Partie 1/2
Réputé
hermétique, le sonnet « Voyelles » reprend pourtant l’idée romantique
d’une force intime et spirituelle cachée derrière les choses pour parler comme
le fait Victor Hugo, par exemple dès sa préface aux Odes et Poésies diverses de 1822 :
Sous le monde réel, il
existe un monde idéal, qui se montre resplendissant à l’œil de ceux que les
méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses.
Les beaux ouvrages de poésie en tout genre, soit en vers, soit en prose, qui
ont honoré notre siècle, ont révélé cette vérité, à peine soupçonnée
auparavant, que la poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les
idées elles-mêmes. La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout.
Je
cite volontairement un extrait de la première préface de Victor Hugo à son
premier recueil. Elle a l’intérêt de nous situer au début du plus célèbre des
poètes romantiques, même si Lamartine est demeuré auréolé d’une certaine
légende, mais surtout Victor Hugo s’y montre plus prudent et plus neutre que
dans ses préfaces suivantes où il fait étalage de ses valeurs monarchistes de
jeunesse. Cette force va rapidement s’imposer en tant qu’un immense amour universel,
avec une distance prise vis-à-vis de la religion dans le champ des poètes
parnassiens dont Rimbaud va se réclamer plus volontiers. Deux termes clefs de
cette exaltation sont disséminés dans le sonnet « Voyelles » :
« frissons » et « vibrements ». Le substantif
« frissons » apparaît au vers 6 pour les trois versions connues du
poème (copie de la main de Verlaine, manuscrit autographe et version proche de
l’autographe publiée dans Les Poètes
maudits), mais le terme est répété d’un vers à l’autre dans le cas de la
copie faite par Verlaine, puisque la mention « frissons des vapeurs »
au lieu de « candeurs des vapeurs » (vers 5) précède alors
l’expression mise à la rime au vers 6 : « frissons
d’ombelles[.] » Les termes de la famille du mot « frisson » sont
assez présents dans les poèmes de Rimbaud, tandis que les mots de la famille
« vibrer » s’y montrent quelque peu plus rares. Toutefois, le couple
lexical « frissons » et « vibrer » relie
« Voyelles » à un poème très précis : « Credo in unam ». Je commence par
citer l’occurrence du mot « frissonnant », et je précise une fois
pour toutes que je vais souligner moi-même en gras les mentions que je veux
mettre en relief à chaque citation :
– Zeus, Taureau, sur son
cou berce comme un enfant
Le corps nu d’Europé, qui
jette son bras blanc
Au cou nerveux du dieu frissonnant dans la vague…
Il tourne longuement vers
elle son œil vague…
Elle laisse traîner sa
pâle joue en fleur
Au front du dieu ; ses
yeux sont fermés ; elle meurt
Dans un divin baiser, et
le flot qui murmure
De son écume d’or fleurit
sa chevelure…
En
revanche, le poème « Credo in unam »
offre deux occurrences conjuguées du verbe « vibrer » :
Le monde vibrera comme
une immense lyre
Dans le frémissement d’un
immense baiser !
[…]
Et tous ces mondes-là,
que l’éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents
d’une éternelle voix ?
L’idée
de la vibration du monde, exprimée par la comparaison avec l’instrument grec
qu’est la lyre, impose la référence à la théorie pythagoricienne de la Musique
des Sphères. L’harmonie du cosmos est assimilée à une musique, puisque selon
cette théorie les distances entre les astres correspondraient à des intervalles
musicaux. Platon et Aristote ont joué un rôle important dans la diffusion de
cette théorie qui intéresse l’histoire des sciences, mais aussi l’histoire des
lettres pour sa prégnance métaphorique à différentes époques. L’allusion
rimbaldienne est explicite puisqu’il envisage en toutes lettres que les mondes
vibrent à la façon d’une lyre aux accents d’une voix éternelle. L’idée de cette
voix permet de confondre l’idée païenne des pythagoriciens avec la providence
divine du christianisme. Précisons ici que les interrogations du poème « Credo in unam » font écho aux
nombreuses interrogations métaphysiques de la poésie lamartinienne :
Mais que sert de lutter
contre sa destinée ?
Que peut contre le sort
la raison mutinée ?
[…]
Dans ce cercle borné Dieu
t’a marqué ta place.
Comment ?
pourquoi ? qui sait ? De ses puissantes mains
Il a laissé tomber le
monde et les humains,
Comme il a dans nos
champs répandu la poussière,
Ou semé dans les airs la
nuit et la lumière ;
[…]
Me voici ! mais que
suis-je ? un atome pensant !
Qui peut entre nous deux
mesurer la distance ?
Moi, qui respire en toi
ma rapide existence,
A l’insu de moi-même à
ton gré façonné,
Que me dois-tu, Seigneur,
quand je en suis pas né ?
[…]
Peut-être qu’à ta voix,
de la vivante flamme
Un rayon descendra dans
l’ombre de ton âme ?
D’autres
poèmes suivront avec une quantité d’interrogations métaphysique, de Lamartine,
Vigny, Hugo, Musset, Leconte de Lisle, mais je viens de citer quelques extraits
du second poème des Méditations poétiques
qui s’intitule « L’Homme » et qui a une importance considérable pour
une bonne appréciation de toutes les réflexions de poètes au dix-neuvième
siècle. Qu’il me suffise de citer quelques vers pour vous faire songer à ce que
seront Vigny, Musset et même Baudelaire :
Toi, dont le monde encore
ignore le vrai nom,
Esprit mystérieux,
mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois, Byron,
bon ou fatal génie,
J’aime de tes concerts la
sauvage harmonie,
Comme j’aime le bruit de
la foudre et des vents
Se mêlant dans l’orage à
la voix des torrents !
