mardi 19 août 2014

Note sur Fairy

Dans mes dossiers, j'ai une lecture du poème Fairy demeurée pour l'instant en réserve. Je suis à la recherche d'éléments autour des mots "steppes" et "bûcheronnes". Je considère qu'il y a une allusion aux barbares et pétroleuses de la Commune de Paris. Je pense que le mot "steppes" peut faire allusion à une phrase célèbre de Saint-Marc de Girardin selon qui les Barbares ne sont pas dans les steppes, mais dans les faubourgs, tandis que le mot "bûcheronnes" pourrait renvoyer aux descriptions négatives des femmes communardes dans la presse. J'ai remarqué que plusieurs peintres avaient peint des tableaux représentant des bûcheronnes, ce qui se retrouve dans des titres d'oeuvres de Millet, Corot et Pissaro, avant et après 1871.
Ma lecture de Fairy oppose le premier paragraphe aux deux derniers, par-delà la rupture introduite par le second paragraphe. Le premier paragraphe définit un cadre sans vie, froidement esthétique. Les deux derniers paragraphes introduisent l'enfance qui va donner enfin du prix au décor. Le second paragraphe décrit pour moi une déferlante barbare qui permet le basculement de la représentation.

A l'est de l'Ukraine

A mon grand regret, je supprime mes interventions sur la situation en Ukraine.
Je tiens quand même à marquer au minimum mon enthousiasme pour la cause novorussienne.

Il fallait transiger dès le départ et tenir compte des aspirations contradictoires de l'ensemble des habitants de l'Ukraine.
Un principe fondamental n'a pas été respecté, on a renversé un gouvernement élu. Il faut bien comprendre que le nouveau gouvernement est passé outre à toute logique constitutionnelle. D'une révolution, puisqu'ils y prétendent, on attend une assemblée constituante, pas ce qui s'est fait.
Je ne crois pas défendable le conflit d'intérêt de la famille Biden.
J'ai du mal à digérer la légèreté des accusations à l'encontre des insurgés, et des russes, dans le cas du vol de ligne abattu.
Je ne vois pas ce qu'il y a de mal à ce que les russes de Russie s'intéressent aux russes d'Ukraine. Je ne sache pas que le Donbass et la Crimée aient jamais été peuplés par des ukrainiens au sens restreint du mot.
Je crois aux responsabilités de l'Otan, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Suède, de la Pologne et de la Lithuanie dans la dégradation de la situation actuelle, et je pense que les français et les allemands font de très mauvais choix.
Je crois que l'OTAN ne peut pas s'allier avec l'Ukraine sans en exiger un gouvernement sain.
Je considère que la télévision allemande a révélé la vérité sur les snipers de Maidan.
Je crois que lire le journal Le Monde c'est comme lire du BHL.

J'apprécie que les russes de Slaviansk et Marioupol se soient présentés mains nues devant des chars, c'est une fierté d'hommes libres.
Je plains le petit peuple ukrainien trop naïf qui subit les abus des oligarques, la mainmise politique de Svoboda et Pravy Sektor. Le gouvernement de Kiev envoie massivement des jeunes non formés à un véritable massacre. L'effondrement de l'Ukraine est en cours. Certains devraient peut-être se remettre en cause.
Je plains les habitants de l'est victimes des exactions de Pravy Sektor, victimes d'un gouvernement de Kiev qui tire (au phosphore) sur des civils bien souvent en lieu et place d'objectifs militaires.
Novorussiens, je suis avec vous. Votre cause est juste.

Je ne sais quoi pronostiquer : l'intervention russe est dosée et Poutine veut des négociations immédiates pour une Ukraine fédérale, mais les insurgés maîtrisant deux oblasts accepteront-ils de rentrer dans l'Ukraine sans garanties ?
Dans le conflit actuel, les insurgés ne se battent pour l'instant que pour la maîtrise de deux oblasts, ceux de Donetsk et Lougansk. Il y a du danger pour les deux armées et dans les autres oblasts le drame sera que les populations russes et ukrainiennes seront fortement mélangées. Or, la réaction des populations décidera des possibilités d'action de l'armée novorussienne. La situation est certes sensible dans les oblasts d'Odessa et Kharkov. Il me paraît peu évident d'étendre le conflit aux trois oblasts intermédiaires au sud entre Donetsk et Odessa, encore moins évident de l'étendre dans des oblasts plus au centre comme Dniepropetrovsk et Kirovohrad, mais sait-on jamais? On observe aussi en Galicie des minorités aux velléités d'indépendance (hongrois, ruthènes), mais dans une zone à l'ouest de l'Ukraine qui ne sera probablement pas concernée par l'extension militaire du conflit.

mercredi 13 août 2014

Auguste Barbier, Victor Hugo, Arthur Rimbaud

Auguste Barbier n'est certainement pas une influence anodine d'Arthur Rimbaud, ni même de Victor Hugo pour ses Châtiments.

Il est certain que le poème Paris se repeuple s'inspire d'Armand Silvestre (le segment "Paris se repeuple" est relevé dans un ouvrage de juin 1871 par Jacques Bienvenu), de Paul de Saint-Victor (auteur d'un article L'Orgie rouge paru à la fois dans Le Monde illustré et Le Moniteur universel en juin 1871, puisque "Mai 71" est une datation fictionnelle au poème), de la poésie des Châtiments de Victor Hugo.
J'ai dans mes cahiers de brouillon quelque part toute une étude où j'ai essayé de pousser l'idée d'une relation au poème de Banville Les Cariatides qui ouvre le recueil du même nom.
Enfin, je livre ici une source ignorée jusqu'à présent, à savoir La Curée d'Auguste Barbier.
Le poème est assez long et pour éviter de patiemment le recopier je me contente d'indiquer où le consulter par les liens suivants :


Plusieurs arguments préalables favorisent l'idée d'une relation intertextuelle. D'abord, si nous nous l'avons perdu de vue, Auguste Barbier était l'un des poètes les plus célèbres et les plus lus de la première moitié du dix-neuvième siècle. Après Hugo, Lamartine, Vigny, Musset, Gautier et Nerval, il y avait encore des poètes, et Barbier était sans doute plus connu que Pétrus Borel, Philothée O'Neddy, Aloysius Bertrand ou Joseph Autran, l'auteur du recueil Les Poëmes de la mer.
Le poème La Curée était peut-être le poème le plus célèbre de Barbier et ce poète exprimait une révolte politique qui ne pouvait que retenir l'attention de Rimbaud.
Quelques intertextes patents confirment que Rimbaud pratiquait la lecture attentive des Ïambes et Poëmes. Geneviève Hodin s'y est montré sensible en relevant la présence de l'hémistiche "Comme un flot de vin vieux" dans Le Buffet et un emprunt plus étonnant au sein d'un vers dont Delahaye prétendait, en faisant appel à la reconstruction du souvenir, qu'il s'agissait d'un exemple de vers de jeunesse de Rimbaud.

Voyez dans le premier cas la reprise avec permutation de second à premier hémistiche :

Qui jaillissait du coeur comme un flot de vin vieux. (Barbier, Ïambes, Le Rire)
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants. (Rimbaud, Le Buffet)

Voyez dans le second cas le prétendu vers de Rimbaud selon Delahaye qui est en partie une création de Barbier :

Au pied des sombres murs, battant les sombres chiens... (de Rimbaud selon Delahaye) 
Battant les maigres chiens, ou le long des grands murs
Charbonnant en sifflant mille croquis impurs ;
Cet enfant ne croit pas, il crache sur sa mère,

[...] (Barbier, La Cuve)

L'auteur attirait l'attention sur d'autres particularités, l'emploi verbal de la forme "fouaille" dont la prononciation monosyllabique semble mieux encore exprimer le claquement, l'emploi du mot "ulcère" commun à Vénus Anadyomène et Paris se repeuple, Rimbaud semblant s'inspirer du vers : "Et l'ulcère hideux qui lui ronge les flancs". J'ai signalé avec sa référence l'article de Geneviève Hodin dans un article que j'ai publié sur le blog Rimbaud ivre en janvier 2011 : "Delahaye inventeur de plusieurs poèmes inédits de Rimbaud?"

Un autre intertexte célèbre est connu. Dans Les Mains de Jeanne-Marie, les vers

Femmes nobles, vos mains infâmesPleines de blancs et de carmin(, )

s'inspirent eux aussi au plus près d'un vers de Barbier, et justement cette fois de La Curée :

Une femme qu'un cri fait tomber en faiblesse,
   Qui met du blanc et du carmin [...]

Relevant à son tour cet emprunt, Steve Murphy ajoute aussitôt dans son livre Rimbaud et la Commune (page 659) : "Cette Liberté a précisément, poursuit Barbier, trois vers plus loin, "du brun sur la peau", ce qui fait écho au teint hâlé des "mains" du poème rimbaldien.

Il me semble toutefois que la composition d'ensemble du poème La Curée a été elle-même méditée par Rimbaud afin d'élaborer son propre poème Paris se repeuple et que, dans la foulée, Rimbaud en a profité pour démarquer certains vers du célèbre poème de 1830.

Avant de traiter cette question, approfondissons encore un peu l'idée d'une influence étendue de Barbier sur l'oeuvre de Rimbaud.
Ce qui caractérise les Ïambes de Barbier, c'est ce sentiment que l'émeute populaire a cessé trop vite, ce dont Hugo va prendre le contre-pied dans son poème Dicté après juillet 1830. Pour exprimer cette amertume, Barbier joue à opposer par tableaux rhétoriques les pères de 89 qui étaient sales et les fils qui sont propres sur eux dans une émeute de trois jours, ou bien à opposer l'ardeur du lion populaire et la vitesse avec laquelle il est amadoué ensuite (c'est le sujet du poème Le Lion inspiré d'une célèbre fable de La Fontaine), Barbier oppose aussi les pères et les fils, le flot qui monte et l'océan devenu poussif. C'est le sujet du poème Quatre-vingt-treize dont Hugo, dans son poème satirique au-dessus de toute comparaison Nox qui ouvre Les Châtiments, s'est inspiré, car le vers du grand romantique : "Reste seul à jamais, Titan quatrevingt-treize!" entre bien sûr en résonance avec son modèle :

Sombre quatre-vingt-treize, épouvantable année,De lauriers et de sang grande ombre couronnée,Du fond des temps passés ne te relève pas !Ne te relève pas pour contempler nos guerre [...]

Mais, alors que la transformation autour des motifs de la honte causée par le présent et de la figure singulière de la Terreur sont plus élaborés chez Hugo et prennent une autre direction, dans l'oeuvre de Barbier c'est surtout que nos pères auraient honte des fils :

Nous devenons poussifs, et nous n'avons d'haleine   Que pour trois jours au plus.
Barbier partageant avec Hugo, Chénier, Rimbaud et d'autres l'image du peuple "flot qui monte", il me semble noter une transposition de ce discours de Barbier dans les vers suivants du Bateau ivre :

Sans songer que les pieds lumineux des MariesPussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
Il s'agit à l'évidence d'une réflexion ironique à l'égard d'un parti religieux qui brandit la prophétie biblique "Tu n'iras pas plus loin" en se persuadant que, malgré leurs émeutes, les peuples sont "devenus poussifs".
Je remarque que le poème Le Lion qui présente une métaphore filée du peuple révolutionnaire comme lion avec désastre final de la muselière est caractérisé par la répétition quasi anaphorique de "J'ai vu", formule qui était cliché depuis longtemps, mais qui est étroitement associée aux visions fulgurantes du Bateau ivre.

En 2006, j'avais déjà signalé que l'expression "vins bleus" du Bateau ivre se rencontrait telle quelle au singulier dans un poème de Barbier et que cette image apparaissait également dans certains poèmes des Châtiments.

Passez ! le peuple, c'est la fille de taverne,
La fille buvant du vin bleu,
Qui veut dans son amant un bras qui la gouverne [...]
La citation peut sembler contradictoire, puisque, dans Le Bateau ivre, le fuyard se lave des "vins bleus", s'en débarrasse donc, pour gagner ce "Poëme de la Mer" qui est l'Emeute du peuple. C'est qu'il faut préciser que notre citation vient du poème L'Idole qui déplore l'amour du peuple pour le mythe guerrier de Napoléon Bonaparte, avec toutefois une relation ambivalente au désir de violence... émeutière. On appréciera que le bateau ivre se lave des "vins bleus" et disperse "gouvernail et grappin", par opposition à la fille qui en boit et qui se fait gouverner par "l'homme hardi qui la bat et la fouaille".

Venons-en au cas du poème La Curée. Il s'ouvre sur une image du soleil chauffant les quais et ponts déserts, ce qu'on peut rapprocher du soleil inondant les boulevards. On retrouve l'idée de ce passage "la mer gronde" selon l'une des variantes connues du poème Paris se repeuple, dans la succession qui suit : "comme la mer qui monte, / Le peuple soulevé grondait", mais ce qui est au début du poème de Barbier est redistribué à la fin dans le cadre de la composition rimbaldienne.
Le poème La Curée est composé de six parties numérotées et il oppose le passé sublime de la Révolution à ce que l'auteur considère comme une mesquine Révolution de juillet au lendemain même des événements, ce qui a sans doute inspiré la composition du célèbre poème A l'obéissance passive des Châtiments, décidément!
Barbier décrit le splendide passé des guerres révolutionnaires avec tout le symbole des soldats en haillons. Précisons que dans "Morts de Quatre-vingt-douze...", Rimbaud a précisément réécrit déjà un vers du début de La Curée :

C'était sous des haillons que battaient les coeurs d'hommes ; (Barbier)
Vous dont les coeurs sautaient d'amour sous les haillons. (Rimbaud)
Barbier célèbre les "sales doigts", "la bouche aux vils jurons", et on peut noter que Rimbaud reprend ces images dans une perspective bien différente dans son Paris se repeuple.
La deuxième partie du poème La Curée oppose le portrait des "hommes en corset", gandins efféminés, qui laissaient l'immortalité, paradoxe militaire subtil, à la canaille et à la populace. "Ces messieurs tremblaient dans leur peau", nous dit Barbier, "Pâles, suant la peur", "Accroupis". Ce dernier mot sera abondamment repris par Hugo dans Châtiments en 1853, avant de revenir à plusieurs autres reprises sous la plume de Rimbaud. La suite "pâle, suant" se rencontre chez quelques auteurs, mais, dans son article clef, Hodin a fait remarquer avec raison qu'elle semble passer du poème de Barbier au poème Le Forgeron : "au roi pâle et suant qui chancelle debout".
La troisième partie du poème La Curée prolonge ce sentiment d'opposition en soulignant que la Liberté n'est pas une femme "Qui met du blanc et du carmin". Il la présente alors de manière provocante comme une "forte femme aux puissantes mamelles", "du brun sur la peau, du feu dans les prunelles" qui "Se plaît" "Aux longs roulements des tambours", "Qui ne prend ses amours que dans la populace", "et qui veut qu'on l'embrasse / Avec des bras rouges de sang". Il est difficile de ne pas songer à l'enfant rebelle qui "suait d'obéissance" et qui était entraîné par les crieurs qui "en trois roulements de tambour" faisaient "autour des édits rire et gronder les foules" (Les Poètes de sept ans). Surtout, comment ne pas songer à la transfiguration courtisane de Paris : "prunelles claires", "La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir", etc. Les "mamelles" sont présentes dans Credo in unam où il me semble qu'il y a à dire également sur l'influence d'Auguste Barbier.
La quatrième partie de La Curée confirme l'idée de courtisane ("Cinq ans mit tout le peuple en rut"). Dans cette quatrième partie, Barbizer décrit le passage successif de la Liberté du côté de la Révolution, du côté d'un "capitaine de vingt ans", du côté des Trois Glorieuses. L'épisode napoléonien l'a rabaissée au rang de vivandière, mais elle a un court instant reparu en 1830. Dans le cinquième mouvement de son poème, Barbier fait honte à Paris de son refroidissement d'ardeur en s'entamant et se poursuivant par tant de vers qui visiblement sont repris, démarqués dans Paris se repeuple, sans oublier les traitements intermédiaires sensibles dans le recueil des Châtiments :

Mais, ô honte ! Paris, si beau dans sa colère,        Paris, si plein de majestéDans ce jour de tempête où le vent populaire        Déracina la royauté,Paris, si magnifique avec ses funérailles,        Ses débris d'hommes, ses tombeaux,[...]Paris, cette cité de lauriers toute ceinte,[...]Que les peuples émus appellent tous la sainte,[...]Paris n'est maintenant qu'une sentine impure,        Un égout sordide et boueux,[...]Un taudis regorgeant de faquins sans courage,        D'effrontés coureurs de salons,[...]Une halle cynique aux clameurs insolentes,[...]

Evidemment, la composition de Rimbaud ne suit pas exactement le plan du poème de Barbier, ce qui fait que de l'un à l'autre poème les motifs sont traités différemment, de manière inversée, etc.
Mais les reprises sont là. Lisez !

Voilà la cité sainte à l'occident !
Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,Paris !
La Haine des forçats, la Clameur des maudits

etc., etc.

La sixième et dernière partie exploite la comparaison avec l'hallali du sanglier pour donner sa pleine motivation au titre de "curée" du poème.

Le sanglier agonisant offre un équivalent de Paris, "cité quasi morte". Les chiens, image des "gandins" et "faquins" après les Trois Glorieuses, se font un festin de la bête, ce qui correspond à l'image du repeuplement parisien qu'accompagnent les impératifs ironiques du poète dans L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple. L'image des "chiennes en rut" chez Rimbaud vient de cette fin du poème La Curée et d'une reprise du "rut" révolutionnaire de Barbier appliqué aux versaillais. Chacun réclame sa "part de royauté", derniers mots du poème de 1830, et inévitablement le verbe "fouiller" s'impose à la terrible description : "Fouillent ses flancs à plein museau". Le "flanc souverain" de Paris, pour citer un quatrain bien connu de Rimbaud, est lui-même fouillé à de multiples reprises, puisque ce verbe revient à deux reprises dans le poème : "Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants", "Parce que vous fouillez le ventre de la Femme (...)". J'ai travaillé à démontrer que la variante "Foulant à vos côtés les luxes ruisselants" était une coquille de l'édition Vanier de 1895, à partir d'une étude des épreuves notamment. Se reporter à mon article "Mais que sont devenus les manuscrits de Paris se repeuple ?" dans le volume Rimbaud "littéralement et dans tous les sens" - Hommage à Gérard Martin et Alain Tourneux (Classiques Garnier, 2012).

J'aurais quelques développements supplémentaires à proposer, mais je préfère conserver à cet article son caractère suggestif et ne pas même proposer une synthèse des rapprochements que je viens d'offrir. J'ai bien précisé également que Rimbaud s'inspirait d'un modèle, mais qu'il ne le suivait pas docilement et lui faisait subir d'inévitables distorsions. Les deux poèmes n'ont pas le même mouvement.
Les rimbaldiens sont incroyablement réticents à mes lectures communardes immédiates de vers du Bateau ivre ou de Voyelles. Par exemple, les vers 7 et 8 de ce sonnet :

I, pourpre, sang craché, rire des lèvres bellesDans la colère ou les ivresses pénitentes[.]
Cette opposition systématique vaut aussi pour des poèmes en prose des Illuminations. Le public réplique sans arrêt que le dernier alinéa du poème Aube congédie la féerie comme irréelle : "Au réveil, il était midi", ou bien les "vieilles fanfares d'héroïsme" seraient personnelles à Rimbaud, alors qu'il en oppose une exclusive à toutes les autres dans Matinée d'ivresse, alors qu'il est tant de mentions négatives de la "fanfare" dans Les Châtiments.
Il est à souhaiter que mon article présent soit lu dans cette grande perspective de combat. La critique littéraire en est un quand il s'agit de rimbaldisme.
Il faut que le lecteur s'imprègne des lectures de Rimbaud comme j'en suis imprégné s'il veut espérer un jour lire Rimbaud. L'arrogance serait de ne pas essayer.

dimanche 10 août 2014

L'influence maximale des Châtiments (1. "Morts de Quatre-vingt-douze...")

Le caractère hugolien de poèmes tels que "Morts de Quatre-vingt-douze...", Rages de Césars ou Le Forgeron est connu. Mais l'influence hugolienne n'est perçue que comme une chose secondaire qui va de soi pour un jeune poète qui veut traiter de l'actualité politique. Or, il ne s'agit pas simplement de constater une allure hugolienne des poèmes concernés, mais encore d'apprécier la force d'un discours saturé de références au recueil des Châtiments. Nous allons montrer que cette saturation concerne un ensemble de sonnets de l'année 1870 : "Morts de Quatre-vingt-douze...", Le Mal, Rages de Césars, Le Châtiment de Tartufe, L'Eclatante victoire de Sarrebruck et Le Dormeur du Val, et que cette influence s'étend avec bien sûr Le Forgeron, mais aussi avec plusieurs textes clefs de l'année 1871 : Paris se repeuple, Les Mains de Jeanne-Marie, Les Poètes de sept ans et notamment Le Bateau ivre. L'influence des Châtiments permet également de poser sous un angle paradoxal, problématique, la question du romantisme poétique et de l'oeuvre hugolienne, et de l'oeuvre rimbaldienne.

