mercredi 12 mars 2014

Importance des Déserts de l'amour (sans doute La Chasse spirituelle) dans l'oeuvre de Rimbaud (partie 1)

Ceux qui ont publié sur Les Déserts de l'amour font remarquer à bon droit qu'on s'est peu penché sur cette oeuvre de Rimbaud qui, longtemps, a été refoulée en document annexe dans les éditions courantes. Il y a très peu d'articles sur ces proses. Celui d'Yves Reboul tend surtout à réévaluer la datation de la composition en discréditant le témoignage de Delahaye qui prétendait contre toute vraisemblance que cette oeuvre en prose datait du moment de la Commune, au printemps 1871. Celui de Steve Murphy en 2004, dans son livre Stratégies de Rimbaud, est loin des commentaires nourris auxquels ce critique nous a habitués. Il annonce pourtant l'étude très poussée de Christophe Bataillé sur Les Déserts de l'amour qui en a fait le sujet ou support d'une thèse qui a depuis été soutenue, mais, à défaut de pouvoir me déplacer et consulter cette thèse que j'attends depuis dix ans, j'aurais bien aimé lire un article avec les idées principales. Je ne suis pas toujours d'accord avec les articles de Christophe Bataillé (Les Corbeaux, Les Poètes de sept ans), mais j'ai bien aimé ses tout premiers essais sur Tête de faune et Roman, quelques autres articles encore, et son article philologique sur l'édition originale d'Une saison en enfer. La seule chose importante qui ressort de son travail sur Les Déserts de l'amour, c'est qu'une étude graphologique, ne se contentant pas d'observer une ou deux lettres, mais s'appliquant à dresser des statistiques de corpus beaucoup plus poussées sur un maximum de lettres, va permettre de cerner la date de transcription des manuscrits, et, sans surprise, les copies dateraient de la première moitié de 1872. Ceci va dans le sens du cheminement des manuscrits qui sont passés entre les mains de Forain avec deux ensembles de poèmes en vers dont les plus tardifs dataient de mai 1872. Quant à la lecture qu'il propose du texte, je l'ignore tout à fait.

Aussis, ne pouvant plus attendre, je me propose de faire un sort nouveau à ce texte magnifique Les Déserts de l'amour. Je vais essayer de montrer pourquoi c'est un texte important. Je vais le faire en en soulignant la valeur esthétique, mais aussi en le situant dans une continuité créatrice de la part de Rimbaud, et, ce faisant, je vais tisser des liens qui ne sont jamais tissés entre les textes. Enfin, j'ai une troisième idée que je présente maintenant, c'est ces Déserts de l'amour rejetés en annexe étaient sans doute un texte mythique que nous cherchions ailleurs, la fameuse Chasse spirituelle.
Cette hypothèse a déjà été avancée ou simplement envisagée, et pas seulement par le graphologue Bouillane de Lacoste. C'est une idée qui peut traverser l'esprit de tout le monde.
A la fin de l'année 1872, Verlaine qui est en Angleterre avec Rimbaud apprend que sa femme a divulgué des extraits de sa correspondance à l'entourage du poète. Pour empêcher le scandale, et devant sans doute envisager le cas extrême d'une lettre mise sous les yeux des gens, ne fût-ce qu'un court instant, Verlaine décide de faire passer les extraits des lettres pour un extrait de l'oeuvre de Rimbaud, mais un extrait en prose.
Plusieurs choses ne sont pas vérifiables dans le témoignage de Verlaine et l'idée d'un texte de Rimbaud sous pli cacheté étonne quelque peu.
Jacques Bienvenu a émis l'hypothèse fort crédible selon laquelle Verlaine avait essayé de nier catégoriquement les faits par le prétexte d'une oeuvre de Rimbaud qui n'existait pas.
