement de la première à la dernière ligne, mais doit être pensée différemment. Enfin, il faut sans arrêt aller récupérer des paroles alliées, parce qu'un consensus d'une majorité de commentaires se contrefiche de la solidité des raisonnements.
C'est pour cela que je n'hésite pas à rendre compte de tout ce qui me tombe sous la main au sujet d'Une saison en enfer. Il faut absolument que les gens sentent qu'au-delà de l'hermétisme du texte rimbaldien la critique a aussi une histoire et que les éditions en rendent compte auprès de nouveaux lecteurs de Rimbaud, ce qui crée des conditionnements où certains contresens perdurent parce qu'ils ont pignon sur rue.

vendredi 15 décembre 2017

Un problème d'établissement du texte de Vigny !

La suite de mes études métriques va arriver, mais je rencontre une difficulté.
En Poésie Gallimard comme en Garnier-Flammarion, les vers suivants du poème "La Dryade" coince entre virgules l'expression "un moment joyeuse". Or, la mention est à cheval entre deux vers. On comprend que "joyeuse" n'est pas adjectif épithète de "moment", la construction suppose une complémentation plus complexe : la dryade est joyeuse pour un moment, etc. La configuration métrique est étonnante : il y a un rejet de l'adjectif "joyeuse" ou un contre-rejet de "un moment". Je galère un peu avec l'analyse du passage et je me demande comment bien en parler au plan de la versification.
Un métricien que j'ai sollicité m'a fait remarquer que l'édition de 1822 ne comportait qu'une seule virgule, ce que je n'avais pas vérifié, ça arrive.
Donc, comme il  y a eu plusieurs éditions du vivant de l'auteur, j'estime que tout risque d'erreur a été contrôlé.
Sur Gallica, j'ai consulté l'édition originale de 1822 et sur GoogleBooks une édition de 1859. Il n'y a en effet qu'une seule virgule et, mieux encore, une correction est apportée dans l'un de ces vers mais à un autre endroit, la virgule après "feu divin" de 1822 est devenue point-virgule en 1859, si je ne m'abuse.
Donc, voici comment ces vers devraient être édités, je flanque des crochets pour rappeler l'endroit de la virgule dans les éditions courantes actuelles.

[...]
Le chêne ému tremblait, la flûte de Bathylle
Brilla d'un feu divin ; la Dryade[] un moment
Joyeuse, fit entendre un long frémissement,
Doux comme les échos dont la voix incertaine
Murmure la chanson d'une flûte lointaine.

On comprend que Bathylle a enchanté la dryade et que le jeu de la flûte porte le coup de grâce. Nous avons "Le chêne ému trembl[ant]" et une double reprise de "doux" et de "flûte" qui confirme qu'il y a un duo. La flûte a un effet divin, puisque la Dryade répète avec douceur le motif de la flûte, pour dire cela prosaïquement. Vigny a écrit en gros : la flûte de Bathylle est divine ,la dryade frémit douce comme la douceur de quelqu'un (des échos) qui imite (diffusent) le motif joué par une flûte. Ce n'est pas ce que j'ai trouvé de plus adroit, en fait, mais bon...
La virgule sépare abruptement le sujet du verbe, sorte d'effet rythmique, il y en a un chez Rimbaud un peu de la sorte je crois.
Ceci dit, le sujet de "fit entendre un long frémissement" est obligatoirement "la Dryade", puisque la proposition précédente est close : "la flûte de Bathylle Brilla d'un feu divin", ce qui empêche de reprendre par exemple "le chêne ému" en fonction sujet.
Donc la dryade fit entendre un long frémissement.
L'expression "un moment joyeuse" qualifie la dryade, et "un moment" qualifie "joyeuse", donc la dryade devient joyeuse mais juste un moment. Et ce moment coïncidera au plan poétique avec la durée du "long frémissement". La joie retombe à la fin du frémissement.
La virgule est rythmique, mais elle est aussi justifiée par la prédication selon moi. La dryade étant pour un moment joyeuse, elle fit entendre un long frémissement...
Ma lecture est-elle exacte ? Je galère un peu. J'espère résoudre la difficulté avant une semaine. Je suis absent jusqu'à mercredi.
**
Une petite note en plus : on m'a peut-être pris pour un fou de citer comme ça "et l'Albertine de Marat" d'une page de Charles Demailly des Goncourt en pensant y trouver matière à développement avec le roman proustien.
En fait, quand j'ai parlé de Renée Mauperin, j'ai indiqué que j'avais repéré deux phrases qui me rappelaient une phrase de transition entre la fin des amours avec Albertine et le volume du Temps retrouvé : "Il faut laisser les jolies filles aux hommes sans imagination", citation de mémoire.
Or, à la fin du chapitre avec ma citation "Albertine de Marat", nous avons une phrase qui fait à nouveau écho avec la phrase de Proust : "Au fond, -reprit Demailly, - l'amour est la poésie de l'homme qui ne fait pas de vers, l'idée de l'homme qui ne pense pas, et le roman de l'homme qui n'écrit pas... Il est l'imagination de l'homme positif, sérieux, de l'homme de prose, de l'homme d'affaires, épicier ou homme d'Etat, autour d'un corps ou d'une robe... mais pour l'homme de pensée, qu'est-il ?
-Le rêve ! - dit Lamperière.
Peu de chapitres plus loin, Demailly est rapidement marié à Marthe, sachant que ça va très mal tourner et que c'est donc l'inverse de la distribution proustienne.
Le chapitre où se trouvent les deux citations contient des réflexions sur ce qu'est la femme, avec de la misogynie, par exemple la femme en intelligence par rapport à l'homme elle est à 16 contre 17, ce qui, au passage, est un aveu que cela ne peut pas se prouver mais qu'à la limite cela pourrait s'envisager comme des tendances (je ne souscris pas, je dis que là le débat n'est pas clos). En effet, à tout le moins, il est impossible, d'après moi, de prouver les différences d'intelligence entre les femmes et les hommes, ça n'a forcément aucun sens, puisque l'intelligence a des degrés divers tant chez les hommes que chez les femmes, etc. Par ailleurs, l'intelligence se manifeste par des formes diverses, il y a plusieurs formes d'intelligence (mobilisation de la mémoire, répartie, vitesse de réaction adaptée dans le concret, intelligence dans le recours à son corps, compréhension, cohérence, finesse d'observation, etc.). Surtout, comment mesurer les réflexions intelligentes ? Dans la vie, on fait ou on ne fait pas des réflexions intelligentes, mais en-dehors de l'élaboration complexe de la pensée, comment juge-t-on dans la vie quotidienne du degré d'intelligence d'un comportement, d'une résolution de problème ? Cela n'a pas trop de sens, puisque le sens commun cartésien nous l'avons tous et que les échecs ne sont pas à chercher dans un problème d'intelligence pure dans la plupart des cas. L'élaboration de la pensée va distinguer des individus, pas des groupements humains non arrangés. En plus, l'intelligence que nous estimons le plus, c'est celle qui apporte des résultats, elle est alimentée par l'endurance et une sorte de refus de révérer quoi que ce soit comme supérieurement intelligent. Donc je ne crois pas à une mesure de l'intelligence. Un autre argument, c'est que la femme serait plus proche de la vie des sens que l'homme. Là, c'est une opinion qui demande débat. Rappelons qu'une vidéo d'interview de Jacques Brel déployait aussi des considérations étonnantes sur les rapports hommes-femmes ("la femme elle veut le nid, elle prend la liberté de l'homme, etc."). Aujourd'hui, notre civilisation subit une dictature étrange, on nous impose de l'ingénierie sociale avec des évidences qui n'en sont pas, mais il faut au moins analyser les auteurs du passé dans le cadre qu'ils n'hésitaient pas à exprimer, sous peine de ne pas comprendre ce qu'ils écrivaient.

mercredi 13 décembre 2017

L'emploi du tiret, des Goncourt à Rimbaud ?

