Parmi les poèmes à la versification déréglée du printemps et de l'été 1872, "Larme" est selon moi le chef-d'oeuvre de Rimbaud. Je place également très haut "La Rivière de Cassis" et "Bannières de mai", je suis impressionné par la magie chansonnière dense de "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité". Mais je voudrais parler de "Larme", parce que c'est un poème qui plaît au public, mais qui n'est pas du tout mis en valeur selon moi par la critique rimbaldienne. Les raisons de célébrer ce poème sont pourtant nombreuses et non négligeables. D'abord, il sonne comme aucun poème en vers n'a jamais sonné. C'est une merveille de prosodie inexpliquée. Ensuite, il représente une facette très particulière de l'artiste, celle des poèmes qui ont l'air de tout engager sur des petits riens qu'ils soient en vers ou en prose (série "Enfance", etc.), une facette sur laquelle, il faut le dire, la critique bute plus encore que sur n'importe quelle autre de l'oeuvre rimbaldienne. Cette facette demeure mystérieuse et la critique ne va plus pouvoir l'ignorer bien longtemps tant on a progressé par ailleurs dans la connaissance de Rimbaud. Et, si cette facette est mystérieuse, "Larme" est un cas d'école pour une approche herméneutique. Quand nous lisons des poèmes des Illuminations comme "Being Beauteous", "Barbare", etc., nous ne comprenons pas nécessairement de quoi ça parle, mais, dès la première lecture, nous arrivons en principe à cerner un positionnement de l'auteur. Dans le cas de "Larme", non seulement on ne sait pas trop de quoi ça parle, ce que ça symbolise, mais on finit par s'interroger sur le positionnement du poète. Il est loin des oiseaux et des villageoises, mais il est entouré de tendres bois de noisetiers. Il s'est retiré en ces lieux où il cherche à boire, mais cela ne lui convient pas. Il y a un orage qui survient, mais on ne comprend pas clairement s'il reste à pleurer l'or fade initial ou s'il pleure quelque chose d'autre, ou si finalement quelque chose le rend triste qui l'entraîne à mépriser le breuvage jusque-là désiré. Il y a aussi ces gares qui surgissent de nulle part, si ce n'est que nous retrouvons le motif ferroviaire commun à tant de poèmes de cette époque. Pour les "gares", je n'ai pas l'habitude, dites-moi si je me trompe, de trouver un commentaire qui explique l'originalité du poème comme ceci : le poète s'est retiré dans un endroit isolé, mais l'orage crée un voyage. C'est le changement des états du ciel qui amène le poète à se sentir emporté dans une succession de visions comme dans un train. Le lecteur préfère bien souvent ramener les choses à de fausses considérations de bon sens en émettant l'idée que, sous l'orage, le poète s'est déplacé et a traversé des gares. Il faut combler beaucoup de non-dits du poème pour prétendre que le poète est passé de sa clairière à un voyage en train. Il me semble plus pertinent d'affronter la violence métaphorique du texte et de chercher à identifier ce qui peut passer pour des gares ou des colonnades sans en être nécessairement. Par ailleurs, je parlais de "Barbare" et d'un positionnement plus simple du poète face à ses visions. Or, je pense que nous avons beaucoup à gagner à rapprocher les poèmes "Larme" et "Barbare". Je songe bien sûr au mouvement d'exclusion qui ouvre chacun de ces deux poèmes; "Loin des....", "Bien après...", mais pas seulement. Je ne sais pas encore ce que cela va donner, mais je voudrais me confronter à "Larme", un des plus beaux poèmes en vers de Rimbaud.
Je vais commencer par une étude sur son vers de onze syllabes. Ceux qui me suivent sur ce blog savent que j'ai une interprétation métrique des poèmes du printemps et de l'été 1872. Je soutiens que Rimbaud a maintenu une césure pour ses vers de douze syllabes et pour ses vers de dix syllabes. Pour les vers de douze syllabes, l'histoire ne laissait pas le choix. "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et "Mémoire" ("Famille maudite"), ainsi que le dernier vers de "Bonne pensée du matin", forment un ensemble d'alexandrins aux deux hémistiches de six syllabes, quelles que soient la violence et la constance des audaces à la césure. Pour les vers de dix syllabes, Rimbaud avait le choix entre deux césures dans la tradition française, soit une césure après la quatrième syllabe, soit une césure après la cinquième syllabe. J'ai exclu l'idée d'une césure après la sixième syllabe, car elle n'est pas pertinente pour la tradition française, ni même pour les oeuvres de jeunesse de Verlaine, le compagnon poétique de Rimbaud de 1871 à 1873. Je me suis rendu compte que Rimbaud privilégiait la césure littéraire bien classique après la quatrième syllabe dans "Jeune ménage", "Juillet" et "Tête de faune". Seule la "Conclusion" de "Comédie de la soif" fait débat.
Je vais commencer par une étude sur son vers de onze syllabes. Ceux qui me suivent sur ce blog savent que j'ai une interprétation métrique des poèmes du printemps et de l'été 1872. Je soutiens que Rimbaud a maintenu une césure pour ses vers de douze syllabes et pour ses vers de dix syllabes. Pour les vers de douze syllabes, l'histoire ne laissait pas le choix. "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et "Mémoire" ("Famille maudite"), ainsi que le dernier vers de "Bonne pensée du matin", forment un ensemble d'alexandrins aux deux hémistiches de six syllabes, quelles que soient la violence et la constance des audaces à la césure. Pour les vers de dix syllabes, Rimbaud avait le choix entre deux césures dans la tradition française, soit une césure après la quatrième syllabe, soit une césure après la cinquième syllabe. J'ai exclu l'idée d'une césure après la sixième syllabe, car elle n'est pas pertinente pour la tradition française, ni même pour les oeuvres de jeunesse de Verlaine, le compagnon poétique de Rimbaud de 1871 à 1873. Je me suis rendu compte que Rimbaud privilégiait la césure littéraire bien classique après la quatrième syllabe dans "Jeune ménage", "Juillet" et "Tête de faune". Seule la "Conclusion" de "Comédie de la soif" fait débat.
Mais, comme il ne nous est pas parvenu de vers de neuf syllabes ou de treize syllabes, ou de plus de treize syllabes de la part de Rimbaud, à la différence de Verlaine qui offre des vers de neuf et treize syllabes dans Romances sans paroles et le dossier manuscrit de Cellulairement, comment se fait-il qu'il soit perceptible que Rimbaud ait inventé une façon peu naturelle de se référer à la césure traditionnelle dans ses derniers vers de douze ou dix syllabes, mais que rien de tel ne puisse être asserté au sujet de ses poèmes en vers de onze syllabes ? Deux poèmes sont en alexandrins forcés "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et "Mémoire". Trois poèmes sont en décasyllabes avec une césure forcée après la quatrième syllabe : "Tête de faune", "Jeune ménage" et "Juillet". Mais, du coup, pourquoi y aurait-il une exception pour les vers de dix syllabes avec la "Conclusion" de "Comédie de la soif" et pourquoi y aurait-il une exception avec quatre poèmes contenant des vers de onze syllabes ?
C'est bien joli de parler de l'objectivité, de la neutralité et de la rigueur du chercheur, mais un vrai chercheur c'est celui qui s'étonne de cette résistance propre aux vers de onze syllabes. On ne peut rien dire de sérieux sur la métrique de Rimbaud si on n'affronte pas le sujet. Je rappelle juste que mes conclusions sur les césures forcées des vers de douze ou dix syllabes sont miennes. Le consensus rimbaldien est tout autre. Il n'y a pas de césure, et en tout cas pas de césure systématique, dans les derniers vers de douze, dix et onze syllabes de Rimbaud. J'ai rassemblé des arguments sur ce blog pour défendre ma thèse et il faut rappeler que les travaux de Cornulier ne sont pas fermés à une évolution vers cette thèse, ce qui a déjà été remarqué dans certains recensements rimbaldiens.
Que pouvons-nous faire ?
Dans un premier temps, on peut partir de l'idée que les césures ne s'imposent qu'au-delà du vers de huit syllabes et que, même quand Verlaine va créer des vers bien plus longs que les alexandrins, il ne crée pas d'hémistiches de plus de huit syllabes selon toute apparence. Ajoutons à cela que la tendance est à la conception de vers à deux et non trois hémistiches : 3+6 (tradition), 4+5 (Cros, Verlaine) ou 5+4 (Banville) pour le vers de neuf syllabes, 4+6 (tradition littéraire) ou 5+5 (modèle littéraire récemment repris à la tradition de la chanson) en laissant de côté le débat sur le 6+4 italien pour les vers de dix syllabes, puis 6+6 pour l'alexandrin, 5+8 pour le vers de treize syllabes. Dans le cas du vers de onze syllabes, nous sommes donc entre le vers de dix syllabes et le vers de douze syllabes, ce qui favorise l'idée d'une césure plutôt située à la quatrième, à la cinquième ou à la sixième syllabe, puisque le vers de dix syllabes, plus court, a un premier hémistiche de quatre syllabes, et le vers alexandrin, plus long, a un premier hémistiche de six syllabes.
Donc, il est fort improbable que nous ayons une conception 1-10 ou 2-9 ou 9-2 ou 10-1. Il convient de chercher entre la configuration 3-8 et son extrême opposé la configuration 8-3. A cause des décasyllabes et des alexandrins, trois configurations ont la préférence 4-7, 5-6 et 6-5. Ce sont les trois formules qui vont demander la plus grande attention, alors que nous serons d'emblée plus sceptique au sujet du 3-8 ou du 8-3, sauf révélations statistiques éblouissantes des critères métriques. Mais n'oublions pas pour autant une formule intermédiaire, la formule 7-4.
De toute façon, il faut tout éplucher, tout passer au peigne fin, même les formules a priori improbables : 1-10, 2-9, 9-2 et 10-1.
Cependant, le cadre que nous venons de poser privilégie l'idée d'une construction binaire des hémistiches, alors même que "Larme" est un poème réputé pour l'allure ternaire de ses vers de onze syllabes. Dans son analyse du poème, Bernard Meyer parle de "nette tendance au trimètre", de "mesures approximativement égales (de 3 à 5 syllabes) évoquant l'alexandrin romantique (4 4 4)" (Bernard Meyer, Sur les Derniers Vers, Douze lectures de Rimbaud, Collection "Poétiques", CRLH - Université dee La Réunion, L'Harmattan, 1996, p. 13). Bernard Meyer n'est pas un spécialiste des questions de versification et, sur ce plan-là, son travail est fort discutable, mais nous pouvons tous partager cette conviction empirique d'une importance du rythme ternaire dans "Larme". Nous n'irons pas jusqu'à dire que le trimètre domine, mais il faut considérer que le premier vers et le sixième vers imposent nécessairement à l'esprit l'idée d'un rythme ternaire :
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.
Considérons ces deux vers. Au plan de la syntaxe, ils ont un rythme ternaire. Le premier de ces deux vers isole trois groupes avec la reprise d'un même moule syntaxique. Il n'y a pas d'anaphore "loin des... loin des... loin des...", mais le modèle n'en est pas moins prégnant: "Loin des oiseaux, (loin) des troupeaux, (loin) des villageoises," et ça ne s'arrête pas là. Le vers de onze syllabes compte nécessairement une syllabe de moins que l'alexandrin et il est impossible d'avoir trois groupes d'un même nombre de syllabes dans un tel vers impair qui n'est pas multiple de trois. Nous avons aux extrémités deux groupes de quatre syllabes et au centre un groupe de trois syllabes. Le rapprochement est plus que troublant avec le vers de douze syllabes. Il suffirait que le groupe central, celui qui, de surcroît chevauche a priori la césure, ait quatre syllabes pour que nous ayons un alexandrin romantique (certes avec une césure acrobatique).
Le fait est d'autant plus troublant que tout se joue sur l'idée d'une segmentation après la quatrième syllabe. La segmentation n'a pas un statut métrique dans l'alexandrin romantique (444), mais il n'en reste pas moins que le séquençage est perçu par le lecteur, sinon pas de lecture en trimètre. Or, si, à une syllabe près, un vers 434 peut passer pour un trimètre, c'est aussi à une syllabe près qu'il peut passer pour un décasyllabe littéraire.