La nuit est ton séjour,
l’horreur est ton domaine ;
[…]
Et toi, Byron, semblable
à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir
sont tes plus doux concerts.
Le mal est ton spectacle,
et l’homme est ta victime.
Ton œil, comme Satan, a
mesuré l’abîme,
Et ton âme, y plongeant
loin du jour et de Dieu,
A dit à l’espérance un
éternel adieu !
Comme lui, maintenant,
régnant dans les ténèbres,
Ton génie invincible
éclate en chants funèbres ;
Il triomphe, et ta voix,
sur un mode infernal,
Chante l’hymne de gloire
au sombre dieu du mal.
[…]
Lamartine exalte la figure du révolté Byron,
mais l’exhorte à rentrer dans le rang, en le sermonnant d’importance avec des
vers tels que ceux-ci :
Notre crime est d’être
homme et de vouloir connaître :
Ignorer et servir, c’est
la loi de notre être.
Mais pourquoi reculer
devant la vérité ?
Ton titre devant Dieu
c’est d’être son ouvrage !
[…]
Voilà, voilà ton sort.
Ah ! loin de l’accuser,
Baise plutôt le joug que
tu voudrais briser ;
Descends du rang des
dieux qu’usurpait ton audace ;
Tout est bien, tout est
bon, tout est grand à sa place ;
[…]
Mais cette loi, dis-tu,
révolte ta justice ;
Elle n’est à tes yeux
qu’un bizarre caprice,
Un piège où la raison
trébuche à chaque pas.
Confessons-la, Byron, et
ne la jugeons pas !
[…]
Borné dans sa nature,
infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé
qui se souvient des cieux ;
[…]
Il veut sonder le monde,
et son œil est débile ;
[…]
J’ai cherché vainement le
mot de l’univers.
J’ai demandé sa cause à
toute la nature,
J’ai demandé sa fin à
toute créature ;
[…]
J’ai cru trouver un sens
à cette langue obscure.
[…]
Mes yeux dans l’univers
n’ont vu qu’un grand peut-être ;
[…]
Sans
arrêt, tout au long de sa carrière poétique, Rimbaud a répliqué à ses vers dont
je ne livre qu’un échantillon. Dans un sonnet des « Immondes »,
Rimbaud tourne le classieux : « mortel, ange, ou démon, » en
« ange ou pource ». Dans « Matinée d’ivresse », au piège
qui fait trébucher la raison, il oppose la « Fanfare atroce où [il] ne
trébuche point » et à cette idée que tout est bien et bon à sa place, il
oppose son idée personnelle du Bien et du Beau : « Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! » Il faudrait citer Une saison en enfer, mais mentionnons encore le vers du
« Bateau ivre » : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a
cru voir ! » C’est une réplique à tout ce que Lamartine a « cru
trouver », au « grand peut-être » qu’il a « vu », à
tout ce sentiment d’échec dont il abuse pour raisonner Byron en imagination.
Plusieurs vers de « Credo in unam »
font nettement écho au poème « L’Homme » de Lamartine, soit qu’il
soit question d’oppositions, soit qu’il s’agisse de reprises détournées,
réorientées :
– Parce qu’il était fort,
l’Homme était chaste et doux !
…………………………………………………………….
Misère ! maintenant,
il dit : Je sais les choses,
Et va les yeux fermés et
les oreilles closes !
[…]
Je crois en Toi ! Je
crois en Toi ! Divine Mère !
Aphrodité marine !
Ô ! la vie est amère,
Depuis qu’un autre dieu
nous attelle à sa croix !
[…]
L’Homme veut tout sonder,
- et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si
longtemps oppressée
S’élance de son
front ! Elle saura Pourquoi !...
[…]
Singes d’hommes tombés de
la vulve des mères,
Notre pâle raison nous
cache l’infini !
[…]
Or,
le poème de Lamartine suppose lui une musique chrétienne se réappropriant les
conceptions grecques de la lyre et de l’harmonie des sphères :
Tout
mortel est semblable à l’exilé d’Eden :
Lorsque
Dieu l’eut banni du céleste jardin,
Mesurant
d’un regard les fatales limites,
Il
s’assit en pleurant aux portes interdites.
Il
entendit de loin dans le divin séjour
L’harmonieux
soupir de l’éternel amour,
Les
accents du bonheur, les saints concerts des anges
Qui,
dans le sein de Dieu, célébraient ses louanges ;
Et,
s’arrachant du ciel dans un pénible effort,
Son
œil avec effroi retomba sur son sort.
Malheur
à qui du fond de l’exil de la vie
Entendit
ces concerts d’un monde qu’il envie !
[…]
Là
encore, il conviendrait d’évoquer certains passages d’Une saison en enfer, mais les concerts des anges ne sont pas
nécessairement une allusion à l’harmonie des sphères, d’autant que les concerts
infernaux s’y oppose, Byron étant même le « chantre des enfers » que
le ciel va envier ! Cependant, le vers : « L’harmonieux soupir
de l’éternel amour, » et cet autre que je n’ai pas encore cité :
« L’hymne de la raison s’élança de ma lyre[,] » confirme la confusion
des plans entre l’harmonie chrétienne et l’idée de nature pythagoricienne d’une
musique d’amour qui vaut ordre dans l’univers.