Quand on songe que la revue Parade sauvage ne sort même pas un volume par an, que les autres publications sont clairsemées et que seuls six livres sont, encore bien timides chacun, considérés comme utiles pour aborder l'analyse critique d'Une saison en enfer, on peut se dire que je fais fort à mettre en ligne trois articles par semaine. Je pourrais en publier un tous les jours, en fait.
Parfois, il est vrai, je redéploie ce que j'ai déjà dit, mais c'est normal : le discours ne passe pas.
Ici, j'ai continué en parallèle mon étude sur Les Goncourt - Zola - Proust, j'ai lu la moitié déjà du roman Charles Demailly d'abord paru sous le titre Les Hommes de lettres.
Ce roman a connu très peu de publications au vingtième siècle, ce qui est rappelé dans la présentation d'Adeline Wrona. Les rares éditions étant épuisées, peu de gens ont lu ce roman.
Pourtant, il n'y a que très peu de romans des frères Goncourt, puisque Jules est mort en 1870. Il y a bien eu La Fille Elisa, roman dont le sujet est autrement intéressant que celui de Zola Nana sur la prostitution, qui, sorti en 1877, représente encore un travail fait en commun par les deux frères.
Mon sentiment, c'est que Les Goncourt se sont plus laissés vivre qu'ils n'ont été des écrivains convaincus. Ceci dit, ils ont une plume, je ne cherche pas à savoir si le mot d'Edmond est vrai que Jules était le plus talentueux. C'est bien possible, mais je n'ai lu que ce qu'ils ont écrit en commun quasi, La Fille Elisa comme cas à part, et il faut noter que ça coïncide avec ce qu'aurait pu lire Rimbaud à cause toujours de cette date de décès du plus jeune frère.
Il y a quelques années, j'ai lu Manette Salomon, je pensais faire un article là-dessus, à cause de la description de la vie de bohème des peintres, mais je n'avais pas de truc rimbaldien si fort que ça à mettre en avant, je n'ai pas renoncé au projet, je l'ai laissé de côté. J'ai remarqué que Philippe Rocher a parlé de Manette Salomon dans un article il y a quelques années aussi, coïncidence que j'ai notée en passant.
Le roman Charles Demailly, dont le nom de héros est une corruption de celui d'un ami de Balzac, Charles Lassilly, a des aspects littéraires intéressants, mais c'est un énorme bricolage de paresseux. Les frères avaient d'abord écrit une pièce, et comme ils ne pouvaient l'imposer, ils ont transformé cela en un roman, mais avec en plus une sorte d'aléa, une anecdote qu'on leur a racontée et qu'ils ont intégrée avec plus ou moins de bonheur à leur intrigue initiale. Tout le décousu du début de roman est assez déconcertant. On voit bien dans les premiers chapitres le texte de la pièce réorganisé en matière de roman, mais avec une sorte de minimalisme de la transposition qui laisse pantois.
Au cours du roman, Charles Demailly devient romancier, le titre La Bourgeoisie frisant la mise en abîme à cause du titre primitif Les Hommes de lettres.
Le roman intéresse la recherche sur Zola, puisque ce projet de roman de Demailly expose un peu ce qui est repris dans Les Rougon et surtout les origines des Rougon-Macquart sur trois générations qui font une partie du premier roman de la série La Fortune des Rougon. Cela est connu.
Mais il y a autre chose. Le roman fait défiler des personnages qui sont en partie inspirés de personnages réels, d'artistes ou écrivains réels. Ce n'est pas toujours très clair. Les portraits ne sont pas souvent ressemblants malgré tout. Ceci dit, quand Demailly devient écrivain, les Goncourt s'appesantissent sur certaines rencontres, notamment celle avec Boisroger dont le modèle est Banville, il y a aussi dans la foulée Barbey d'Aurevilly et Paul de Saint-Victor.
Du coup, je me demande si Verlaine n'a pas conseillé la lecture de Charles Demailly à Rimbaud. Il y a tout un univers de la "blague" entre littéraires (sauf que les Goncourt sont assommants, Hugo étant bien meilleur pour nous charmer), toute une description satirique du milieu des journalistes et des personnages avec des clefs vers des hommes de lettres authentiques connus d'au moins Verlaine pour l'essentiel, et il y a un portrait de Banville qui prend une certaine étendue.
Il y a enfin les procédés littéraires. J'ai relevé des expressions, des idées, qui entrent en résonance pour moi avec des passages de Rimbaud dont Une saison en enfer, mais ce sont des impressions que je me mets en réserve pour laisser mûrir tout ça et voir ce que je peux en faire.
Ceci dit, il y a plusieurs passages sur "le moi" qui m'ont frappé. J'ai songé aux lettres de Rimbaud bien sûr, et j'ai fait une relation avec Hugo, parce qu'à un moment donné l'expression "le moi" est à proximité d'une formule sur ceux qui se regardent le nombril. Je n'ai pas pu cerner si cela visait Hugo, parce que je n'ai pas arrêté ma lecture pour méditer l'idée à ce moment-là, mais je prends des notes, des numéros de pages pour faire des retours, etc.
Enfin, dans ce roman qui est décousu à plusieurs degrés, je suis tombé sur un passage avec un emploi significatif du tiret. Il y en a quelques-uns épars dans le roman, j'en ai un autre important qui m'a marqué. Mais, ici c'est XVII, un extrait du journal intime du héros. Il y a une mention de date "Juillet" et puis, page 87 de mon édition, environ vingt lignes d'une description qui n'est pas sans faire passer au "fragment" placé sous le titre "Phrases" dans les Illuminations, et l'air de famille entre les deux textes s'est imposé à moi.

   Un oiseau qui chante par ricochets, des gouttes d'harmonie claire tombant goutte à goutte de son bec ; l'herbe haute, pleine de fleurs et de bourdons au dos doré, et de papillons blancs, et de papillons bruns ; - les plus hautes herbes hochant la tête sous la brise qui les penche ; - des rayons de soleil allongés et couchés en travers du chemin vert et couvert ; - un lierre qui serre un chêne, pareil aux ficelles de Lilliput autour de Gulliver ; - entre les feuilles, des piqûres de ciel blanc, comme des piqûres d'épingle ; - cinq coups de cloche apportant au-dessus du fourré l'heure des hommes, et la laissant tomber sur la terre verte de mousse ; dans le bois bavard de cris d'oiseaux, des moucherons volant et sifflant tout autour de moi ; - le bois plein d'une âme murmurante et bourdonnante ; - un bon gros aboiement à l'horizon ; - le ciel d'un soleil dormant... et tout cela m'ennuie comme une description...
   C'est peut-être la faute de ces deux chiens que je regardais jouer sur l'herbe : ils se sont arrêtés pour bâiller.
Voici le texte en prose de Rimbaud duquel le rapprocher :

   Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l'air ; - une odeur de bois suant dans l'âtre, - les fleurs rouies - le saccage des promenades - la bruine des canaux par les champs - pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens ?

Le tiret est bien présent dans quelques poèmes, mais il est plus abondant encore dans "Angoisse", "Fête d'hiver" et "Nocturne vulgaire" si je ne m'abuse, sachant que dans "Nocturne vulgaire" figure le néologisme "opéradiques" que les Goncourt ont employé dans un extrait de leur livre L'Art du dix-huitième siècle que la revue La Renaissance littéraire et artistique a publié dans ses colonnes dans les premiers mois de l'année 1873.

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Je colle ceci ici pour ne pas le perdre. Comme je travaille aussi sur l'influence des Goncourt sur Proust, je relève au chapitre XXXVII, page 198, le propos rapporté suivant : "- Et l'Albertine de Marat... fi ! Il n'y a qu'une maîtresse, - dit de Rémonville, - la femme baignée dans le lait, la femme mégissée..." Je verrai bien ce que j'arrive à faire de cette piste.



lundi 11 décembre 2017

Publicité : reprise de mon blog Garage ivre

Pour éviter de tout confondre, j'ai relancé mon blog sur la musique rock. J'en profiterai pour graver dans un article mes découvertes sur les "plagiats" des Stones, lesquels ont été très mal digérés par les fans sur internet, sauf qu'on me les repique déjà, y compris sur format papier. Décidément, quelle vie étrange j'aurai eue ! Là, agacé par les gens qui citent leurs titres préférés de Johnny Hallyday, au détriment des vraies références et de ses vraies périodes de gloire, j'ai réagi. Je n'écoute pas de Johnny, je n'en achète pas, mais là il fallait que je marque le coup. J'ai fixe trois titres majeurs "Retiens la nuit" de Garvarentz et Aznavour, "Que je t'aime" et "Oh ! ma jolie Sarah". J'ai entamé la résistance face à ce dont on nous abreuve "L'Envie", "La Musique que j'aime", "Quelque chose de Tennessee", etc., etc. Je pense que j'ai dit aussi un truc pas mal du tout sur les reprises, et puis il y a une petite citation rimbaldienne. Ahahahah! Quel potache, ce spécialiste de Rimbaud !
J'exprime tout de même un ras-le-bol contre les ornières si pas du mauvais goût, du goût d'aristocrate affadi qui s'ignore...


dimanche 10 décembre 2017

La prose liminaire d'Une saison en enfer : quelle lecture, quels enjeux : Davies, Brunel, Molino ?



