Le 5 août 2017, Jacques Bienvenu a mis en ligne sur son site Rimbaud ivre l'article suivant : Le sens de "splendeurs invisibles" dans le poème "Solde" (cliquer sur ce lien)
Il signalait à l'attention que l'oxymore "splendeurs invisibles" n'était pas anodin, nous aurions pu le croire courant au dix-neuvième siècle, mais il n'en est rien. Cette alliance de mots est rare et semble avoir pour unique ou principal antécédent littéraire un extrait des Misérables de Victor Hugo. Dans le roman, il y a opposition entre les "splendeurs visibles des constellations" et les "splendeurs invisibles de Dieu", ce qui permet, mais on s'en doutait, de considérer que l'expression a une connotation religieuse dans le poème de Rimbaud. Deux possibilités, ou Rimbaud récupère l'expression dans un sens spiritualiste personnel, ou bien l'expression est clairement réservée au christianisme, à la foi en Dieu, ce qui implique une lecture plus sarcastique de "Solde".
Mais je voudrais revenir sur ce problème de la contemplation de choses invisibles pour le commun des mortels. Dans toutes les cultures et à toutes les époques, la lumière est associée à la révélation et à la vérité, mais il ne faut pas pour autant partir de l'idée que c'est à ce point un poncif qu'il n'y a rien à tirer au-delà comme parti pour la bonne compréhension d'un texte.
Le discours de la religion chrétienne prétend posséder le discours de lumière qui s'oppose aux ténèbres, mais ce discours est aussi celui du dix-huitième siècle avec la philosophie qui porte précisément le nom des Lumières. Et, dans sa version laïque combattant la religion, cette philosophie combat une religion qui passe du coup du côté de l'obscurantisme.
Mais, vers la fin du dix-huitième siècle des poètes de la nuit commencent à proliférer sur le continent européens, on pense aux nuits d'Young, et à beaucoup d'autres. La nuit va ensuite devenir un moment clef de recueillement pour le poète romantique. L'idée, c'est que la nuit en supprimant l'agitation lumineuse du jour permet de mieux cerner les vérités cachées. La nuit favorise le repérage de lumières autres pour celui qui sait contempler, et ce lieu commun romantique il faut être précis là-dessus vient bien évidemment de la religion chrétienne et c'est à cela que fait explicitement allusion Hugo quand il parle de "splendeurs invisibles" dans son roman Les Misérables, cette idée est omniprésente et explicitée des dizaines et des dizaines, des centaines et des centaines même dans sa poésie, en particulier dans son recueil Les Contemplations dont on ne rappellera jamais assez qu'il semble un chaînon intermédiaire entre le titre Méditations poétiques de Lamartine et celui Illuminations de Rimbaud. L'idée est aussi fortement présente dans le poème "La Trompette du Jugement" qui termine la série de La Légende des siècles de 1859, seule série qu'ait connue de Rimbaud, si pas de sa vie, du moins avant de composer "Voyelles". Il est indubitable que Rimbaud s'est inspiré de ce poème et qu'il y fait allusion en retournant l'expression "clairon suprême" en "Suprême Clairon" dans son sonnet.
Dans "Voyelles", le noir et le blanc sont tour à tour célébrés, mais ils sont liés entre eux au début du second quatrain, dans la transition soudaine qui se joue dans le premier hémistiche du vers 5, quand nous passons des "Golfes d'ombre" aux images du "E blanc". Il y a deux façons de lire ce basculement. Nous pouvons considérer que l matrice des "Golfes d'ombre" est prête à l'apport d'une lumière qui vient toucher leurs surfaces, faire briller l'enveloppe des golfes, comme le corset noir des mouches est de toute façon déjà admis comme éclatant, reflétant donc la lumière, dans le premier quatrain. Il y a une deuxième lecture possible. L'être nourri au sein des "Golfes d'ombre" peut faire éclore sa propre lumière. J'ai tendance à préférer la première lecture qui me semble plus en phase avec l'idée de combinatoire du blanc et du noir et parce que le rouge me semble la forme de sève des êtres qui éclosent, pas besoin alors de l'idée redondante du blanc qui jaillit des entrailles du noir. En tout cas, il ne fait aucun doute que la succession noir / blanc suppose l'idée d'une contemplation des "splendeurs invisibles" du "corset noir" et des "golfes", avant l'admiration pour les créations du blanc. Le mot "candeurs" est évidemment à rapprocher avec le mot "splendeurs", tout comme le mot "strideurs". En effet, absent du poème, "splendeurs" est une rime facile à "candeurs" et "strideurs", et aussi avec un contraste cette fois dans les connotations à "puanteurs". Le mot "candeurs" suppose par son étymologie le blanc, tandis que le mot "splendeurs" suppose au dix-neuvième siècle le sens fort de luminosité, et pas seulement le sens appauvri actuel de beauté intense.
Le tercet du O véhicule de manière évidente l'idée de "splendeurs invisibles" dont le "voyant" doit rendre compte au monde, avec des allusions évidentes au substrat chrétien. Remarquez que dans la récente collecte de réactions au sujet de "Voyelles" par la journaliste Lauren Malka plusieurs rimbaldiens précisent que les liens de "Voyelles" à l'Apocalypse selon saint Jean ont été cernés depuis longtemps. Mais, hormis notre propre réaction, tout se passe comme si la remarque était neutre et ne portait pas à conséquence. Tout se passe comme s'il n'y avait pas de plus-value du sens, de gain immédiat pour la compréhension du poème. Pour avoir fait le lien avec l'Apocalypse, les rimbaldiens pourront-ils dire que tout ce que je viens de dire va de soi et qu'ils l'anticipent clairement dans leurs propres lectures respectives du poème ? Alors pourquoi cette fin de non-recevoir au sujet de la problématique d'un passage de la nuit au jour au début du second quatrain ? Nous avons tous les éléments en mains pour dire avec assurance que le blanc, le noir et le bleu dans "Voyelles" sont liés à la contemplation religieuse des "splendeurs invisibles". C'est une conséquence nécessaire de l'acceptation du poème "La Trompette du jugement" comme source au poème "Voyelles". Partant de là, pourquoi encore des lectures érotiques ou en fonction d'abécédaires, puisque la référence à l'Apocalypse a été vue bien avant quantité de lectures de "Voyelles" qui ont fleuri dans la seconde moitié du vingtième siècle ?
L'idée peut d'ailleurs être prolongée. Diderot a écrit un livre de réflexions sur l'interprétation de la Nature qui s'ouvre par une épigraphe de Lucrèce où il est justement question de la faveur de l'obscurité pour révéler certaines lumières. Je n'ai pas cet ouvrage sous la main, mais on sait que Lucrèce compte beaucoup dans la pensée poétique de Rimbaud. Récemment, à Toulouse, dans la libraire "Ombres blanches", je suis tombé sur un ouvrage dont je ne me rappelle ni le titre ni l'auteur qui devait être américain, sinon anglais, mais cet ouvrage prétendait d'après le quatrième de couverture que toute la Renaissance, quelques siècles avant Rimbaud, serait sortie de la lecture du De Natura rerum de Lucrèce. Et si Lucrèce n'est pas un philosophe important en lui-même, il faut bien comprendre que c'est l'exposé littéraire de rien moins que de la philosophie épicurienne, elle-même héritière de la philosophie de Démocrite, à tel point que, parfois, des notions et citations étaient attribués dès l'Antiquité grecque, tantôt à Démocrite, tantôt à Epicure. Il faut bien comprendre la portée de l'ouvrage et de la combinaison. A côté des géants Socrate, Platon et Aristote, il n'y a pas eu plusieurs philosophes ayant leur système parmi lesquels, mais au milieu d'autres, se rencontrent Démocrite et Epicure. Ce n'est pas du tout ça. Epicure est étroitement tributaire de la pensée de Démocrite, et le couple formé par Démocrite et Epicure constitue le principal courant philosophique opposable à la philosophie socratique défendue par Platon et à la philosophie aristotélicienne. Or, outre que Démocrite et Epicure s'opposent à la culture élitiste, aristocratique d'un Platon ou d'un Aristote, il y a des oppositions fortes à la pensée platonicienne, à la pensée aristotélicienne, et forcément à une pensée chrétienne, incompatible par nature avec Démocrite et Epicure, mais qui plus est une pensée chrétienne nourrie de' Platon et d'Aristote, mais pas vraiment de Démocrite et d'Epicure. Il ne s'agit pas de dire que Rimbaud est lucrécien, il ne s'agit pas non plus de résumer grossièrement la Renaissance à une découverte de la synthèse de Lucrèce, ce qui est absurde. Toutefois, même encore de nos jours, Démocrite et Epicure sont des écrits qui entrent en conflit avec le formatage scolaire, universitaire, etc. Il s'agit encore à l'heure présente de discours chahuteurs forts. Au dix-neuvième siècle, leur valeur subversive était bien sensible, et Rimbaud en était évidemment conscient.