Mais, en réalité, les deux idées sont concurrentes. Verlaine peut aussi bien inventer une oeuvre qui n'existe pas, mais à laquelle il assimilerait les passages troublants de la correspondance Rimbaud-Verlaine qui auraient été lus, montrés, cités, évoqués devant Philippe Burty et d'autres que se servir d'une oeuvre qui aurait réellement été mélangée à une liasse contenant déjà une correspondance et des poèmes en vers. Quand Verlaine va réclamer ce qui lui appartient à l'aide d'une liste, il évoque d'ailleurs la concurrence de poèmes en prose rimbaldiens et de La Chasse spirituelle. Dans la thèse de Jacques Bienvenu, il semble s'agir de multiplier les pistes pour donner le change. Mais, il me semble que ce binôme impose certaines conséquences. Si Verlaine doit récupérer ses affaires, il ne va pas pouvoir s'inscrire dans le trou béant de "il manque des poèmes en prose et La Chasse spirituelle, précisément ce qui sert à donner le change". Il suffit d'une imposture, pas de deux, car là ça se retournerait contre lui. De toute façon, Verlaine n'a pas essayé de faire passer les poèmes en prose pour des extraits des lettres. Par conséquent, ces poèmes en prose sont probablement authentiques. Il peut s'agir de premiers poèmes en prose des Illuminations ou de premiers essais en ce sens. On peut envisager une autre hypothèse ingénieuse. La Chasse spirituelle serait un ensemble de poèmes en prose, mais si Verlaine déclare que les lettres ne sont pas ce qu'on croit, qu'elles sont cette Chasse spirituelle, il faut bien alors expliquer à côté la présence des manuscrits de cette oeuvre elle-même, il faut bien qu'ils deviennent des poèmes autonomes. Rappelons, car ce point n'est pas anodin, que la liste est censée être utilisée par quelqu'un qui va récupérer les affaires de Verlaine et donc chercher à récupérer les textes de Rimbaud. Les intermédiaires qui peuvent croître sont censés s'appuyer sur cette liste et dire "je vois ceci dans la liste, où cela se trouve-t-il?, etc."
Il est possible que dans cette liste La Chasse spirituelle soit pourtant ce qu'elle prétend être, pli cacheté compris, et que les poèmes en prose soient de premiers essais des Illuminations. C'est même ce que je suis tenté de croire aujourd'hui.
Remarquons encore que quand il va publier Les Poètes maudits, Verlaine revient sur l'idée qu'une oeuvre de Rimbaud a été avec rancune jetée à la poubelle, et il parle d'un "manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait d'étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques". Il va de soi qu'il parle de La Chasse spirituelle. Il a accusé Mathilde, auprès de Philippe Burty déjà, d'avoir eu accès à un tel manuscrit, et si ce manuscrit devait se confondre avec une correspondance sulfureuse, on pense bien que cela devait contenir des récits d'amours, des confessions érotiques, des rêves qu'il est peu séant d'étaler, et partant de la mystique sensuelle et des aperçus psychologique peu orthodoxes. Or, cette description cadre parfaitement bien avec Les Déserts de l'amour, à tel point que les rimbaldiens cèdent parfois à une idée assez farfelue selon laquelle Verlaine parlerait nommément d'une Chasse spirituelle en 1872 mais, dans Les Poètes maudits on pourrait penser qu'il ne parle pas du même texte, mais des Déserts de l'amour. Qui veut croire un seul instant qu'à une question sur ce passage des Poètes maudits, Verlaine aurait tenu sa réponse toute prête pour Charles de Sivry, sinon Philippe Burty lui-même : "Non, je ne parle pas de La Chasse spirituelle, je parle d'un autre texte" "Et La Chasse spirituelle, elle ne t'intéresse plus!" "Ah! tiens, oui, c'est vrai!"