Interlude. Essayons d'imaginer la rencontre du poète avec la Beauté, plutôt sur une scène disco avec une sensuelle Pamela Hensley en bikini avec un casque à cornes pointées vers le bas, ou bien une soirée karaoké où exprimer avec toutes les affectations de voix du rocker une insatisfaction devant un ange nommé Gabrielle. Je n'écoute pas de Johnny, mais j'ai quand même cherché à être de circonstance.




L’analyse du premier alinéa n’a pas à nous retenir outre-mesure dans la perspective qui est la nôtre. Les critiques, et en l’occurrence Margaret Davies, Pierre Brunel, Yoshikazu Nakaji et Jean Molino, s’accordent pour y lire une concorde entre gens d’une société civile chrétienne bien ordonnée. Le mot « agapes » est souvent retenu avec juste un travers de critiques récents dont la crise d’érudition les amènerait presque à privilégier la référence antique païenne à Lucrèce. Nous savons que la métaphore du « festin » s’inscrit clairement dans un discours sur la religion. Il ne faut pas toujours chercher à montrer que nous sommes plus subtils, plus érudits, que la lecture immédiate. Margaret Davies parle elle de « liesse communale », sans se rendre compte de la qualité du mot « communale ». Rimbaud avait soutenu l’avènement de la Commune en 1871 et, suite à la semaine sanglante, Rimbaud a composé un long poème intitulé « Les Premières communions ». Il me semble que même à l’époque de Rimbaud les premières communions étaient célébrées en mai et que ce sut le cas de sa jeune sœur Isabelle en 1871 même. Ce que je comprends, c’est que chez lui Rimbaud se morfondait, assistant impuissant à l’espèce d’enrégimentement catholique de toute la famille au moment où la répression bat son plein contre les communards prisonniers ou en fuite. Et l’enveloppe sonore est capitale dans cette mise en tension que représente le poème « Les Premières communions » : Commune et communion. Si ce substrat ne recouvrait aucune importance comment expliquer le soin scrupuleux qu’a mis Rimbaud à faire figurer la mention « premières communions » dans le poème « Après le Déluge », où nous savons, à moins d’une inébranlable mauvaise foi, qu’il est question des lendemains de la Commune, de la reconstruction de la France après la semaine sanglante. La communion avec Dieu s’oppose avec la communion de la Sociale en quelque sorte. « Les Sœurs de charité » et « Les Premières communions » sont deux, je ne dirai pas « avant-textes », mais jalons essentiels dans le développement de la pensée de Rimbaud qui va aboutir à la rédaction d’Une saison en enfer. Et l’idée de communion implique celle de charité. Tout cela est étroitement solidaire. Pour ce premier alinéa, la lecture est à peu près la même pour tous. C’est sur son intégration à l’ensemble que les discours vont diverger. Nous aurons à revenir sur la subordonnée « si je me souviens ».
La deuxième partie rassemble un certain nombre d’alinéas, six en tout, nous allons du second au septième alinéas. Il s’agit d’un moment de révolte. Nous écarterons d’emblée l’idée que cette révolte ait aussi un caractère initiatique comme le soutient Nakaji. Quelques points plus précis doivent intéresser la réflexion. Par exemple, le second alinéa est une sorte de transition. La rupture survient « Un soir », certes, mais ces deux mots ne nous propulsent pas tout seuls en-dehors du festin. Toute la scène décrite au second alinéa fait partie du festin. Certains rimbaldiens : Cecil Arthur Hackett, Antoine Adam, Antoine Fongaro, Mario Richter, Yann Frémy et quelques autres, même Bruno Claisse, soutiennent que la « beauté » serait une prostituée, voire la beauté maléfique des Fleurs du Mal. Or, si l’influence d’une expression du poème « La Maison du berger » de Vigny qui assimile la Muse à une catin est toujours possible, le discours de Rimbaud est non équivoque. La « beauté » fait partie du festin. Elle est du côté de la justice, des valeurs d’ordre de la société et du côté de l’espérance, de la charité, de ses valeurs chrétiennes. Les articulations sont claires. Trouvant amère la beauté, le poète s’arme contre la justice et veut étouffer l’espérance. Songeant à revenir au festin où la beauté figurait de manière centrale, le poète se rend compte qu’il a affaire à la « charité ». En clair, Rimbaud se moque éperdument que la « Beauté » puisse être une catin, il n’est pas dans la recherche de convenance du discours de Vigny. Le poème de Vigny est assez retors puisque le vieillard qui le premier en Grèce prostitue la Muse n’est autre qu’Homère, qu’il est suivi par Horace et Voltaire avant le mépris des tribuns, avant que Vigny ne propose la rédemption, l’attendrissement pour les prostituées étant un poncif un peu naïf de la littérature romantique. Mais, pour s’en tenir à l’essentiel, dans « La Maison du berger », Vigny dénonce la prostitution de la « Muse » et ce qu’Homère et les autres en ont fait, en évitant de se mettre en scène : « Un vieillard » « t’assit sur ses genoux ». Dans Une saison en enfer, c’est le poète lui-même qui s’empare un peu cavalièrement d’une partenaire : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. » Ce poète ne se reproche rien, il fait des reproches à la Beauté. C’est bien la preuve que ce lien supposé à la prostitution est sans conséquence pour la lecture du texte. Quant à la filiation baudelairienne, il me semble assez évident que Baudelaire ricanerait lui-même de ceux qui croient lui rendre ainsi hommage. Passons sur le fait que l’allégorie de la « Beauté » puisse être assez générale que pour ne pas impliquer une sorte de privilège à sa création par Baudelaire et Rimbaud. Dans Les Fleurs du Mal, il y a deux poèmes avec une allégorie nommée la Beauté. Dans les deux cas, ce sont deux êtres sataniques. Dans le sonnet « La Beauté », il y a une mise en scène de sa fascination malsaine sur les poètes qui entraîne un péché d’idolâtrie. Et dans ce sonnet, elle est un point fixe immobile dans l’univers. Dans le poème « Hymne à la Beauté », j’ose espérer que les lecteurs ne suspendent pas leur jugement quand le poète s’interroge sur l’alternative ange ou démon, puisque la possibilité d’une confusion prouve que c’est un être satanique. Si vous ne comprenez pas ça, arrêtez de lire de la poésie, passez à autre chose. D’ailleurs, à cette nouvelle allégorie baudelairienne de la Beauté, des actes maléfiques lui sont attribués comme marcher sur des morts dont elle se moque, cela étant dit en passant pour les lecteurs qui s’accrochent et veulent encore croire en eux-mêmes. Dans Une saison en enfer, nous n’avons pas comme dans l’une ou l’autre mise en scène de Baudelaire une « Beauté » extérieure à notre monde qui vient pour nous tenter. Nous avons une « Beauté » parfaitement intégrée à la société. Dans les poèmes de Baudelaire, la Beauté cherche à détourner les poètes du monde dans lequel ils vivent et de la religion, forcément. Dans la prose de Rimbaud, la Beauté est l’incarnation la plus haute du festin dirions-nous, puisque c’est elle qui médiatise tout le rejet d’ensemble de la vie extraordinaire de ce « Jadis » immémorial. Elle ne fascine par pour extraire les gens du monde du bien, elle provoque le rejet d’elle-même et du monde du bien. Parions que Baudelaire, lui, ne s’y serait pas trompé et qu’il aurait admiré le texte de Rimbaud tel qu’il est. La Beauté chez Baudelaire enivre, chez Rimbaud elle est amère. L’opposition est tranchée, et ce n’est pas une opposition entre les deux poètes, c’est qu’ils ne parlent pas de la même chose. L’un a défini la Beauté dans le Mal, l’autre dans l’équation Beau=Bien=Vrai. Ce n’est pas la même allégorie, tout simplement. Il y a d’ailleurs d’autres enjeux à souligner. Dans la prose liminaire, nous avons donc l’épisode de la « Beauté » qui provoque la rupture et une mention de « bons tours » qui ont été joués « à la folie » au cours de la révolte. Or, le cœur du livre Une saison en enfer, ce sont deux sections réunies sous le titre commun « Délires ». Le thème de la folie contenu dans le mot « Délires » est consolidé par le titre « Vierge folle » du premier récit et par sa mention dans la phrase introductrice du récit « Alchimie du verbe » : « A moi l’histoire d’une de mes folies. » Mais ce n’est pas tout. La « Vierge folle » est une femme que le poète, Epoux infernal, a assise sur ses genoux. Et la mention allégorique de la beauté revient à la fin de la section « Alchimie du verbe » : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » Tout cela veut clairement dire que la notion de « beauté » concerne à la fois l’éternel féminin et l’art. Davies et des commentateurs plus anciens n’étaient pas contaminés par la prétendue filiation baudelairienne. En revanche, dans les années soixante et soixante-dix, l’idée qui prédominait était d’une allusion à la poésie parnassienne. C’est une lecture biaisée. Le Parnasse est un mouvement précis, alors que Rimbaud dans « Alchimie du verbe » des « célébrités de la peinture et de la poésie moderne ». Le cadre n’est pas le même. Rimbaud se dresse contre les institutions. Enfin, « Alchimie du verbe », compte rendu d’expérience littéraire accorde une importance maximale, ne doit pas occulter tout le reste du livre Une saison en enfer, et notamment le récit intitulé « Vierge folle » qui ne doit pas former pour rien un diptyque avec « Alchimie du verbe ». Clairement, il s’impose de considérer que Rimbaud vise l’équation Beau=Bien=Vrai qui va concerner la religion, l’amour et l’art. C’est ça que vise Rimbaud : qu’est-ce que vous voulez que ce soit d’autre ?