Rimbaud
ne va pas maximalement exploiter l’idée cosmique du verbe « vibrer »
dans ses poèmes. Ceci dit, elle relie le poème « Credo in unam » à « Voyelles ». Le terme
« vibrements » au pluriel est un néologisme dont la première
attestation semble remonter à Théophile Gautier. Sa première utilisation fut au
pluriel et au vers 9 d’un sonnet, tout comme Rimbaud dans
« Voyelles ».
Gautier
devait publier un premier recueil de quarante-deux poésies intitulé Poésies, mais voici comment dans son
introduction aux Œuvres poétiques
complètes de Théophile Gautier (Bartillat, 2004, 2013, p. III), l’éditeur
Michel Brix résume l’échec de cette publication :
[…] Mais
« Théo » va jouer de malchance. La Bibliographie de la France – recueil périodique qui fournit la
référence et la date des publications nouvelles – signale la mise en vente
desdites Poésies dans son fascicule
du… 31 juillet 1830. En ces jours qui appartiennent à l’histoire plutôt qu’à la
littérature, le bon peuple de Paris a, on s’en doute, tout autre chose à faire
que de s’occuper de poésie. La politique, - pour laquelle Gautier a toujours
affiché un dédain manifeste – joua ainsi, pour son entrée officielle dans le
petit monde des lettres, un tour pendable à notre auteur. Les volumes restèrent
tristement chez l’imprimeur et chez le libraire Marly, où l’on en avait déposé
quelques exemplaires.
Les
poésies seront publiées à nouveau, mais en 1832 et à la suite du poème Albertus. Entre-temps, en 1831, Gautier
publiera une nouvelle « La Cafetière » où figure une mention du
mot « vibrement » au singulier. Il est bien probable que le
terme ne soit pas de l’invention de Gautier lui-même. En revanche, il s’agit
d’un terme extrêmement rare, puisqu’il ne va faire que maigrement concurrence à
son synonyme « vibration ». Le mot « vibrement » aurait
tout de même l’intérêt d’être exploitable dans des contextes figuratifs. Le
suffixe de « vibrement » fait songer aussi quelque peu aux termes
« vrombissement », « bourdonnement ». Cela justifie au sein
de « Voyelles » un rapprochement avec cet autre mot d’une rareté
extrême qu’est la forme verbale « bombinent ». D’ailleurs, cas à part
de l’adjectif « virides », le sonnet « Voyelles » qui
suppose un acte de vision transformé en langage comporte trois termes auditifs
extrêmement rares : « bombinent », « vibrements » et
« strideurs ».
Le
mot « vibrement » n’a guère eu de succès au plan littéraire. Il est
très délicat d’en trouver des occurrences. Gautier l’exploite encore dans Le Roman de la momie, Zola y recourt
dans Le Ventre de Paris, avec une
mention rapprochée du pluriel « puanteurs », mais ce roman n’a été
publié qu’en 1873. Des occurrences plus tardives existent sous les plumes
d’Alphonse Daudet et d’Alain-Fournier, mais ce qui ressort, c’est que le terme
est plus volontiers utilisé au singulier et qu’il est rare au point qu’il
semble impossible d’en trouver une attestation hugolienne.
Il
est donc résolument exceptionnel que le mot « vibrements » au pluriel
apparaisse au vers 9 d’un sonnet de Gautier et au vers 9 d’un sonnet de
Rimbaud. Qui plus est, la mention dans un même alexandrin du mot
« strideur(s) » et du mot « clairon(s) » qui concerne deux
poèmes de Rimbaud : « Paris se repeuple » et
« Voyelles » est elle-même résolument exceptionnelle et là encore la
manifestation antérieure nous renvoie à une date de publication voisine du
sonnet de Gautier. Rimbaud s’est inspiré d’un alexandrin du poème
« Spleen » du recueil Feu et
flamme de Philothée O’ Neddy publié en 1833. De 1830 à 1833, Théophile
Gautier et Philothée O’Neddy étaient deux poètes assez proches l’un de l’autre,
puisqu’ils faisaient partie d’un groupe du Petit Cénacle formé sur le modèle du
Cénacle du grand poète romantique qu’ils admiraient : Victor Hugo. Or, une
autre reprise manifeste du sonnet « Voyelles » : « Suprême
Clairon », est une inversion de l’expression « clairon suprême »
que Victor Hugo utilise à deux reprises dans La Légende des siècles de 1859, celle qui porte le sous-titre de Petites épopées et qui fut la seule
connue par le Rimbaud poète, puisque les deux autres Légendes des siècles datent de 1877 et de 1883. Hugo a fait mention
du « clairon suprême » dans le poème « Eviradnus » et puis
dans le poème « La Trompette du jugement » qui est reconnu depuis
longtemps en tant que source directe au sonnet « Voyelles ».
Il
convient donc de citer le sonnet de Gautier contenant le nom
« vibrements » :
Aux vitraux diaprés des
sombres basiliques,
Les flammes du couchant
s’éteignent tour à tour ;
D’un âge qui n’est plus
précieuses reliques,
Leurs dômes dans l’azur
tracent un noir contour ;
Et la lune paraît, de ses
rayons obliques
Argentant à demi
l’aiguille de la tour,
Et les derniers rameaux
des pins mélancoliques
Dont l’ombre se balance
et s’étend alentour.
Alors les vibrements de
la cloche qui tinte,
D’un monde aérien
semblent la voix éteinte,
Qui par le vent portée en
ce monde parvient ;
Et le poëte, assis près
des flots, sur la grève,
Ecoute ces accents
fugitifs comme un rêve,
Lève les yeux au ciel, et
triste se souvient.
Un
parallèle de mouvement peut réellement être pressenti entre les deux poèmes.
L’énumération des voyelles colorées du premier vers de « Voyelles »
réplique à l’idée de « vitraux diaprés ». Il est question d’un
« noir contour » à la fin du premier quatrain de Gautier, quand
Rimbaud traite du « A noir », tandis que, dans le second quatrain,
Théophile joue sur le contraste entre « Argentant » et
« ombre », avec surgissement de la Lune, ce qui peut se rapprocher de
ce que fait Rimbaud aux vers 5 et 6 de « Voyelles » avec la
succession de l’ombre au « E blanc », puis avec le retour du mot
« ombelles » nuançant la scène de lumière. Le premier tercet du
sonnet de Gautier oppose ensuite un « monde aérien » à notre
« monde » d’exil, et cette articulation est présente, quoique
différemment orchestrée, dans le sonnet de 1872, puisque nous avons un tercet
du « U vert » qui fixe le cadre du monde sublunaire où nous vivons
avec les « mers » et les « pâtis semés d’animaux »,
autrement dit la Nature, et un tercet du « O bleu » virant au violet
qui décrit un ciel sur un mode de rêverie métaphysique. Le vers 9 du sonnet de
Gautier impose bien sûr une évidente comparaison avec le vers 9 de
« Voyelles » :
Alors les vibrements de la cloche qui tinte, (Gautier)
U, cycles, vibrements divins des mers virides, (Rimbaud)
Les
deux occurrences sont chacune calées à la fin du premier hémistiche avec à
chaque fois une expansion dans le second hémistiche. L’adjectif
« divins » entre-t-il en simple résonance avec le terme
« cloche » de Gautier ? Il est déjà question de « sombres
basiliques » au vers 1, et le motif du « Jeune-France » est
proche de l’esprit pieux d’un Lamartine qui parle lui-même de « flèche
gothique » et de « clocher rustique » au quatrième quatrain du
célèbre poème « L’Isolement » qui ouvre son recueil des Méditations poétiques. Rimbaud associe
l’esprit divin aux cycles naturels des mers, ce qui est un pied-de-nez à
l’obédience chrétienne des discours poétiques de Lamartine et Gautier. Je vais
essayer de bien le montrer par le développement qui suit.
En
1872, Gautier, poète sur la fin de ses jours, est réputé avoir méprisé les
révolutions de 1848, puisqu’il s’en vante dans sa préface au recueil Emaux et Camées, et il vient de publier
un ouvrage en prose Tableaux de
sièges : Paris, 1870-1871 où, tout en traitant de la guerre
franco-prussienne, il ne manque pas d’exprimer son mépris et son hostilité pour
la Commune qui, depuis lors, a été réprimée dans le sang. Et, dans son seul
intérêt pour le drame franco-prussien, Gautier traite au début de son ouvrage
des bougies votives au pied des statues de la Vierge Marie. En février 1872,
Rimbaud, excédé par Gautier, a parodié un poème du recueil Emaux et camées « Etudes de main » pour exalter les
femmes de la Commune, décriées dans la population et victimes à l’époque des
procès qui se poursuivent jusqu’en 1872 même. Le portrait de Louise Michel
notamment est alors tout récent, et beaucoup d’écrivains célèbres, Alexandre
Dumas fils en particulier, décrivent les femmes de la Commune comme des bêtes
et des monstruosités au plan physique même. En clair, le poème « Les Mains
de Jeanne-Marie » n’est en rien un hommage à Gautier. C’est tout le
contraire. Or, le poème « Les Mains de Jeanne-Marie » qui, à la
différence de « Voyelles », est clairement et explicitement un poème
inspiré en long et en large de textes précis de Gautier, contient l’autre
mention rare du verbe « bombinent », ainsi qu’une reprise en strophe
finale de la rime « étrange(s) » :: « ange(s) ».
Et dans les vers des « Mains de Jeanne-Marie », il est fait allusion
à l’offrande superstitieuse aux pieds de la Madone strasbourgeoise que Gautier
évoque au début de son livre Tableaux de
siège :
Sur
les pieds ardents des Madones
Ont-elles
fané des fleurs d’or ?
Et
Rimbaud exploite encore cette idée dans « Le Bateau ivre », mais en
l’associant à cette autre que la religion ne peut vaincre les flots :
J’ai suivi, des mois
pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à
l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds
lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle
aux Océans poussifs !