Le sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..." présente sous forme de sonnet un sujet d'actualité traité de manière satirique. Loin du madrigal pétrarquiste, il tourne à l'épigramme.
Quelque peu, le sonnet d'apparence mondaine met à distance la dimension épique des événements pour nous lover dans la réplique du poète aux puissants, telle qu'elle pourrait cingler dans un salon.
L'armature est fortement rhétorique, le discours veut lancer une période, mais celle-ci va se ramasser sur la pointe familière du dernier vers.
Le poème se fonde sur une articulation "Vous / Nous / Eux", avec une distribution décroissante 11, 2 et 1 vers. Immense adresse éloquente, les onze premiers vers font contraste aux trois derniers, autrement dit au tercet final. Mais le contraste se fait en deux temps. Le "Vous" en gloire s'oppose au sort médiocre du "Nous", puis le dernier vers introduit une discordance surprenante.
L'opposition "Vous"/"Nous" n'est pas sensible dans l'épigraphe donnée au sonnet, mais elle a bien pour modèle l'article de Paul de Cassagnac paru dans le journal Le Pays le 16 juillet 1870 : "Vous, républicains... Vous, légitimistes... Vous, Orléanistes... Nous, bonapartistes..." L'idée est clairement de souligner la cocasserie de cette adresse des bonapartistes aux républicains à des fins d'union belliqueuse. Quelque peu réécrite par Rimbaud lui-même, l'épigraphe du sonnet joue plutôt ironiquement sur l'équivalence voulue par la succession "Français de soixante-dix, bonapartistes, républicains, souvenez-vous de vos pères, etc."
La rhétorique de Cassagnac et sa visée sont bradées au profit d'un appel à la Révolution qu'avait laissé passer subrepticement le discours propagandiste. La corruption de l'épigraphe le montre bien. Nous passons de l'idée de menace prussienne à l'idée révolutionnaire épurée, de "Vous républicains, souvenez-vous qu'à pareille époque en 1792, les Prussiens entraient en Lorraine" à "souvenez-vous de vos pères en 92". La corruption a déjà une signification critique. Le problème n'était pas l'invasion étrangère, mais la menace qui pesait sur la République naissante.
Izambard prétend que le poème a été écrit juste après la publication de l'article et qu'il s'intitulait initialement Aux morts de Valmy. Rien ne permet d'infirmer une telle thèse qui est rendue probable par le seul fait que le sonnet se nourrit précisément d'un extrait d'un quotidien, ce dernier mot étant à apprécier au sens fort du terme, puisqu'il s'agissait, ainsi définie, d'une prose d'un intérêt en principe limité dans le temps.
Toutefois, le sonnet n'avait pas vocation à connaître un sort aussi éphémère et il a visiblement été remanié en septembre 1870, juste après la sortie de prison de Rimbaud. Le sonnet est facticement daté comme suit après la signature : "fait à Mazas, 3 septembre 1870".
Le fait biographique rejoint la légende antibonapartiste. Rimbaud était effectivement incarcéré à Mazas à ce moment-là, et, si le motif d'incarcération est ici dérisoire : trajet non payé, éventuels cris séditieux lors de son arrestation; ce qui s'impose, c'est le symbole d'oppression du régime impérial sur les républicains. Mazas est la prison des opposants au régime.
Il est en revanche impossible d'évaluer les éventuels remaniements, et de l'épigraphe, et des quatorze vers. Si aucun vers n'a été remanié, il faut apprécier l'incroyable capacité de la suscription "fait à Mazas, 3 septembre 1870" à donner une nouvelle perspective au sonnet. La composition de juillet 1870 ne pouvait que manifester un refus d'allégeance au régime, quelque flatteur qu'il se montrât, alors qu'en septembre 1870 le tercet final et la portée d'ensemble même du sonnet changent du tout au tout. Cette fois, la République est proclamée, c'est un acquiescement fin qui répond à la sollicitation des Cassagnac. Rimbaud savait-il que ce même Paul de Cassagnac avait été fait prisonnier à Sedan ? En tout cas, si nous jouons à cerner quel vers clef a pu faire l'objet d'une réécriture, nous songeons inévitablement au vers douze avec le terme "République" à la rime et surtout son recours à l'imparfait : "Nous vous laissions dormir avec la République". C'est le vers le plus susceptible d'avoir été modifié suite à la tournure des événements. Sans certitude, je me demande si le début de l'épigraphe "Français de soixante-dix..." n'est pas une modification postérieure à l'avènement du 4 septembre dans la mesure où le texte original de Cassagnac parle lui de "Français de tous les partis". En revanche, des éléments clefs du second quatrain sont probablement d'origine : "Hommes extasiés et grands dans la tourmente", "noble Amante", il s'agit d'une reprise avec amplification et enrichissement d'une formule du texte de Cassagnac : "Vous fûtes grands et nobles".
Benoît de Cornulier a fait remarquer que le sonnet faisait également allusion au texte de La Marseillaise avec le mot "sillons" à la rime, et pas n'importe laquelle : la dernière du second quatrain, allusion ainsi sensible à "Qu'un sang impur abreuve nos sillons!" Cornulier s'est intéressé également à la particularité du trimètre "Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d'Italie," qu'avec raison il a traité en alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes avec effet de sens à la césure. La forte originalité vient de la présence de la préposition "de" à la césure, préposition banale, mais qui du fait qu'elle comporte un "e" rythmiquement instable n'apparaissait jamais à la césure, exception faite d'un trimètre de Banville de très peu antérieur.
Benoît de Cornulier justifie l'effet de sens en s'intéressant au "de" traité comme l'équivalent d'une particule annoblissante, tandis que la véritable particule nobiliaire sonnerait faux dans "Messieurs de Cassagnac". En effet, la composition nom préposition "de" et nom permet un parallèle entre les cinq apostrophes anaphoriques et le sujet du dernier vers.

Morts de Quatre-vingt-douze
et de Quatre-vingt-treize
Morts de Valmy
Morts de Fleurus
Morts d'Italie
Messieurs de Cassagnac
Toutefois, si le jeu est sensible dans la relation entre ces diverses mentions, j'ai du mal à admettre le jeu au plan métrique. Le trimètre précède la mention "Messieurs de Cassagnac" et rien n'invite à anticiper sur la présence d'un nom à particule dans le poème. La lecture suspensive qu'induit la lecture binaire de l'alexandrin me semble plutôt mettre en relief la mention "Fleurus", et je pense qu'il s'agit alors d'un calembour, ces morts vont refleurir, ce qui est le discours même de vers précédent de peu notre trimètre, avec en prime si pas le rejet, la bascule de la forme verbale "a semés" dans le second hémistiche du vers 7 :

O Soldats que la mort a semés, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons,
[...]

Notre trimètre est suivi d'un vers non plus de régénération, mais de résurrection :

O million de Christs aux yeux sombres et doux ;
[...]

Passons maintenant à l'influence des Châtiments.

L'ensemble des mots du sonnet de Rimbaud tend à apparaître abondamment dans le recueil hugolien. Les exceptions sont "joug", "extasiés", "régénérer", "Valmy", "Fleurus" et "Cassagnac" et ajoutons que les mentions "Italie" chez Hugo ne recoupent guère l'emploi rimbaldien. La construction verbale "sauter d'amour" ne figure pas non plus dans le recueil hugolien. Mais elle vient sans doute du poème La Curée d'Auguste Barbier, lequel servira d'intertexte à Paris se repeuple un peu après : "C'était sous des haillons que battaient les coeurs d'hommes" Noter la présence solidaire du mot "haillons"
A cette aune, on peut penser que le sonnet de Rimbaud n'est pas réellement saturé d'allusions à l'oeuvre satirique antibonapartiste de son célèbre prédécesseur. Il devrait s'agir tout au plus de rencontres ou de quelques signes d'une influence d'époque.
Je vais m'attacher à montrer que ce serait une erreur de penser les choses ainsi.

Les mentions des grandes années révolutionnaires sont présentes dans le recueil hugolien, plutôt "quatre-vingt-neuf" mentionnée à deux reprises, deux fois "quatre-vingt-treize" dont une mention vers le début du recueil, à une position clef, une fois "quatre-vingt-douze", et on observe également une mention de "quatre-vingt-onze". A noter l'orthographe particulière à Hugo : "quatrevingt-treize", etc.

Les hommes de quatrevingt-douze
Affrontaient vingt rois combattants (A ceux qui dorment)

Reste seul à jamais, Titan quatrevingt-treize ! (Nox)

Ton fier quatrevingt-neuf reçoit des coups de fouet (Applaudissement)

L'affrontement avec les "rois" et la menace des "coups de fouet", nous voilà d'emblée dans des équivalences métaphoriques intéressantes avec "Nous, courbés sous les rois comme sous une trique".

L'idée que les héros des grandes armées révolutionnaires dorment est tout entière dans le grand recueil hugolien. Sans relâche, le poète reproche aux hommes de laisser dormir les héros du passé, d'oublier mesquinement l'appel révolutionnaire. On ne peut pas résumer Les Châtiments de Victor Hugo sans en faire état. C'est le coeur même de ce discours, et le premier poème du premier des sept livres se finit sur ces vers : "Et si ceux qui vivent s'endorment, / Ceux qui sont morts s'éveilleront." Il n'est aucunement délicat d'établir le lien entre cette bravade hugolienne et le discours de Rimbaud : "Nous vous laissions dormir..."
La métaphore du mort qui dort revient à plusieurs reprises selon diverses modalités d'emploi dans l'oeuvre de 1853, mais aussi dans les poèmes ultérieurs de Rimbaud.
Et cette idée est associée chez Hugo à la régénération dans l'herbe.
Remarquons également que l'adresse épique par appositions de Rimbaud "Morts..." est plus volontiers une adresse pathétique avec recours à l'interjection "o" chez Hugo : "O morts..."

Ô morts, que disiez-vous à Dieu dans ces ténèbres?

Ô morts, l'herbe sans bruit croît sur vos catacombesDormez dans vos cercueils!

Marchez, le poing crispé, dans l'herbe où sont les morts!

Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques!

Paix aux morts endormis dans la tombe stoïque !

Et nous qui serons morts, morts dans l'exil peut-être,
[...]
Nous nous réveillerons pour baiser sa racine
Au fond de nos tombeaux.

Le "baiser fort de la liberté" ne fait-il pas écho à ce baiser du poète qui se voue à sa révolte idéale comme le fera le poète des Mains de Jeanne-Marie qui selon moi ne manque pas de se souvenir de sa lecture des Châtiments, thèse sur laquelle je reviendrai.

Les mots "courbés" et "trique" ou leurs équivalents ne sont pas rares dans les vers indignés d'Hugo : "Le dos courbé sous le bâton" (Toulon), "qui vous courbez, adorant le bâton," "ô grand peuple courbé". Une des occurrences de "trique" est précisément à la rime, mais non pas couplée avec "République", plutôt avec "électrique", ce qui annonce inévitablement la reprise de cette rime hugolienne des Châtiments dans un quatrain du Bateau ivre :

Retenons la colère âpre, ardente, électrique.
Peuple, si tu m'en crois, tu prendras une trique
             Au jour du châtiment.

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

J'ai commenté dans un sens révolutionnaire ces vers du Bateau ivre en signalant une ressemblance de formulation avec un passage de la préface d'Hernani. Les juillets sont une image des mois révolutionnaires de 1789 et 1830 et nous lisons l'allusion aux "Ultras" dans le bleu d'outremer du mot "ultramarins".
Les "lunules électriques" qui font s'abattre les "coups de triques" ont à voir avec l'irrépressible colère à laquelle Rimbaud dit ne pas renoncer dans cette espèce de dialogue suivi avec Hugo qu'est Le Bateau ivre, ainsi que je l'ai souligné dans mon article de 2006.

Le mot "République" apparaît à plusieurs reprises à la rime dans le recueil des Châtiments. Il ne rime pas avec "trique", plus volontiers avec "oblique". Il est volontiers associé au mot "Liberté".

"Tout à coup, un clairon jette aux vents : République !
La Liberté!"

La notion de République est fondamentale, comme le souligne le second poème du premier livre, poème qui s'intitule Toulon et qui prophétise une inversion de destinée. Le combat du premier Napoléon, non encore empereur, se faisait pour la République. Mais l'inversion de destinée joue essentiellement sur l'idée que Toulon offre la perspective du bagne, laquelle doit se retourner à l'usure contre Napoléon III.

Or, c'est tout le tercet final qui s'éclaire à la lecture des Châtiments. La mention "Messieurs" est bien sûr politisée, comme nous le savons par le témoignage d'Izambard commentant l'adresse "Cher Monsieur" de la lettre qu'il a reçu de Rimbaud le 13 mai 1871. Un relevé dans le recueil d'Hugo est éloquent : tel vers avec usage lui aussi du tiret : "- Eh bien, messieurs, la chose est-elle un peu bien faite?", le terme "Monsieur" jaillit plusieurs fois encore dans Souvenir de la nuit du 4, puis nous avons ce défilé : monsieur Bonaparte, monsieur Romieu, monsieur Fiolin, monsieur Mocquart, monsieur Riancey, monsieur Veuillot, monsieur Fould, Messieurs les aigrefins et messieurs les dévots, monsieur Beauharnais, messieurs d'Arras et de Beauvais, le sieur Delangle. Ajoutons à cela le vers à rapprocher du Forgeron : "C'est vrai, monsieur, je suis une canaille" ou tel extrait d'une épigraphe : "messieurs, voici Napoléon le Petit par Victor Hugo le Grand". Mais un vers entre autres retient mon attention, car il a le même effet de chute finale ramassée que la pointe du sonnet rimbaldien :

"Ces drôles sont charmés de monsieur Bonaparte"

C'est le dernier vers du troisième poème du premier livre du recueil!

Il termine sur une sorte de pirouette une longue énumération d'actions pseudo méritoires.

La préfixation de la forme verbale "reparlent" est quelque peu familière, mais elle ne doit pas cacher le sens fort du verbe "parler", c'est un verbe qu'emploie abondamment Hugo et souvent à des fins expressives.

Le poëte chantait l'oeuvre immense des homes,
La tribune parlait avec sa grosse voix.

Que Jésus et Voltaire auront en vain parlé !

Le banni
[...]
Parlera dans l'ombre tout haut
(on peut penser ici aux variantes paradoxales "tout haut" et "tout bas" concernant le poème Ophélie)

Ils meurent, et s'en vont parler du prêtre à Dieu.

Ô cadavres, parlez !

Ainsi parle Caton.

Ah ! quelqu'un parlera.

Ces hommes ont parlé devant les sénateurs

Que je parle de toi

Calme, il écoutait dans sa tombe
La terre qui parlait de lui.

- Et de qui parlez-vous ? demandai-je. Il reprit :
"Mais ! de ce vagabond qu'on nomme Jésus-Christ!"

Pour bien apprécier la force ironique de cette formule "- Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous", on peut en tout cas citer l'extrait suivant qui croise un autre motif central du sonnet rimbaldien :

Et lorsque nous traitons ainsi ces morts illustres,
Tu prétends, toi, maraud, goujat parmi les rustres,
Que je parle de toi qui lasses le dédain,
Sans dire hautement : cet homme est un gredin!

Un tel intertexte rend plus facile encore d'arriver à la conclusion suivante : Messieurs de Cassagnac sont des gredins !

Il n'est pas nécessaire de montrer les abondantes mentions que peut faire Hugo de la plupart des mots du poème de Rimbaud. Au vers onze "Ô million de Christs aux yeux sombres et doux", nous avons une épithète homérique. Il faut tout de même observer que la qualification brusque du regard, de l'oeil, est typique des Châtiments et qu'elle est explicitement reprise par Rimbaud dans Rages de Césars : "oeil terne", etc. J'y reviendrai dans le cas de cet autre sonnet. Le terme "million" cible plus volontiers les dépenses et la luxure de l'Empire, mais le mot peut faire contrepoint, ainsi dans cette image : "La palpitation de ces millions d'ailes".
Rimbaud n'a pas conservé le jeu d'opposition entre l'appât des "millions" et les hyperboles visionnaires, mais il a tout de même conservé le charme de ces dernières formes d'amplification, ce qui se retrouve dans Le Bateau ivre : "Million d'oiseaux d'or".
Les gens tendent à m'attribuer des rapprochements hugoliens hasardeux, risqués : visiblement, quand nous lisons, on ne doit pas avoir la même façon de réagir et de se sentir imprégnés.
J'avoue ne pas me gêner pour mettre également en écho, mais cette fois plus aléatoirement, encore que..., les "vieux sillons" avec les "vieux héros des vieilles républiques".

L'idée de semer est pour moi métaphoriquement hugolienne. La métaphore semble discrète dans Les Châtiments, elle apparaît néanmoins : "Ils ont semé cela sur l'avenir [...]" "Ville que la gloire et l'infamie ensemencent" (vers faux, je dois vérifier), "Devant ses légions sur la neige semées"

Or, cet emploi s'inscrit dans un autre emploi métaphorique hugolien qui veut que les soldats martyrs dorment.

Je pourrais citer les emplois de "calme", "briser", "sabot", "haillons", "grandeur", voire "tourmente", par Hugo ou bien le traitement symbolique qu'il fait de l'âme (celle par exemple jamais éteinte du proscrit) ou du front (la honte ou la combativité, etc.)
, mais il ne me reste que deux passages à présenter comme relevant d'une influence du grand romantique sur le jeune ardennais précoce.

L'idée de ces soldats "bris[ant] le joug qui pèse / Sur l'âme et sur le front de toute humanité" ne manque pas d'équivalents au sein des vers des Châtiments :

Qui va brisant toute chaîne
brisaient les bastilles
brisez vos fers
brisa la Bastille
Sur les français vaincus un saint-office pèse
Le pied d'un tyran sur ton front
Poussez, la crosse aux reins, l'assemblée à Mazas !

Je reviendrai sur l'adjectif "pâles" en commentant Rages de Césars en fonction des Châtiments. L'emploi hugolien est plutôt connoté négativement, sauf sans doute dans l'emploi suivant qui peut se rapprocher de notre présent extrait rimbaldien : "Mais tu t'éveilleras bientôt, pâle et terrible, / Peuple, et tu deviendras superbe tout à coup" (Applaudissement).

L'analyse d'un dernier vers m'intéresse, celle du vers 9 : "Vous dont le sang lavait toute grandeur salie".
Il s'agit d'une image extrêmement forte des Châtiments où elle revient de manière obsédante, et j'ai prétendu, mais en criant cela vainement dans le désert moral de la foule rimbaldienne rétive, qu'il s'agissait d'une image clef reprise dans Le Bateau ivre.

Toutes les eaux de ton abîme,
Hélas ! passeraient sur ce crime,
O vaste mer, sans le laver.

Toi qui dans ton onde sacrée
Laves l'étoile du matin!

Lui, ce bandit qu'on lave avec l'huile du sacre,

Ils lavent notre époque incrédule et pensive,

Soit : [...] attends qu'on ait lavé
Le pavé de la rue.

Paris lave à genoux le sang qui l'inonda;

Ton front de sang lavé

Si jamais par hasard, vous vous lavez les mains

Sibour lave leur linge

Mandrin mal lavé

Ce vainqueur qui, béni, lavé, sacré, sublime

Par les juges lavé

Et laissons la pudeur au fond du lavabo

N'espérez plus laver dans les combats le crime
Dont vous êtes éclaboussés.

Le lavabo vidé des pâles courtisanes

Et qu'ils aillent, après avoir sali leurs âmes,
Nettoyer leurs souliers!

Je prétends que c'est cette symbolique qu'on retrouve dans Le Bateau ivre :

"Me lava", "baigné", "baigné".

J'y reviendrai.
En attendant, je vous laisse à juger si la filiation hugolienne était suffisamment appuyée dans les commentaires et annotations à ce sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..."
On peut toujours jouer la forte tête et penser n'avoir rien appris de neuf en lisant ce qui précède, mais à la suite d'un tel aveu de forte tête il ne faudra pas pleurer si vous vous étonnez de vous voir attribuer une approche grossière et non fine du poème. Certes, on comprenait les grandes lignes de ce sonnet sans aucun renfort intertextuel, certes...

mercredi 6 août 2014

Je rêvai que...

Le petit récit du "Cahier des dix ans" passait pour être intégralement de l'invention de Rimbaud. Bruno Claisse nous a permis de réviser la copie. L'exorde initial, le fameux "prologue", c'est en réalité le texte support du professeur, ainsi que les trois premiers mots "Je rêvai que..." du récit plus spécifiquement rimbaldien, et ceci montre bien que le futur prodige des lettres et des concours scolaires n'a ni respecté la consigne, ni le cadre posé par le prologue.
Or, en relisant les Songes et visions philosophiques de Louis-Sébastien Mercier (avec des textes qu'on retrouve en grande partie dans le Bonnet de nuit si j'ai bien compris), je me suis rendu compte à quel point il était admis d'entamer un récit de rêve par une formule aussi abrupte que "Je rêvai que..." Les songes et visions de Mercier ne sont pas précédés par des "prologues" ou exordes...

Ceci dit, le "songe premier" intitulé De l'Amour commence ainsi :

"Le triste mois du Sagittaire annonçait déjà l'hiver aux cheveux blancs ; le flambeau des cieux ne jetait plus qu'un éclat pâle, et la nuit plus longue succédait rapidement au jour. Adieu les plaines riantes, les bois ombragés, les ruisseaux tranquilles. Le froid vieillard qui s'assied sur les orages, tout hérissé de glaces et de frimas, chassait l'automne expirant. Il fallait retourner à la ville, à cette ville tumultueuse, où toutes les passions fermentent, et semblent de leur souffle impur corrompre l'air qu'on y respire. [...]"

Trois phrases plus loin commence non pas un rêve, mais la relation d'une rencontre avec une femme. Le rêve ne survient que quelques pages plus loin.

Le songe III débute lui directement par "Je rêvais que...", imparfait au lieu du passé simple du devoir d'Arthur. Tour à l'imparfait que nous retrouvons pour l'amorce des textes intitulés Songes VII, X, XI, XII et XIV .

Le songe IV débute ainsi : "Je crus, en rêvant,..."

Et le songe V suit le même patron : "Je crus, en dormant, qu'un spectre vêtu de blanc me prenait par la main."

Le songe XVIII est une variante du modèle d'amorce précédent : "J'étais enseveli dans un profond sommeil, lorsque je crus entendre une voix près de mon oreille..."

Le début du songe VI décrit un abandon progressif aux "pavots du sommeil".

Le début du songe VIII a sa variation précieuse : "Le sceptre de Morphée avait touché mes paupières"

Les débuts des récits pour les songes IX et XIII ne distinguent pas la veille du songe, les textes s'apparentent quelque peu à des visions.

Le songe XV a quelque chose de paradoxal, un personnage en train de rêver nous est montré, mais il aperçoit le narrateur. L'action du récit commence.

Placé après quelques considérations critiques, le rêve du songe XVI ne commence qu'au début du troisième paragraphe : "Je m'endormis hier..."

Rappelons qu'à la fin du récit de couchant donné par le professeur à un très jeune Rimbaud, nous avons "Je m'endormis, non sans m'être abreuvé de l'eau du ruisseau."

Le songe XVII est quelque peu similaire avec au début du second paragraphe la phrase "Je m'endormis dans ces idées..."

Bien que la dernière série de textes soit rassemblée sous le titre générique de Visions et non plus de Songes, la Vision IV s'ouvre elle aussi par la fameuse formule "Je rêvais que...", et ce qui est remarquable c'est qu'il s'agit précisément du texte de Mercier qui a inspiré à Jean-Paul [Richter je crois, un auteur allemand dont on ne citait jamais que le prénom] la vision de néant de Jésus-Christ après sa mort que madame de Staël n'a pas manqué de traduire et rendre dans son célèbre ouvrage De l'Allemagne.

"Je rêvais que j'étais mort...", ainsi commence le récit intitulé Je suis mort.

Je ne vais pas détailler les modalités du basculement dans la vision pour ce qui est des autres textes.
Ce qu'il faut retenir, c'est que le professeur a pris un modèle parmi les sources du romantisme, mais l'invention de Rimbaud montre que les intentions romantiques du sujet ne sont ni comprises, ni finement perçues par Arthur, lequel à dix ans rabat l'idée de rêve sur un plan d'imaginaire renaissant ou quasi médiéval, à Reims en 1503. Pour faire romantique, le jeune élève s'est contenté de situer le récit de rêve dans un cadre historique romantique. Il ne pouvait ignorer que le roman Notre-Dame de Paris était un classique de la littérature romantique, et que les poètes affectionnaient le Moyen Âge par réaction au classicisme. Le début du récit essaie d'adopter un langage archaïsant proche de l'esprit du seizième siècle : "Mes parents étaient peu riches, mais très honnêtes". Le phrasé témoigne sans doute plus d'une certaine simplicité rurale que d'une qualité d'expression proprement archaïsante : "fort honnêtes" aurait été un plus stylistique.
Le récit qui suit est visiblement très personnel de la part de Rimbaud.
Je ne peux m'empêcher d'observer deux traits singuliers.
Premièrement, le récit de couchant contient une petite maladresse : "Le vent rafraîchissant, c'est-à-dire une brise fraîche". Ce tour peu heureux semble avoir son répondant dans le récit espiègle de Rimbaud qui ironiserait alors sur l'affectation professorale du sujet d'invention : "Quoiqu'il n'eût guère, quand j'étais né, que 48 ou 50 ans, on lui en aurait certainement bien donné 60 ou 58." Cela ressemble bien à une manière de persiflage de la minutie littéraire.
Autre point intéressant. Le romantisme s'oppose au classicisme et le refuge dans le Moyen Âge participe de cette cause, notamment à l'étranger, en Allemagne par exemple. La critique radicalisée de l'enseignement du Latin, du Grec et de l'Histoire ne doit peut-être pas cacher une transposition, une critique des études classiques confondue avec le classicisme. Par cette confusion, Rimbaud se serait donné le loisir d'exprimer dans son devoir d'invention une préoccupation immédiate qui était sienne, celle du travail scolaire rebutant.
Précisons toutefois qu'il n'est pas du tout évident que ce brouillon ait été ensuite remis au propre avec des améliorations au professeur, "saperpouillotte". Rimbaud a sans doute eu conscience que son traitement du sujet n'était pas du tout adapté à la demande du professeur, et il faut quand même admettre qu'il s'agit bien d'une invention libre du poète. Bien malin celui qui identifiera l'astreinte à quelque consigne que ce soit dans ce texte.