Un point important dans l’étude de Margaret Davies concerne la phrase suivante : « Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. » Elle n’est pas la seule à avoir envisager la relation à La Comédie de Dante. Il y a même une étude un peu folle qui consiste à essayer de retrouver un maximum de liens possibles entre « L’Enfer » de Dante et Une saison en enfer de Rimbaud. En revanche, Davies insiste sur la présence d’un unique verbe conjugué au passé simple au milieu d’un récit porté par les passés composés. Les passés composés sont employés dans la mesure où le poème a une forme de bilan. Les actions passées sont regardées en fonction d’une situation présente. Le passé simple est un temps coupé du présent, avec un procédé original où on se représente l’action de son début à sa fin. C’est un temps qui crée un effet de saturation particulier. Effectivement, ce passé simple dramatise bien l’extinction de l’espérance, ce qui prouve que Rimbaud écrit en fonction d’un plan bien concerté. En étouffant l’espérance, vertu théologale, il ne fait aucun doute que Rimbaud imagine une plongée infernale sur le modèle de Dante dont la phrase d’avertissement au linteau de l’Enfer est bien connue : « Lasciate ogni speranza voi ch’entrate » (« Laissez toute espérance vous qui entrez »). Le poète se met dans les bonnes dispositions pour franchir le seuil infernal, c’est clairement ce que dit le texte de Rimbaud. Après, chercher d’autres influences de La Comédie de Dante, ça c’est un autre débat.
L’autre jalon important dans cette révolte est celui de la venue du printemps. Comme le livre s’intitule Une saison en enfer, beaucoup de rimbaldiens (Hackett en 1973, Molino en 1991-1994, etc., etc. se font un jeu de montrer que Rimbaud a pu placer des bornes en ce sens. Le récit commencerait au « printemps » et se finirait en « automne ». La « saison en enfer » aurait lieu l’été avec une transposition de la chaleur du soleil en fournaise pour damnés. Pour les paresseux, cela est prouvé en deux temps. Le mot « printemps » est mentionné dans la prose liminaire et le mot « automne » dans la section « Adieu ». Pour la mention « Adieu », il n’y a rien à dire. La fin de l’enfer coïncide bien avec l’arrivée de l’automne. En revanche, la mention « printemps » pose forcément problème. La révolte a commencé « Un soir », mais nous ne savons pas en quel saison. La venue du « printemps » succède à une belle série d’actions : fuite et rejet de la Beauté, guerre à la justice, étranglement de l’espérance et de la joie, appels réitérés à des affrontements avec des bourreaux, fusils, etc., choix du malheur comme dieu, développement de « l’air du crime », « tours » joués « à la folie ».
Une solution est de ne prêter à toute cette révolte qu’une dimension verbale en attente de la chute infernale réelle. Toutefois, les échos avec « Mauvais sang » invitent à penser que c’est déjà l’enfer. Certains peuvent penser que « Mauvais sang » est plutôt un prélude à l’enfer. La saison infernale commencerait avec « Nuit de l’enfer ». Cependant, là encore, des difficultés apparaissent à la lecture de « Vierge folle » qui rapportent au sujet de l’Epoux infernal des phrases en écho avec « Mauvais sang », sachant que la Vierge folle est désignée comme un « compagnon d’enfer » et cette fois dans le nom même d’Epoux infernal on a une identification qui clôt le débat. Faut-il dissocier sur une échelle de progression temporelle l’épisode du poète de « Mauvais sang » voué par là même à l’enfer et l’épisode de l’Epoux infernal qui pourrait dire parfois la même chose mais à partir désormais de l’enfer ? Ces subtilités m’ont l’air d’être tarabiscotées. Même si la transition entre « Mauvais sang » et « Nuit de l’enfer » a bien l’air d’orchestrer un passage en enfer, quand nous lisons la prose liminaire, le « printemps » n’apporte qu’un élément supplémentaire à une série de maux déjà en place. Dans l’alinéa suivant, le poète veut se ressaisir, mais si nous ne considérons pas toute la révolte comme l’expression du séjour en enfer, nous aurions donc droit à une ellipse du passage en enfer même. Franchement, quand je lis le texte, je suis obligé de me dire que l’enfer a commencé dans le basculement du second au troisième alinéa. Je ne vois pas d’autre interprétation possible. C’est vrai que le début de « Nuit de l’enfer » ou la mention de l’automne dans « Adieu » peuvent suggérer une tentation de la part de Rimbaud de faire coïncider la « saison » avec des bornes dans le cycle des saisons. Mais, pour moi, tout cela n’a pas été finalisé et le texte conserve des aspérités qui interdisent de considérer que la saison ne dure qu’un été, sans même parler de l’argument coup de massue. La mention « avril-août 1873 » qui flatte partiellement la thèse de bornes en fonction des saisons n’empêche pas de remarquer que les poèmes cités dans « Alchimie du verbe » datent de l’année précédente. Surtout, c’est l’écriture de la prose liminaire qui ne colle pas. Le printemps est la dernière étape d’une chute infernale, mais l’enfer commence clairement avant ce printemps. Un « affreux rire de l’idiot » comme franchissement du seuil infernal, ce n’est pas très convaincant. Que ça plaise ou non, Rimbaud n’a pas porté à un point de perfection les pilotis métaphoriques. Je trouve assez vain d’aller fouiller là-dedans, on a mieux affaire pour apprécier cette œuvre. En tout cas, Jean Molino prétend lui que les deuxième à septième alinéas représentent la « saison en enfer », jusqu’à la contradiction, puisqu’il dit en même temps que la saison en enfer commence au printemps.
En revanche, si nous considérons que l’enfer commence au moment du rejet de la Beauté, avec l’opposition de deux mondes, la venue du printemps peut entraîner des considérations plus fines sur le sens profond du texte de Rimbaud. Le printemps est la saison du renouveau et de l’espoir, de la joie aussi. Or, le poète a fait s’évanouir « toute l’espérance humaine » en lui et il a étranglé « toute joie ». Le printemps serait-il un équivalent de la « Beauté » qui a rendu le poète amer au point de l’injurier ? C’est un peu difficile à admettre quand on songe à tous les poèmes de Rimbaud sur la Nature, ce en quoi il est très différent de Baudelaire qui préfère le minéral et la ville. Mais en tout cas cet « affreux rire de l’idiot » s’explique par la tension entre le projet de révolte du poète et ce que manifeste la nature. Davies, dans sa lecture, soulignait que le printemps était la saison de l’espoir et cet « affreux rire de l’idiot » est l’expression du blocage du poète à n’en point douter. Bref, la saison en enfer s’est détachée du cycle des saisons naturelles. L’accord se renouera dans « Adieu » avec une coloration négative maintenue du fait du passage à l’automne avec l’annonce de l’hiver, mais ici nous avons une disjonction, une rupture entre abandon infernal et retour du printemps.
Je traiterai de l’analyse de Nakaji pour la seconde partie la prochaine fois. Nous nous rapprochons à grands pas du cœur du débat, la confrontation de la lecture de Pierre Brunel et de celle de Jean Molino pour la troisième partie. Je me suis déjà exprimé certes, mais je vais le faire à nouveaux frais. Bientôt, nous passerons à l’étude du motif de la « charité » dans l’ensemble du livre Une saison en enfer, puis nous étudierons de très près « Vierge folle ». Les lecteurs peuvent remarquer que, en revenant sur des sujets débattus, nous améliorons significativement certains pans de la réflexion.