C'est ridicule. Il est clair comme de l'eau de roche que La Chasse spirituelle et le manuscrit tombé dans des mains qui l'ont égaré dont il est question dans Les Poètes maudits ne sont qu'un même objet de pensée pour Verlaine, lequel ignore alors l'existence de manuscrits passés dans les mains de Forain et détenus par le chansonnier Millanvoye. Au passage, on a trop souvent considéré que Mathilde disait la vérité et que les manuscrits que Rimbaud et Verlaine croyaient avoir laissé rue Nicolet étaient en fait en sûreté chez Forain à la fin de l'année 1872, ce qui ne me convainc pas du tout, dans la mesure où aussi régulièrement "pompette" que fut Rimbaud il était d'une part en correspondance avec des amis restés à Paris dont Forain et d'autre part il ne pouvait pas tout ignorer de ce qu''il faisait de ses papiers à lui. Les rimbaldiens ont la fâcheuse de penser en termes de manuscrit unique. Il est vrai qu'ils ont en même temps la lubie contradictoire d'imaginer que les poèmes de Rimbaud furent lus par quantité de gens à Paris. La phrase "ces poèmes ont dû circuler à Paris" est une scie critique quand on découvre une allusion à Rimbaud ou une parodie de l'oeuvre de Rimbaud.
Il y a fort à parier que Mathilde et sa famille ont détenu et peut-être détruit un ensemble de manuscrits plus important encore que celui de Forain-Millanvoye. Il me paraît insensé de faire confiance à l'ex madame Verlaine sur ce point.
Or, profitions de la comparaison. Le dossier Forain-Millanvoye contient trois dossiers incomplets.
Il contient un dossier de 24 pages de poèmes en vers de Rimbaud "première manière" (versification régulière), dossier incomplet, une liste de titres de la main de Verlaine montre qu'il était encore question d'autres transcriptions à reconduire, travail qui suppose justement qu'il y a eu à l'époque plusieurs versions des poèmes et en particulier deux jeux de copies. En effet, il faut que Rimbaud apporte son jeu de copies pour que Verlaine continue de retranscrire Le Bateau ivre ou Les Pauvres à l'Eglise. Cette mise au point relève du bon sens, mais les rimbaldiens ne l'envisagent jamais. Je ne comprends pas comment ils fonctionnent. Ce dossier contient aussi un petit ensemble de poèmes en vers "seconde manière" (versification irrégulière) datés de mai 1872. Or, un ensemble Fêtes de la patience contient trois poèmes datés de mai 1872 et un de juin 1872. Il nous est parvenu par l'intermédiaire de Jean Richepin, mais rien ne prouve que Rimbaud l'a directement et personnellement remis à Richepin. En tant que tel, le cheminement nous est inconnu. Et je me méfie de Richepin posant en témoin de la vie de Rimbaud, mais ça c'est un autre sujet. Ceci dit, à cause de cette bipartition dans les poèmes datés de mai 1872, et de toute façon les autres poèmes "seconde manière" datés sont postérieurs au mois de mai, il s'impose à mon esprit que les manuscrits en question ont pu être remis à Forain au début même du mois de mai 1872, quand Rimbaud revient de son exil et quand Forain est précisément responsable de la sécurité des affaires personnelles de Rimbaud. Il est sensible que Rimbaud devait avoir son propre jeu de copies et c'est un fait que Forain avait un jeu de copies. Verlaine en avait-il un autre ? Pourquoi le lui refuser, puisque c'est un fait que dès la fin de l'année 1872 il identifie tout ce qui se trouvait rue Nicolet et il attribue à sa femme une main basse sur les manuscrits de Rimbaud, en sus de la correspondance. Il n'a aucune raison d'inventer un rapt de l'oeuvre de Rimbaud et dans ses Mémoires de ma vie Mathilde consent à un aveu peu risqué : elle a détruit des poèmes déjà publiés Voyelles ou Les Chercheuses de poux. L'aveu est complètement invraisemblable. Elle dit par ailleurs qu'elle n'a rien détruit, que Verlaine ment, et là elle fait un aveu qui ne prêterait pas à conséquence, mais elle aurait été assez attentive pour noter deux titres d'une oeuvre qui elle ne la marquait pas. Quand les aurait-elle détruits ces poèmes ? Si c'est en 1872, elle a une fameuse mémoire, si c'est en 1886, de quel droit détruit-elle ainsi une oeuvre littéraire? Mathilde n'avait pas d'autre choix que de nier à vie cette destruction. Le seul aveu qu'elle se permet est juste dans les limites pour ne pas être ennuyée juridiquement, encore qu'il n'eût pas été évident de l'ennuyer de la sorte, mais au moins elle contenait les gens lui demandant de s'expliquer sur cette destruction.