L’expression
« Océans poussifs » est ironique. Rimbaud dénonce dans son quatrain
l’espoir de miracle des personnes qui, telles les femmes de pêcheurs, déposent
des bougies aux pieds de statues de la Vierge pour prier le retour sain et sauf
de tous les équipages partis en mer. Or, Rimbaud se range lui du côté de la
« houle » qui monte « à l’assaut des récifs », autrement
dit du côté des flots contre la masse terrestre impassible. L’image de la
« houle » est d’ailleurs exploitée par Rimbaud dans de précédents
poèmes en tant que métaphore de la révolution (« Le Forgeron »,
« Les Poètes de sept ans »). Ce quatrain est bien à nouveau une
réplique possible à la prose de Gautier sur les prières à la Madone après la
perte de l’Alsace et de la Moselle. Toutefois, il y a une autre perspective qui
se dessine si on associe Lamartine à Gautier. En effet, c’est Lamartine qui dit
dans ses vers que Dieu est capable de dire au flot déchaîné : « Tu
n’iras pas plus loin ! » A cette aune, il est donc bien pertinent de
rapprocher la religiosité du sonnet de Gautier où figure le mot
« vibrements » des méditations lamartiniennes. Et pour revenir au
sonnet de Gautier, il faut ajouter que, si c’est « la cloche qui
tinte » qui semble la « voix éteinte » « D’un monde
aérien », le poète est pourtant « assis près des flots, sur la
grève, » où il était susceptible de dégager une autre musique divine. Or,
c’est le contraire qui s’opère : les flots n’empêchent pas le poète d’être
à l’écoute de ces « accents fugitifs » exprimés par les
« vibrements de la cloche ». Rimbaud recadre l’idée symbolique des
« vibrements » en les appliquant à la force des « mers
virides ». Enfin, dans le dernier vers de sa « fantaisie », le
poète au gilet rouge scrute le ciel et a une révélation, tout comme c’est le
cas dans « Voyelles ». L’un « Lève les yeux au ciel, et triste
se souvient », tandis que l’autre est saisi par la vision immédiate du
« rayon violet de Ses Yeux », où reconnaître la Vénus de « Credo in unam » qui s’oppose au Dieu
de Lamartine et de la « cloche » célébrée par Gautier. Il est assez
clair que l’idée de musique des sphères est présents dans les « vibrements
des mers virides » au-delà de l’idée scientifique de marées. Le mot
« vibrements » suivi de l’adjectif « divins » favorise
clairement un tel axe de compréhension métaphysique.
Je
reviendrai tout à l’heure sur un autre point de lecture concernant
« Voyelles », mais je souhaite maintenant montrer que si Rimbaud
n’utilise plus les mots de la famille du verbe « vibrer », les mots
de la famille « frisson » prennent le relais. L’emploi métaphysique
d’un mot de la famille « frisson », « frissonner », est un
cliché romantique qui va inclure les parnassiens, Verlaine et Rimbaud. Verlaine
en usera dans Romances sans paroles :
« C’est tous les frissons des bois ! » Et cela dans des Ariettes oubliées composées peu après le
sonnet « Voyelles » de Rimbaud et même composées suite à l’influence
de Rimbaud, lequel envoie par exemple le texte et la partition de l’Ariette oubliée de Favart par courrier à
son ami Verlaine qui l’en remercie. Faut-il copieusement citer les vers de
Victor Hugo, Leconte de Lisle, Théodore de Banville et tant d’autres qui
contiennent « frissons », « frissonnants »,
« frissonner » ? Nous nous contenterons ici de citer les
occurrences rimbaldiennes. Voici ce relevé :
La terre demi-nue,
heureuse de revivre,
A des frissons de joie aux baisers du soleil… (« Les Etrennes des
orphelins »)
Rimbaud
anticipe clairement ici la composition du poème « Credo in unam », puisque le poème « Les Etrennes des
orphelins » qui a un sujet bien distinct a été publié au tout début de
l’année, quand « Credo in unam »
a été envoyé en mai à Banville. Toutefois, il faut garder à l’esprit que la
genèse du poème a pu être plus lente que nous ne l’imaginons et qu’elle est
liée à une méditation sur le temps de thèmes scolaires en classe de latin.
Apprécions également car nous allons le faire remarquer souvent le couplage des
mentions « frissons » et « baisers » avec personnification
d’un élément naturel dominant : ici c’est le soleil, parfois ce sera le
vent.
Le
poème « Credo in unam » a
été envoyé à Banville dans une lettre qui contenait deux autres poèmes, et nous
pouvons maintenant citer deux extraits de l’un d’eux,
« Ophélie » :
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses longs voiles bercés
mollement par les eaux :
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Elle éveille parfois,
dans un aune qui dort,
Quelque nid d’où
s’échappe un léger frisson d’aile
– Un chant mystérieux tombe
des astres d’or…
On
peut d’ores et déjà signaler à l’attention les expressions « aune qui
dort », « chant mystérieux » et « astres d’or », ce
qui, au passage, vaut nouvelle expression figurale de la Musique des Sphères.
Par
exception, nous avons droit à un usage satirique du cliché dans la nouvelle Un cœur sous une soutane, mais relevons
tout de même l’association du verbe « frissonne » avec le nom
« lyre » et rappelons que les vers du séminariste ont de fortes
résonances banvilliennes en terme de parodie :
Ne devinez-vous pas que
je deviens oiseau,
Que ma lyre frissonne et que je bats de
l’aile,
Comme hirondelle ?...
Malgré
la solennité de la mention « lyre », le verbe « frissonne »
est ici à prendre dans un sens érotique réducteur, ce dont n’a pas conscience
le séminariste qui croit pouvoir confondre son chant à l’exaltation des grands
poètes.
Cette
ironie reviendra dans le poème « Ce qu’on dit au poète à propos de
fleurs » envoyé par lettre à Banville à qui on peut dire qu’il est
même dédié :
Toujours frissonnent ces fleurs blanches !
Pour
poursuivre sur les compositions de l’année 1870, le traitement parodique se
maintient, mais cette fois sans la charge satirique sévère de l’exemple
précédent, dans « Ce qui retient Nina ». L’adjectif
« frissonnant » qualifie le « bois » lui-même, lequel
« saigne / Muet d’amour », belle préfiguration du « bois »
de « Tête de faune » :
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet d’amour,
Le
sens érotique plus restreint est exploité dans « Comédie en trois baisers », mais cette fois sans
charge satirique, puisque le terme est employé sans prétention grandiloquente
ou métaphysique :
Sur le plancher frissonnaient d’aise
Ses petits pieds si fins,
si fins…
La
mention « baisers » du titre est accompagnée de trois autres mentions
parentes au sein des vers eux-mêmes, ce qu’il convient de relever vu les
couples que nous avons signalés plus haut des frissons et des baisers, avec le
vent, avec le soleil :
– Je baisai ses fines chevilles…
Je baisais doucement ses yeux :
– Je lui jetai le reste
au sein
Dans un baiser, - qui la fit rire
D’un bon rire qui voulait bien…
Nous
ne manquons pas souligner également la reprise d’un vers à l’autre du mot
« rire », car c’est une structure équivalente que nous rencontrons au
début du poème « Tête de faune » qui raconte un autre frisson, un
autre baiser :
Dans la feuillée
incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Une
mention érotique des « frissons » où se sent plus le persiflage se rencontre
dans le poème « Roman » :
– Voilà qu’on aperçoit un
tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré
d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise
étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…
Une
mention métaphysique du verbe « frissonner », mais au sein d’une
phrase négative inquiétante, se rencontre dans « Le Dormeur du
Val » :
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Nous
revenons donc quelque peu aux implications de cette famille de mots dans
« Credo in unam » et
« Ophélie ». Mais je voudrais souligner, en vue de développements que
je ferai un peu plus loin dans cet article, cette dernière mention relevée pour
l’année 1870 dans le poème « Le Forgeron », exclusivement dans la
version remise à Demeny puisque celle d’Izambard est incomplète :
Un frisson secoua l’immense populace.
Le
frisson a de nouveau un sens fort, mais il s’agit cette fois d’une émotion
épique et d’un enthousiasme révolutionnaire. Nous verrons que nous en ferons
quelque chose par la suite.
Pour
l’année 1871, le recours à cette famille de mots semble se raréfier, j’ai déjà
cité plus haut l’occurrence du poème « Ce qu’on dit au poète à propos de
fleurs » dont le lien est par ailleurs assez sensible avec les poèmes de
1870. Citons toutefois les cas quelque peu troubles du poème antichrétien « Les
Premières communions » :
D’abord le frisson vient, - le lit n’étant pas
fade –
Un frisson surhumain qui retourne : « Je meurs… »
Toutefois,
à la toute fin de l’année 1871 et au tout début de l’année 1872, cette famille
de mots fait un retour en force avec « Voyelles », « Le Bateau
ivre » et « Les Mains de Jeanne-Marie ».
Ce
dernier poème est daté de février 1872 sur le manuscrit et sa mention est
clairement à mettre en relation avec celle du « Forgeron », mais la
proximité du terme « chair » et le fait qu’il est question de
l’exaltation de mains féminines permet de lier cela, bien plus qu’au cadre
érotique, au cadre métaphysique d’un amour universel pour une « Divine Mère » :
Remuant comme des
fournaises,
Et secouant tous ses frissons
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !
L’opposition
de la révolution à la religion est explicite de « Marseillaises » à
« Eleisons », et cela dans un portrait idéalisé de la Femme. Il est
donc pertinent de citer ici les vers suivants du poème « Credo in unam », bientôt rebaptisé
« Soleil et Chair »,
puisque nous avons une convergence antichrétienne de Vénus aux femmes
communardes :
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l’amour brûlant à la terre ravie ;
Et quand on est couché
sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile
et déborde de sang ;
Que son immense sein,
soulevé par une âme,
Est d’amour comme Dieu, de chair
comme la Femme,
Et qu’il renferme, gros
de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les
embryons !
[…]
Je crois en
Toi ! Je crois en Toi ! Divine Mère !
Aphrodité marine ! Ô !
la vie est amère,
Depuis qu’un autre dieu
nous attelle à sa croix !
Mais c’est toi la
Vénus ! c’est en toi que je crois !
[…]
Et l’Idole où tu mis tant
de virginité,
Où tu divinisas notre
argile, la Femme,
Afin que l’Homme pût
éclairer sa pauvre âme
Et monter lentement dans
un immense amour
De la prison terrestre à
la beauté du jour ;
[…]
La
comparaison sera plus lumineuse, si nous faisons état de ces quatrains solaires
des « Mains de Jeanne-Marie » qui comprend une nouvelle mention
rimbaldienne du verbe « baiser » :
L’éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des
brebis !
Dans leurs phalanges
savoureuses
Le grand soleil met un rubis !
Une tache de populace
Les brunit comme un sein
d’hier ;
Le dos de ces Mains est
la place
Qu’en baisa tout Révolté fier !
Elles ont pâli,
merveilleuses,
Au grand soleil d’amour chargé,
Sur le bronze des
mitrailleuses
A travers Paris
insurgé !
J’ai
déjà traité le cas du mot « frissons » dans « Voyelles »,
lequel a donc deux occurrences sur la copie manuscrite de Verlaine :
Golfes d’ombre. E, frissons des vapeurs et des tentes,
Lances de glaçons fiers,
rais blancs, frissons d’ombelles !