A suivre donc…

vendredi 8 décembre 2017

Ce que j'ai à dire sur la prose liminaire en raccourci

Pour ceux qui ne veulent pas d'une étude en plusieurs étapes, voici ce que j'ai à dire sur la prose liminaire d'Une saison en enfer en raccourci.
Sans titre, la prose liminaire est une sorte de préface ou prologue, mais une préface ou un prologue conçu rétrospectivement par le personnage principal, le "damné" censé avoir écrit les "feuillets" de "Mauvais sang", etc.
La prose liminaire embrasse toute la trajectoire du livre de la chute à la fin de l'enfer et elle présente la question essentielle : comment échapper à l'alternative : charité chrétienne ou mort et damnation du révolté ? Ce n'est pas parce qu'il refuse la charité que le poète consent à y laisser la vie.
Le texte est composé de trois mouvements inégaux. Le premier alinéa offre la "thèse" de la vie heureuse du chrétien dans une société chrétienne. Cette thèse est une "illusion" confinée dans la représentation d'un passé immémorial. ("thèse" et "illusion" sont deux termes employés par Margaret Davies).
 
   Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 

Ne méditant pas la restriction "si je me souviens bien", les lecteurs ont tendance à assimiler ce "Jadis" à un passé réel du personnage, et donc à son enfance, ce qui devient l'enfance du poète Arthur Rimbaud dans le cas des interprétations biographiques. Cette lecture n'est pas très sérieuse, puisqu'elle implique que le poète veuille renouer avec sa vie de bébé. Ce "Jadis" au plan de la vie réelle ne peut se comprendre que d'une seule façon l'époque d'avant la révolte. Mais, le poète va douter que le temps antérieur à la révolte ait été heureux dans tous les cas. Personnellement, je vois dans ce "Jadis" l'expression d'une origine chrétienne mythique par le baptême. Je ne ressens pas le besoin d'un plan vécu pour les relatives "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient". Ce "Jadis" est un mythe, soit selon ma lecture, soit selon la lecture où les gens essaieraient de dire au poète de se rappeler comme tout allait bien avant sa révolte. La lecture chrétienne est admise par l'écrasante majorité des lecteurs. Nakaji parle d'espace paradisiaque, d'autres de concorde chrétienne, et Davies a même le mérite de la formule "liesse communale", car je songe à un article sur "Vierge folle" où je ferai une digression sur la mention "premières communions" en titre d'un poème composé deux mois après la semaine sanglante, ce qui ne fut pas innocent selon moi. L'idée de métaphore chrétienne pour le premier alinéa est importante pour la compréhension de la mention "charité" dans la troisième partie. Or, depuis que certains n'admettent plus que le mot "charité" désigne la vertu théologale dans Une saison en enfer, nous en arrivons à des études qui considèrent que le premier alinéa n'est pas chrétien, que l'image du festin vient de Lucrèce, et donc de l'Antiquité païenne. Mais que le christianisme ait subi une influence grecque ne change rien à l'affaire.

   Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
   Je me suis armé contre la justice.
   Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !
   Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
   J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
   Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot. 