De toute façon, il reste d'importantes énigmes sur les héritages verlainiens de la famille Mauté qui a récupéré aussi sans doute quantité de choses à la mort de Verlaine lui-même. Georges a dû hériter de son père. C'est la famille Mautè qui s'est aussi occupée quelque peu du décès de la mère de Verlaine. Peut-être qu'à la mort de Verlaine, et à la mort de sa mère aussi, peu de papiers littéraires nouveaux sont partis chez les Mauté, mais il y a là une véritable énigme sur ce qu'ils pouvaient bien posséder ou non (Charles de Sivry, Mathilde Mauté et Georges Verlaine).
Mais, j'en arrive au troisième dossier remis à Forain, celui des Déserts de l'amour. Il aurait été remis à Forain avec les poèmes tout frais : Larme, La Rivière de Cassis, Bonne pensée du matin et Comédie de la soif. Rimbaud n'a pas remis à Forain les Fêtes de la patience, car elles n'étaient pas encore composées. Il lui a remis en revanche Les Déserts de l'amour. Le soutien de l'expertise graphologique pour dater le document n'est pas rien, car c'est alors la preuve que Verlaine ne ment pas radicalement quand il écrit à Philippe Burty depuis l'Angleterre et il ne mentait pas non plus dans Les Poètes maudits. Il y a bien une oeuvre en prose qui justifie le singulier "manuscrit" malgré la présence de plusieurs feuillets, plusieurs textes. Ce singulier "manuscrit" concerne bien sûr aussi bien le "manuscrit sous pli cacheté" de 1872 que le manuscrit dont le titre échappe à l'auteur des années après. Il y a bien là des "mysticités" et des "aperçus psychologiques". Il y a bien là un exercice de poésie en prose, même si les théoriciens de la poésie en prose décréteront que l'appartenance au genre de la poésie en prose doit relever d'une critériologie qu'eux seuls connaissent et qui leur a permis d'en exclure Une saison en enfer. Il y a bien là des confidences sulfureuses qui peuvent jouer la partie de la confusion entre une oeuvre littéraire et une correspondance intime. Ce manuscrit est précédé d'un "Avertissement", optique éditoriale qui pourrait rendre fort crédible même l'idée du pli cacheté.
Le problème vient un peu de ce que le titre est Les Déserts de l'amour et non pas La Chasse spirituelle. A cela s'ajoute un deuxième problème. La minceur du manuscrit qui tient en un avertissement et deux textes assez courts. Mais, le manuscrit dont Verlaine déplore la perte est celui qui se trouvait rue Nicolet. Et donc il s'agit d'un manuscrit que Verlaine n'a laissé derrière lui que depuis le 7 juillet 1872. A cette aune, il y a pu y avoir changement de titre. Nous serions passés du titre Les Déserts de l'amour au titre La Chasse spirituelle. Ce changement de titre se serait fin à la fin du mois de mai 1872 ou bien en juin. Or, absentes de l'ensemble remis à Forain, nous savons par une version parvenue à nous des textes que les Fêtes de la patience sont datées de cette époque, trois poèmes datés de mai, un de juin. Belle coïncidence à relever, dans Bannières de mai, Rimbaud parle de "chansons spirituelles", ce qui ressemble quelque peu à "chasse spirituelle". Ajoutons que les poèmes de mai 1872 contiennent plusieurs éléments intéressants à rapprocher des Déserts de l'amour, au plan du style, de l'humour, des allures mystiques, des notations psychologiques, etc.