Il
n’est pas impossible que « rais » soit une coquille pour
« rois », mais il ne s’agit pas d’en débattre ici. Cette répétition
n’ayant pas un effet particulièrement heureux, la mention du vers 5 disparaît
au profit d’un autre mot clef de la poésie en vers rimbaldienne :
Golfes d’ombre ; E,
candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers
fiers, rois blancs, frissons
d’ombelles ;
Le
sonnet « Voyelles » implique d’évidence une signification
métaphysique proche de « Credo in
unam » et « Ophélie ». Il nous reste à mentionner un
quatrain du « Bateau ivre » qui a l’immense intérêt d’associer les
« frissons » à des « flots » qui, au loin, sont en relation
avec le soleil, et que la périphrase « acteurs de drames
très-antiques » assimilent très clairement à des personnages de tragédie
qui, pour ceux qui comme moi trouve évidente la métaphore d’événement communard
du « Poëme / De la Mer », seront identifiables aux insurgés parisiens
de la période courant du 18 mars au 28-29 mai 1871 :
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs
mystiques,
Illuminant de longs
figements violets,
Pareils à des acteurs de
drames très-antiques,
Les flots roulant au loin
leurs frissons de volets !
Passons
maintenant à quelques compléments pour nos séries sur les vibrations et
frissons. J’ai relevé tout à l’heure la mention « fourmillements » du
poème « Credo in unam ». Un
mot de la même famille vaut reprise un peu plus loin dans le même écrit, et
cela dans la compagnie verbale du sujet « astres d’or » :
– Pourquoi l’azur muet et
l’espace insondable ?
Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?
Si l’on montait toujours,
que verrait-on là-haut ?
Confortant
l’idée d’un lien sensible dans la poésie rimbaldienne entre le plan
révolutionnaire et le plan cosmique, le verbe « fourmille » est
martelé deux fois dans le poème « Le Forgeron » à propos de la foule
révolutionnaire, « foule » rime alors avec le terme
« houle » dont nous savons l’intérêt métaphorique pour désigner les
insurgés comme une mer :
Puis il le prend au bras,
arrache le velours
Des rideaux, et lui
montre, en bas, les larges cours
Où fourmille, ou fourmille,
où se lève la foule,
La foule épouvantable
avec des bruits de houle,
On
concédera un emploi plus anodin dans un poème plus tardif, daté de juillet 1871,
« L’Homme juste » :
Tu es lâche ! Ô ton front
qui fourmille de lentes !
A
quelques reprises, nous avons rencontré des occurrences décisives de mots de la
famille du nom ou du verbe « baiser » en soutien aux mentions des
familles « vibrer » ou « frissons ». Il faut compléter
significativement cette recension. Je vais commencer par deux citations plus
anecdotiques, si ce n’est qu’elles ont au moins le mérite d’imposer un couple
avec une mention du mot « lèvres ». La première figure à la toute fin
du poème « A la Musique » :
– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…
La
seconde se rencontre dans le poème « Roman » :
On divague ; on se sent
aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une
petite bête…
Tout
comme les « frissons », le « baiser » peut avoir une portée
épique et révolutionnaire, comme c’est le cas dans ce début de sonnet sans
titre :
Morts de
Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Le
« baiser » peut aussi avoir une aura négative particulière dans le
poème « Les Premières communions » qui reprend le combat contre le
christianisme de « Credo in unam »
sous un autre angle d’attaque :
Tu baisais mes cheveux profonds comme les laines
Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus :
Et mon cœur et ma chair par ta chair embrassée
Fourmillent du baiser putride
de Jésus !
On
remarque une dernière occurrence du verbe « Fourmillent » que j’avais
mis en réserve.
Je
vais finir par un ensemble de mentions plus intéressantes. Dans « Le
Bateau ivre », nous retrouvons l’idée de rêve métaphysique dans un
quatrain qui suit immédiatement celui que nous avons mentionné plus haut pour
l’occurrence du mot « frissons » !
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Le
baiser érotique est présent dans deux poèmes qui sont des variantes sur un même
sujet : « Au Cabaret-vert » et « La Maline », mais
avec un fort accent de liberté à conquérir :
– Puis, comme ça, - bien
sûr, pour avoir un baiser, - (« La Maline »)
– Celle-là, ce n’est pas
un baiser qui l’épeure ! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre, (« Au Cabaret-Vert »)
Si
je souligne « épeure », « baiser » et « Rieuse »,
c’est que trois mots similaires sont réunis dans des vers de « Tête de
faune » que nous allons citer plus bas. Or, les deux autres citations,
toutes deux extraites du poème « Credo
in unam » déjà abondamment sollicité dans cette étude, vont-elles
aussi offrir des échos intéressants avec le poème « Tête de
faune » :
Je regrette les temps de l’antique jeunesse,
Des Satyres lascifs, des faunes animaux,
Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux,
Et dans les nénuphars baisaient la Nymphe blonde !
Où, baisant mollement le vert syrinx, sa lèvre
Murmurait sous le ciel le grand hymne d’amour ;
On
ramène souvent « Tête de faune » à un exercice convenu sur des
clichés antiquisants accentués par les parnassiens, et pour s’en sortir on
prétend parfois souligner que le poème « Tête de faune » prend ses
distances par la métrique et le traitement obscène. Mais cette idée de défendre
l’originalité rimbaldienne par l’obscénité et la métrique tend à inviter le
lecteur à percevoir les idées du poème comme satiriques. Les liens que nous
établissons avec « Credo in unam »
et accessoirement « Au Cabaret-Vert » permettent de réengager une
lecture plus sereine et plus confiante de ce poème d’exaltation panique
amoureuse :
Dans la feuillée, écrin
vert taché d’or
Dans la feuillé
incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le
baiser dort,
Vif et crevant l’exquise
broderie,
Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches,
Brunie et sanglante ainsi qu’un vin vieux,
Sa lèvre éclate en rires
sous les branches.
Et quand il a fui – tel
qu’un écureuil –
Son rire tremble encore à chaque feuille
Et l’on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser
d’or du Bois, qui se recueille.
Il
n’est pas vain de citer dans la foulée un extrait du sonnet « Les
Douaniers », dont la composition est peut-être antérieure à « Tête de
faune », mais plus ou moins contemporaine :
[…] les Soldats des Traités
Qui tailladent l’azur
frontière à grands coups d’hache.
Pipe aux dents, lame en
main, profonds, pas embêtés,
Quand l’ombre bave aux bois comme un mufle de
vache,
Ils s’en vont, amenant
leurs dogues à l’attache,
Exercer nuitamment leurs
terribles gaîtés !
Ils signalent aux lois
modernes les faunesses
Ils empoignent les Fausts
et les Diavolos
« Pas de ça, les
anciens ! déposez les ballots ! »
Quand sa sérénité
s’approche des jeunesses,
Le Douanier se tient aux
appas contrôlés !
Enfer aux Délinquants que
sa paume a frôlés !
Le
sonnet « Les Douaniers » permet de prouver encore une fois que le
lien à faire entre amour cosmique du poète et révolution est essentiel à faire
à la lecture de la poésie rimbaldienne. Nous observons une mention caractérisée
à la rime du mot « faunesses » que nous soulignons pour son renvoi
aux mentions « faunes », mais notons aussi que dans « Credo in unam », l’adjectif
« faunes » qualifie le nom « animaux », ce qui tend à
renforcer les connotations du mot. Dans une citation plus haut de « Credo in unam », j’ai souligné
également l’expression « l’antique jeunesse », ce qui peut se
comprendre dans le cas de l’adjectif à cause du titre « Antique » des
Illuminations, mais j’anticipais mon
relevé du pluriel à la rime « jeunesses » des « Douaniers »
qui rime avec « faunesses ». Par ailleurs, si certains liens lexicaux
sont établis exprès par Rimbaud entre « Oraison du soir » et
« Les Douaniers » (« Pipe aux dents » pour « une
Gambier / Aux dents » et « empoignent » pour « Empoignant »),
les liens exprès entre « Tête de faune » et « Les Douaniers »
ne s’en tiennent pas à un écho un peu vain du mot « faunesses ». La
fin du premier quatrain des « Douaniers » par laquelle je commence ma
citation correspond à l’acte du faune « crevant l’exquise broderie ».
Dans le second quatrain, l’action des « Douaniers » est déplacée dans
un bois qui correspond à un repoussoir pour celui de « Tête de faune ».
Ensuite, loin de séduire les nymphes, nos douaniers dénoncent les « faunesses »,
et enfin la chute du poème est quelque peu l’inversion glauque de la clausule
de « Tête de faune », puisque nous ne pouvons que confronter « Le
Baiser d’or du Bois qui se recueille » après un contact avec l’exclamation :
« Enfer aux Délinquants que sa paume a frôlés ! »
Nous
avons vu les implications révolutionnaires des termes « baiser » ou « frissons »
dans « Morts de Quatre-vingt-douze… » et « Le Forgeron »,
et ces significations insurrectionnelles sont explicitement liées à la
célébration du soleil, de la chair et de la Femme (tous termes mentionnés) dans
« Les Mains de Jeanne-Marie ». La signification politique de « Tête
de faune » se reflète dans « Les Douaniers ». On le voit, il y a
une mise en place également d’une révolte exprimée dans « Tête de faune »,
et il devient nettement sensible que le couple « strideur(s) » et « clairon(s) »,
s’il se rencontre dans un poème explicitement communard « Paris se
repeuple » et est repris à un poème où il est question des bruits dans un
dernier combat, « Spleen » de Philothée O’Neddy, permettent
clairement d’établir que le « Suprême Clairon » met en relation le
martyre de combattants avec un Jugement dernier, ce qui ne peut guère impliquer
que la Commune, celle qui est explicitement convoquée dans « Paris se
repeuple » et dans « Les Mains de Jeanne-Marie ». Il est devenu
aussi évident avec cette recension que « Credo in unam » n’est pas un galop d’entraînement poétique de
Rimbaud se résumant à un centon de reprises parnassiennes, mais que c’est une
matrice de convictions poétiques qui éclairent les visées métaphoriques des
poèmes « Voyelles » et « Tête de faune ». Je vais d’ailleurs
poursuivre sur cette idée dans une suite à cet article, puisque j’ai d’autres
recensions qui vont compléter ce défilé panoramique.
Je
vais toutefois terminer par une autre mention du mot « lyre », dont
on a vu l’importance plus haut pour la conception d’une Musique des Sphères qui
est amour sous le signe de Vénus, avec cet extrait du « Bateau ivre »
qui nous fait une variante de la naissance de Vénus en écume mousseuse de bière :
Plus fortes que l’amour, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire