mercredi 17 mai 2017

Non pas "les Parisiens", mais "Les Français sont des Peaux-Rouges" ou bien "une maison de fous habitée par des singes"...

Lors d'un colloque à Charleville-Mézières en 2004, Marc Ascione a avancé un nouvel argument pour confirmer que les Peaux-Rouges du "Bateau ivre" faisaient référence aux communards, un mot de Bismarck : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges." Hélas, quand la publication des actes du colloque a suivi, le très long article "Rimbaud varietur" ne contenait pas la moindre référence à un article précis dans la presse. Il était simplement affirmé que le mot de Bismarck était connu, que ce mot était : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges", qu'il avait été repris dans la presse d'époque, c'est-à-dire un peu avant la Commune avec l'assassinat du policier Vincenzini par la foule.
A moins de dépouillements systématiques, il n'est peut-être déjà pas évident d'avoir entendu parler du "lynchage" de Vincenzini comme l'un des principaux crimes reprochés à la Commune. A défaut des livres de Jacques Rougerie, j'ai entre les mains le livre de 1999 de Robert Tombs The Paris Commune 1871 dans sa traduction française par José Chatroussat. Cette traduction porte un titre particulier Paris, bivouac des révolutions, la Commune de 1871 et, actualisée et augmentée, sa deuxième édition chez Libertalia a été publiée en 2016. L'ouvrage est dédicacé "à Jacques Rougerie" justement et au dos de couverture on apprend que "Avec Jacques Rougerie, [Robert Tombs] est considéré comme l'un des deux éminents spécialistes de la Commune de Paris".
Je commenterai cet ouvrage ultérieurement, mais voici ce qui est dit au sujet de Vincenzini à la page 123 de l'ouvrage. L'événement se déroule donc un peu avant la Commune. Le 24 février était le jour anniversaire de la révolution de 1848. Ce fut l'occasion de festivités et manifestations patriotiques et républicaines, avec un passage obligé du côté de la colonne de Juillet. Un arbre de la Liberté fut planté. Des milliers de gardes nationaux s'y rassemblèrent et pendant trois jours des couronnes furent déposées au pied de la colonne de Juillet. Robert Tombs ne précise pas le jour exact, le 26 février en fait, mais il raconte alors le meurtre de Vincenzini : "Le jour où le 45e bataillon avait déposé sa couronne, un policier en civil, Vincenzini, fut attrapé, battu, jeté dans la Seine et poussé avec des gaffes jusqu'à ce qu'il se noie." Cela est particulièrement succinct. Et on comprend que les livres de témoignages sur la Commune n'en parlent guère plus, voire pas du tout, puisque l'événement est antérieur à la Commune. Un livre qui s'en tient aux 73 journées de la Commune, pour citer le titre de Catulle Mendès, ne rendra pas compte de l'événement.
J'avais déjà cherché la formule "Les Parisiens sont des Pëaux-Rouges" associée au nom "Bismarck" sur internet à partir d'explorateurs de recherche. C'était en 2005 environ. Aujourd'hui, l'idée m'a pris de relancer cette recherche. Considérant que la citation était peut-être inexacte, je peux même assurer que j'ai envisagé la bonne solution en pensée, j'ai mis comme mots-clefs "Parisiens", "Peaux-Rouges" et "Bismarck", j'étais prêt à lancer une seconde recherche avec le mot "Français" si celle-ci n'aboutissait pas. Et oh ! surprise, je découvre un blog Vu du mont de chroniques mosellanes (lien ICI) contenant un article "Arthur et Les Peaux-Rouges" où j'apprends qu'Ascione se serait trompé : Bismarck n'a pas parlé des "Parisiens", mais des "Français", et dans la presse ce chroniqueur a découvert d'authentiques citations qu'il propose en lien. Par exemple, dans "Le Journal du Nord", nous pouvons lire le bref paragraphe suivant : "Assassinat de Vizentini [sic], attaché sur une planche, jeté à l'eau et tué gaiement à coups de pierres, ce qui a fait dire à M. de Bismarck : "Les Français sont des Peaux-Rouges, etc., etc." Le lien du document est donné, mais comme nous arrivons directement sur la page de la citation, il manque juste la date précise de parution. En fait, il s'agit d'un article largement postérieur, puisqu'il est question d'un projet de monument anti-communard après la Semaine sanglante si on lit l'article dans son ensemble.


Un autre lien nous est proposé, il s'agit d'un ouvrage de Maxime du Camp, auteur hostile à la Commune. Le livre s'intitule Les Convulsions de Paris. Le lien nous propose une lecture sur écran du premier chapitre. Sur la deuxième colonne de la page 7, nous avons une relation de la mort de Vicenzini, puis un peu plus bas le mot de Bismarck souligné en jaune par l'auteur de cette capture du texte : "On raconte que M. de Bismarck, causant avec un journaliste américain, dit ' Les Français sont des Peaux-Rouges. ' A quoi faisait-il allusion ? A la mort des généraux Lecomte et Clément Thomas, aux incendies de Paris, au massacre des otages ou au supplice de Vincenzini ?" Une note [9] accompagne ce texte, je ne la cite pas, je vous laisse vous y reporter, je m'en tiens ici à mon sujet, la citation de Bismarck qui ne va pas de soi.
En effet, quelques anomalies sautent aux yeux. Maxime du Camp n'a pas l'air d'être en mesure de dater le mot de Bismarck et il se demande même si le mot ne pourrait pas s'appliquer à des événements postérieurs, à des événements communards allant du 18 mars (assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas) aux derniers jours de la Commune avec les "incendies" et le massacre des otages. Marc Ascione insistait sur l'idée que le meurtre de Vincenzini faisait partie des quatre pires crimes reprochés à la Commune. S'il ne l'a pas écrit dans son article, je me rappelle très bien qu'il l'avait signifié lors de sa conférence en 2004. Il avait donné la liste des crimes que donne ici Maxime du Camp. Or, j'avais en 2004-2005 effectué une petite recherche sur Vincenzini et j'avais constaté que ce meurtre par la foule était antérieur à la Commune, ce qui veut dire que le reproche politique n'était pas fondé en tant que tel. Que Maxime du Camp ne soit sûr de rien est assez frappant, et en même temps cette relation à Vincenzini a un faux air de précision, puisque finalement nous associons le mot de Bismarck à un fait divers sombre et triste certes, mais à un fait divers, et, en même temps, nous apprenons qu'après tout nous ne sommes même pas sûrs que le mot de Bismarck ait été à propos de cet événement précis. Mais il y a mieux. A la page 5 du document mis en lien, un peu plus haut donc dans ce premier chapitre du livre de Maxime du Camp, nous avons une information similaire troublante : "Pendant le Siège, l'Américain Burnside, qui, en nous regardant, oubliait trop volontiers la guerre de sécession, avait dit à M. de Bismarck : 'Paris est une maison de fous habitée par des singes ! ' Cette citation de Burnside, d'où vient-elle ? Est-elle authentique ? Elle n'est pas flanquée d'un évasif "On raconte que..." cette fois. Or, nous observons que la citation de Burnside parle de Paris et donc des Parisiens, quand celle attribuée à Bismarck concernerait les Parisiens selon Ascione, les Français selon les attestations retrouvées, Maxime du Camp y compris. Mieux, dans l'ouvrage de Maxime du Camp, les deux citations ne sont pas trop loin l'une de l'autre et cela pourrait expliquer la déformation de la citation par Marc Ascione. Mais il y a plus troublant encore. Dans un cas, la formule est prononcée par un Américain à l'adresse de Bismarck, dans l'autre elle est prononcée par Bismarck à l'adresse d'un Américain non identifié. A chaque fois, il s'agit de définir brutalement et dépréciativement tout ou partie de la population française. Dans un cas, il est question de "singes" dans la bouche d'un Américain dont Maxime du Camp fait observer qu'il ne se rappelle pas la guerre de sécession toute récente. Dans l'autre cas, il est question de "Peaux-Rouges", peuple d'Amérique qui aurait pu également être retourné en réplique au propos injurieux de Burnside. Cela fait beaucoup de coïncidences. A moins de retrouver la citation authentique de Bismarck, on peut commencer à penser que la phrase attribuée à Bismarck est une légende et une déformation à partir de la phrase de Burnside, sous réserve qu'elle soit elle-même authentique, je vais essayer de vérifier cela prochainement.


Passons maintenant au troisième document fourni par ce "chroniqueur mosellan". Il s'agit d'un article intitulé "Nos voisins Les Peaux-Rouges" du journal suisse L'Impartial mais du 31 octobre 1888 : "Que le lecteur se tranquillise ! Nous n'avons pas l'intention de faire une mauvaise et déloyale concurrence à Fennimore Cooper ! Les Peaux-Rouges dont nous voulons parler ce sont nos voisins d'outre-Jura, ce sont les Français de France. Il paraîtrait que M. de Bismarck aurait dit à ses familiers : ' Enlevez aux Français les cuisiniers et les coiffeurs, et il ne restera que des Peaux-Rouges. ' "
Je ne cite pas l'article en entier, mais il n'y a ici aucune allusion à la Commune. Nous retrouvons le caractère hypothétique de l'attribution d'une telle saillie à Bismarck : "il paraîtrait que..." La citation a encore varié et ceux qui liront l'article en entier verront que le journaliste envisage la saillie de Bismarck comme quelque chose de tout récent, comme une simple considération sociologique méprisante sans aucun lien avec la guerre franco-prussienne.
Je ne peux jurer de rien, mais j'ai vraiment l'impression que cette citation est une légende à partir d'une déformation du mot de Burnside. Qui plus est, les attestations dans la presse datent plus volontiers de la décennie 1880. C'est le cas des trois attestations ici présentées.
Du coup, la mention dans "Le Bateau ivre" peut provenir d'une autre source. Je rappelle que ce poème compte 100 vers et que j'ai trouvé dans la presse, mais de décembre 1871 seulement, un poème en iambes à la manière de Chénier, un poème de 200 vers précisément, où l'assimilation des communards à des peaux-rouges et des panthères se retrouve. Il s'agit du poème "Le Drapeau rouge" de Victor Fournel. Vu l'affaiblissement de la thèse d'une allusion à une phrase de Bismarck, je remets sur le tapis l'idée que les communards se sont fait traiter de plusieurs noms, dont celui de "Peaux-rouges" et que Rimbaud s'en fait l'écho dans "Le Bateau ivre" en reprenant les termes injurieux à bon compte.

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Prochainement, outre que je travaille encore sur l'Album zutique et Amédée Pommier notamment, j'envisage une étude sur Leconte de Lisle et, parmi les livres dont j'envisage de rendre compte, il y aura celui de Jules Andrieu Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris. Il y a aussi Mémoires d'un communard de Da Costa, Souvenirs d'un révolutionnaire de Gustave Lefrançais, le livre de Louise Michel aussi, celui de Maxime Vuillaume dont j'ai déjà un peu traité, et puis aussi le Qu'est-ce que la propriété ? de Proudhon. Evidemment, ceci est un blog et je ne peux rien garantir quant au rythme des publications d'articles en ligne. Mais, en gros, sur tout ce que je viens d'annoncer, vous aurez de quoi lire dans les prochains mois. Soyez-en certains.
Du nouveau volume de Parade sauvage qui vient de sortir, je ne peux encore pas trop dire grand-cbose, je recommande déjà l'article de Benoît de Cornulier sur "Accroupissements" où il explique le sens du mot "frère" dans le poème. L'article ne porte pas du tout sur la versification, mais sur la signification politique et communarde du poème à partir d'une élucidation du mot "frère". Je n'en dis pas plus.

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