On peut imaginer que Forain n'a pas bénéficié d'une transcription complète de l'oeuvre Les Déserts de l'amour. Hélas, on peut imaginer tout et son contraire. Il peut manquer, deux, trois, quatre ou plus encore de textes. On pourrait bien ne le savoir jamais et en ce sens une oeuvre de première importance pourrait bien être à jamais perdue. On peut se réfugier dans l'espoir que le texte soit complet, un avertissement pour deux poèmes en prose. Tout est possible.
Dans la liste des objets laissés rue Nicolet, Verlaine parle d'un côté de La Chasse spirituelle et de l'autre de poèmes en prose mêlés à une correspondance. Pour le coup, Rimbaud n'a pas remis de poèmes en prose à Forain. Rimbaud n'avait-il pas l'occasion de remettre des copies de ces poèmes en prose à Forain en mai 1872, ou ces poèmes ne furent-ils composés qu'à partir de juin ?
On va voir que l'étude des Déserts de l'amour conforte le caractère stimulant de telles hypothèses.
J'en arrive maintenant à une nouvelle carte maîtresse.
Nous savons que Rimbaud n'a publié qu'un seul livre, celui en prose d'Une saison en enfer. Or, par son "Avertissement" et ces deux témoignages de rêves successifs, Les Déserts de l'amour s'apparente formellement à Une saison en enfer. Le "pli cacheté" si on accepte de s'en fier à Verlaine et l'Avertissement annoncent l'idée étonnante qu'un an avant Une saison en enfer Rimbaud a eu le projet de publier un texte en prose comparable. Il s'agit d'une oeuvre à cheval sur la poésie et le récit. Et dans les deux cas, il est question d'exploration psychologique, au sens littéraire du terme bien évidemment. La plupart des rimbaldiens semblent ignorer que Freud est plus jeune que Rimbaud, que Rimbaud n'a rien connu de la psychanalyse, et ils semblent ignorer que l'imposture intellectuelle de Freud a fait son lit sur le fait que très naturellement on pousse des réflexions psychologiques sur les intentions des gens, sur ce qui les structure. Il y a tout un climat de fausse évidence naturelle sur laquelle l'imposture freudienne a construit son empire, sa réputation de science crédible. Et, avant Freud, les questionnements sont déjà là. Il suffit de constater l'allusion au docteur Venette dans un dizain de l'Album zutique pour comprendre que Rimbaud fait écho aux discours de son temps, il le fait au sujet de l'hystérie dans Les Premières communions, comme l'a bien vu Jean-Pierre Chambon. Il faut donner aux oeuvres de Rimbaud leur véritable contexte, c'est un premier point. Ensuite, il ne faut pas déclarer que Rimbaud exploitant ces discours y adhère. Les rimbaldiens imaginent qu'un cerveau n'a qu'à se nourrir en lisant un livre et en le comprenant, puis après il met en pratique avec sa propre intelligence. Plus simplement, Rimbaud utilise des matériaux disponibles, ça c'est les faits, ensuite, il faut s'interroger sur la façon dont il s'en sert, et qui peut être notamment distanciée. Rimbaud peut tout aussi bien se moquer du discours d'époque qu'y adhérer. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi les intellectuels au vingtième siècle se laissent prendre à la glu de Freud ou de Marx. Ils ont trouvé des gourous qu'ils ne savent pas juger avec le moindre recul. Peu rimbaldiens, ils seraient incapables de proférer que les écrits de Freud c'est un tissu de conneries en long et en large.
Il faut quand même aussi bien comprendre que quand Verlaine emploie l'adjectif "psychologique", il ne connaît pas l'oeuvre alors inexistante du fondateur de la psychanalyse. Il emploie le mot naturellement, et il faut le comprendre ainsi. Mais, surtout, ce qui est remarquable, c'est qu'il l'emploie pour le manuscrit déclaré perdu "les plus aigus aperçus psychologiques" et pour Une saison en enfer "espèce de prodigieuse autobiographie psychologique". Encore un point de recoupement entre les oeuvres. Nous pouvions l'inférer par la lecture des textes, mais c'est Verlaine lui-même qui le dit, moyennant que nous admettions que Les Déserts de l'amour est bien ce manuscrit perdu, mais justement c'est bien un texte à "aperçus psychologiques". Et si Verlaine le dit, ce n'est pas uniquement suite à ses impressions de lectures, il a fréquenté l'auteur au moment de la composition des deux oeuvres.
Mais, ce n'est pas fini.
La prose liminaire d'Une saison en enfer évoque une révolte contre la concorde d'une société de beauté et justice dans un parcours qui mène à une mort, quelque peu recherchée ("en périssant"), mais le poète en vient à hésiter encore entre la mort et la charité, au moment où tout doit basculer de manière définitive. Il reste dans la dépendance de Satan qu'il traite cavalièrement et nous livre une oeuvre, une suite de feuillets qui témoignent de cette expérience infernale et qui se ponctuent par un choix final qui règle la question de l'hésitation formulée dans la prose liminaire.
Cette importance de la mort est d'emblée signalée à l'attention dans la prose liminaire. Je n'ai encore jamais parlé de l'apparition de Satan comme figure substitutive à la Raison des Illuminations, et je n'ai encore jamais parlé de la correspondance entre la Beauté jugée amère que le poète assoit sur ses genoux et la relation de la Vierge folle et de l'Epoux infernal.
L'Epoux infernal a les mêmes idées que le locuteur de Mauvais sang et la même révolte que le locuteur de la prose liminaire. La "Vierge folle" n'est pas la beauté elle-même, mais elle en occupe la fonction quelque peu, sauf que cette fois c'est elle qui dépend du poète, ce qui rejoint les propos du poème Les Soeurs de charité : "c'est toi qui pends à nous".
Or, venons-en aux Déserts de l'amour, il y est question de deux rêves où une Femme adorée se retrouve assise sur les genoux du poète (pour citer bien sûr la formule) et puis disparaît définitivement. Et il est question de "tour de bonté". Or, dans l'Avertissement, nous retrouvons l'idée d'un parcours du poète vers la mort : "Mais, lui, si ennuyé et si troublé, qu'il ne fit que s'amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale", et le texte insiste en précisant plus loin "et qui veut la mort". Dans cet Avertissement, nous retrouvons également cet emploi du mot "force" qui signifie tantôt la "force morale" rejetée, tantôt la "force" particulière au poète. L'idée de fuir est commune aux deux textes : "fuyant toute force morale", "je me suis enfui". Avant la composition de Mauvais sang, nous avons déjà le héros d'une oeuvre présenté comme "sans mère, sans pays", avec cet emploi déjà insistant de la préposition "sans". Il est déjà question de cesser de se "nourrir de mensonges" : "il eut son âme et son coeur, toute sa force, élevées en des erreurs étranges et tristes". Le rapport de dérision à la religion est déjà en place : "de douces considérations religieuses se dégagent" et cette fin de l'avertissement qui prouve par sa manière très verlainienne que le texte n'a pas été composé au printemps 1871 comme le prétendit Delahaye pour se faire mousser, mais bien du temps fort du compagnonnage avec Verlaine, car là la citation c'est du Verlaine pince-sans-rire avec le zeste de parodie du discours chrétien édifiant : "il faut sincèrement désirer que cette Âme, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne." Le jésuitisme et sa clausule au subjonctif ramassée, c'est le style moqueur de Verlaine que s'approprie Rimbaud.

Voilà, vous commencez à comprendre qu'à cette tradition des avant-textes qu'on associe depuis trente ans à Une saison en enfer il faut y ajouter Les Déserts de l'amour.
Bon, je propose une pause, je préciserai prochainement les liens avec Une saison en enfer, mais du coup avec plusieurs autres textes. Et je ne manquerai pas, car j'y tiens, d'étudier la valeur du style des Déserts de l'amour. Je vais vous apprendre à aimer ce texte, bande de moules.

A suivre...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire