samedi 26 novembre 2016

Petite réflexion sur "jeune Oise"

Dans le poème "Larme", la tentation de la lecture biographique n'a-t-elle pas nui à la compréhension de certaines expressions clefs ? Je pense plus particulièrement à cette mention à la rime d'une "jeune Oise" qui amène la plupart des commentateurs à fixer un cadre ardennais au contenu du poème.
L'Oise est un affluent de la Seine qui prend sa source en Belgique, non loin de Chimay, et j'ai eu l'occasion de passer en voiture à côté de cette source, si ce n'est qu'elle était cachée encore par les arbres et la verdure, la voiture ayant fait s'écouler mes songes dans d'autres directions à l'époque. Après seulement quinze kilomètres, l'Oise se retrouve en France et avant d'aller se jeter dans la Seine, notre rivière va traverser les départements suivants : à peine le département du Nord, puis essentiellement l'Aisne, l'Oise et le Val-d'Oise. L'Oise traverse de nombreuses communes dans l'Aisne, mais des communes situées au nord du département : elle traverse la Thiérache, le Vermandois.
Comme j'ai vécu mon enfance en Belgique, il se trouve que j'associe les Ardennes à la ville de Bouillon, mais plus lâchement à la ville de Chimay où j'ai pourtant été pendant un an élève dans l'enseignement secondaire avant de déménager en France. Il est vrai toutefois qu'on parle de "porte des Ardennes" pour ce qui concerne une partie de la zone belge où se trouvait ma famille et il est vrai que la ville de Chimay fait partie des Ardennes (ou de l'Ardenne), mais très clairement dans mon esprit, Chimay se situe à la périphérie des Ardennes, ce n'en est pas le coeur. La difficulté pour moi est donc de bien délimiter les Ardennes ou l'Ardenne au plan géographique. Je ne peux pas me contenter de considérer que, l'Aisne étant un département limitrophe du département français des Ardennes, tout cours d'eau au nord ou au sud de Laon est quelque peu ardennais. Moi, ce que j'ai cru comprendre, c'est que la région naturelle des Ardennes françaises est entièrement comprise dans le département qui en porte le nom, le département de la ville natale de Rimbaud : Charleville.
J'en arrive à cette conclusion que l'Oise n'a d'ardennais que sa source. En France, l'Oise ne traverse à aucun moment le cadre ardennais. Il faut tout de même prendre la mesure de ce constat géographique, car au nom de l'origine ardennaise de notre rivière maints commentaires du poème "Larme" proposent d'y voir une scène intime personnelle où l'Oise ne serait qu'un prête-nom pour l'un des cours d'eau que pouvait avoir approché le carolopolitain Arthur Rimbaud un peu plus jeune.
Comme il n'était pas envisageable que Rimbaud ait passé à pied le long de la source de l'Oise à Chimay, le nom Oise n'avait de valeur que pour signifier que le poème avait un cadre ardennais. Mais la réalité, c'est que l'Oise n'a rien de spécifiquement ardennais et que, selon toute vraisemblance, Rimbaud n'a jamais cherché à associer le nom de cette rivière à ses expériences de jeunesse à Charleville.
Il nous faut alors revenir sur le sens de l'expression "jeune Oise". Dans le cadre de lecture erroné précédent, la "jeune Oise" était un petit cours d'eau insignifiant lié à la jeune enfance du poète. Une fois écarté le fil directeur biographique, un autre mode de lecture reprend ses droits. La "jeune Oise" est une expression qui a du sens pour un lectorat résidant à Paris ou considérant à tout le moins que Paris était un peu le centre de la culture littéraire du pays au dix-neuvième siècle. Vous vivez peut-être à Toulouse, à Pamiers, à Cannes, à Brest, à Aurillac ou à Tours, mais quand vous lisez un recueil de poésies bien souvent vous devez vous assimiler à un lecteur parisien. Dans le champ de la poésie française, la mention de l'Oise concerne Nicolas Boileau et Théodore de Banville. Ce sont sans aucun doute les deux premiers noms qui viendront à l'esprit. La première version du poème "Larme" contient d'ailleurs l'expression étrange "gourde de colocase", où le mot "colocase" impose là encore un cadre de références livresques: Virgile et aussi Hugo avec la préface de l'un de ses recueils, les Orientales de mémoire, référence à Hugo qui a été relevée par d'autres commentateurs d'ailleurs.
S'il est question de "jeune Oise", nous pouvons écarter le Val-d'Oise, Rimbaud songeant plutôt au parcours de l'Oise dans les départements de l'Aisne et de l'Oise. La qualification "jeune Oise" exprime un certain éloignement par rapport à Paris et la rime "villageoises"::"jeune Oise" suppose un double retrait. Le poète risque de rencontrer des villageoises et des troupeaux car il s'est éloigné de la capitale, et le bord du cours d'eau que le poète s'est choisi lui permet de surcroît de se tenir à l'écart du monde paysan, voire de la société des oiseaux. C'est cette logique d'exil qui est importante dans le poème et la différence est sensible entre une interprétation biographique de la "jeune Oise" et une interprétation en fonction d'une idée de lecteur parisien moyen auquel s'adresseraient ces quatre strophes.