La deuxième partie va du deuxième au septième alinéa. Elle est l'expression d'une révolte. Il s'agit d'un rejet du festin, comme le montre la symétrie en chiasme entre les relatives "où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient" et les deux phrases brèves suivantes du second alinéa : "- Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée." L'injure s'oppose à l'ouverture des cœurs, et l'amertume rompt avec le plaisir des vins versés. Dans de telles conditions, nous comprenons que la "beauté fait partie du "festin", selon l'équation platonicienne et chrétienne Beau=Bien=Vrai, qui figure dans le titre du principal ouvrage de Victor Cousin, philosophe français le plus connu du dix-neuvième siècle avec à la limite Auguste Comte, Félix Ravaisson, Etienne Vacherot et d'autres demeurant dans l'ombre. Rimbaud joue à nouveau avec cette équation dans "Matinée d'ivresse". Il était dans l'air du temps de la remettre en cause au dix-neuvième siècle. Baudelaire le fait dans des textes que Rimbaud n'a pu lire, mais présents dans l'ouvrage posthume Fusées. La "Beauté" est la première à faire les frais de cette révolte, mais la "justice" suit immédiatement, ce qui confirme que la "Beauté" est une valeur de la bonne société, elle est du côté de l'ordre social.
Toutefois, depuis très longtemps, les annotations (Adam dans la Pléiade en 1972, Hackett dans son édition de 1986) s'appuient sur un passage de "La Maison du berger" de Vigny et considèrent que si cette Beauté s'assoit sur les genoux du poète, c'est qu'elle est une femme facile. Même Margaret Davies, malgré sa lecture, trouve que la position est ridicule.
Vigny, poète légitimiste qui très tôt n'a pas pardonné son évolution libérale à Victor Hugo, dénonce le progrès du train selon une conception réactionnaire dans "La Maison du berger". La partie "II" parle de la poésie sous la forme d'une allégorie, mais cette "perle de la pensée" cède le pas à une "Muse" qui est une "fille sans pudeur" qui chante aux "carrefours impurs de la cité". Dans l'Antiquité grecque même, dès son enfance, un "vieillard" l'a enivrée d'un baiser, a relevé "sa robe de prêtresse", et le poète dit à la Muse que ce vieillard, "parmi les garçons, t'assit sur ses genoux." Cette lecture a été prise au sérieux par Antoine Fongaro qui a cherché à la renforcer. Mais, si nous pouvons mettre en commun qu'un poète assoit la Beauté ou la Poésie ou la Muse sur ses genoux, les discours tenus n'ont rien à voir cependant. Depuis quand une image commune permet-elle de confondre la lecture de textes qui ne disent pas la même chose ? C'est absurde comme approche en critique littéraire. Cette absurdité s'est amplifiée depuis qu'il est question d'assurer à Rimbaud une filiation baudelairienne. Pour certains, ou bien Illuminations ou bien Une saison en enfer seront des réécritures des Fleurs du Mal. Tout cela se fait à grands coups d'hypothèses ingénieuses. Or, il y a deux poèmes des Fleurs du Mal où la Beauté est présentée sous une forme allégorique, avec le "B" majuscule. Il n'en faut pas plus pour affirmer une filiation de Baudelaire à Rimbaud, et la thèse de la prostituée tolérant de s'asseoir sur des genoux favorisera ce glissement. Je vous invite à relire le sonnet "La Beauté" et le poème "Hymne à la Beauté" des Fleurs du Mal de Baudelaire. Cette lecture baudelairienne est notamment soutenue par Mario Richter et, récemment, dans un compte rendu du volume collectif Rimbaud poéticien, actes d'un récent colloque de Venise, Yann Frémy n'hésite pas à écrire : "Mario Richter met en valeur le lien entre la Beauté nommée par Rimbaud dans la prose liminaire d'Une saison en enfer et la terrible Beauté baudelairienne, sans quoi, il est vrai, la dette considérable de Rimbaud à l'égard de son aîné resterait mystérieuse." Cette phrase peut se lire page 129 de la section des comptes rendus du numéro 175 de la revue Romantisme, publication 2017 chez Armand Colin. Révéler une dette immense à l'égard de Baudelaire serait un enjeu crucial de la critique rimbaldienne ! Mais cette dette serait mystérieuse ! Et ce mystère ne pourrait être levé que par l'emploi en commun du mot "beauté" sous forme d'allégorie !
Dans le sonnet "La Beauté", l'idole "trône dans l'azur" et elle est immobile, puisqu'elle hait le mouvement. Par conséquent, même si les poètes se sont meurtris sur son sein, ce n'est pas là une femme facile qu'on peut asseoir sur ses genoux. Loin de provoquer le rejet, elle inspire "au poète un amour / Eternel et muet ainsi que la matière." Ses yeux exercent une fascination hypnotique qui va maintenir chaque poète dans une vie "d'austères études". Tout ce que peut exploiter Richter, c'est le groupe prépositionnel "devant mes grandes attitudes". Mais si cette formule peut railler la prétention, ce n'est même pas le cas dans le sonnet de Baudelaire. Enfin, même s'il n'excède pas de beaucoup le cadre malsain autorisé à son époque, Baudelaire offre le portrait d'une beauté du Mal qui séduit les poètes malgré eux, quand Rimbaud répudie une beauté qui fait partie du monde "où s'ouvraient tous les coeurs", du monde de la "justice", etc. Dans le sonnet, les poètes fascinés par la Beauté sortent sans doute la bonne société, d'un monde ordonné qui ne se soucie pas de l'art, mais dans Une saison en enfer le poète se révolte tout seul contre la société. Or, à ceux qui répondront que Rimbaud est l'équivalent des poètes, il faudra m'expliquer pourquoi chez Baudelaire la Beauté les attire dans le Mal, et pourquoi chez Rimbaud la Beauté est rejetée avec la bonne société.
Le poème "Hymne à la Beauté" dresse une fausse alternative entre ange et démon, puisque le dévoilement de certaines images manifeste la réalité d'un démon infernal qui sait prendre les charmes d'un ange du ciel. Il s'agit d'une Beauté qui peut se "comparer au vin", dans le bienfait comme dans le crime. Or, dans Une saison en enfer, l'ivresse est du côté d'une concorde bien chrétienne, et le poète trouve amer l'ivresse de la Beauté. Or, cette amertume rejaillit sur la société chrétienne tout entière, puisque le poète s'enfuit de ce monde et s'arme contre sa justice. Le poète ne fait pas de différence entre la beauté et le festin. Et nous savons que cette révolte s'accompagne du choix des péchés capitaux et d'un patronage satanique. Dans "Hymne à la Beauté", Baudelaire remercie l'allégorie de lui offrir la promesse "d'un infini" aimé et inconnu. On comprend que dans le meilleur des cas si Rimbaud s'est inspiré de Baudelaire il a pratiqué l'inversion, mais ni Frémy ni Richter ne parlent d'inversion pourtant. De toute façon, maintenant, il est trop tard. Ceux qui ont soutenu que la beauté de Rimbaud remontait à Baudelaire ne reconnaîtront jamais s'être trompés et un respect intimidant entre collègues ou de "spécialiste" à non spécialiste est installé.
Rimbaud égrène précisément les mots de la religion pour orienter toute notre lecture. Il rapproche clairement "beauté" et "justice".
Deux autres points sont intéressants à mentionner dans ce parcours de la révolte. Margaret Davies a raison d'établir un lien avec la Comédie de Dante où il est question de laisser l'espérance à l'entrée de l'enfer. La fine observation de Davies consiste à indiquer, au milieu d'un texte dominé par les composés, l'occurrence isolée d'un "passé historique" (passé simple) dans la phrase suivante : "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine". Le poète étouffe l'espoir même du festin ancien, ce qui nous prépare à la fulgurance de l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Nous sommes déjà en enfer à partir de ce rejet de l'espérance, une des trois vertus théologales avec justement la "charité".
Autre point important, le retour du printemps. La "saison en enfer" est déjà entamée, elle ne commence pas au printemps. Le cycle des saisons naturels se superpose à une "saison infernale" qui ne s'enferme pas dans les dimensions à trois mois du printemps, de l'été, de l'automne ou de l'hiver.
Le printemps est la saison du renouveau et comme le dit très justement Davies de l'espoir. Or, le poète a étouffé l'espoir, ce qui permet d'expliquer sa réaction face au printemps, son "affreux rire de l'idiot".
J'ai laissé de côté une difficulté importante, l'explication de la phrase : "Et j'ai joué de bons tours à la folie." J'y reviendrai dans une grande lecture de "Vierge folle" sinon d'"Alchimie du verbe". "Vierge folle" et "Alchimie du verbe" forme un diptyque réunis qu'ils sont par un surtitre "Délires" I et II. Les commentaires prétendent assez vite que la "Vierge folle" c'est Verlaine et que Rimbaud lui casse du sucre dans le dos, comme Verlaine le fera au sujet de Mathilde dans maints poèmes en vers. En réalité, il y a d'autres choses à voir. Le mot "Délires" renvoie au motif de la folie, ce motif concerne la "Vierge folle" jusque dans le nom qui lui est donné, mais cela concerne aussi "Alchimie du verbe" puisque ce texte est introduit comme "l'histoire d'une de mes folies".
La "Vierge folle" n'est pas présente elle-même dans les autres récits de la Saison, ce qui est étrange pour un "compagnon d'enfer". Mais le texte de "Vierge folle" doit être observé à la loupe et aussi apprécier dans sa structure. Il est trop vite dit que la "Vierge folle" reprend en les ânonnant les paroles de l'Epoux infernal, car même si elle dit ne pas le comprendre c'est faire fi de la symétrie des deux chutes. Par ailleurs, j'ignore pourquoi certains commentaires formulent l'idée que le regard d'une personne tierce peut être plus précis qu'un autoportrait. Peu importe, le débat nous emmènerait trop loin. Ce qui importe dans "Vierge folle", c'est la relation de couple et l'échec de la communion infernale. Les attaques de paragraphes montrent clairement comment Rimbaud a pensé son texte : "Ô divin Epoux...", "Pardon...", "Plus tard, je connaîtrai le divin Epoux !...", "A présent, je suis au fond du monde...", "Ah ! je souffre..." "Enfin, faisons cette confidence...", "Je suis esclave de l'Epoux infernal...", "Je suis veuve...", "Il dit...", "Je l'écoute...", "Parfois il parle...", "Je voyais tout le décor...", "Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans cesse...", "Ah ! je n'ai jamais été jalouse de lui...", "S'il m'expliquait...", "Tu vois cet élégant jeune homme...", "Un jour peut-être..."
Dire, parler, écouter, voir, expliquer : rien qu'au plan verbal, les attaques d'alinéas nous en apprennent beaucoup sur la signification profonde de ce récit. Certes, nous pouvons partiellement identifier Verlaine, nous pouvons quelque peu songer à lui, puisqu'il fut forcément le "compagnon d'enfer" de Rimbaud, à l'exclusion de tout autre. Mais ce qui n'est pas admissible c'est cette lecture qui veut que "Vierge folle" soit une raillerie douce de l'esprit de Verlaine. Je conserve donc le sujet de la "folie" pour une autre occasion. Pour le reste, je pense que le lecteur comprend parfaitement l'enchaînement des deux premières parties, à condition de renoncer à la prétendue filiation baudelairienne pour l'allégorie de la beauté, à condition aussi de comprendre que le festin n'était pas païen, grivois, mais chrétien, à condition enfin de voir que le "Jadis, si je me souviens bien," permet d'envisager le festin comme un "mythe" et non comme un lointain souvenir de l'enfance, voire de la vie de bébé.
Venons-en enfin à la troisième partie.

   Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
   La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
   "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
   Ah ! j'en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.

Cette troisième partie est facile à lire. Elle n'est pas saturée d'informations, d'allusions, etc. Elle est aussi importante à comprendre, puisque c'est le message de la préface, celui qui nous dit le sens du livre que nous avons entre les mains. Que disent ces quatre alinéas ? "Pour éviter la mort, je me suis demandé s'il ne valait pas mieux revenir au festin initial, ce qui a été suivi d'une inspiration m'invitant à la pratique de la charité, ce que j'ai immédiatement rejeté. J'ai du coup énervé Satan, mais j'ai maintenu que je devais marquer une pause. Pour lui complaire, je lui ai tout de même dédié ma relation de cette vie infernale.
Dans les plus anciennes éditions annotées, les "lâchetés" sont admises pour ce qu'elles sont : des "lâchetés". Ce n'est que progressivement qu'elles ont été assimilées à des "écrits" en attente, puis aux Illuminations elles-mêmes. Nous sommes plusieurs lecteurs à rejeter cette idée comme saugrenue : moi, Bruno Claisse, Jean-François Laurent, mais cette lecture a la faveur des éditions annotées actuelles. Le poète refuse d'avancer puisqu'il oppose à "Gagne la mort" un "j'en ai trop pris" qui du coup veut dire "je ne fais plus un pas". Il est facile de comprendre en contexte que "les lâchetés en retard" sont les abandons aux sept péchés capitaux. Qu'est-ce que viendrait faire là une déclaration du genre "oui, Satan, j'ai des textes qui ne sont pas prêts à être remis, en attendant voilà déjà ceci, c'est un amuse-gueule pour patienter" ?
Pour Satan, ce qui importe, ce n'est pas la littérature, c'est sa proie. Quant à cette "absence des facultés descriptives ou instructives", il ne s'agit de rien d'autre que de l'esprit de confusion. Bien décrire, c'est dominer, l'instruction c'est aussi la force du catéchisme, par exemple. Il ne faut pas analyser cela comme une grande révélation au plan esthétique. Les rimbaldiens se demandent où Rimbaud a pu trouver les formules "facultés descriptives ou instructives". Dans mon souvenir, soit la mention "facultés descriptives" soit la mention "facultés instructives" figure dans l'oeuvre de Victor Hugo, peut-être bien la préface de Cromwell, mais pour autant je ne vais pas m'enflammer sur l'idée d'une conception littéraire dans le prolongement du romantisme. Certes, l'écriture d'Une saison en enfer ne procède pas par des descriptions claires, n'apporte pas une instruction explicite, mais je me méfie des capacités des critiques littéraires à broder sur les implications d'une "absence des facultés descriptives ou instructives", on peut très vite s'emballer.
Mais revenons à l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
La lecture de cet alinéa semble poser problème. Pour moi, pas, mais elle a posé problème à Jean Molino qui a enfermé tous les commentaires antérieurs dans un défaut de méthode. En réalité, les choses sont plus compliquées. La réfutation de Molino se fonde sur l'enchaînement des alinéas et sur le discours du seul Pierre Brunel. Molino a enfermé dans un prétendu constat d'incompétence des rimbaldiens comme Suzanne Bernard, Antoine Adam ou Cecil Arthur Hackett qui n'avaient que commenté l'alinéa, et pas son enchaînement avec le suivant. Molino aurait pu commenté le travail de Margaret Davies ou celui de Yoshikazu Nakaji qui avaient proposé des lectures linéaires de la prose liminaire d'Une saison en enfer. Mais il n'a critiqué que l'analyse de Pierre Brunel dont il cite deux fois la même phrase, celle où Brunel imagine que la charité est une tromperie du démon. C'est le non-sens que dénonce Molino, mais du coup il associe tous les rimbaldiens passés à cette erreur de lecture dont il prétend apporter la correction la plus satisfaisante qui soit. Molino n'a de cesse de répéter qu'il a résolu de manière convaincante une grande difficulté de lecture, alors qu'en réalité sa leçon est ridicule, surtout après dix pages de ponte sur les problèmes d'interprétation et d'enchaînement logique des phrases dans un texte.
Donc, dans un article publié en 1994, Jean Molino a souligné que la totalité des commentaires ou peu s'en faut voyait dans cet alinéa un reniement de la première phrase par la seconde. Le tiret matérialiserait cette opération selon certains commentaires. Molino considère que c'est une erreur. S'appuyant sur une grande théorie de l'enchaînement des phrases dans la littérature, il va montrer aux rimbaldiens qu'il y a des problèmes de méthode dont il faut savoir tenir compte. Rappelons que l'article donne la version écrite d'une conférence dans le cadre d'un colloque pour le centenaire de Rimbaud qui s'est tenu à Marseille en novembre 1991, colloque qui a duré quatre jours. Pour savoir qui était présent, on prend les auteurs d'articles du volume collectif Dix études sur Une saison en enfer, les organisateurs du colloque, mais aussi les auteurs d'articles du volume séparé sur les trois autres journées du colloque de Marseille. Yves Reboul, Jean-Pierre Chambon, Benoît de Cornulier et bien d'autres sont à ajouter à la liste des spécialistes d'Une saison en enfer que sont Pierre Brunel, Yoshikazu Nakaji, Hiroo Yuasa, Mario Richter, Jean-Luc Steinmetz, Danielle Bandelier, etc.
Pourquoi dis-je cela ? Parce que personne n'a réagi au discours fait en public par Jean Molino, comme personne, sauf moi, n'a protesté par la suite face à l'article de Jean Molino.
Pierre Brunel était présent puisqu'il contribue au volume des conférences du samedi 09 novembre 1991 sur Une saison en enfer. Mais nous savons par ses éditions au Livre de poche en 1998 et en 1999 que Pierre Brunel a maintenu l'interprétation qui était la sienne en 1987 et qu'a contestée Molino en 1991 oralement, en 1994 par publication écrite. Personne n'a réagi au problème, ni Yann Frémy dans sa thèse sur Une saison en enfer, ni Steve Murphy dans les quelques pages écrites dans le volume de la collection Atlande qu'il a consacré au programme Rimbaud de l'agrégation en 2010.
Or, moi, je prétends que ma lecture, je ne l'ai pas peaufinée, j'ai toujours lu de la même façon les derniers alinéas de la prose liminaire d'Une saison en enfer. Si j'avais été présent à cette conférence, mais j'aurais immédiatement au moment des questions accordées aux gens dans la salle. Et on sait que ce n'est pas d'aujourd'hui que je me révolte contre cette lecture.
Le poète vient de dire que pour éviter la mort il avait songé à reprendre appétit au festin ancien en cherchant à retrouver la "clef" des lieux. Nous changeons alors d'alinéa. Une inspiration souffle au poète que la "charité" ouvre ces lieux. Réaction immédiate, le poète considère du coup qu'il a rêvé. Laissons de côté la réponse à la question "qu'est-ce qu'il a rêvé?" Nouveau changement d'alinéa, Satan se fâche et menace le poète s'il refuse de mourir.
Dans cet enchaînement, Pierre Brunel comprend que la charité et donc le festin sont un mirage satanique, ce qui est effectivement un non-sens. Ceux qui l'admettraient au plan de la prose liminaire auraient bien du mal à lire sans se fatiguer "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Vierge folle" et la suite. Bon courage !
Molino essaie de résorber la contradiction. Puisque Satan ne peut pas prôner la charité, c'est que la phrase précédente ne veut pas dire que le poète rejette la charité et assimile le "festin" à un rêve, mais que ce qu'il a rêvé c'est l'ensemble de la révolte satanique du deuxième au septième alinéa. C'était cela la "saison en enfer" du poète, et ce n'était qu'un mauvais rêve.
Je ne vais pas m'attarder sur la maigreur d'intérêt d'un récit où un personnage ne ferait que rêver insulter la beauté, mordre la crosse d'un fusil qui le menace, etc.
Ce qui est important, c'est d'expliquer sur quoi se fonde l'erreur de Molino en dévoilant la bonne lecture.
La lecture de Molino est fondée, outre sur la paresse qui consiste à ne remonter qu'une phrase pour son effort de correction au lieu de juger l'ensemble, est fondée donc sur la proximité de la mention "pavots".
Dans la lecture de Pierre Brunel, les "pavots" du sommeil sont également reliés à la relative "que j'ai rêvé". Cela est jusqu'à un certain point cohérent dans son approche puisqu'il pense que la "charité" et le "festin" sont des supercheries sataniques.
Molino n'a pas contesté ce point. Il n'a vu qu'une erreur dans la lecture de Brunel et non deux.
Mais ce n'est pas tout. Malgré sa lecture très fine et très juste dans l'ensemble de la prose liminaire, Margaret Davies parle à un moment donné d'une dimension "égocentrique" de la vision du festin dans le premier alinéa. Pourtant, elle avait introduit des éléments pour éviter la mauvaise lecture puisqu'elle avait carrément envisagé la vision de ce "Jadis" comme quelque chose de "détaché de soi", comme un "mythe".
Après Molino, les études récentes continuent d'être interpellées par le rapprochement "ce que j'ai rêvé" et "pavots". C'est le cas de Michel Murat, qui, après nous, essaie enfin de débattre du problème de lecture posé par l'article de Molino, mais sans arriver à le dépasser parce qu'il reste prisonnier du rapprochement entre "ce que j'ai rêvé" et "pavots".
En réalité, il y a deux rêves dans la prose liminaire. Il y a le rêve produit par l'appel au christianisme, idée d'un "festin" originel dont la "charité" est la clef. Peu importe que le lecteur comprenne ce "festin" comme prénatal ou comme vie d'une enfance encore non révoltée. Le "si je me souviens bien" est l'astuce du texte qui nous prépare avec "Je parvins dans mon esprit à faire s'évanouir toute l'espérance humaine" au reniement immédiat de l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
Ceux qui ne veulent pas comprendre n'apprécieront pas la subtilité du texte. Le poète dit "Cette inspiration" et non "cette inspiration divine", ce qui manifeste bien la force de son rejet.
Cette conscience que le "festin" a à voir avec une pratique de la "charité" dévoile le mensonge. Le "festin" était attirant, mais la révélation sur "la charité" le renvoie à la chimère. Le poète croyait se souvenir, il sait maintenant qu'il a rêvé.
Les "aimables pavots" de Satan sont tout autre chose. Les images de violence n'en donnent pas l'idée des alinéas deux à sept, mais il y a tout de même un trésor qui a été confié aux sorcières. Et Satan formule l'idée d'une victoire "Gagne la mort", ce que j'ai déjà expliqué comme un mensonge, l'inversion de "Perds la vie", donc une duperie des pavots sataniques.
Le motif du souvenir est traité également dans "Mauvais sang", je l'ai déjà traité dans un article papier, j'y reviendrai dans une étude sur "Mauvais sang".
Pour l'instant, j'ai dit tout ce que j'avais à déterminer quant à la prose liminaire. Il me reste à traiter de la notion de "charité" cependant.
Jean Molino a voulu impressionner avec un article dont le sous-titre est "Problèmes de méthode". Mais lorsqu'il met en application, il se trompe sur tout la ligne. Il est d'ailleurs savoureux de voir qu'il parle de l'importance de l'enchaînement des phrases, parce que c'est précisément là que son erreur est la plus manifeste.
Quand on se pose des questions sur l'enchaînement des phrases, on est capable d'un raisonnement complexe, on ne se dit pas que tout se joue d'une phrase à la suivante. Citons le texte en retournant à la ligne phrase après phrase.

Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrai peut-être appétit.
La charité est cette clef.
Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
"Tu resteras hyène, etc...", se récrie le démon qui me couronnas de si aimables pavots.
"Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."

La "charité" est une vertu théologale comme l'espérance mentionnée plus haut dans la prose liminaire. La "justice" est une vertu cardinale. Face à Dieu, nous avons "Satan", les "péchés capitaux". Nous observons une métaphore de la faim avec une confrontation entre un désir d'appétit pour le festin ancien et l'abandon aux "appétits" qui accompagnent les "péchés capitaux".
Le poète vient de reculer devant la mort, il cherche à retrouver la voie du festin ancien. La charité se présente.  Molino refuse d'admettre que Rimbaud rejette l'inspiration et dénonce le festin comme rêve.
Mais, s'il ne rejette pas la charité, pourquoi un tel cadre avec les mentions clefs : "espérance", "justice", "charité" face à "sorcières", "Satan", "égoïsme", "péchés capitaux" ? Pourquoi un "cher Satan" final de la part du poète qui implique pourtant clairement un rejet de "la charité" ?
Molino pour soutenir sa lecture prétend que la charité est prise au sens commun, pas au sens religieux. Mais le texte devient alors complètement incompréhensible. Pourquoi tout ce vocabulaire religieux ? Pourquoi cette désolation d'être confronté au christianisme ? Pourquoi l'aveu final d'être un "damné" dans la prose liminaire ?
Pourtant, quand on surplombe le texte, on voit très bien que Satan disant "Gagne la mort" se récrie contre ce qui est dit deux alinéas auparavant. Le lien est ex-pli-ci-te !
En réalité, Molino est paradoxalement un des rares à être insensible à la promptitude d'enchaînement des phrases dans Une saison en enfer.
Les liens logiques seraient faciles à rétablir comme suit, même si le résultat littéraire est bien moins beau :

Or tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac! (ce qui est, je le précise pour mes lecteurs, la dernière fausse note qui rompt une symphonie de la vie) j'ai songé à rechercher la clef ouvrant la porte du lieu où se tient peut-être encore le festin de mon supposé souvenir ancien, car je pense que j'y reprendrais peut-être appétit. Faut bien manger pour pas se laisser mourir.
Quoi ? on me souffle que la charité est cette clef. - Oh putain ! Peuchère ! ce n'est pas du tout ce que j'avais imaginé, oh ben alors si cette inspiration tranche ainsi, c'est que ce festin dont je n'étais pas bien sûr il est vrai que ce fut un souvenir, et bien donc c'était un rêve que je me suis fait, c'était du flan, j'ai jamais vécu ça, quoi!
Et alors comme j'en étais là de mes réflexions, il y a Satan qui s'est fâché, qui s'est fâché parce qu'il s'est pas occupé que je rejette la charité, il s'est fâché parce qu'euh i' voyait bien que je voulais échapper à la mort. "T'inquiète, tu resteras une pourriture de hyène..." qui me fait en se récriant, ce petit démon qui m'a couronné de si aimables pavots. Ouais ouais, on le voit venir, et il continuait : " Gagne la victoire de la mort avec la richesse de tes appétits, la splendeur de ton égoïsme et la pratique constante des péchés capitaux pour répondre à ces menaces que sont charité, espérance, foi, justice, etc.

Normalement, si on a le don de l'enchaînement logique des phrases, on n'a pas besoin de ma réécriture drolatique où tous les liens sont explicités.
Maintenant, la prochaine étape, ça va être d'expliquer pourquoi la notion de la charité est également chrétienne dans le reste du livre Une saison en enfer. Dans "Vierge folle", il ne faut pas négliger le possessif "sa charité est ensorcelée". Enfin, si la "charité" n'est pas chrétienne, le texte est incompréhensible, puisque l'Epoux infernal veut en aider d'autres, puisque dans "Mauvais sang" ou "Adieu" il y a un intérêt pour les damnés, les victimes de la misère, etc.
Rimbaud oppose à la "charité" chrétienne un "nouvel amour". Si on enlève à la notion de charité, sa dimension chrétienne, on se retrouve à confondre avec la charité les aspirations du poète et on se retrouve surtout à ne pas comprendre clairement contre quoi il se révolte. Rimbaud dénonce dans la charité un faux amour des autres gouverné par un discours chrétien d'amour d'un Dieu, d'amour de conceptions strictes, etc. La charité de l'Epoux infernal est une contre-charité chrétienne. Enfin, dans "Adieu", quand le poète réécrit des vers des "Soeurs de charité", poème composé un mois avant "Les Premières communions", remarque non inutile, s'il dit "la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?" Il faut bien sûr revenir sur les mentions "sa charité est ensorcelée" ou sur le débat de la prose liminaire : "sur le point de faire le dernier couac!" une "inspiration" m'a conseillé "la charité" ce que j'ai rejeté. Or, la mort et la charité sont toutes deux rejetées dans la prose liminaire ! Dans "Adieu", il les confond en tant que sœurs. Cela est à commenter, mais en ramenant la "charité" à une notion de sens commun, Molino escamote la difficulté de cette phrase qui met en tension la pratique pieuse du chrétien et la chute infernale.