Je m'explique. Quelqu'un achète un volume des poésies de Rimbaud, l'idéal étant un lecteur d'époque étant donné les évolutions historiques. Cette personne va découvrir "Larme". Elle ne va pas commencer par compter les syllabes avant de passer à la lecture. Le lecteur, il prend le volume de poésies, il tourne les pages, il lit le titre "Larme", et il lance sa lecture à haute voix ou en silence: "Loin des..." Il fait confiance à l'ordonnancement habile du texte pour sentir la césure, et il pense se rendre compte d'instinct s'il a affaire à un poème en décasyllabes ou à un poème en alexandrins. S'il est d'époque, il ne pense sans doute même pas à la question du vers de onze syllabes. Il lit "Loin des oiseaux," et rencontre une virgule. En principe, il pense qu'il s'agit plutôt d'un alexandrin, qu'il est encore à deux syllabes de la césure, mais il n'exclut pas tout à fait l'idée que ce soit là la césure du vers. Il ne se pose pas beaucoup de questions métriques, car le contenu lui importe, puis il aime lire naturellement, mais donc il a perçu d'emblée une unité "Loin des oiseaux". Or, le second élément "des troupeaux" ne permet pas d'identifier une césure à la sixième syllabe. Si c'est un lecteur qui se concentre sur les questions de mesure, il va lire "des troup-" et se dire "Ah ! tiens! c'est un vers de dix syllabes. S'il ne fait pas fort attention à la métrique, il peut lire le premier vers d'une traite en se disant que c'est un alexandrin trimètre, mais il faut alors qu'il soit vraiment inattentif, car à l'époque le second membre d'un trimètre avait en principe une structure 22 qui marquait la présence de la césure normale de l'alexandrin. Ici, le deuxième membre commence par un monosyllabe qui ne se place pas naturellement devant la césure "des". Si le lecteur est inattentif, il a en principe dans un coin de son cerveau un avertisseur qui lui dit "attention ! ce second membre commence par un monosyllabe devant un nom polysyllabique, en l'occurrence un dissyllabe, quelque chose cloche", et à ce moment-là soit il renonce pour cette première lecture à percevoir le mètre, il pourra y revenir plus posément à une seconde lecture, soit il lâche un peu le contenu, la magie première de la lecture pour au moins marcher de pair avec la métrique. Et là, toutes les questions s'engouffrent; "Loin des oiseaux", il y avait quatre ou cinq syllabes, ah quatre, donc le "des" n'est même pas devant la césure, mais la césure serait au milieu du mot "troupeaux", et tiens! ce second élément ne compte que trois syllabes, oh! "des villageoises" ne fait que quatre syllabes, mais alors ce n'est pas un alexandrin, il manque une syllabe ou quoi, ah non la suite est en vers de onze syllabes, mais c'est de pire en pire, je n'arrive pas à identifier la mesure."
Un lecteur inattentif pourra penser que le vers est un décasyllabe avec un premier hémistiche "Loin des oiseaux," et un second: "des troupeaux, des villageoises," ce qui est tout-à-fait envisageable. De tels vers à allure ternaire abondent dans la poésie de Clément Marot et de tant d'autres. Le problème, c'est que ce profil de distrait n'aura pas vu qu'il y a une syllabe de trop dans le premier vers. L'autre profil de distrait est sans doute plus courant. Le vers sera lu comme un trimètre romantique avec une absence totale de perception du problème de césure au sein du second élément "des troupeaux".
Le premier profil de distrait a au moins le mérite d'envisager une césure. Il n'a pas perçu la syllabe en trop. Le second profil commet plus d'erreurs d'appréciation, pourrait-on dire, même s'il me semble un peu délicat de distribuer ainsi des points entre les deux profils d'inattention.
Le vers six permet d'envisager une analyse un peu similaire. Je passe sur le fait que le lecteur a eu le temps de s'apercevoir des problèmes de césure du vers 2 à 5. Au vers 6, le premier profil marche à nouveau : "Ormeaux sans voix, + gazon sans fleurs, ciel couvert", toujours la même erreur sur le second hémistiche qui compte une syllabe en trop. Le second profil marche également, mais cette fois le défaut d'une syllabe n'est plus au centre. Le vers 6 ressemble fortement à un trimètre romantique avec une anaphore partielle et une césure devant le terme anaphorique : "Ormeaux sans voix, gazon + sans fleurs, ciel couvert." Cette fois, la référence au trimètre est même nettement favorisée, on pense à un trimètre hugolien : "Ormeaux sans voix, gazon + sans fleurs, ciel sans nuages", sauf que cette fois l'anomalie vient du troisième membre, trois syllabes au lieu de quatre : "ciel couvert".
Le débat sur le premier et le sixième vers n'est pas suffisant, mais il n'est pas négligeable.
En général, un poète essaie de rendre la mesure sensible dans le premier, sinon dans les deux premiers vers. Malgré sa métrique chahutée, le poème "Tête de faune" se sert d'une anaphore pour indiquer la mesure dans les deux premiers vers :
Dans la feuillée écrin vert taché d'orDans la feuillée incertaine et fleurie[...]
La reprise "Dans la feuillée" n'est pas innocente, elle sert à prouver que le lecteur doit chercher à retrouver la césure après la quatrième syllabe dans l'ensemble des vers qui vont suivre. Cela est forcément moins évident dans le cas du premier vers de "Larme", mais tout de même la virgule après la quatrième syllabe du premier vers ne saurait être considérée comme anodine et elle est renforcée par la virgule après la quatrième syllabe du sixième vers.
Un autre élément confirme que Rimbaud a volontairement joué sur l'allusion au trimètre romantique, l'assonance en "eaux", à la fin des deux premiers membres du premier vers : "Loin des oiseaux, des troupeaux," est souplement récupérée dans "Ormeaux sans voix", de manière à favoriser une lecture 22 du segment central lui-même : "gazon sans fleurs".
Il s'agit d'un premier argument pour dire que la césure dans "Larme" se situe après la quatrième syllabe, et non après la cinquième, la sixième ou la septième. Quant à dire que les vers contiennent deux césures, cela ne ferait que compliquer le problème et conforter de toute façon l'idée d'une césure après la quatrième syllabe.
Donc, pour l'instant, la comparaison des vers 1 (434) et 6 (443) favorise l'idée d'un vers aux hémistiches de quatre et sept syllabes, les deux hémistiches de sept syllabes n'ayant pas le même découpage potentiel interne (34) contre (43). Le vers 6 est le second vers du second quatrain. Il n'a pas le même statut que le premier vers, mais il s'agit tout de même d'une position à peu près clef dans l'identification d'une structure métrique. Ce n'est pas le troisième ou quatrième vers d'un quatrain quelconque. C'est le second vers d'un second quatrain, le second quatrain étant toujours quelque peu le début du poème, un moment où le lecteur prend ses repères au plan du rythme s'il n'a pu le faire dans le premier quatrain.
Adoptons maintenant une lecture métrique 4/7.
Celle-ci est naturelle pour le premier vers, mais le deuxième vers pose un problème.
Je buvais, accroupi dans quelque bruyèreJe buvais à genoux dans quelque bruyère
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Il existe trois versions de ce vers. Je laisse de côté pour une étude ultérieure la version contenue dans Une saison en enfer, mais je peux la traiter ici dans le cas de ce second vers. Qu'observe-t-on ? Les trois vers supposent un enjambement audacieux. Deux versions supposeraient un enjambement à la césure avec une préposition "à" en contre-rejet. La version initiale est plus choquante, puis l'enjambement implique cette fois le préfixe d'un mot de plusieurs syllabes "ac-croupi". Observons tout de même la correspondance dans l'infléchissement entre "ac+croupi" et "à + genoux", symétrie étonnante. En plus, un infléchissement à la césure, cela ressemble à un calembour métrique. Dans Une saison en enfer, je trouve remarquable que la transformation "Que buvais-je" n'implique pas de modification de cet apparent calembour métrique. Toute la séquence "à genoux dans cette bruyère" se maintient aux mêmes positions syllabiques. Il y aurait toujours cet enjambement "à + genoux" dans l'hypothèse d'une césure après la quatrième syllabe.
Que puis-je trouver d'autre ?
Dans le second quatrain, je remarque, si j'applique l'hypothèse d'une césure après la quatrième syllabe, que deux mentions "je" tendent à se trouver à la quatrième syllabe, devant la césure donc. Le premier "je" correspondrait à un tour déjà observé dans "Au cabaret-vert" et "Ma Bohême". Le "je" y était placé insolemment à la césure, et il n'est sans doute pas anodin de rapprocher pour leurs thèmes "Larme", "Au cabaret-vert" et "Ma Bohême". Toutefois, dans le vers de "Larme", le "je" n'est pas le début du groupe sujet-verbe, mais sa conclusion, le "e" étant significativement plus instable.
Dans le second quatrain, je remarque, si j'applique l'hypothèse d'une césure après la quatrième syllabe, que deux mentions "je" tendent à se trouver à la quatrième syllabe, devant la césure donc. Le premier "je" correspondrait à un tour déjà observé dans "Au cabaret-vert" et "Ma Bohême". Le "je" y était placé insolemment à la césure, et il n'est sans doute pas anodin de rapprocher pour leurs thèmes "Larme", "Au cabaret-vert" et "Ma Bohême". Toutefois, dans le vers de "Larme", le "je" n'est pas le début du groupe sujet-verbe, mais sa conclusion, le "e" étant significativement plus instable.
Comme des lyres, je + tirais les élastiques- Au Cabaret-Vert : je + demandai des tartinesQue pouvais-je + boire dans cette jeune Oise, (4+7)
Le vers 7 conjugue à la quatrième syllabe la présence d'un "je" postposé à un verbe et d'une préposition "à" introduisant un groupe nominal :
Que tirais-je à + la gourde de colocase ?
Toutefois, je viens de citer la version la plus connue du vers 7 de "Larme", celle de la copie remise à Forain. Il existe une autre version de ce vers où cette dernière configuration disparaît. IL s'agit cette fois de la version publiée dans La Vogue. Rappelons que, pour le premier quatrain et si nous ne tenons pas compte de la ponctuation, les deux versions sont identiques, à une différence près que nous avons déjà traitée, la variante "accroupi" :: "à genoux". Pour le second quatrain, les vers 5 et 6 sont identiques, mais les vers 7 et 8 ont été remaniés. Je cite les deux versions des seconds quatrains de "Larme".
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.Que tirais-je à la gourde de colocase ?Quelque liqueur d'or, fade et qui fait suer ?Que pouvais-je boire dans cette jeune Oiseormeaux sans voix gazon sans fleurs ciel couvertboire à ces gourdes vertes loin de ma caseclaire quelque liqueur d'or qui fait suer
Je prie le lecteur de ne pas s'attarder sur la question des majuscules à l'initiale des vers, ni sur l'absence de ponctuation dans la deuxième version. Ce qu'il faut comparer, c'est le coeur du texte lui-même.
Plus haut, quand j'ai découpé le vers 5 en deux hémistiches de quatre et sept syllabes, on remarque que j'ai créé un rejet du verbe "boire".
Remarquons que les verbes que nous étudions contiennent souvent le même verbe sous différentes formes "buvais" ou "boire", mais aussi que le relief du mot "boire" est appuyé par les nombreuses occurrences "oi" du poème : "boire dans cette jeune Oise" serait un exemple de bouclage par reprise du "oi". Je ne m'éparpille à traiter ce sujet pour l'instant.
En revanche, je constate avec amusement que, dans mon hypothèse métrique, si la configuration compliquée à la césure du vers 7 disparaît, avec tout ce qu'elle semble supposer d'allusions à celles des vers 2 et 5, l'attaque du nouveau vers 7 sur "boire" crée un surplus de légitimité à une lecture "Que pouvais-je / boire dans cette jeune Oise," avec la reprise "Boire à ces gourdes vertes...." L'adjectif "Claire" invite précisément le lecteur à ressentir un rythme heurté de contre-rejets avec des syllabes singulièrement isolées en attaque de vers : "Boire", puis "Claire".
En revanche, le nouveau vers 7 suppose cette fois une césure à l'italienne sur "gourdes". Mais ce que je veux souligner, c'est que la comparaison entre les trois versions permet de renforcer l'idée qu'il était voulu par Rimbaud que le "je" soit très souvent à la césure, ainsi que la préposition "à" ou le préfixe "ac". On sent qu'une idée trottait dans la tête du poète, ce que confirme le vers cité plus haut de la version du poème contenu dans "Alchimie du verbe".
La fameuse configuration du "je" et du "à" associé dans la quatrième syllabe, apparemment devant une césure voulue par l'auteur, se retrouve :
Que buvais-je, à + genoux dans cette bruyère, (vers 2 dans "Alchimie du verbe)Que tirais-je à + la gourde de colocase (vers 7 dans le manuscrit remis à Forain)
Remarquons enfin que le dernier vers, identique dans les deux premières versions du poème, implique lui aussi un "je" à la césure dans le cadre métrique que nous supposons :
Dire que je + n'ai pas eu souci de boire !
Il serait un peu présomptueux de mettre cela sur le compte du hasard, des coïncidences, sous prétexte que ces vers ne peuvent pas se lire naturellement avec de tels césures. J'estime que cette fois le problème est bien posé. Et, en plus, ce "Je" à la césure impliquerait de lire le poème dans la référence au courant romantique... Les enjeux ne sont pas anecdotiques.
Dans de telles conditions, que donnerait une lecture complète du poème en hémistiches de quatre et sept syllabes ? Nous avons déjà vu que cette césure est pertinente pour les vers 1 et 6. Elle l'est pour le vers 4 "Par un brouillard....", elle l'est pour le vers 9 : "Tel j'eusse été + mauvaise enseigne d'auberge" ou pour le vers 14 "Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares..." Les variantes de la version publiée dans La Vogue confortent l'idée que ces césures nettes sont voulues, puisque les variantes des vers 9 et 14 ne les remettent pas en cause le moins du monde.
Tel j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge (vers 9 manuscrit Forain)effet mauvais pour une enseigne d'auberge (vers 9, version publiée dans La Vogue)Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares... (vers 14, manuscrit Forain)le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares (vers 14, seconde version connue)
Malgré un important remaniement avec passage d'un hémistiche à l'autre de l'adjectif "mauvaise" qui passe au masculin "mauvais", le vers 9 favorise nettement une lecture 4-7 dans les deux cas. La variante "du ciel" / "de Dieu" conforte aussi la lecture métrique de l'avant-dernier vers.
Pour sa part, le vers 10 est identique dans les deux versions et il semble offrir une lecture métrique chahutée intéressante avec la fin du mot "orage" où on entend l'écho du "je":
Puis l'orage changea le ciel, jusqu'au soir.
Des remarques prosodiques confortent à nouveau l'idée d'une césure après le "e" de "orage", puisque nous avons une inversion "age" contre "gea" de part et d'autre de la césure : "l'orage changea".
Il ne nous reste que six vers à traiter pour notre hypothèse de césure 4/7, cinq de ces six vers étant identiques entre les deux versions.
Entourée de + tendres bois de noisetiers,Ce furent des + pays noirs, des lacs, des perches,Des colonna+des sous la nuit bleue, des gares.L'eau des bois se + perdait sur des sables viergesOr ! tel qu'un pêch+eur d'or ou de coquillages,(variante non signifiante ici "et tel qu'un pêcheur d'or...")Quelque liqueur + d'or, fade et qui fait suer.claire quelque + liqueur d'or qui fait suer (variante du vers 8)
La césure sur "colonna+des" peut faire cortège à celle supposée sur "gourdes" pour la variante traitée plus haut du vers 7. L'aspect ternaire du vers 3 a été travaillé à cause du "oi" récurrent : "Entourée de / tendres bois / de noisetiers". Sa césure serait ici particulièrement cavalière à cause du "e" dans "Entourée" non pris en compte dans la mesure mais prosodiquement problématique. Le chevauchement "se + perdait" a des airs de calembour métrique dans notre configuration. Mes remarques ont l'iar rapides, sommaires, péremptoires. Tout cela devrait pouvoir être consolidé, mais une dernière remarque troublante est encore à verser au dossier.
Au vers 8 dans la version du manuscrit Forain, la mention "liqueur" est placée avant la césure supposée, avec un magnifique relief de monosyllabes successifs : "d'or, fade". Au vers 15, l'expression "pêcheur d'or" démarque à l'évidence l'expression "liqueur d'or", mais avec un décalage d'une syllabe, où cette fois c'est le suffixe "-eur" qui serait en rejet à la césure.
N'importe quelle personne habituée aux jeux métriques de Verlaine comme de Rimbaud aura du mal à trouver innocent ce décalage d'une syllabe. Il faudrait ici une étude sur les césures isolant des suffixes ou des terminaisons. Je le ferai sur ce blog, mais je ne peux qu'affirmer une chose, ce décalage est typiquement verlainien, et il existait déjà des alexandrins de Verlaine avec une césure sur terminaison ou suffixe. Un indice ! Il faut lire le dernier poème des Fêtes galantes et la pièce de septembre 1871 Les Uns et les autres. Repérez bien les césures dans ces deux oeuvres, et vous aurez un équivalent très intéressant de ce que je prétends observer ici.
Or, cerise sur le gâteau, les césures "colonna+des" et "gour+des" n'étant pas à considérer comme des césures au milieu d'un mot, sur les seize vers de "Larme", il n'y a qu'un seul enjambement de mot dans notre lecture métrique appliquée à la version parue dans La Vogue, précisément celle impliquant l'isolement du suffixe "-eur" dans l'avant-dernier vers. Dans la version du manuscrit remis à Forain, il y a un deuxième enjambement de mot, celui du vers 2, mais nous avons vu que le préfixe pouvait être détaché en comparant avec la variante "à genoux".
Il nous restera à traiter de la version d'Une saison en enfer. Nous aurons aussi à étudier les autres configurations métriques 3-8 ou 5-6, etc.
Avant Rimbaud et Verlaine, la césure du vers de onze syllabes se situait soit après la sixième syllabe, soit après la cinquième. La césure après la ciqnuième semble devoir être privilégiée à cause des exemples notamment de Desbordes-Valmore et de Verlaine lui-même (Romances sans paroles). Toutefois, Verlaine a publié ultérieurement plusieurs poèmes qui font référence à Rimbaud et qui ont une configuration 4/7, à commencer par le très célèbres Crimen amoris.
J'espère, même si rien n'est encore certain, avoir bien montré l'importance de notre hypothèse : jeu d'allusion aux décasyllabes et aux trimètres romantiques, accentuation métrique des mentions "je" et "boire", calembours métriques probables "accroupi" ou "à genoux", "se perdait", des symétries de construction qui ne veulent "pas rien dire", une dilution des faits de césure qui impliquent des préfixes ou des suffixes, des jeux prosodiques qui participeraient discrètement à l'organisation de la mesure ("eau" et "oi" en particulier).
A suivre donc...
Le « calembour métrique » proposé pour « ac|croupi » est peut-être plus clair si on l’envisage phoniquement en [ a | krupi ], le premier « c » dans « cc » étant muet.
RépondreSupprimerLa césure e4 (en 4-7) « quelque + liqueur » serait comparable à la césure e6 (en 6-6) « quelque + pucelle » dans Mémoire.
Oui, le problème des césures, c'est que le découpage peut être différent selon qu'on envisage la construction du mot (préfixe, liaisons) ou la réalisation phonétique. Je pars du principe que ce problème m'indiffère. Le lecteur opérera le découpage pertinent. Une idée serait de systématiquement placer la césure après la dernière voyelle d'un hémistiche. Pour "quelque + liqueur", oui c'est la seule césure que je n'ai pas traitée, le rapprochement avec "quelque + pucelle" est important en effet, car cela conforte l'idée que Rimbaud revient sur les mêmes mots autour de la césure. Je vais passer à une étude comparative d'une lecture forcée en 4-7, 5-6, 6-5 et 7-4 dans la suite de l'article.
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