Si nous nous concentrons sur l'Oise comme département, d'autres idées pourraient venir à notre esprit. Il serait question d'un lieu peu éloigné de Paris, pensons à la retraite de Rousseau à Ermenonville. Mais cette retraite va avoir des résonances politiques. Napoléon Premier et Napoléon III sont tous deux liés au château de Compiègne. Aujourd'hui encore, au bord des grands axes routiers, des panneaux le rappellent : Compiègne "ville impériale". Hugues Capet a été élu roi à Senlis également. Très vite, voilà que le poème qui passe pour biographique et personnel peut s'enrichir de connotations politiques négatives. Rappelons que la relation à cette "jeune Oise" est elle-même dépréciative dans le poème rimbaldien. Il est question d'une "liqueur d'or" qui est "fade", qui "fait suer", et le poète ne nous invite pas à chanter les mérites de l'endroit : "Tel j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge." Dans le cadre de la lecture biographique, ce dédain du poète est admis comme un caprice. Nous venons de le voir : cela change dans le cadre d'une lecture plus connotée de l'expression "jeune Oise".
On voit assez que ces mises au point ne sont pas anodines et importent à la compréhension du poème, d'autant qu'insidieusement on a fait des poèmes contemporains "Larme" et "La Rivière de cassis" un couple de créations ardennaises, alors qu'au début du mois de mai 1872 Rimbaud revenait loger à Paris sans que nous n'ayons aucune attestation d'un passage auprès de l'Oise, aucune attestation d'un passage du côté de châteaux médiévaux situés le long d'une rivière. En l'état actuel de nos connaissances, "Larme" et "La Rivière de Cassis" sont des créations qui doivent nous faire mobiliser une culture littéraire. La poésie de Rimbaud, ce n'est pas la fulgurance du trait intime.
Il reste enfin à considérer certaines spécificités de l'Oise. Il s'agit de l'une des rivières les plus importantes du commerce fluvial en France, la troisième paraît-il, et cette importance était inévitablement plus cruciale au dix-neuvième siècle quand Rimbaud composait son poème. Cette rivière aurait pour particularité d'être navigable sur une très large partie de son cours. Si Rimbaud parle de "jeune Oise", c'est qu'il se situe en amont de la rencontre avec un affluent aussi important que l'Aisne elle-même. Un autre point important est la ville de Chauny dans l'Aisne, le canal de Saint-Quentin y opère la jonction de la Somme avec l'Oise. C'est un lieu de passage important pour les péniches et ce canal a été construit en fonction d'une série de plusieurs travaux importants au dix-huitième et au dix-neuvième siècle. Ce repérage géographique et économique est étranger à la lecture biographique. Pourtant, sans exclure une lecture biographique éventuelle, ces données historiques permettent de pressentir les enjeux du poème. Dans le cadre de la lecture biographique, l'idée de "jeune Oise" est réduite à ceci : Rimbaud partirait d'un souvenir personnel, soit celui qu'il aurait de la source de l'Oise elle-même, ce qui est peu probable, soit celui de la source d'un cours d'eau qui serait un affluent ardennais de l'Oise. On prête à Rimbaud une intention lexicale : l'adjectif "jeune" exigerait l'attention du lecteur appelé à considérer que la rivière l'Oise est formée de la réunion de petits cours d'eau. Vous pouvez bien chercher à expliquer pourquoi les affluents sont jeunes et les fleuves sont vieux quel que soit le point géographique où on se place, il n'en reste pas moins que l'expression "jeune Oise" n'a une richesse de significations que si nous admettons que le nom "Oise" laisse bien entendre que nous avons affaire à un cours d'eau encore non exploitable pour la navigation, mais qui n'en deviendra pas moins un grand cours d'eau propice à l'activité humaine. Encore une fois, l'expression "jeune Oise" signifie l'exil et la fragilité de l'exil. Le poète est en amont d'un devenir qui lui échappe. Notre analyse permet même de cerner un contrepoint important avec "Le Bateau ivre", avec ce frêle esquif qui rejoignait la mer dès les premiers vers, quand, au contraire, la "jeune Oise" est destinée à nous rapprocher de Paris. Songeons alors à quel point la perspective est révolutionnaire au troisième quatrain quand le poète clame : "Puis l'orage changea le ciel, jusqu'au soir". Rimbaud écrivait dans Paris se repeuple: "L'orage t'a sacré(e) suprême poésie". Il est sensible que cette "jeune Oise" déjà "fade" dont le devenir est celui du commerce promis par les longs "fleuves tranquilles" subit la transformation liquide étonnante de l'orage. C'est parce qu'il y a eu la pluie et l'orage que l'eau de la rivière pleine d'un débit violent est devenue une solution buvable n'ayant plus rien de fade.
Et le dernier vers exprime plus que clairement l'occasion manquée : "Dire que je n'ai pas eu souci de boire !" En général, les lectures du poème, si je ne m'abuse, confortent l'interprétation selon laquelle nous aurions affaire à un regain de mépris décisif de la part du poète. Ce dernier vers exprimerait une certaine désinvolture. En effet, Rimbaud a l'art des formules problématiques qui peuvent se lire de deux manières opposées. Il ne s'agit pas ici de trancher pleinement quant à la lecture de la clausule qui vaut "dernier mot" du poète. Toutefois, en nous concentrant sur la signification "jeune Oise" et sur la valeur positive de l'orage tout de même bien perceptible, nous nous rendons compte que l'expression de la révolte pointe bel et bien le bout de son nez. Et puisque l'Oise est une importante voie navigable, on appréciera qu'à la rime se retrouve ce mot "gares" si cher aux joyeux vagabonds que furent et qu'allaient être Rimbaud et Verlaine. L'orage a été l'annonce d'un or plus authentique, d'une boisson plus rafraîchissante. L'orage a été l'occasion d'un voyage, défilement de "gares", de "pays noirs", etc., et partant d'une fréquentation magique d'auberges autrement rafraîchissantes. Il est également certain que le vers 14 : "Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares..." dresse le tableau atmosphérique d'une lutte entre l'Ordre et la Révolution, d'autant que la variante de ce vers établit nettement l'équation "ciel"="Dieu" : "le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares".
