vendredi 30 septembre 2022

dimanche 25 septembre 2022

Fanfares et assassins, la critique rimbaldienne s'est-elle enfermée dans l'autopersuasion ?

Les poèmes "Matinée d'ivresse" et "Barbare" sont deux des pièces en prose les plus connues des Illuminations. Pendant longtemps, le poème "Matinée d'ivresse" passait pour une expérience hallucinée de prise de hachisch. La description était peu réaliste et contraire même aux informations livrées sur le sujet par Baudelaire, mais Rimbaud était envisagé comme un disciple de Baudelaire de stricte obédience : il était admis qu'il s'inspirait des Paradis artificiels, mais aussi de textes pourtant encore inédits à l'époque Fusées et Mon cœur mis à nu, tout particulièrement pour la définition d'un "Beau" personnel à chacun des deux poètes. Henry Miller, écrivain américain, a publié un essai sur Rimbaud qui porte précisément pour titre l'expression finale du poème "Matinée d'ivresse", Le temps des assassins.
Le mot "assassins" était la porte d'entrée principale à la lecture du poème. Selon une étymologie discutée mais en vogue à l'époque de Rimbaud, le mot "assassins" dériverait du terme "hachischin" fumeur de hachisch, mais son sens serait passé à celui des sombres activités des membres du Cercle du Vieux de la Montagne, et c'est un fait également que les communards ont été comparés parfois à cette secte. Et Rimbaud ayant adhéré à la Commune, il se mêlait à tout cela l'idée d'un poète sauvage participant à une révolution qui voulait détruire la société. Rimbaud revendiquerait d'être un fumeur de hachisch et un assassin révolutionnaire dans "Matinée d'ivresse". Plusieurs rimbaldiens et non des moindres (Antoine Fongaro, Bruno Claisse,...) mettent en doute qu'il soit question d'une allusion au hachisch dans le poème et même à l'étymologie supposée du mot "assassins".
Nous pouvons même aller plus loin que Claisse et Fongaro, non seulement le mot "assassins" ne parle pas de fumeurs de hachisch du tout, mais il n'est pas certain que le "temps des assassins" désigne l'avènement de "matinée d'ivresse" auquel adhère Rimbaud, puisque ce "temps des assassins" succède précisément à la retombée de la matinée d'ivresse dans l'économie du récit rimbaldien.
Le poème "Barbare" emploie lui aussi le terme "assassins". Sur la base d'un rapprochement avec la fin de "Matinée d'ivresse", les "anciens assassins" désigneraient donc les anciens participants de la "Matinée d'ivresse", le groupe de ceux sachant donner leur vie entière tous les jours, etc.
Cela voudrait dire dans la foulée que le poème "Barbare" est une répudiation du discours de "Matinée d'ivresse". Le poète aurait exprimé attendre l'avènement de cette société, il la rejetterait dans "Barbare". Cette idée s'appuie sur un autre facteur. Les deux poèmes "Matinée d'ivresse" et "Barbare" font partie d'une suite manuscrite paginée. Et le poème "Barbare" conclut cet ensemble. La pagination n'a pas été faite par Rimbaud, mais par les ouvriers typographes de la revue La Vogue en 1886. Mais il est de tradition de passer outre pour parler d'une organisation des poèmes en recueil. Mais, même si nous essayons l'hypothèse du recueil, nous retrouvons dans un cas singulier. Pourquoi Rimbaud n'a-t-il pas retiré "Matinée d'ivresse" de l'élite de ses poèmes en prose si "Barbare" vaut répudiation ? Puis, si le recueil dresse un récit qui va de "Matinée d'ivresse" à "Barbare", il convient alors de se reporter à la liste des poèmes intercalés entre nos deux pièces qui font débat. Or, qui peut croire sérieusement que les poèmes intercalés suivants racontent des péripéties expriment un basculement du point de vue de Rimbaud sur des assassins : "Phrases", poèmes brefs sans titres, "Ouvriers", "Les Ponts", "Ville", "Ornières", "Villes" ("Ce sont des villes !"), "Vagabonds", "Villes" ("L'acropole officielle..."), "Veillées", "Veillée", "Mystique", "Aube", "Fleurs", "Nocturne vulgaire", "Marine", "Fête d'hiver", "Angoisse" et "Métropolitain". Cela demandera un grand temps d'analyse, mais il y a un autre argument à ne pas négliger. La "Matinée d'ivresse" est toute personnelle avec d'un côté l'emploi des possessifs "mon Bien", "mon Beau" (italiques du poète lui-même), et d'un autre côté les accords au singulier du "nous" de majesté ("nous serons rendu" et non "nous serons rendus", "nous si digne" et non "nous si dignes"). On peut toujours prétendre que si la matinée est solitaire Rimbaud adhère à un groupe extérieur d'assassins, les communards par exemple (ce qui au passage est une vision plutôt versaillaise de la Commune), mais il n'en reste pas moins que à la lecture de "Barbare" il est présupposé que Rimbaud faisait la fête avec les "anciens assassins", alors que cette communion n'a pas été décrite dans "Matinée d'ivresse". Dans "Matinée d'ivresse", Rimbaud se nourrit de la perspective future de rejoindre les "assassins" dans l'optique de lecture traditionnelle retenue par les rimbaldiens. C'est tout de même problématique.
Dans des articles mis en ligne sur ce blog, j'ai précisé qu'il y avait toute facilité à enchaîner les lectures des poèmes "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" comme le récit d'une unique expérience, ce lien étant appuyé par les occurrences "nouvelle harmonie" et "ancienne inharmonie".
Or, le poème "A une Raison" a un trait grammatical particulier. Les quatre seuls adjectifs du poème sont des variations de la forme "nouveau" : "nouvelle harmonie", "nouveaux hommes", "nouvel amour", "nouvel amour". Dans "Adieu" d'Une saison en enfer, Rimbaud se dénonce explicitement, il se reproche d'avoir cru à cette création facile du "nouveau" et il abuse sur une phrase de la répétition de l'adjectif "nouveau". Cette fois, nous pouvons opposer un texte de Rimbaud comme la remise en cause d'un autre, en envisageant pour le coup que le poème "A une Raison" a été composé avant Une saison en enfer. Mais si nous laissons de côté ce sujet pour mieux nous concentrer sur le choix rhétorique de Rimbaud d'appauvrir le sens de la masse d'adjectifs qu'il emploie dans un texte, nous découvrons un fait intéressant qui relie "Barbare" et "Matinée d'ivresse" et plus précisément qui relie "Barbare" au couple décrivant une même extase "A une Raison" et "Matinée d'ivresse".
Précisons qu'à l'époque de Rimbaud la terminologie grammaticale était différente de la nôtre. La classe des déterminants n'était pas établie comme elle l'est aujourd'hui. Les articles définis et indéfinis formaient une catégorie à part, et l'ensemble des autres déterminants étaient appelés "adjectifs" : adjectifs démonstratifs, possessifs, etc. Cependant, Rimbaud faisait du latin, et notre catégorie actuelle des adjectifs pour Rimbaud c'était la catégorie des noms adjectifs qualificatifs, le dégagement des adjectifs de relation du genre "le carrosse royal" n'étant pas encore très consciente à l'époque.
En gros, avec des variations de forme, "nouveau" est le seul adjectif qualificatif employé dans "A une Raison". Dans "Barbare", notre poète emploie différents adjectifs qualificatifs : "viande saignante", "fleurs arctiques", "fleurs arctiques", "larmes blanches, bouillantes", "voix féminine" et "grottes arctiques". Mais, certains d'entre eux forment une série qui s'oppose précisément à "nouveau" dans "A une Raison" : "vieilles fanfares d'héroïsme", "anciens assassins", "vieilles retraites" et "vieilles flammes".
Répéter plusieurs fois un même adjectif ou se lover dans l'emploi d'adjectifs de sens équivalent ne sauraient être anodin. Rimbaud n'est pas un écrivain médiocre au vocabulaire limité. S'il opère ainsi, c'est qu'il s'agit d'insister et de dramatiser les occurrences de ces adjectifs.
Il y a donc une opposition entre le régime de l'ancien et le régime du nouveau. Or, le discours qui fait consensus parmi les rimbaldiens au sujet de ces deux poèmes consiste à dire que Rimbaud veut toujours le nouveau, mais qu'il a changé d'avis sur ce qui est neuf et ce qui est vieux. Le neuf de "Matinée d'ivresse" est devenu pour d'obscures raisons de l'ancien.
Notons au passage que ce n'est pas très valorisant comme lecture. Rimbaud passe pour un auteur un peu girouette conduit par la vanité.
Je ne crois pas du tout à cette lecture.
Pour confirmer qu'il y a bien un renvoi à "A une Raison" dans "Barbare" il faut ajouter la mention de la forme participiale "arrivée" à la fin des deux poèmes. Au dernier alinéa de "A une Raison" ("Arrivée de toujours, qui t'en iras partout[,]" répond en écho l'avant-dernier alinéa de "Barbare" qui est aussi le dernier alinéa à contenu conséquent du poème, puisque le dernier alinéa est une reprise soudainement et rapidement interrompue : "Le pavillon..." : "[...] et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques." Les rimbaldiens semblent se contenter d'une valeur banale d'emploi de la forme "arrivée". Mais comment peut-on admettre passivement une valeur banale d'emploi alors même qu'on prétend avoir affaire à une expérience littéraire hors du commun avec les poèmes en prose de Rimbaud ? L'emploi de ce mot un peu passe-partout est forcément à considérer comme solennisé sous la plume de notre poète. Je ne sais pas encore où mes lecteurs situent leurs réticences face à ma démarche qui montre progressivement les liens étroits entre le couple "Matinée d'ivresse" / "A une Raison" et "Barbare", mais observons encore que les quatre occurrences de l'adjectif "nouveau" ponctuaient les trois premiers alinéas du poème "A une Raison" : "nouvelle harmonie" ponctuait le premier alinéa, "nouveaux hommes" est relancé par "et leur en-marche", tandis que "nouvel amour" ponctue les deux phrases constitutives du troisième alinéa. Or, dans "Barbare", à côté de la série lexicale : "vieilles fanfares", "anciens assassins", "vieilles retraites", "vieilles flammes", nous avons un autre adjectif repris à trois reprises, et à trois reprises il ponctue un alinéa : "fleurs arctiques", "fleurs arctiques" et "grottes arctiques". Dans le cas des mentions "fleurs arctiques", l'alinéa est en réalité surchargé par des parenthèses ("Elles n'existent pas"). En général, les rimbaldiens adoptent une lecture conceptuelle de philosophe : les fleurs n'existent pas. Ma conviction est tout autre. Nous passons de fleurs arctiques qui n'existent pas à des grottes arctiques emplies d'une voix féminine. Je considère qu'il faut inévitablement faire entrer en résonance la reprise de la parenthèse "(Elles n'existent pas)" avec la reprise "nouvel amour". Les deux poèmes se répondent très clairement. La fin du poème "Barbare" raconte bien l'arrivée du "nouvel amour", et la "voix féminine" est faite pour les "nouveaux hommes".
Ce n'est pas tout. Le poème "Barbare" décrit un décor polaire confirmé par les trois occurrences de l'adjectif "arctiques". A la fin du poème "Being Beauteous", nous avons un jeu sur l'adjectif "nouveau" : "Oh nos sont revêtus d'un nouveau corps amoureux". Rimbaud joue sur l'expression des épîtres de saint Paul : "il faut revêtir l'homme nouveau", mais aussi sur la disposition de part et d'autre du mot "corps" des adjectifs "nouveau" et "amoureux" qui font inévitablement écho à l'expression "le nouvel amour". Et le poème "Being Beautous" décrit un cadre enneigé et un monde repoussé loin derrière, mais qui cette fois attaque : "le monde, loin derrière nous,...".
Dans de telles conditions, il est difficile de croire que les "assassins" et "fanfares" du poème "Barbare" soient les anciennes amours du "voyant".
Très souvent, les études du poème "Barbare", des années 1970 à 2022, appliquent des méthodes modernes. On analyse le poème structurellement en situant des thèmes, des alternances de motifs, la terre et l'eau, etc. Mais Rimbaud était un poète du XIXe siècle qui avait reçu dans un cadre scolaire un enseignement rhétorique. Et avant d'étudier de manière structuraliste les thèmes et récits de ses poèmes, il est plus avisé de considérer la structure grammaticale des phrases et la distribution dynamique des alinéas.
Le poème "Barbare" oppose clairement un cadre rejeté à un objet de quête. Les alinéas 1, 3 et 7 fixent tout ce qui est rejeté : "jours", "saisons", "êtres", "pays", "fanfares d'héroïsme", "assassins", "retraites", "flammes". Les alinéas 2, 4 et 10 nomment toujours de la même façon l'objet de la quête.
Les alinéas 5 et 6, puis 8 et 9, distribués par couples, font le récit d'un bouleversement. A cette aune, l'alinéa 7 est mis entre parenthèses car les alinéas 5 et 6 ont réduit l'impact de sa présence obsédante. Les brasiers (ou fournaises selon la première version manuscrite) ont dépassé l'attaque des flammes anciennes. Notons que la mention "brasiers" en attaque d'alinéa est reprise de l'alinéa 6 à l'alinéa 8, par opposition aux "vieilles flammes" de l'alinéa 7. Le poème décrit bien une certaine réussite de l'opération. L'alinéa 10 soudainement interrompu aura donc une interprétation dans la tête du lecteur conditionnée par les alinéas 5 et 6, puis bien évidemment 8 et 9. C'est la voix féminine arrivée au fond des grottes arctiques qui est la cause indéniable de l'interruption de la parole dans l'alinéa final : "Le pavillon..."
Il n'y a pas à envisager un plan de distanciation du poète par rapport à son texte, où les points de suspension signifieraient que Rimbaud ne croit pas à ce qu'il a écrit dans le neuvième alinéa. Et si vous y tenez à cette lecture de mise à distance du poème, il va vous falloir un sacré modèle théorique pour la justifier, puisque vous prenez le parti de défendre une hypothèse de lecture qui ne serait pas amenée par le texte lui-même. Vous vous permettez de considérer que ce qui n'est pas dit dans le poème est plus important que son développement. Vous vous permettez, vous qui glosez en philosophes le "Elles n'existent pas", de décréter que ce que vous ne lisez pas dans le texte a plus de réalité que le poème, que c'est ça que Rimbaud a écrit tout en ne l'écrivant pas.
Lire les trois points de suspension comme l'expression du doute, c'est une décision subjective de la part du lecteur. Ce n'est pas un élément fixé par la conduite du récit poétique lui-même !
Mais reprenons le second alinéa qui réunit les mentions "fanfares" et "assassins". Les deux mots figurent dans le poème "Matinée d'ivresse", ce qui amène à conditionner la lecture de "Barbare" par ce que l'on croit comprendre de "Matinée d'ivresse", mieux par ce que l'on croit savoir de "Matinée d'ivresse".
Toutefois, ce n'est pas simple.
J'ai déjà fait un sort aux difficultés d'interprétation du mot "assassins". Passons au mot "fanfare". Dans "Matinée d'ivresse", le poète décrit bien son extase comme une "fanfare", mais peut-on en inférer qu'il s'agit du modèle d'une des "fanfares" rejetées comme "vieilles" dans "Barbare" ? Il y a quand même un élément troublant. Rimbaud a écrit : "Fanfare atroce où je ne trébuche point !" Rimbaud a défini cette fanfare par opposition. S'il ne trébuche pas à cette fanfare, c'est qu'il en dénonce d'autres où il trébuche systématique, fanfares qui seront inévitablement plus anciennes que la nouvelle de "Matinée d'ivresse". Les rimbaldiens ne se sont-ils pas pris les pieds dans un tapis roulant ? Rimbaud rejetterait des "fanfares" qui supposaient déjà le rejet de fanfares plus anciennes.
Il est autrement plus simple de lire ces poèmes en considérant qu'ils ne s'opposent pas entre eux mais que Rimbaud rejette le monde des anciens assassins et des fanfares où l'on trébuche pour le monde du "nouvel amour", concept antinomique de la notion d'assassinat, et pour des fanfares qui cette fois l'amènent à la nouvelle harmonie.
Le spectacle de "Barbare" est explicitement un possible de la "nouvelle harmonie", puisqu'il est musique et il est même qualifié paradoxalement de "Douceurs".
Le monde loin derrière nous des êtres et des pays n'est pas monde, le vrai monde est celui de la "mère de beauté". Et l'héroïsme trouve un cadre à sa démesure qui ruine les anciennes prétentions.
Dans son "édition critique commentée" des Illuminations parue chez José Corti en 2004 et qui porte le titre Eclats de la violence, Pierre Brunel place une note 3 de commentaire des "fanfares d'héroïsme" en occultant la présence de l'adjectif "vieilles" (page 501). Et il écrit ceci :
[...] Les fanfares d'héroïsme sont une façon détournée de désigner la fanfaronnade (le fanfaron, selon Littré est celui qui "sonne la fanfare sur lui-même, qui exagère sa bravoure").
Ce commentaire nous influence subrepticement, puisque la plupart des lecteurs sont acquis à l'idée que Rimbaud dénonce son passé de fanfares d'ivresse. Je semble être le seul à ne pas y croire un seul instant. Ceci dit, il y a un biais problématique dans la remarque de Brunel. Le fanfaron parle de lui-même, mais le poème de Rimbaud ne parle à aucun moment de fanfaron et de fanfaronnade, il parle de "fanfare". Est-ce que Rimbaud parle d'ailleurs de fanfaronnade et de fanfaron dans "Matinée d'ivresse" : "fanfare atroce où je ne trébuche point" ?
Enfin, il y a une constante dans les poèmes de Rimbaud. Dans "Credo in unam", quoi qu'on pense du niveau de l'exercice littéraire et de l'influence des sources, nous avons une exaltation à l'intention de la déesse Vénus avec un rejet du monde ambiant, avec l'expression d'un sentiment d'exil, avec l'affirmation qu'il faut remonter au ciel. Je ne vais pas faire la revue de tous les poèmes, mais je vais me contenter de mentionner les rapprochements les plus décisifs. En effet, nous avons un grand nombre de poèmes allégoriques où Rimbaud oppose au monde un cadre exaltant de vraie vie souvent sous la forme d'une apparence féminine divinisée. "Voyelles" est très clairement l'une de ses prestations qu'on peut rapprocher de "Génie", "A une Raison", "Barbare" et plusieurs autres. On peut évidemment citer à nouveau "Being Beauteous" dans la mesure où nous avons un spectacle de "chair meurtrie" transcendée en incarnation du "nouvel amour". C'est fortement comparable à l'idéal des "Douceurs" d'un "cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous" avec des "brasiers" et un "choc des glaçons aux astres". Dans "Barbare", le poète dit clairement que la pluie de diamants, de givre et de feux du ciel lui est d'une infinie douceur comparativement aux flammes exaspérantes du monde qu'il a fui, et dans "Being Beauteous" nous avons bien un collectif "nous" de gens qui ont fui le monde "loin derrière nous" et qui sachant donner leur vie tout entière tous les jours ont fait voeu d'accompagner la mère de beauté dans les souffrances qui la lacèrent. Ils ont fait le choix du martyre puisque le monde persécute la mère de beauté à coup de sifflements mortels et musiques rauques.
Je ne vois pas comment les assassins pourraient signifier autre chose que les ennemis du poète dans "Barbare", mais aussi dans "Matinée d'ivresse".
Enfin, il n'y a pas que les évocations d'êtres féminins, il y a aussi le "Poème de la Mer". Dans "Le Bateau ivre", nous avons le récit d'une embarcation qui se réjouit d'être emmenée au-delà des fleuves, de quitter le continent pour rejoindre la mer. Le "Poème de la Mer" est un récit de "Matinée d'ivresse" et quand l'ivresse est retombée, il est encore question d'achever le martyre en s'anéantissant dans les flots.
Et si je cite "Le Bateau ivre", c'est qu'il y a encore un autre terme de comparaison intéressant avec "Barbare".
On prétend en général que dans l'expression "Remis des vieilles fanfares d'héroïsme" le poète ne peut indiquer se rétablir que de ses expériences personnelles. Mais s'il a été entraîné de force à supporter les fanfares ? Dans l'expression "Remis de ses noces", on est remis de l'état dans lequel on s'est mis pendant les noces, pas des noces elles-mêmes. L'expression "Remis des vieilles fanfares d'héroïsme" ne veut pas obligatoirement dire que Rimbaud y participait activement. Il était mêlé à la foule des êtres du monde et cette nuance change tout.
Or, le poète se dit "Remis" tout en parlant d'attaques qui continuent de s'exercer sur son cœur et sa tête. Rimbaud n'est-il pas l'auteur du poème "Le Cœur volé" où il "bave à la poupe" sous les rires de la "troupe" ? Et, dans "Le Bateau ivre", l'esquif se libère du continent en se lavant des vomissures et des taches de vin bleu, du mauvais vin autrement dit. Mais le poète ne rejette pas l'ivresse, puisqu'il va se dire ivre en mer et développer des métaphores sur la bière : "rousseurs amères de l'amour".
Nous retrouvons une symétrie parfaite dans le récit. Le poète rejette le continent des êtres et des pays, et des oriflammes, pour se livrer à un Poème de la Mer, son nouveau pavillon, et dans le passage de l'un à l'autre il nettoie les vomissures et le vin bleu des mauvaises fanfares.
Avec des points de comparaison aussi solides on ne peut pas continuer sans forme de débat à soutenir que le poème "Barbare" exprime des désillusions successives, d'abord contre des fanfares qui auraient illusionné le poète, ensuite contre un spectacle de pavillon en viande saignante dénoncé comme irréel. Ce qui se maintient dans la poésie de Rimbaud, c'est au contraire le rejet des fanfares du monde ancien pour la nouveauté allégorique aux effets paradoxaux. C'est la matrice de quantité de poèmes de Rimbaud tout au long de sa carrière, à tel point que dire sans preuve que "Barbare" suppose une ironie implicite contre le récit n'a guère de sens. Rimbaud aurait écrit quinze à vingt fois le même récit en ironisant ? Rimbaud passerait de vieilles fanfares en nouvelles fanfares personnelles pour toujours conclure que toutes ne sont qu'illusions successives ? Si c'est ça le message de la poésie, c'est pauvre et peu exaltant, mais, moi, ce n'est pas ce que je lis.

jeudi 15 septembre 2022

Le triste échec du sonnet "Voyelles"

Rimbaud offre l'exemple fascinant d'un écrivain réputé dont l'œuvre pose un problème de compréhension radical. Tout cela a énormément évolué à partir des années 1980, en particulier au plan des poèmes en vers première manière. Chaque poème fait l'objet de débats intenses sur sa signification profonde et presque aucun consensus ne parvient à s'établir sur un quelconque poème postérieur aux lettres dites "du voyant". Le consensus ne parvient même pas à se faire pour un nombre conséquent de compositions de l'année 1870. Cependant, personne ne nie certaines avancées et mises au point sur des poèmes tels que "Les Chercheuses de poux", "Le Bateau ivre", etc., même si on s'estime encore loin du compte. Des pans entiers de poèmes en vers nouvelle manière et de poèmes en prose bénéficient d'éclairages importants désormais. Ceci dit, la lecture d'ensemble des poèmes en prose demeure problématique et le livre Une saison en enfer pose un problème qu'étrangement les rimbaldiens laissent dans l'implicite : le récit a l'air d'une contradiction gratuite où l'auteur fanfaronne en s'attribuant une solution. Soit le poète est ironique dans "Adieu" et rien n'indique alors qu'il a changé d'attitude face au réel, ce ne serait qu'un tour de passe-passe. Soit le poète répudié ses prétentions, mais il faudrait alors prendre pour argent comptant un retour à l'ordre rangé de l'obéissance à la morale chrétienne. Il va de soi que la réponse du poète ne se résout pas à cette alternative, mais les études rimbaldiennes ne disent jamais clairement en quoi elles identifient la solution apportée par Rimbaud et en quoi cela ne tombe pas dans l'un des deux termes décevants de cette pestilentielle alternative.
Et puis, il y a le comme on dit "fameux" "sonnet des Voyelles".
Ce poème est l'un des plus réputés de la production poétique de Rimbaud. Pourtant, au plan de la prosodie, il ne saurait être l'un des plus beaux à lire. Il s'agit pour l'essentiel d'une juxtaposition de groupes nominaux. Ce n'est pas avec ce poème que Rimbaud s'est forgé une réputation dans le maniement de la langue. On peut comprendre l'admiration pour un poème incompréhensible qui a de remarquables envolées, mais dans le cas de "Voyelles" l'argument ne peut être retenu.
En clair, la célébrité du sonnet vient de son apparence d'énigme défiant le lecteur.
Mais l'intérêt pour un écrivain c'est d'être admiré pour la manière de faire passer son message et un déluge de commentaires a essayé de nous sortir de l'impasse. Et le premier problème, c'est que la multitude de lectures différentes a en grande partie tué la possibilité du consensus. Ce constat, tout le monde peut le faire, mais maintenant que nous l'avons posé nous allons indiquer d'autres phénomènes qui empêchent que se crée une lecture convenable du poème.
Non seulement cette multitude d'interprétations a fait basculer l'acte de comprendre le sonnet dans le délire du quant-à-soi de la lecture personnelle, mais il y a eu d'autres déficits mortels. Un premier problème, c'est que l'interprétation du sonnet est devenue la chasse gardée d'une élite de commentateurs universitaires autorisés. Quand André Guyaux, Pierre Brunel, Jean-Luc Steinmetz, Louis Forestier dans des éditions de référence, ou Alain Bardel sur un site très installé sur internet, proposent une revue des lectures du poèmes, ils hiérarchisent ce qui passe ou ne passe pas selon eux, ils accomplissent aussi un devoir implicite, mais perceptible à leur lecture, de nettoyage des écuries d'Augias. Ils doivent à tout prix contrôler la prolifération de nouvelles lectures et doivent en même temps assurer le procès en compétence des universitaires en évitant de reconnaître une lecture qui n'aura jamais été envisagée par eux auparavant. On a donc des règles fixées d'avance où la lecture de "Voyelles" doit se lover dans un ensemble de thèses approximatives consacrées par une tradition critique, et les avancées ne pourront survenir que dans cette tradition. Au-delà des appareils critiques des éditions de référence, il y a évidemment le prolongement d'une critique rimbaldienne publiant quantité d'articles dans des revues, avec une attention particulière à prêter à la revue d'études exclusivement rimbaldiennes qu'est Parade sauvage, avec une attention nouvelle à porter aussi aux synthèses des récents Dictionnaire Rimbaud qui ont mobilisé largement les principaux universitaires rimbaldiens. Et nous retombons toujours dans cette opération de toilettage fixant un ordre d'interprétations académiquement validées. Comble de l'ironie, Rimbaud qui ironisait sur les fonctionnaires est complètement entre les mains décideuses de fonctionnaires, commentateurs attitrés de son œuvre. Et dans cette logique, il faut bien sûr penser que pour un universitaire ou plus largement un critique rimbaldien "Voyelles" est un objet à risques. On ne peut pas faire une carrière universitaire ou mettre en valeur une publication si l'ensemble de la communauté n'est pas prête à l'accueillir. Et c'est ce qui s'est passé avec "Voyelles", et on voit avec évidence que, malgré sa quantité vertigineuse de publications, Steve Murphy s'est retiré sans donner un avis très clair sur ce sonnet, tandis que la lecture d'Yves Reboul n'a pas été avalisée, Michel Murat l'a clairement contestée lors d'une conférence à Venise et lors d'une conférence de Reboul pour Les Amis de Rimbaud Reboul lui-même n'avait pas mentionné l'étude sur "Voyelles" comme l'une des plus importantes de son livre Rimbaud dans son temps. Il est clair que nous en sommes au point mort et qu'il y a une dérobade des jugements et analyses sur nos quatorze vers qui n'est pas "dérobade de parfums" ou "matinée d'ivresse".
On voit aussi s'installer un accueil complaisant de lectures fantaisistes par des personnes publiques installées avec l'interprétation satanique très limitée du livre Cosmos, interprétation qui fait passer l'art de poète de Rimbaud pour une technique d'âne bâté. La communauté rimbaldienne ne fait même pas l'effort de repousser l'absurde. On ajoute une lecture idiote au déluge, quitte à un peu exprimer sa réserve ou sa défiance. On respecte le n'importe quoi. Et, du coup, face à une interprétation rimbaldienne conditionnée par ce que la critique universitaire est capable d'accueillir sans se compromettre, on se retrouve à valoriser le quant-à-soi de ceux qui lisent de la littérature parce que la pensée organisée de la philosophie c'est trop pour eux. "Tout est vacuité", crie le lecteur moderne. L'œuvre de Rimbaud ne vaut pas pour ce qu'elle dit, mais pour le fait d'être le premier exemple d'écriture vaine égocentrée.
Mais, si nous revenons à "Voyelles", il y a un autre problème remarquable à mettre en avant. Quand le poète s'exprime, faut-il le lire au premier degré ou au second degré ? Imite-t-il un discours, ironise-t-il ou est-il sincère ? Rimbaud aime les réécritures, il aime le parodique, ce qui permet de combiner le propos sérieux et le persiflage. Et il existe un refus de prendre au sérieux le sonnet "Voyelles", ce serait de l'humour sur les poses affectées des poètes. Or, dans le sonnet "Voyelles", il y a une allusion à la Commune. Celle-ci ne fait pas consensus. Je la soutiens depuis 2003. Steve Murphy pense que j'ai raison et on a vu que des études récentes viennent sur ce terrain : Benoît de Cornulier et Philippe Rocher. Dans le dernier tercet, Rimbaud reprend les mots et images de "Paris se repeuple" : "strideurs", "suprême", "clairon". Malheureusement, il sera impossible de faire admettre aux esprits bornés, notamment ceux qui adhèrent à l'idée que "tout est vacuité", qu'il est question de la Commune dans ce dernier tercet et même ailleurs dans le sonnet (le charnier du "A noir", le "sang craché"...), et ils ont déjà décidé qu'il était gratuit de considérer comme significatives les reprises telles quelles d'expressions des poèmes clairement admis communards que sont "Paris se repeuple" et "Les Mains de Jeanne-Marie". Notons tout de même, pour ceux qui sentent qu'il y a dans ces rapprochements lexicaux une perche tendue par Rimbaud aux potentiels lecteurs de ses manuscrits à l'époque, que si "Voyelles" contient une allusion au martyre de la Commune, cela change du tout au tout la réflexion sur la distanciation du poète par rapport au discours fantaisiste qu'il tient. Rimbaud peut se moquer, mais il ne se moque jamais de son engagement social d'époque, encore moins du martyre des gens qu'il a soutenus, quasi accompagnés. S'il y a bien allusion à la Commune, c'est que les propos tenus par le poète sont des plus sérieux, il n'est pas en train de faire une simple composition bouffonne.
Il existe donc trois séries de lectures du sonnet "Voyelles", il existe les lectures qui ne prennent pas le propos du sonnet au sérieux, les lectures qui le prennent complètement au sérieux et il existe enfin une voie où le poème sans être dénué d'humour, d'intentions malignes et parodiques tient un discours très sérieux par derrière. C'est résolument dans cette voie interprétative que je me situe. Je ne crois pas que Rimbaud ait trouvé un système des "voyelles" et je rappelle que pour ce qui est de la distribution des consonnes le propos n'est pas tenu dans le sonnet mais dans un commentaire du sonnet fait un an et demi plus tard dans la section en prose quelque peu fictive "Alchimie du verbe" au cœur du livre Une saison en enfer. Cela n'empêche pas néanmoins d'étudier à quel degré ludique Rimbaud a créé un système dans "Voyelles". En revanche, le sonnet "Voyelles" sert à fournir un discours poétique sur la réalité, sur les événements récents. Et cette perspective ne se retrouve malheureusement pas dans les revues des interprétations autorisées et non autorisées des universitaires et des éditeurs. Comprendre l'alchimie du premier et du second degré à propos de "Voyelles" est devenu un non-sujet. On peut en parler, mais ce n'est pas le centre de la réflexion.
Un des points troublants, c'est qu'Yves Reboul a publié une lecture communarde du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." en 1999 dans la revue Rimbaud vivant. Le "sang noir" est celui du martyre de la Commune et le quatrain crée une relation à une divinité de la chair meurtrie parodiant le Christ en croix. C'est exactement l'expression d'une constante allégorique de la poésie rimbaldienne de "Credo in unam" à "Being Beauteous". Or, le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." figure à la suite du sonnet "Voyelles" sur une copie manuscrite de Verlaine et il a en commun un égrènement original de mentions de couleurs. Dans ses deux lectures, Reboul pose explicitement que les deux poèmes n'ont rien à voir l'un avec l'autre. Je me porte résolument en faux contre pareille assertion. Au contraire, la lecture par Reboul du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." est une pièce majeure au débat qui favorise bien la lecture communarde de "Voyelles".
Enfin, sur ce blog, j'ai montré que le quatrain "Lys" et le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." s'inspiraient tous deux des poèmes des deux premiers recueils d'Armand Silvestre, auteur explicitement parodié dans "Lys", et que plusieurs mots à la rime dans "Voyelles" entraient nettement en résonance avec des mots à la rime des poèmes des mêmes recueils de Silvestre. Pour moi, "Voyelles" est clairement un "Credo in unam" communard retourné contre les prédécesseurs poètes, mais non pas en s'en tenant au persiflage d'une élaboration visionnaire artificielle, mais en tenant au sein de ses combinaisons si gratuites soient-elles, un contre-discours engagé contre les poètes hostiles à la Commune, ou en tout cas réservé comme l'était Hugo. Il est également de plus en plus sensible que les réécritures effectuées par Rimbaud, bien qu'elles soient non perçues durant des décennies ou considérées comme peu évidentes, tendent souvent à se fonder sur des positions clefs de poèmes à la fin de recueils. "Pleine mer" et "Plein ciel" inspirent  "Le Bateau ivre", comme "La Trompette du jugement" inspire "Voyelles". Il s'agit des trois derniers poèmes de La Légende des siècles de Victor Hugo dans la version originelle de 1859, la seule version que Rimbaud ait connue, au moins du temps qu'il était poète. Récemment, Reboul a insisté sur la mention "claires-voies" pour montrer le lien entre "La Rivière de cassis" et un poème clef quasi conclusif du recueil L'Année terrible dont la publication était toute fraîche en mai 1872. Le sonnet "Rêvé pour l'hiver" réécrit des passages du poème conclusif des Cariatides "A une Muse folle" et les tercets de "Ma Bohême" sont en partie un décalque de tout un sizain du "Saut du tremplin", célèbre poème conclusif des Odes funambulesques. Il ne devrait pas être permis de douter des liens profonds entre "Voyelles" et le discours d'ensemble de La Légende des siècles de 1859. Et dans le jeu de réponse à Victor Hugo, le discours tenu par "Voyelles" ne consiste pas en un pur persiflage de la rhétorique visionnaire. Rimbaud en profite pour placer son propre discours.
Malheureusement, la critique rimbaldienne a choisi de définitivement hypothéquer la lecture de "Voyelles". Si on veut se faire reconnaître dans le milieu, il ne faut surtout pas taper dans la fourmilière. Ce serait purement suicidaire. La première victime de la guerre, c'est l'information...

jeudi 8 septembre 2022

Barbare... à l'ère du charbon roi

Le poème "Barbare" est l'un des plus réputés parmi les poèmes des Illuminations. Sur plusieurs points, je ne partage pas le consensus ambiant. Je vais rappeler ces points. Quant au plan des sources à ce poème, il est souvent question de Michelet et de Jules Verne. Bruno Claisse, qui y a finalement renoncé, a proposé d'identifier la viande saignante du côté des mers arctiques au sang profus des baleines tel que cela est décrit dans le livre La Mer, tandis que Herman Wetzel, critique allemand, avait auparavant fait le rapprochement avec un texte du livre Le Peuple du même Michelet où la qualité de barbare était revendiquée positivement, et il faut dire que la valeur du mot "barbare" doit s'apprécier aussi à partir d'un relevé des occurrences dans le seul corpus rimbaldien lui-même. D'autres (Steinmetz, Cornulier) ont exploré l'hypothèse d'une influence de Vingt mille lieues sous les mers et du Capitaine Hatteras. Jules Verne est devenu un romancier à succès édité par Hetzel, comme La Légende des siècles de Victor Hugo, autour de 1865 et un petit nombre de ses romans pouvaient être connus de Rimbaud soit à la fin de l'année 1871, soit dans la période 1873-1875, notamment Vingt mille lieues sous les mers souvent cité au sujet du "Bateau ivre". La carrière de Jules Verne romancier excède celle de Rimbaud poète et je voudrais citer ici un roman de 1878 Les Indes noires qui n'a pas pu influencer la création de "Barbare", mais qui a le mérite du document d'époque.
Reprenons les dix alinéas de ce poème.

Une première opposition au consensus ambiant que je tiens à exprimer, c'est que le début du poème ne se situe pas précisément dans l'irréel et le rêve, ou du moins ce n'est pas si simple.
Le poème a un cadre arctique indéniable, puisque l'adjectif est repris à plusieurs reprises dans le poème et qualifie deux à quatre mots, il qualifie à coup sûr "fleurs" et "grottes", éventuellement "mers" : "sur la soie des mers et des fleurs arctiques" répété deux fois, puis "la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques".
Le début du poème parle d'un retrait du poète qui va là où il n'y a ni saisons, ni jours, ni êtres, ni pays. Or, dans un cadre arctique, ces propos sont cohérents. A la limite polaire, nous ne rencontrerons pas les cycles des jours et des saisons tels que nous les connaissons, nous ne rencontrerons pas de sociétés humaines, ni de pays constitués. Nous serons face à des étendues désertiques et on pourra difficilement parler d'une alternance jour / nuit ou de plusieurs saisons bien différenciées.
Et il est d'autant plus important de comprendre ce ressort que le poète explique qu'il va se retirer de ce confort confondant de naïveté (et pensons au "touriste naïf" de "Soir historique"). Il existe un monde où il n'y a pas cet équilibre rassurant d'un cycle jour / nuit de vingt-quatre heures.
L'idée de naïveté va de pair avec celle de nid étymologiquement. Or, les êtres se reproduisent entre eux et les pays ont des règles d'organisation pérennes qui leur sont particulières. Rimbaud nous fait sentir une menace, celle d'un monde où notre préservation d'êtres n'est plus assurée, celle où l'organisation d'un pays n'est pas pertinente. Je trouve donc dommageable de dire que le poème est un rêve, car l'opposition dialectique entre le pavillon et ce qui est rejeté se perd inévitablement dans un tel cadre de lecture.
Cela me permet de passer à une deuxième opposition forte au consensus actuel. Non, Rimbaud ne dit pas être "Remis" de ses propres illusions passées. Non, il ne parle pas de lui au passé quand il dénonce le collectif des "anciens assassins".
La conception alinéaire est limpide. Le premier alinéa dit le rejet des jours et des saisons, des êtres et des pays pour leur opposer un pavillon au second alinéa. Le troisième alinéa déclare que les effets du monde "vieilles fanfares d'héroïsme" et ses êtres "les anciens assassins" n'ont plus prise sur lui, ce à quoi il accède désormais c'est au pavillon de viande saignante.
Le "pavillon" s'oppose en tant que bannière, étendard, aux jours, saisons, êtres, pays et donc aussi aux "vieilles fanfares d'héroïsme" et aux "anciens assassins".
Ce pavillon va être défini paradoxalement comme expression des "Douceurs" au cinquième alinéa, avant que les sixième et huitième alinéas inversent la logique de l'harmonie des sphères du modèle pythagoricien en un mouvement blessant, en principe mortel pour l'être humain, avec "brasiers", mouvements qui peuvent déchirer les corps du givre et des diamants. Or, entre le sixième alinéa et le huitième alinéa, le poète glisse une parenthèse significative qui reprend l'égrènement des choses rejetées, et cette façon de faire a un sens précis. Le poète vient de décrire des "brasiers" et il s'empresse de dire que ces "brasiers" n'ont rien à voir avec les "vieilles flammes". Le poète a pris la peine de nous dire de ne pas nous y tromper. Il oppose les "brasiers" un des objets de sa quête aux "flammes" de notre monde qu'il a rejeté. On peut donc affirmer que le consensus de lecture sur "Barbare" qui veut que Rimbaud parle de ses "expériences passées" dans les "fanfares d'héroïsme", les "anciens assassins" et les "vieilles flammes" est un parfait contresens. L'articulation du discours est limpide. Il n'y a rien à redire là-dessus.
Les "fanfares d'héroïsme" et les "anciens assassins", cela renvoie à ce que Rimbaud subissait quand il était pris dans le régime des êtres et des pays. Il parle même des régimes militaires confrontant les pays.
Et ce qui achève de rendre évidente cette opposition, c'est que le spectacle insoutenable assimilé à des "Douceurs" l'est ensuite à la "musique" et au "monde". Rimbaud dit très clairement que notre monde des êtres et des pays n'est pas monde.
Quant au pavillon en viande saignante, si aucune explication en mode réaliste n'emporte l'adhésion, il s'agit à l'évidence d'un étendard de révolte, d'une bannière de ralliement qui ne peut quand on connaît les poèmes communards de Rimbaud que renvoyer à un souvenir du martyre et des événements de mars-mai 1871, et il s'agit d'un étendard à la fois de révolte et d'amour, avec un concept de chair meurtrie qui se retrouve dans le poème arctique parent "Being Beautous" avec un parallèle très clair entre d'un côté une musique sourde et râlante d'un monde des êtres et des pays qui attaquent le poète et sa divinité, tandis qu'ici le poète échappe aux attaques sur le coeur et la tête et s'offre à une expérience musicale que nous dirons non conventionnelle.
C'est ce décloisonnement que raconte ce poème, et il ne le dénonce pas comme illusion, puisque tout le poème n'est pour l'essentiel qu'exclamations finalement.
Et quand le poète introduit de l'explication, il le fait sans ironie et dans un propos très fort : "le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous". Rimbaud imite clairement la liturgie chrétienne, mais au nom d'une divinité terrestre non biblique. Le fait que la Terre se donne pour nous rappelle clairement l'appel à Vénus dans "Credo in unam" avec l'adjectif "alme", les développement sur le don de vie, la terre nourricière, la circulation des sèves et du sang, etc.

Maintenant, il est temps d'introduire mon rapprochement avec le roman de Jules Verne. Le roman Les Indes noires décrit l'âge d'or de l'exploitation du charbon par les anglais et même annonce quelque peu l'épuisement des sillons. A l'époque, et Verne le dit lui-même, on attend encore d'importants développement du côté de la puissance hydraulique et du côté de l'électricité, laquelle ne prendra véritablement son plein essor qu'encore quelques années plus tard. En revanche, Verne ne prévoit pas l'avènement du pétrole et il se demande même ce qui pourra un jour remplacer le charbon quand on l'aura épuisé. Pour rappel, le pétrole est connu, il est évoqué comme huile de chauffage dans Le Livre des merveilles de Marco Polo, mais il n'est pas tellement connu et c'est même pour cela qu'au dix-neuvième siècle s'est créé le mythe de châteaux forts qui déversaient de l'huile bouillante sur les assaillants. Il s'agissait d'une mauvaise lecture "huile de pierre" de l'expression latine pour le "pétrole", petroleum, sachant que la pratique de déverser du pétrole sur les assaillants s'est rencontrée en Orient lors des croisades.
Le titre du roman de Verne est commenté au début du roman et cela entend signifier que l'économie anglaise a dû plus sa prospérité à son exploitation du charbon qu'à son empire colonial. Et en écrivain de son siècle Verne ne manque pas de personnifier les dons généreux de la Terre qui met autant de charbon à notre disposition, parallèle quelque peu intéressant avec le discours de Rimbaud qui ne parle pas de charbon, car le "carbonisé" tourne aux diamants, ce qui n'est pas la même chose, mais la comparaison reste remarquable entre la société qui exploite économiquement la ressource carbonifère et le poète qui attend autre chose comme richesse des entrailles de la Terre. Qui plus est, dans son roman, Verne décrit ce qu'il croit le processus de formation du charbon, et loin d'envisager une fossilisation sur des centaines de millions d'années, il conçoit en se fiant à la science de son époque que la transformation des végétaux en charbon s'est faite violemment avec de très hautes températures, à tel point qu'il pense que la Terre ne créera plus de charbon, les conditions n'étant plus réunies.
J'ai trouvé cela suffisamment remarquable pour en faire part dans cet article. J'introduirai des citations une prochaine fois.