mardi 19 juin 2018

Aux origines du sonnet en vers d'une syllabe, le cas des Odes et ballades de Victor Hugo

En 2009, avant que ne paraisse le livre de Bernard Teyssèdre, j'avais publié un article dans la revue Europe où j'expliquais l'origine du sonnet en vers d'une syllabe. Alain Chevrier avait déjà en partie dégagé l'explication : il avait publié un livre sur les poèmes en vers d'une syllabe et il avait eu beau jeu de recenser les poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier et les sonnets en vers d'une syllabe de Paul de Rességuier et d'Alphonse Daudet. Chevrier et Teyssèrdre (2011) ont pu considérer que le sonnet de Daudet avait mis la pratique à la mode. Chevrier n'associait pas tellement Amédée Pommier aux sonnets en vers d'une syllabe, puisqu'il y avait le lien Rességuier-Daudet qui semblait suffisant au plan formel. En revanche, Chevrier associait Pommier au sonnet "Paris" en citant une suite de slogans publicitaires du poème "Charlatanisme".
Or, en 2009, dans la revue Europe, j'ai développé un discours très précis et cité un document jusque-là inconnu de Chevrier. Les poèmes en vers d'une syllabe étaient une spécialité d'Amédée Pommier, et ça Chevrier pouvait dire mécaniquement que ça préparait le terrain pour les facéties zutiques. Mais, moi, ce que j'ai vu, c'est que Verlaine avait publié un article où il s'était moqué de l'intérêt de Barbey d'Aurevilly pour les acrobaties de Pommier, et notamment pour les poèmes en vers d'une syllabe dont il citait un extrait. Barbey d'Aurevilly avait répliqué contre Verlaine et les Parnassiens par les médaillonnets, et il avait ensuite reçu du soutien avec les auteurs d'un Parnassiculet contemporain où figure donc le sonnet en vers d'une syllabe d'Alphonse Daudet. Et, d'ailleurs, je considère que les rimbaldiens négligent encore trop le cas d'Alphonse Daudet qui doit être épluché de près pour évaluer les parodies zutiques, mais aussi les poèmes de Rimbaud. Il faut travailler les poésies médiocres de Daudet, lire Le Petit Chose, travailler sur les pré-originales dan la presse de ses contes, etc. Je pense que les "caoutchoucs" de "Mes Petites amoureuses" viennent du roman Le Petit Chose et j'ai la conviction que les triolets du "Coeur du pitre" ne s'expliquent pas que par Banville, mais par une connaissance du "Pantoum négligé" de Verlaine, car je pense que Rimbaud et Verlaine se sont rencontrés à Pairs entre le 25 février et le 10 mars 1871.
Ma publication en 2009 était précise. Les sonnets en vers d'une syllabe font référence à Pommier, ce qui n'était pas appuyé de la sorte dans l'étude de Chevrier, et si Chevrier, puis Teyssèdre, ont souligné l'importance du sonnet de Daudet, ils ont évoqué une mode, alors que je parle d'intentions polémiques.
Etrangement, la revue Parade sauvage a accueilli des articles postérieurs au mien où Chevrier a repris tout ce que j'avais dit sans me citer, y compris mon document où Verlaine raillait le goût du Connétable des Lettres pour Amédée Pommier.
J'avais négligé de poursuivre et, depuis, j'ai montré que, seul, je maîtrisais mon sujet. J'ai montré que les sonnets en vers d'une syllabe citaient sans arrêt le sonnet de Daudet ou les poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, il n'y en a que deux. Je suis allé plus loin, j'ai évoqué également les poèmes en vers de deux, trois, sinon quatre syllabes chez Amédée Pommier. J'ai montré que cela impliquait aussi "Jeune goinfre" qui était déjà connu comme réécriture de poèmes de Ratisbonne. J'ai mobilisé aussi les poèmes où alternaient des vers longs avec des vers d'une syllabe. Et j'ai montré que les sonnets en vers d'une syllabe reprenaient non seulement les poèmes de Pommier et de Daudet, mais tissaient des liens entre contributions zutiques. La série initiale sur trois colonnes de Valade inspire les "Conneries" de Rimbaud, puis les trois colonnes de Cros, Valade et Nouveau (avec une difficulté pour la datation, car Cros et Nouveau pouvaient difficilement contribuer au même moment en 1872, eh oui je pense à tout ça, moi, au moins !). J'ai d'autres trucs à dire, j'y reviendrai, juste que j'ai aussi montté que "Conneries" était un surtitre mêlant les titres "colifichets", "colères", "crâneries" de recueils de Pommier avec le mot "con" exploité dans un sonnet de Valade.
Maintenant, je veux revenir sur la genèse de ces acrobaties. Cela doit forcément recouper ce qu'a pu dire Chevrier dans son livre sur la "contrainte monosyllabique", mais je vais juste mettre en avant un point détaillé précis.
L'intérêt pour le vers court acrobatique vient des années 1820, quand cesse le règne du classicisme. Mais les débuts romantiques ne suffisent pas à provoquer cet événement. Ce qui a compté, c'est la redécouverte de la poésie de la Renaissance, celle de Ronsard, Belleau et du Bellay.
Dans les Odes et ballades de 1828, la dernière mouture, mais celle éditée en Poésie Gallimard, on a toutes les épigraphes des poèmes à considérer. Sous le titre "Vieille chanson", un passage célèbre de du Bellay est cité, un extrait du célèbre jeu rustique du vanneur de blé au vent. Mais, surtout, au Livre cinquième, de la vingt-deuxième à la vingt-quatrième, on a trois épigraphes qui offrent toutes la même strophe : un sizain en vers de base de sept syllabes, mais avec une alternance aux vers 2 et 5 au moyen de vers de trois syllabes. Hugo cite deux strophes de chacun des poèmes des trois auteurs Ronsard, Sainte-Beuve, Belleau. L'auteur d'un tableau sur la poésie de la Renaissance, paru en 1828 même si je ne m'abuse, est encadré par Ronsard et Belleau, poètes du seizième siècle. Notez que la citation de Ronsard permet de faire le lien avec une ariette de Favart citée en épigraphe par Verlaine dans Romances sans paroles, ce qui n'est bien sûr pas innocent.