Remarquons que le tercet du U est celui des cycles, cycles des mers influencées par la Lune, cycles de la Nature avec ses pâtis et ses animaux, cycles de la vie où les sages acceptent la fatalité des rides. Le "U vert" confirme que nous devons raccorder l'idée des "splendeurs invisibles" du noir, du blanc et du bleu à une perspective antique plus proche de la pensée d'un Lucrèce.
J'ai déjà insisté sur les liens de mots rares entre "Voyelles", "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Paris se repeuple", mais le mot "virides" fait lui aussi retour dans un poème du printemps ou de l'été 1872 : "Entends comme brame..." où il est question de la "rame viride du pois". Dire que "Voyelles" a été composé sans doute dans les premiers mois de 1872, à peu près à la même époque que "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Entends comme brame...", ce que suggère le réemploi des mots rares "bombinent" et "viride(s)", c'est favoriser aussi l'idée que "Voyelles" n'est pas loin d'être contemporain du poème "L'Eternité" et plaider le rapprochement du premier hémistiche du second quatrain de "Voyelles" avec l'idée de la "nuit si nulle" le cédant au "jour en feu" du nouveau matin.
Enfin, si la nuit est si importante pour les romantiques, il y a un domaine de la nuit particulier qui est celui de la vie parisienne gagnée sur les heures consacrées au sommeil. Paris, c'est comme on dit la Ville-Lumière, mais, cette ville où l'éclairage progresse avec les becs de gaz, chers à Verlaine, qui ont largement précédé la fée électricité, elle a sa part d'ombre. On pense à la littérature d'Eugène Sue avec Les Mystères de Paris, à nouveau au roman Les Misérables d'Hugo. L'éclairage la nuit permet de sécuriser la ville, d'apprivoiser sa force sauvage, mais au dix-neuvième siècle le peuple parisien n'est pas seulement l'ombre sauvage de Paris, le revers de sa lumière, il est aussi le peuple de la Révolution française. Il y a toute une dynamique paradoxale avec d'un côté la lumière qui représente le progrès au sens positiviste, le progrès technique, etc., et de l'autre une transformation progressive en lumière des coins obscurs de la ville, une transformation en lumière du peuple lui-même, et tout autant un emploi de la lumière pour se protéger non de l'Ancien Régime, non de la religion, mais du peuple lui-même qui fait les révolutions. Cette idée de nuit et lumière dans Paris n'est pas prise en charge dans "Voyelles", même s'il est inévitable de songer au martyre de la semaine sanglante avec le charnier du "A noir" et le jugement dernier du "O bleu", mais cette nuit elle est partout et de manière explicite dans "Paris se repeuple", cet autre poème où figure le même "clairon" rempli de "strideurs", cette nuit est aussi dans d'autres oeuvres, parfois plus anodines comme "L'Angelot maudit" qui évoque bien Päris la nuit. Amusez-vous à compter la proportion de titres de poèmes en prose des Illuminations qui désignent la lumière ou son manque, puis la proportion de titres qui lancent le thème de la ville... Cela doit suffire à se convaincre de ce qui était essentiel à la pensée symbolique et métaphorique du poète Arthur Rimbaud, cela en parfaite continuité avec les préoccupations des romantiques, en parfaite conformité avec les caractéristiques les plus marquantes du contexte culturel d'époque.
J'espère un jour que tout ce que je dis là sera enfin mis en avant auprès du public pour asseoir une meilleure compréhension intuitive des enjeux de ces quatorze vers. Ce sonnet ne doit pas devenir ou demeurer une matière inerte sur laquelle n'importe quel lecteur impose la patte de son imagination personnelle ! Ce n'est pas ça, ce ne sera jamais ça la poésie !
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