Dans "Enfance III", nous avons un étonnant alinéa : "Il y a un lac qui monte et une cathédrale qui descend." La cathédrale est un symbole d'élévation chrétienne et cette fière hauteur est remise en cause par le dynamisme verbal qui oppose la montée du "lac" à la descente de la "cathédrale". Concrètement, nous comprenons que le lac est en train d'engloutir la cathédrale. Nous comprenons aussi qu'il est encore une fois question de révolution, d'autant qu'à la fin de "'Enfance II", les eaux qui montent du lac sont annoncées par une "mer faite d'une éternité de chaudes larmes". Le gonflement du lac est le débordement d'une crise et il n'échappera à personne que le mot "larmes" employé au pluriel dans "Enfance II" est le titre au singulier du poème sur la "jeune Oise" un jour d'orage. Plus haut, nous avons lié l'orage de "Larme" à l'orage de "suprême poésie" du poème "Paris se repeuple". Or, cet orage est explicitement le débordement de forces de toutes les colères parisiennes concentrées : "L'immense remuement des forces te secourt", "Le Poète prendra le sanglot des Infâmes, / La haine des Forçats, la clameur des Maudits", "Amasse les strideurs au au coeur du clairon lourd", "des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés", "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères", "Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires, / Un peu de la bonté du fauve renouveau," etc. Le poème "Larme" est contemporain d'une "Comédie de la soif" et cette envie de boire que ne satisfait pas la "jeune Oise" rencontre bien celle du "bateau ivre" qui dans le poème de ce nom ne regrette comme "eau d'Europe" que la "flache / Noire et froide". Dans "Larme", l'orage tire l'Oise du côté de la flache noire et froide, ce que conforte la mention des "pays noirs" et les versions plus tardives du poème "Larme" ont bien continué l'esprit du "Bateau ivre" quand la "gourde de colocase" cède la place à l'image de la "case / Chérie" qui signifie le rejet de "l'Europe aux anciens parapets". Les systèmes d'opposition sont bien les mêmes d'un poème à l'autre, la distribution symbolique des éléments est la même. Face à de telles constantes, ce n'est pas la lecture métaphorique que nous faisons qui pose problème, mais c'est bien le décret selon lequel il faudrait renoncer à trouver du sens à une configuration critique d'images qui revient plus que régulièrement dans la poésie de Rimbaud. Il faudra bien admettre un jour que, pour partie, la difficulté à lire Rimbaud est liée à un décret de non lecture métaphorique des poèmes.

Message édité 19h34 : L'Oise prend sa source près de Chimay dans les Ardennes, mais cette région a pour coeur un massif ardennais, indice d'une ancienne haute montagne en des temps reculés. Si l'Oise prend sa source à la périphérie de ce qu'on nomme la région naturelle des Ardennes, c'est forcément pour s'éloigner du massif et passer immédiatement dans une zone moins élevée. Décidément, non l'Oise ne peut pas circuler dans les Ardennes.

samedi 5 novembre 2016

Mérat et Rimbaud, la confrontation zutique



Le dossier Verlaine-Rimbaud du Magazine littéraire de novembre 2016 contient un article de Philippe Rocher intitulé « Voies zutiques de la consécration » où il est question du parodique « Sonnet du Trou du Cul » à l’encontre d’Albert Mérat. Je me propose de réagir à cette publication en marge de ma série « Pommier zutique ». J’avais prévu d’inclure une mise au point sur Mérat dans cette série, mais finalement je vais présenter une étude détachée sur cette question.
En-dehors des notices des éditions courantes, les études essentielles sur le « Sonnet du Trou du Cul » sont les suivantes. La première grande mise au point vient de l’étude publiée par Steve Murphy dans son livre de 1990 Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion. Plusieurs contributions se sont accumulées récemment avec en particulier une série d’articles de la part de Philippe Rocher : « Le ‘Sonnet du Trou du Cul’ et la poétique de l’obscène » dans le volume collectif La Poésie jubilatoire : Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, Classiques Garnier, 2011 ; « Les virtuosités et les jubilations intertextuelles du ‘Sonnet du Trou du Cul’ dans la revue Parade sauvage n° 23 en 2012. Bernard Teyssèdrre est également revenu longuement sur ce sonnet dans son livre Rimbaud et le foutoir zutique. Je n’ai que minimalement participé au débat, mais j’ai tout de même précisé dans deux de mes divers articles consacrés à l’Album zutique (revues Europe et Rimbaud vivant) des éléments capitaux en ce qui concerne la transcription de ce sonnet dans l’Album zutique, puisque j’ai établi que les deux poèmes de la colonne de gauche avaient été ajoutés ultérieurement. Les trois premières contributions zutiques furent le sonnet « Propos du Cercle » de Léon Valade et Jean Keck, le sonnet lui aussi à deux mains de Verlaine et Rimbaud et le quatrain « Lys » où Rimbaud parodie Armand Silvestre. Ce n’est qu’un peu plus tard que Camille Pelletan et Léon Valade ont ajouté deux parodies zutiques en regard très précisément des transcriptions du « Sonnet du Trou du Cul » et du quatrain « Lys ». A rebours de l’étude de 1990 par Steve Murphy, j’ai également considéré que ce sonnet n’avait pas été un moyen de régler des comptes avec Albert Mérat, mais qu’il avait plutôt contribué à envenimer précocement les relations entre Rimbaud et Mérat.