Quand je voy tant de couleurs
        Et de fleurs
Qui esmaillent un riuage,
Ie pense voir le beau teint
        Qui est peint
Si vermeil en son visage.

Quand je sens, parmi les prez
         Diaprez,
Les fleurs dont la terre est pleine,
Lors ie fais croire à mes sens
         Que ie sens
La douceur de son haleine.
                             *

Sur ma lyre, l'autre fois,
          Dans un bois,
Ma main préludait à peine,
Une colombe descend,
           En passant,
Blanche sur le luth d'ébène.

Mais, au lieu d'accords touchants,
          De doux chants,
La colombe gémissante
Me demande par pitié
          Sa moitié,
Sa moitié loin d'elle absente.

                          *
L'aubépine et l'églantin,
          Et le thym,
L’œillet, le lys et les roses,
En cette belle saison,
          A foison
Montrent leurs robes écloses.
 
Le gentil rossignolet,
         Doucelet,
Découpe, dessous l'ombrage,
Mille fredons babillards,
          Frétillards,
Aux doux sons de son ramage.
 
                         *
 
Il suffit de comparer avec toutes les autres nombreuses épigraphes qui ont précédé. Il y a pas mal de mots latins, des citations en prose et pour les vers on voit qu'Hugo a réuni à la suite trois épigraphes avec une même strophe rare, mais aussi avec par exception des vers courts de trois syllabes.
Enfin, nous sommes à la toute fin des odes. Il n'y a qu'une ode qui va suivre, la vingt-cinquième du cinquième livre. Cette dernière ode s'intitule "Rêves". L'épigraphe est en espagnol (Calderon la neurone (je sais on dit un neurone, mais la neurone c'est plus comique)). Cette dernière ode est en vers de six syllabes. Il s'agit d'un vers court. Dans les odes, Hugo emploie toujours l'octosyllabe et l'alexandrin. Il emploi le vers de sept syllabes dans "Le Chant du tournoi", mais c'est une exception. Donc, le poème conclusif "Rêves" est un peu étonnant par rapport à tout ce qui l'a précédé et il sert de transition, puisque nous allons passer au livre des "Ballades". Il faut attendre la quatrième ballade pour avoir un poème en vers de sept syllabes. "A Trilby, le lutin d'Argail", c'est là que Victor Hugo cite un extrait du célèbre poème de du Bellay, avec une petite corruption "ombre" au lieu de "troupe" :
 A vous, ombre légère,
Qui d'aile passagère
Par le monde volez,
Et d'un sifflant murmure
[...]
Il s'agit d'un poème en vers de six syllabes, et je pense que vous commencez à comprendre qu'un vers de six syllabe en 1828 c'est un vers pour la chanson pas pour la grande poésie. Notez le léger écart en l'épigraphe en vers de six syllabes et la ballade hugolienne en vers de sept syllabes.
Pour la plupart des ballades, Hugo maintient le recours aux alexandrins et aux octosyllabes. Vous voyez bien à quel point on est encore loin des Romances sans paroles. Et pourtant, le recueil hugolien témoigne de la mise en mouvement qui fera un jour qu'on aura des Poèmes saturniens et des Romances sans paroles. Il initie toute la démarche, le projet de Banville dans Les Stalactites, etc.
La ballade neuvième est également en vers de sept syllabes.
Il n'y aura que quinze ballades. Le fameux vers de cinq syllabes, Hugo ne va l'exploiter que pour une partie de la quatorzième ballade "La Ronde du Sabbat".
Maintenant, j'en arrive à la suite de trois ballades qui m'intéresse. Je vais parler des dixième, onzième et douzième ballades.
La dixième ballade s'intitule "A un passant", ce qui peut faire songer "A une passante" de Baudelaire, le sonnet de Baudelaire gagnant en soufre satanique au rapprochement.
Mais la ballade est en alexandrins. En revanche, l'épigraphe cite quatre strophes d'une Chanson du fou" qui n'est autre qu'une création hugolienne insérée dans Cromwell. Ces vers sont dits par le fou Elespuru. La strophe adoptée est le sizain avec un vers de base de cinq syllabes, mais une alternance pour les vers conclusifs de module, les vers 3 et 6, de vers de deux syllabes. On voit qu'en ne se citant, comme il n'a pas nommé du Bellay, Hugo s'amuse à faire netrer sa poésie et celle de la Pléiade dans une sorte de légende patrimoniale.
On voit en même temps que notre étude doit impliquer le théatre hugolien et il auraît dû être question des Orientales avec le poème Les Djinns et ses strophes de différentes longueurs, mais sans strophe de vers d'une syllabe, sans strophe de vers de neuf syllabes.
Mais je voulais vraiment montrer ce qui s'était joué avec le recueil Odes et ballades lui-même.
On voit que le vers de cinq syllabes est réservé aux épigraphes ou à une partie de l'avant-dernière ballade. Il y a un recours modéré aux verts courts, mais l'isolement permet aussi de les mettre en vedette, comme le point fort formel du recueil.
Les autres points fort du recueil, ce sont les onzième et douzième ballades.
La onzième ballade a une épigraphe en prose et une dédicace "A Paul", ce qui peut toujours faire sourire la compagnie de Verlaine. Cette ballade a pour titre "La Chasse du burgrave", et elle présente un cas remarquable d'alternance en mode quatrain de vers de huit syllabes et de vers d'une seule syllabe. Les vers pairs étant les échos des rimes des vers impairs en quelque sorte.
Je n'ai pas eu le courage de vérifier jusqu'au bout, mais Hugo respecte pour l'oeil la consonne d'appui, si ce n'est que la prononciation varie parfois ("désire"::"Sire").

Daigne protéger notre chasse,
           Châsse,
De monseigneur saint-Godefroi,
           Roi !

Si tu fais ce que je désire,
            Sire,
Nous t'édifierons un tombeau,
            Beau ;
 
[....]
 
Amédée Pommier a imité ce principe du vers long suivi d'un vers d'une syllabe qu'Hugo n'a pas inventé, mais appliqué dans un grand recueil de poésie lyrique des années 1820, à une époque où de telles acrobaties étaient rejetées depuis des siècles par les doctrinaires du classicisme.
Evidemment, autant on peut être surpris que les classiques aient obligé les poètes à renoncer à de nombreux effets, autant on voit ici ressortir le caractère comique d'un procédé qui ne se prête pas à la poésie sérieuse.
Les vers d'une ou de deux syllabes montrent que le poète joue aux acrobates, même dans les cas d'alternance. Le vers de trois syllabes est un peu le cas-limite. Les vers de quatre et cinq syllabes sont eux fluets et donc s'ils ont indéniablement du charme ils n'étaient pas considérés comme sérieux par les classiques qui hésitaient encore à employer des vers de six ou sept syllabes eux-mêmes. Hugo lui-même y a fait des recours plus que modérés dans ses Odes et ballades: autrement dit, il ne se les permet qu'à condition de s'asseoir dans les rythmes autorisés pour faire ses preuves.
Les vers d'une syllabe en alternance avec des vers longs ont à voir avec la genèse du sonnet de Paul de Rességuier et avec donc la genèse des poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier comme les sonnets en vers d'une syllabe des zutistes. On comprend aussi que les vers de deux syllabes ou les vers de trois syllabes, même s'ils posent moins de problèmes syntaxiques, font tout de même partie de la même histoire de libération des moyens accordés aux poètes.
Or, la ballade suivante, la douzième, s'intitule "Les pas d'armes du roi Jean" avec une épigraphe extraite d'une "ancienne chronique".
Il s'agit cette fois d'un poème tout en vers de trois syllabes. Et, cerise sur le gâteau, un extrait de ce poème est cité en épigraphe dans le recueil Romances sans paroles, ce qui prouve là encore que le recueil de Verlaine était clairement dans l'esprit de son auteur une conséquence de ce qu'avait commencé à oser Hugo dans ses Odes et ballades. Hugo cite le début de la deuxième strophe en tête du poème "Bruxelles, Chevaux de bois" :

Par saint-Gille,
Viens-nous-en,
Mon agile
Alezan;
[...]

Notez bien qu'Hugo ne s'est pas autorisé la strophe en vers d'une syllabe, ni dans Les Djinns, ni dans ses Odes et ballades. Notez aussi qu'il ne s'est autorisé des vers de deux syllabes de sa création que dans le drame Cromwell, mais pas dans ses Odes et ballades elles-mêmes. C'est une épigraphe qui permet d'étaler quelques vers hugoliens de deux syllabes. Le vers de deux syllabes est le cas-limite hugolien qui se voit autorisé une apparition dans la poésie lyrique avec "Les Djinns", poème des Orientales. Et, même, dans "Les Djinns", le vers de deux syllabes est en concurrence avec plusieurs autres mesures. En revanche, même s'il est acrobatique, le vers de trois syllabes peut être la mesure exclusive d'un poème des Odes et ballades.
Cela est normal. Amédée Pommier restera dans les mémoires non pas pour ses poèmes laborieux et ridicules en vers d'une ou deux syllabes, mais pour son poème en vers de trois syllabes qui a le son : "C'est un gnome / Si mignon /.Qu'on le nomme /...", poème parfois enseigné dans les écoles jusque dans les années soixante ou soixante-dix.
Dans l'Album zutique, on voit que Rimbaud a mis du temps à produire un sonnet en vers d'une syllabe. Il a commencé par un sonnet en vers de deux syllabes, puis son sonnet en vers de six syllabes avait une bien autre raison de nous intéresser au plan formel que l'emploi d'un vers à peu près court. Enfin, il s'y est essayé, mais une fois seulement avec "Cocher ivre". Valade, lui, avait sorti le modèle de trois colonnes pour trois sonnets en vers d'une syllabe, et il en a ajouté un quatrième "Néant d'après-soupée", quelques pages plus loin dans l'Album. Germain Nouveau a dû apprendre également et ça nous a valu un sonnet sur Ponchon en vers de trois syllabes.
Enfin, dans l'Album zutique, il faut donc étudier au-delà des sonnets en vers d'une syllabe, le cas d'autres sonnets en vers de deux ou trois syllabes, mais aussi les cas d'alternance entre vers longs et vers d'une syllabe (caricatures avec la tête décapitée, "Conseils à une jeune moumouche"), voire la "Fête galante" de Rimbaud en vers de quatre syllabes.

Je voudrais ajouter un petit complément sur le recueil Odes et ballades. Une ode est accompagnée d'une épigraphe d'un poème de Vigny "Madame de Soubise" avec des vers de cinq syllabes ! Or, j'ai dit que Vigny avait joué un rôle décisif dans l'apparition des rejets à la césure pour les adjectifs épithètes. Vigny avait repéré cela dans l'oeuvre de Chénier, sinon dans celle de Rouher ou dans celle de Malfilâtre, et il l'a appliquée. Le procédé était connu avec la poésie de la Renaissance, mais le retour sous les plumes de Chénier, Malfilâtre et Rouher, ça c'était important. Vigny a exploité cela dans "Héléna" puis dans "Dolorida". Le problème, c'est que nous éditons la dernière forme connue du recueil Poèmes antiques et modernes. Du coup, nous ignorons l'importance de "Héléna", surtout au plan de la versification. Or, dans les Odes et ballades, Hugo prend des épigraphes à deux autres poèmes de Vigny, précisément "Héléna" et "Dolorida". Attention ! L'épigraphe tirée de "Dolorida" est appliquée à un poème daté de 1821. Les épigraphes sont postérieures aux compositions hugoliennes/ L'important, c'est qu'Hugo témoigne clairement qu'il connaissait très bien les deux poèmes décisifs de Vigny au plan métrique. De 1823 à 1828, il s'est passé quelque chose de décisif dans la versification hugolienne, avec successivement la fréquentation de Vigny et celle de Sainte-Beuve, et ceci a précipité bien des choses pour l'histoire de la poésie française. Et la prise en considération de cette onde qui s'est propagée permet d'éclairer bien des singularités formelles des poètes Rimbaud et Verlaine...

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