Essayons de revenir sur la relation au zutisme du poète Albert Mérat. Albert Mérat était le grand ami du poète Léon Valade. Or, nous savons par sa correspondance que ce dernier était admiratif du prodige ardennais fraîchement arrivé à Paris. Rimbaud est arrivé à la mi-septembre à Paris, il a été présenté au cercle des Vilains Bonshommes lors de la réunion du 29 septembre. Si Verlaine est l’ « inventeur » de Rimbaud, Valade s’en déclare alors le « Jean-Baptiste sur la rive gauche » dans sa lettre à Emile Blémont du 5 octobre 1871. Il semble donc clair que Valade a rencontré Rimbaud un peu avant la soirée des Vilains Bonshommes et qu’il l’a connu sur la rive gauche, c’est-à-dire dans tout ce quartier parisien des étudiants qui inclut les alentours de la Sorbonne, le Polidor, l’Hôtel des Etrangers, l’Hôtel de Cluny, etc. Dès son arrivée à Paris, Rimbaud a fréquenté visiblement les cafés ou bars de la rive gauche. Valade confie également à Blémont que bien qu’il ait moins de dix-huit ans Rimbaud est un « effrayant poète » avec une « imagination » pleine de « puissances et de corruptions inouïes ». Rimbaud a déjà « fasciné ou terrifié » toute une compagnie d’amis de Valade et Blémont. La question qui vient d’emblée à l’esprit est celle des poèmes qui ont pu passer sous les yeux de Léon Valade pour produire une telle impression. Ma conviction est que la rencontre entre Verlaine et Rimbaud a été préparée de longue date. Dès 1870, Rimbaud fréquentait Charles Bretagne, un ami de Verlaine. Nous savons qu’avant la Commune Rimbaud est monté à Paris et qu’il a rencontré le caricaturiste André Gill, un futur zutiste. Je ne vois pas au nom de quel miracle Verlaine accueillerait pour le faire héberger sans limitation de durée par sa belle-famille un poète mineur inconnu sur la foi de poèmes envoyés dans une lettre. Verlaine n’avait peut-être jamais rencontré Rimbaud, ou plus probablement peut-être l’a-t-il à peine vu à Paris sous la Commune ou peu avant la Commune, mais c’est un fait qu’il en savait suffisamment long pour souhaiter le faire monter à Paris. Des lettres ne permettent pas de se faire une idée au sujet de quelqu’un et Verlaine aurait même pu douter que les éventuels poèmes contenus dans les lettres fussent bien ceux de Rimbaud lui-même. Verlaine ne s’est même pas posé la question d’une éventuelle imposture, ce Rimbaud ayant très bien pu subtiliser les vers de quelqu’un d’autre. Pourquoi accueillir Rimbaud à Paris ? Verlaine pouvait très bien se contenter de parrainer des publications dans la presse parisienne. Or, un mois après son arrivée à Paris, Rimbaud et Verlaine ont inauguré un album « gougnotto-merdo-pédérasto-lyrique » avec un « Sonnet du Trou du Cul » qu’ils ont écrit à eux deux, et un mois plus tard un ami de Verlaine, Edmond Lepelletier, fait entendre publiquement la nature homosexuelle de la relation entre Rimbaud et Verlaine. Si tout cela s’est passé rapidement, c’est que Verlaine avait su à l’avance qu’une telle liaison était possible avec Rimbaud. Rimbaud n’est pas monté à Paris pour d’exclusives raisons littéraires, même si c’est ce qu’ont pu croire Léon Valade et Charles Cros, a fortiori la belle-famille Mauté de Fleurville. Nous n’avons pas les preuves, certes, mais, outre qu’il faut tenir compte des hypothèses les plus vraisemblables, il me semble que le refoulement de cette possibilité a amené à négliger l’essentiel. Rimbaud a écrit de premiers poèmes zutiques dès son arrivée à Paris. C’est fort certainement le cas des deux « Vieux Coppées » : « J’occupais un wagon […] » et « Je préfère sans doute […] », puisque ces deux dizains s’inspirent directement de deux dizains que Verlaine avait envoyés à Léon Valade en juillet, puisqu’ils en reprennent certains termes et puisqu’ils en reprennent la dynamique d’enchaînement, la série de Verlaine étant numérotée. On comprend mieux dès lors pourquoi Valade parle d’un « effrayant poète » aux « corruptions inouïes ». L’effet n’a pas été causé que par la lecture du « Cœur volé », des « Effarés », sinon des « Premières Communions », mais par la lecture dans les lieux de beuverie de la rive gauche de premières pièces zutiques. Et Valade considérant même que Rimbaud a « terrifié » les autres soiffards, je n’hésiterais pas à considérer que la lettre du 5 octobre 1871 à Emile Blémont sous-entend que la parodie du recueil L’Idole d’Albert Mérat avait déjà été perpétrée par le couple sulfureux formé par Rimbaud et Verlaine. Et quand Valade dit que Rimbaud a déjà « terrifié » des amis, un nom ne saurait manquer de s’imposer à l’esprit, celui d’Albert Mérat qui forme couple avec Léon Valade, comme Rimbaud avec Verlaine, sauf qu’Albert Mérat est un homme à femmes. Il était connu pour ramener de faciles conquêtes auprès de ses amis poètes.
J’ignore pour l’instant si nous pouvons envisager que les toutes premières transcriptions de l’Album zutique aient pu avoir lieu avant la location d’une pièce à l’Hôtel des Etrangers, et donc avant la mi-octobre environ. Mais peu importe. Il semble tout de même assez plausible que l’album ait été baptisé en même temps que la première réunion du Cercle du Zutisme dans une salle de l’Hôtel des Etrangers. Ce qui importe en revanche, c’est que l’Album zutique porte la marque de transcriptions en série. La première série de transcriptions ne comprenait que cinq poèmes et un monostiche. Jean Keck a d’abord reporté une création à deux mains, l’initial « Propos du Cercle » qu’il a composé avec Léon Valade. Ensuite, Rimbaud a pris la plume pour reporter cinq de ses créations. La priorité a été donnée au « Sonnet du Trou du Cul » coécrit avec Verlaine, le quatrain « Lys » a suivi, puis un enchaînement de deux « Vieux Coppées » et enfin le monostiche de Louis-Xavier de Ricard. J’avais déjà fait remarquer le prestige accordé à Rimbaud dans la mesure où la seule contribution à laquelle il n’a pas semblé prendre part est ponctuée par un mot qui lui est attribué : « Ah ! merde ! », variante cambronnesque du mot « Zut » précisément. Voilà qui justifie tout ce qu’a dit Valade à Blémont : « effrayant », « corruptions inouïes », « terrifié ». Le travail de Philippe Rocher va dans la même direction et insiste lui aussi sur la place prépondérante de Rimbaud dans les premières pages de l’Album zutique. Philippe Rocher ajoute encore les considérations suivantes. Dans « Propos du Cercle », Mérat a beau faire partie des membres, il est isolé et raillé par ses camarades. Antoine Cros lui réplique au milieu du sonnet : « Si ! Si ! Mérat, veuillez m’en croire, / Zutisme est le vrai nom du cercle ! » Mérat est d’emblée présenté comme une figure de la protestation. Il ne peut pas concevoir que le cercle se réclame de l’esprit du « Zut » à toutes les convenances. Et, tout à fait acquis à l’idée d’une articulation recherchée entre les deux premiers sonnets transcrits sur l’Album zutique, je considère que la réplique attribuée à Antoine Cros doit se lire en fonction de l’intertexte qu’est le recueil L’Idole d’Albert Mérat.
Ce recueil de 1869 offre une série de blasons de parties du corps féminin, coincés entre un « prologue » et un « épilogue » eux-mêmes conçus sous la forme de sonnets. Il y a en tout vingt sonnets. Dix-huit sonnets font donc l’éloge d’une partie du corps féminin. Les seize premiers sonnets nomment dans leurs titres les parties du corps qui sont concernées : « Le Sonnet des yeux », « Le Sonnet de la bouche », « Le Sonnet des dents », « Le Sonnet du nez », « Le Sonnet du front ». Suivent encore ceux « des cheveux », « de l’oreille », « du cou », « des seins », « des bras », « des mains », « du ventre », « de la jambe », « du pied », « de la nuque », « des épaules ». Ce modèle de titre est à peu près repris par Rimbaud et Verlaine « Sonnet du Trou du Cul », il ne manque que l’article défini initial, ce qui n’est qu’un détail. Pour le son, le titre provocateur de Rimbaud et Verlaine est plus proche du titre « Le Sonnet du cou » ou éventuellement de celui-ci « Le Sonnet de la nuque ». Une remarque qui ne me paraît pas anodine, c’est qu’en général Albert Mérat reprend le nom de la partie du corps célébrée dans les vers eux-mêmes. Le poème « Le Sonnet de la bouche », où il est tout de même question d’un orifice, fait exception. Le poète a trouvé plus délicat d’employer le pluriel « lèvres ». Le mot lui-même de « bouche » apparaît toutefois dans un grand nombre d’autres sonnets. Il est question de la finition de la « bouche » de « la Joconde » dans le « Prologue », de la bouche de la femme dans « Le Sonnet des dents », « Le Sonnet du cou » et « Le Dernier sonnet », de la bouche du poète admiratif (« ma bouche ») dans « Le Sonnet du pied » et « Le Sonnet de la nuque ». Nous reviendrons sur cette série quand il sera question de la parodie de Rimbaud et Verlaine. Ce qu’il faut déjà retenir, c’est que le mot « bouche » appelle des précautions d’emploi, à tel point que pour célébrer directement la bouche il convient de privilégier le pluriel poétique « lèvres ». Le mot « bouche » ne semble exploitable que quand il est à la périphérie de l’hommage physique fait à la femme. En revanche, Mérat a employé le mot « nez » dans les vers du « Sonnet du Nez », bien que le lexique poétique retienne plus volontiers le singulier « narine » (Songeons à « Réponse à un acte d’accusation » de Victor Hugo). Ce choix du mot « Nez » pourrait être un des éléments à la source de la parodie « Vu à Rome » où Rimbaud scande l’expression réputée prosaïque : « […] des nez fort anciens. / Nez d’ascètes… / Nez de chanoines… », tout en exploitant malicieusement une rime initiale « Sixtine » :: « écarlatine » qui suggère le mot poétique manquant « narine ». Tout comme le mot « bouche », le nom « oreille » n’est pas reconduit dans les vers du sonnet correspondant, mais une double mention figure dans deux vers consécutifs sur « Sonnet de la nuque ». Le nom « épaules » n’apparaît pas non plus dans le sonnet qui leur est consacré, mais le plurielr figure dans « Le Sonnet du cou » puis le singulier apparaît dans « Le Sonnet des bras ». En revanche, dans « Le Sonnet des seins », la mention au pluriel « seins » est exhibée à la rime du premier vers. Le mot au singulier apparaît dans un tour prépositionnel « du sein de l’ombre » au vers 10 du « Sonnet des Yeux » et il est question du « sein pur et charmant » dans « Le Sonnet des épaules ». Enfin, même si aucun sonnet ne leur est consacré, les « reins » sont mentionnés au premier vers du « Sonnet du ventre » (Songeons au poème « Vénus Anadyomène » de Rimbaud). Voilà en fait d’audaces les limites que nous pouvons donner à la désignation du corps dans l’œuvre d’Albert Mérat. Vient alors le cas des deux derniers blasons intitulés respectivement : « Avant-dernier sonnet » et « Dernier sonnet ». Mérat bascule ici dans l’implicite. L’avant-dernier sonnet est consacré aux fesses que le poète n’a pu nommer, le recours au pluriel « fossettes » permettant de contourner la censure. Ce mot de « fesses » sera repris par Rimbaud dans l’un des sonnets de Rimbaud considérés comme « Immondes » par Verlaine : « Nos fesses ne sont pas les leurs… », sonnet rimbaldien qui est donc lui aussi, au moins en partie, une parodie de Mérat et de son recueil L’Idole. Quant au « dernier sonnet », il est consacré au sexe de la femme. Cette partie du corps ne peut être célébrée sans amener à envisager l’acte sexuel et il est assez évident, au-delà de l’allusion homosexuelle, que la parodie de Verlaine et Rimbaud révèle qu’il est possible d’aggraver l’impudeur et l’indécence dans l’exercice du blason des parties du corps de la femme. Or, dans son recueil, Albert Mérat montre qu’il a essayé de combattre les préjugés hypocrites et qu’il a été empêché d’appeler quelques-unes des plus précieuses parties de l’anatomie féminine par leurs noms : « Je ne crois pas aux sots faussement ingénus / A qui l’éclat du beau fait baisser la paupière ; / Je veux voir et nommer la forme tout entière / Qui n’a point de détails honteux ou mal venus » (« Avant-dernier sonnet »), « Mais ce siècle est menteur, bien plus que délicat ; / Sa pudeur a poussé les feintes à l’extrême. / Voici qu’il a flétri ce dernier sujet, même / Avant qu’un simple trait de plume le marquât » (« Dernier sonnet »). Et l’épilogue insiste encore : « Pourtant j’aurais voulu te dresser toute nue[.] » Mérat n’a-t-il pas pu ou n’a-t-il pas su dire « Zut ! » La parodie de Verlaine et Rimbaud entend montrer que Mérat n’a pas même combattu. Tout cela a été montré par les commentaires rimbaldiens. Le « Sonnet du Trou du Cul » ne nomme pas les fesses et le sexe de la femme en satisfaisant les attentes de Mérat, mais il nomme une partie du corps que, par décence, Mérat n’avait que trop sciemment écartée lui-même de son projet. Et la provocation s’aggravait par l’équivoque homosexuelle, sans doute parce que Mérat, homme à femmes, avait dû exprimer publiquement sa réprobation des amours entre hommes. Mais, ce qu’il importe d’ajouter au commentaire du « Sonnet du Trou du Cul », c’est que le sonnet « Propos du Cercle » n’a pas été la première composition zutique. Sa composition a de toute évidence suivi celle décisive du « Sonnet du Trou du Cul ». Philippe Rocher fait remarquer que c’est sciemment que Valade et Keck ont choisi de faire commencer leur sonnet par une réplique de Mérat et de le faire se conclure par une réplique de Rimbaud. Il est très clair que le sonnet « Propos du Cercle » a pour fonction d’introduire le « Sonnet du Trou du Cul », poème qui a déjà « fasciné ou terrifié » tous ces poètes amis de la rive gauche réunis autour de Valade et Verlaine notamment. Et le principe est celui de l’inversion, puisque si, dans son recueil de 1869, Mérat se dressait un peu solitaire contre l’hypocrisie du siècle, voilà que dans une société de quatorze joyeux compères Mérat se retrouve isolé. Il traite une communauté non précisée de « tas d’insolents », apparemment les treize autres membres de la première réunion zutique. Le mot qui lui est prêté n’a pas alors grand-chose à voir avec la parodie du recueil L’Idole : « Cinq sous ! C’est ruineux ! Me demander cinq sous ? / Tas d’insolents !... » Malgré les ratures et le repassage à l’encre, le nom de Mérat est doublement souligné, ce qui permet d’insister sur l’importance de cette attribution du propos initial. Mérat passe pour un pauvre grincheux à côté de ses sous. Mérat est ensuite nommé dans le poème par une apostrophe attribuée à Antoine, et cette apostrophe que nous avons citée plus haut est cette fois une mise en abîme explicite de la prétention à la sincérité de l’auteur du recueil d’éloges du corps de la femme de 1869 : « Zutisme est le vrai nom du cercle ! » est une saillie en réponse au vers de Mérat : « Mais ce siècle est menteur, bien plus que délicat : » puisque Mérat ne va pas se montrer capable de passer au-delà des mensonges de la délicatesse dans une société choisie. La raillerie n’est pas pour autant censée porter à conséquence, puisqu’elle vient pour partie de son meilleur ami Léon Valade. Selon toute vraisemblance, le bordelais Léon Valade n’a pas encore compris les ravages sur l’humeur d’Albert Mérat de la parodie rimbaldo-verlainienne, et c’est ce qui me fait dire que cette parodie n’est pas encore de l’ordre du règlement de comptes, même si elle cible déjà l’homophobie de l’auteur des Chimères, mais elle fait partie d’un tout exaspérant qui a préparé la colère à venir de Mérat.
En clair, nous savons qu’au long de l’été 1871, sans doute pour se délasser l’esprit d’une actualité politique chargée, accablante, un cercle de poètes ou d’artistes parmi lesquels Valade et Verlaine ont commencé à reprendre la création de poèmes dans la veine « gougnotto-merdo-pédérasto-lyrique » d’un ancien « Album des Vilains Bonshommes » ayant brûlé dans l’incendie communard de l’Hôtel de Ville où avaient travaillé trois poètes bientôt zutistes Mérat, Verlaine et Valade. La correspondance de Verlaine qui nous est parvenue atteste clairement tout cela. Et la correspondance de Valade laisse clairement entendre que Rimbaud a été impliqué dans une production de parodies zutiques dès son arrivée à Paris à la mi-septembre. Il y a fort à parier que quand Valade écrit à Emile Blémont le 5 octobre 1871 Rimbaud venait de composer ses tercets du « Sonnet du Trou du Cul », son quatrain « Lys » et ses deux dizains enchaînés parodiant Coppée. Ces parodies ont eu un tel prestige qu’elles ont eu les honneurs des premières pages de l’Album zutique avec un sonnet introducteur de Léon Valade et Jean Keck, mais un sonnet qui s’inspirait des poèmes qu’il introduisait et tout particulièrement du « Sonnet du Trou du Cul ». A la fin de sa série de transcriptions, Rimbaud a ajouté un monostiche attribué à Louis-Xavier de Ricard : « L’Humanité chaussait le vaste enfant Progrès. » Ce monostiche n’est pas un commentaire de la page sur laquelle il figure, puisque les parodies de Dierx et Verlaine : « Vu à Rome » et « Fête galante » ont été ajoutées ultérieurement par Rimbaud, mais il s’agit sans doute d’un contrepoint à la première série de transcriptions : « Propos du Cercle », « Sonnet du Trou du Cul », « Lys », « J’occupais un wagon… », « Je préfère sans doute… » Le « vaste enfant Progrès » serait l’esprit de facétie du Zutisme, tout simplement, en opposition au cliché de l’hypocrisie du siècle menteur que dénonce le recueil L’Idole et en phase avec l’esprit du poème « Propos du Cercle », car je ne crois pas à une satire subtile résumée en un seul vers de la pensée de Louis-Xavier de Ricard.
Quant à cet Album, je ne crois pas non plus qu’il ait été à l’origine la possession de Charles Cros. Pourquoi ? D’abord, cet album nous a été transmis par une parente de Coquelin Cadet, sans que nous n’ayons nulle part la moindre attestation d’un don de Charles Cros. Coquelin Cadet ayant récité des pièces de Charles Cros, ce n’est que par hypothèse que nous avons prétendu que cet album avait été la propriété de Charles Cros. Le deuxième argument en faveur de Charles Cros vient de ce que celui-ci a créé un nouveau Cercle du Zutisme dans les années 1880, concurremment aux Hydropathes, au Chat Noir, etc. Il est vrai que les trois frères Cros ont fait partie du Cercle du Zutisme, que le sonnet « Propos du Cercle » fait affirmer par Antoine Cros que le nom de « Zutisme » est bien celui du cercle et fait prononcer à Charles Cros une revendication d’autorité : « En vérité, / L’aurorité, c’est moi ! C’est moi, l’autorité… » Antoine Cros et Charles Cros ont-ils mis les fonds dans la location du local zutique ? Il n’en reste pas moins qu’il n’est nulle part dit clairement que Charles Cros est le créateur du premier Cercle du Zutisme. Il n’y est sans doute pas étranger, mais il ne faut pas perdre de vue que la création a pu être collective. Ce cercle est sans doute né d’échanges d’idées et d’apports financiers ou matériels non prévus lointainement à l’avance. La formule attribuée à Charles Cros relève d’ailleurs clairement de l’autodérision avec la formule christique suspendue à la fin du premier tercet « En vérité, » et le chiasme comique du vers douze : « L’autorité, c’est moi ! C’est moi, l’autorité… » Dans tous les cas, une personne peut très bien être à l’initiative pour la création du Cercle et une autre pour la tenue d’un Album de transcriptions poétiques. Or, Cros n’était pas concerné par l’Album des Vilains Bonshommes qui a précédé, à la différence de Verlaine et Valade. La correspondance de Verlaine et Valade durant l’été 1871 fait clairement comprendre que ce sont eux qui caressent l’espoir de recommencer un album. A partir de là, les indices s’accumulent rapidement pour montrer que l’album a appartenu à Léon Valade. Epluchons-les. L’Album des Vilains Bonshommes a brûlé dans l’incendie de l’Hôtel de Ville où avaient travaillé Verlaine, Valade et Mérat. L’absence de contributions zutiques de Mérat invite à penser qu’il n’était pas le dépositaire de ce genre de volume collectif. Valade est autant que Verlaine un excellent candidat à la détention d’un tel album. Or, cerise sur le gâteau, nous savons qu’un des poèmes zutiques « La Mort des cochons » a été composé par Verlaine et Valade et a figuré initialement dans l’Album des Vilains Bonshommes. Le « Sonnet du Trou du Cul » est précisément un sonnet à deux mains, et c’est le cas également du sonnet « Propos du Cercle ». Verlaine et Valade font partie de ces paires de parodistes. Et la première transcription zutique implique Léon Valade en tant qu’auteur. Il a apposé sa signature à la suite du premier poème. Dans deux lettres du début du mois d’octobre 1871, Valade fait part à Jules Claretie et Emile Blémont de l’impression profonde que lui a laissé la poésie pleine de « corruptions inouïes » d’un « effrayant poète » ayant nom Arthur Rimbaud. Les indices ne s’arrêtent pas là : Léon Valade est avec Rimbaud le principal contributeur à l’Album zutique. De surcroît, deux parodies zutiques lui sont dédiées « A Léon Valade », l’une de ces deux dédicaces figure sur la dernière page du fac-similé de l’Album zutique. Enfin, Léon Valade a publié au moins un poème tiré de l’Album zutique dans La Renaissance littéraire et artistique : le « Pantoum négligé » imaginé par Verlaine pour tourner en dérision Alphonse Daudet, le premier vers « ma chemise brûle » étant, j’en profite pour le signaler à l’attention, une allusion au récit « L’Arlésienne », car c’est dans ce récit qu’il en est question. Voilà, à s’en tenir aux indices les plus immédiats, qui invite à penser que l’Album zutique fut en possession de Léon Valade un assez long temps avant de passer entre les mains de Coquelin Cadet, éventuellement par l’intermédiaire de Charles Cros.
Maintenant, après la première série de transcriptions, les zutistes ont continué de reporter divers poèmes dans l’Album. En général, les transcriptions ont suivi l’ordre des feuillets, mais cela n’a pas toujours été le cas. Or, le « Sonnet du Trou du Cul » avait fait une impression tellement forte qu’il n’a pas qu’inspiré le sonnet liminaire « Propos du Cercle ». Dans la marge gauche initiale laissée par Rimbaud sur la page des transcriptions du « Sonnet du Trou du Cul » et du quatrain « Lys », Camille Pelletan a ajouté une parodie de Charles Cros fort obscène, parodie où le vers final « Les langues des Cabaners » a inspiré ultérieurement un « Sonnet de la langue » à Germain Nouveau, tandis que Léon Valade a repris le principe du sonnet « Propos du Cercle » sous la forme d’un quatrain « Autres propos du cercle ». Evidemment, la complicité entre Valade et Mérat doit être réaménagée au sein de cette activité parodique dangereuse pour les susceptibilités. Mais ce qu'écrit Valade résonne étrangement aux oreilles: "L'âpre Mérat / Répond : 'Merde'"! Cela a un petit parfum de réplique authentique. Camille Pelletan et Léon Valade ont agi collectivement et ont créé un vis-à-vis aux transcriptions de Rimbaud en créant un même succession sonnet et quatrain. La preuve de cet ordre de transcription est donnée par le premier vers du quatrain de Valade dont l’écriture est tassée et infléchie pour éviter de rentrer dans la transcription du dernier vers du quatrain « Lys » de Rimbaud. Le renoncement à tout émargement a invité Rimbaud à lui-même profiter de la marge gauche du feuillet suivant pour ajouter deux nouvelles œuvres parodiques siennes : « Vu à Rome » et « Fête galante ». Le poème « Vu à Rome » est à l’évidence postérieur à la création du « Sonnet du Trou du Cul », puisqu’il s’en inspire quelque peu avec la mention du mot « nez » et qu’il reprend l’idée d’une succession titre de recueil et titre de poème. Le singulier « Fête galante » invite en revanche à penser qu’il s’agit cette fois d’un simple titre de poème, mais un titre qui fait allusion à un titre de recueil. Ceci doit nous inviter à ne pas nous laisser illusionner par l’ordre de publication des poèmes de l’Album zutique dans diverses éditions. Les poèmes « Avril, où le ciel est pur…. » et « Autres propos du cercle » n’ont pas précédé le « Sonnet du Trou du Cul » et « Lys », ils ont été transcrits après et s’en sont inspirés. Dans son livre Rimbaud et le foutoir zutique, Bernard Teyssèdre essaie de considérer le monostiche « L’Humanité chaussait le vaste enfant Progrès » comme un commentaire d’ensemble de la page sur laquelle il figure, sauf que les transcriptions de « Vu à Rome » et « Fête galante » sont postérieures. Nous avons plaidé plus haut pour une analyse du monostiche comme commentaire de la seule première série de transcriptions, ce qui n’a pas les mêmes implications.
Nous allons poursuivre sur la présence feutrée d’Albert Mérat au sein du Cercle du Zutisme, mais pour clore sur cette première partie, nous voudrions insister sur deux faits remarquables passés inaperçus. Selon le témoignage de Verlaine, Rimbaud s’est rendu chez le photographe Carjat à l’époque même de ses contributions zutiques d’octobre-novembre 1871. La relative identité de costume permet de considérer que Verlaine venait de conseiller Rimbaud pour l’achat d’un costume, d’une veste à tout le moins, et que les deux photographies de Rimbaud et celle de Verlaine dans l’atelier Carjat datent du même jour. Quand nous apprécions ces portraits de poètes, à ce moment-là les créations zutiques occupent une bonne part de leur temps, la création du « Sonnet du Trou du Cul » est encore toute fraîche et les amuse beaucoup. Ce n’est pourtant pas à ces poèmes-là que nous pensons d’emblée en regardant ces photographies.
Il est un autre détail troublant. Le rythme des productions zutiques s’est rapidement ralenti, mais Rimbaud semble avoir cessé de contribuer à l’Album zutique à la mi-novembre 1871, au moment même où Edmond Lepelletier publie dans la presse un entrefilet assassin sur le couple de Verlaine et de « mademoiselle Rimbault », et perfide jusqu’au bout Lepelletier a d’abord présenté un couple formé par Catulle Mendès et Albert Mérat, deux poètes qui sont connus pour avoir détesté Rimbaud, même si nous en savons assez peu en ce qui concerne l’animosité de Catulle Mendès. Drôle de coïncidence, Mérat semble ouvrir et refermer l’histoire des contributions zutiques de Rimbaud, tandis que des poèmes para-zutiques ou peu s’en faut font explicitement allusion à l’œuvre de Catulle Mendès : « Oraison du soir », les deux « Immondes » accompagnant le « Sonnet du Trou du Cul » et « Les Chercheuses de poux ». C’est assez remarquable que pour être signalé à l’attention. L'humeur de tout le groupe a commencé d'être atteinte à ce moment-là. Un poids devait commencer à se faire sentir et Léon Valade n'avait plus l'idée de courir les nouvelles facéties zutiques imaginées par Rimbaud, si ce n'est pas Rimbaud qui a pu commencer à se méfier.