mercredi 30 septembre 2020
"rire des enfants", "éternité", "nouveau corps amoureux", "anciens assassins", lions entre eux les poèmes de Rimbaud !
lundi 28 septembre 2020
Matinée d'ivresse : compte rendu de lectures (Bardel, Claisse, Fongaro) deuxième partie
Je poursuis mon enquête sur les lectures antérieures de "Matinée d'ivresse".
Je pars du commentaire mis en ligne par Alain Bardel et de la bibliographie qu'il propose.
Consulter ici l'étude "Pour saluer le Voyant"
Cette étude est flanquée d'une mention de date "Avril 2008" qui est erronée. Le commentaire a été profondément remanié ultérieurement comme l'attestent les liens bibliographiques et les citations de critiques. L'article de Bruno Claisse qui est référencé a été publié en octobre 2008 et il a été repris en volume en 2012. Le livre de Zimmermann date de 2009 et j'observe en passant que, comme il conteste la lecture de Claisse de 2008, dans son livre de 2012 Claisse a ajouté une note de bas de page finale en réponse. L'étude de Denis de Saint-Amand que je n'ai pu consulter date de 2009. Le commentaire lui-même est lourdement tributaire d'une lecture de l'article de Claisse. Je note aussi de manière amusée l'idée de l'introduction d'un Rimbaud utilisateur d'un alphabet symbolique quand on songe que Bardel n'a jamais daigné une seule fois référencé mes analyses du sonnet "Voyelles", alors que j'y parle précisément d'un alphabet symbolique à partir des cinq voyelles.
Maintenant, le commentaire de Bardel ménage la chèvre et le chou au sujet de la lecture du mot en italique "Assassins". La position de Claisse dans son article de 2008 est de dire qu'il n'y a aucune allusion aux haschichins. Cela n'est peut-être pas évident à la lecture de l'article, car l'auteur y revient et semble parler des points communs, mais la lecture attentive de l'article montre qu'il considère que l'idée doit être totalement abandonnée. Pour bien le signifier, une citation s'impose, celle des toutes premières lignes de l'article de Claisse (mon support est le livre publié en 2012) : "Parmi les commentateurs du poème, bien peu se sont demandé si l'hypothèse d'une ivresse communiquée par un quelconque stupéfiant (ou alcool) était "absolument nécessaire pour comprendre Matinée d'ivresse". La formule entre guillemets vient de Pierre Brunel qui ne l'employait qu'au seul sujet du haschich, Claisse l'étend à tout type de stupéfiant ou alcool. Cecil Arthur Hackett fut pratiquement seul à rejeter l'idée d'une "inspiration dans les paradis artificiels" et Fongaro a quant à lui "considéré la drogue comme un faux-semblant". Voilà ce que rappelle rapidement en première note de bas de page Claisse. Après, l'article de Claisse pose quelques problèmes, il fait des rapprochements intéressants avec l'ensemble de l'oeuvre de Rimbaud, notamment les "poisons" des lettres de mai 1871, mais Claisse plaque sur sa lecture le concept de "tragisme". Le "poison" sera le "tragique de l'existence" en gros, cela revient une quarantaine de fois et ça ronfle comme un conditionnement anormal pour le lecteur. Dans le même ordre d'idées, à propos de la formule "cette promesse faite à notre âme et à notre corps créés", si Claisse relève avec raison l'allusion au modèle chrétien, il part à deux, sinon à trois, quatre reprises sur l'idée que cette formule critique le dualisme, ce qui n'a aucun sens. La formule de Rimbaud est dualiste tout comme le modèle qu'elle imite, et le poème ne dit pas qu'il faut éviter dissocier l'âme et le corps du tout. On a une formule dualiste sur l'union de l'âme et du corps, il n'y a aucun débat à avoir s'il faut penser la réalité corps et âme de manière dualiste ou s'il convient d'inventer un langage moniste pour rompre en visière avec cette idée de deux plans séparés qu'on conjoint difficilement. Du coup, on a de pénibles digressions qui n'ont rien à avoir avec ce que dit Rimbaud dans l'étude de Claisse. Il y a aussi une analyse rythmique qui ne veut rien dire des premières paroles du poème : "Une oralité maximale réalise l'unité de cette dualité du 'Bien' et du 'Beau' en incluant la symétrie rhétorique (les deux groupes exclamatifs initiaux) dans le continu d'un contre-accent enjambant la pause syntaxique : O mon Bien ! O mon Beau ! 123 456 -u-n-u-" C'est du charabia pour ne rien dire, où ressort l'idée d'une sorte de hiatus accentuel d'une exclamation à l'autre "... Bien ! O..." Je ne vois pas bien l'intérêt. Voici enfin une phrase qui peut donner l'impression, mais fausse, que Claisse accueille encore l'idée d'une référence au haschich, sauf qu'il s'agit d'une citation de Pierre Brunel : "Mais il est vrai que les rapprochements possibles avec [Gautier] et [Baudelaire] sont trop nombreux pour qu'on puisse les négliger". Toutefois, l'expression "les rapprochements possibles" ne veut pas dire que l'idée de sources est avérée. Brunel ne prétend qu'enquêter à ce sujet à cause de nombreux indices. Pour sa part, un peu avant, Claisse a écrit que le projet de lecture qu'il prête au poème "exclut toute référence aux stupéfiants". Et en réponse à la citation qu'il fait de Brunel, Claisse montre ensuite que l'idée de "sacré" est bien distincte entre Baudelaire qui la met dans l'idée d'harmonie de l'expérience, quand Rimbaud la met dans son rapport à l'horreur du monde d'ici. Claisse dit à la fin de son article que les "Assassins" du Poème du Haschich et du Club des Hachischins [Nota bene : Gautier et Baudelaire inversent la position du "s" devant l'un des "ch" l'un par rapport à l'autre] n'ont avec les "Assassins" du poème de Rimbaud "qu'un lointain rapport étymologique". Autrement dit, Rimbaud emploie un mot que Baudelaire et Gautier emploient, mais le texte de Rimbaud n'a rien à voir avec les deux précédents. C'est ce que dit Claisse en toutes lettres, mais son expression "qu'un lointain rapport étymologique" peut induire en erreur le lecteur et laisser entendre qu'il consent à exploiter la lecture supposée étymologique "haschichine" dans le cas de "Matinée d'ivresse", ce qui n'est pas le cas du tout. C'est une fin de non-recevoir.
Le commentaire de Bardel dans la forme remaniée qui nous est parvenue est très largement tributaire de cette étude de Claisse et il n'était donc pas inutile de montrer l'abîme qu'il y a entre la position de Claisse et celle de Bardel. Ce dernier, d'une façon qui lui est classique, a pris en considération les critiques corrosives de Claisse sur l'interprétation par les "paradis artificiels" et c'est pour cela qu'à quinze ou vingt reprises dans les deux pages internet consacrées à parler de "Matinée d'ivresse" Bardel n'a de cesse de réduire l'idée d'une lecture selon l'expérience de hachisch à un quelque chose de dérisoire. J'ignore si Bardel a compris que Claisse rejetait complètement l'idée d'une lecture étymologique pour le mot "Assassins", mais ce qui est marquant, c'est que Bardel joue sur les deux tableaux. Il conteste la portée de la lecture selon laquelle le poème rend compte d'une expérience de hachisch dans la foulée de l'article de Claisse, mais il ne l'exclut pas, il ne fait que la restreindre, et il l'avalise à d'autres moments.
Or, il y a une autre divergence intéressante entre l'étude de Claisse et le commentaire de Bardel. Bardel rend compte des rapprochements nombreux entre "Matinée d'ivresse" et Les Paradis artificiels, parallèles connus depuis très longtemps, je ne sais plus qui le premier a fixé tout cela, mais c'est très ancien. Et évidemment à la différence de Claisse, Bardel ne considère pas seulement que ce sont des "rapprochements possibles", mais que ce sont des sources incontestables au poème "Matinée d'ivresse". A aucun moment, Bardel ne précise sa divergence d'opinion avec Claisse sur cette question des sources avérées ou non avenues. Quelqu'un qui n'aura pas lu l'article de Claisse pourra croire que Claisse et Bardel modèrent l'importance de l'allusion au haschich, alors que l'historique est le suivant : Claisse prend position contre l'exploitation de la lecture étymologique du mot "Assassins" et contre la mobilisation des textes de Baudelaire et Gautier. Bardel, lui, prend son bien dans les thèses opposées en présence, en ignorant superbement qu'une position nouvelle dans le débat critique veut contredire explicitement la précédente position. Et dans les nombreux rapprochements, il y a bien sûr l'idée que le "rire des enfants" serait un peu à l'image de la "gaieté enfantine" qui commence par envahir celui qui consomme le haschich. Bardel s'appuie sur ce rapprochement, le légitime, alors qu'ailleurs il signale la particularité grammaticale. L'expérience finira par les rires des enfants, mais elle a commencé "sous les rires des enfants", non "par les rires des enfants". Fongaro a attiré l'attention sur cette préposition qu'il a rapprochée du poème "Le Coeur volé" et de l'expression "Sous les quolibets de la troupe". Dans son article, Claisse s'appuie sur le commentaire de Fongaro pour dire que cela exclut l'allusion à la "gaieté enfantine" de Baudelaire. Dans "Matinée d'ivresse", Les enfants se moquent du poète. Et d'ailleurs, le "rire des enfants" avec passage du pluriel "rires" au singulier va être mis en facteur commun avec "austérité des vierges", "discrétion des esclaves" et "horreur des figures et des objets d'ici". Claisse en profite même pour dire que du coup ce rire des enfants n'est pas à rapprocher du chant des enfants dans "A une Raison". Le rapprochement avec "A une Raison" n'est pas à l'ordre du jour dans le débat. Ici, il faut comprendre que la suite : "Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici" est une caractérisation de la soumission des êtres aux "honnêtetés tyranniques". Le poète veut "déporter" celles-ci, elles sont donc des "horreurs" d'ici. Et il va de soi que la "discrétion des esclaves" c'est l'acceptation honnête de leur condition, cette "austérité des vierges", c'est la même acceptation des "honnêtetés tyranniques", et, du coup, ce "rire des enfants" est forcément un signe d'aliénation qui vaut ralliement aux "honnêtetés tyranniques". Les "enfants" se moquent de celui qui échappe au carcan des "honnêtetés tyranniques". Je répète sans arrêt les mêmes mots, mais c'est dans un but pédagogique.
Commentons aussi un autre point. Le poème s'intitule "Matinée d'ivresse". Ce matin n'est pas un lendemain d'ivresse, il est le moment de l'ivresse, moment qui profite alors des connotations d'éveil du jour du nom "Matinée". Bardel affirme à plusieurs reprises qu'il est question d'un lendemain. Cela vient bien évidemment de la mention "Petite veille d'ivresse, sainte !" Il y a deux remarques à faire. Premièrement, le nom "veille" ne signifie pas nécessairement "le jour qui a précédé". On connaît tous l'expression "l'état de veille". La "veille d'ivresse", c'est le fait de ne pas dormir en étant en état d'ivresse, et cette "veille" devient souvenir. Le poème dit explicitement que la matinée se déroule sous nos yeux, mais que l'ivresse se termine. Le mot "veille" peut introduire une valeur de rupture, mais il est contradictoire de prétendre que l'ivresse était du jour antérieur et il est contradictoire de prétendre que le matin est l'heure du bilan sur l'ivresse de la veille.
Enfin, en ce qui concerne la répétition "commencer"::"finir". Bardel identifie les temps verbaux, mais pour la première occurrence "finit" il considère que le poète emploie le passé simple.
Non ! Les trois mentions "finit" sont à l'indicatif présent. Si la mention finale "voici que cela finit..." est nécessairement à l'indicatif présent, la précédente mention "cela finit" ne peut pas être au passé simple. C'est d'une logique imparable. Qui plus est, Bardel avoue être très embêté par cette étrange scansion du verbe "finir".
Je vais m'arrêter là pour ce deuxième temps de mon compte rendu. Je vais laisser mûrir un peu mes réflexions avant de passer à une troisième partie.
dimanche 27 septembre 2020
Matinée d'ivresse, compte rendu de lecture (Bardel, Claisse, Fongaro) : première partie
Parentés entre Illuminations et répétitions de mots, le dégagement rêvé de significations fortes !
Ne parvenant pas à consulter en ce moment le document de référence du site "Gallica" de la BNF au sujet des manuscrits des Illuminations, je propose pour lien la reprise des photos fac-similaires du site "Wikisource, la bibliothèque libre". Dans un précédent article tout récent, j'ai étudié le cas du poème "A une Raison". Celui-ci est un excellent exemple d'organisation du texte qui justifie l'appellation de poème en prose. Je vais étendre l'analyse à "Matinée d'ivresse". La transcription de la pièce "A une Raison" et le début de transcription de "Matinée d'ivresse" figurent sur le même feuillet manuscrit et cette suite a nécessairement été le fait du copiste, en l'occurrence Arthur Rimbaud. Le poème "A une Raison" n'est pas un texte qu'affectionnent particulièrement les rimbaldiens. C'est un écrit très dépouillé au plan du vocabulaire. Il a une mélodie, du rythme, mais il n'a pas le déploiement lexical du poème "Génie" qui permet plus d'opérations intellectuelles spontanées à la lecture. En revanche, "Matinée d'ivresse" est l'un des morceaux les plus célèbres et, même si ce n'est pas celui qui jouit du plus grand nombre de commentaires, c'est une pièce maîtresse dans la représentation que tout un chacun se fait du poète avec un horizon de controverses et de polémiques sur sa signification profonde. Etrangement, bien que les deux poèmes se succèdent sur le même feuillet manuscrit, les rimbaldiens ne se sont jamais intéressés réellement à la comparaison des deux pièces. On m'excusera d'oublier les noms, mais il y a bien eu une comparaison établie entre "A une Raison" et "Matinée d'ivresse", puisqu'il a été relevé que la mention "nouvelle harmonie" de l'un faisait écho à la mention "ancienne inharmonie" de l'autre, au moins par Antoine Raybaud il me semble, mais aucune investigation plus poussée n'a été envisagée jusqu'à présent. Ce rapprochement permet juste de supposer que la "matinée d'ivresse" est une expression de "la nouvelle harmonie", mais cet acquis critique n'est pas spécialement claironné par les annotations des œuvres. Je trouve ça étonnant de ne pas insister sur une donnée aussi essentielle. La poésie hermétique de Rimbaud ne nous invite-t-elle pas à ne surtout pas se priver de rappeler des repères aussi éloquents ?
Les deux poèmes ont une allure formelle nettement distincte. Le poème "A une Raison" est composé de cinq alinéas brefs qui feraient presque parler de versets et qui tendent à exclure en tout cas le recours au terme très prosaïque de paragraphe. Les alinéas du poème "A une Raison" tendent à avoir une même longueur. C'est très net pour les trois premiers. Le dernier alinéa est plus ramassé, avec une allure de clausule, et il tient en une ligne que ce soit sur le texte imprimé ou sur le manuscrit.
L'exception vient du quatrième alinéa qui prend une certaine ampleur. Les trois premiers alinéas ne font que deux lignes sur le manuscrit comme sur le texte imprimé (ma référence est l'édition 2009 d'André Guyaux dans la collection de La Pléiade), le dernier alinéa, nous l'avons dit, tient en une ligne. En revanche, le quatrième alinéa tient en quatre lignes manuscrites qui deviennent trois lignes imprimées dans notre édition de référence.
Dans l'idée du découpage ternaire, on peut toutefois considérer que le couple des quatrième et cinquième alinéas équivaut aux deux premiers alinéas, puisque le cinquième n'excède pas une ligne, phénomène que nous pouvons dire compensatoire. Dans l'absolu, on ne peut pas exclure non plus une conception du poème en quatre parties. Les deux premiers alinéas seraient liés au seul quatrième alinéa qui contient les reprises lexicales "commencer" et "Elève" pour "commence" du premier alinéa et "levée" du second alinéa. Le troisième alinéa perdrait son statut de pivot central, en dépite de la reprise du radical verbal "tourne" qui le caractérise. Ceci dit, la clausule "qui t'en iras partout" du cinquième alinéa est aussi une reprise de l'expression "leur en-marche" du second alinéa, tout comme l'expression "ces enfants" du quatrième alinéa est une reprise de la mention "nouveaux hommes" du second alinéa. Je reste donc nettement attaché à l'idée plus élégante d'une partition ternaire du poème.
En revanche, j'ai pu constater une divergence dans les transcriptions qui ont été faites de ce poème. Dans les éditions courantes et dans toutes les publications universitaires, critiques, etc., la reprise phrastique : "Ta tête se détourne... Ta tête se retourne..." est clairement entendue comme prise dans un seul alinéa, alors que sur deux sites internet au moins je constate une présentation erronée en deux alinéas. C'est le cas du site mag4.net et du site Arthur Rimbaud le poète.
Lien pour consulter la transcription en version française originale sur le site Mag4.net
Lien pour consulter la transcription d'une traduction anglaise sur le site Mag4.net
Lien pour consulter la transcription offerte par Alain Bardel sur son site
Ma consultation a lieu le dimanche 27/09/2020 à 16h09.
Je transcris le modèle français qui est livré pour le passage qui m'intéresse :
Ta tête se détourne : le nouvel amour !Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
Cette présentation est erronée et elle est surtout très gênante dans le cas du site Alain bardel qui prétend étudier par le menu le détail des manuscrits des Illuminations.
Voici maintenant un lien pour consulter une photo de l'unique manuscrit connu du poème, c'est-à-dire la source ultime de toutes les éditions du texte, le modèle de référence pour son établissement définitif. Consultez ce document. Vous allez constater deux faits intéressants en ce qui concerne les retours à la ligne. Premièrement, en ce qui concerne l'alinéa mal transcrit sur le site d'Alain Bardel, nous constatons que les deux phrases quasi identiques, si elles sont bien sur deux lignes distinctes, sont enchaînées dans un même alinéa, puisque la seconde phrase ne profite pas de l'émargement. La conclusion est sans appel ! Deuxièmement, nous constatons un phénomène curieux que j'oserai qualifier de révélateur psychologiquement. Dans le cas du poème "A une Raison", abstraction faite du titre qui peut avoir été ajouté après coup, Rimbaud a lancé la transcription du poème par un très faible émargement en début de premier alinéa. Il suffit de comparer avec le début de la transcription suivante du poème "Matinée d'ivresse". En revanche, en cours de mise au propre, le poète a opté à partir du second alinéa pour un émargement plus prononcé qui accentue nettement le caractère "poétique" de la mise en page, et cela vaut également pour le quatrième alinéa. Dans le cas de "Matinée d'ivresse", à première vue, sur la partie manuscrite transcrite sur le même feuillet que "A une Raison", le texte ne jouit d'aucun travail d'aération dans la mise en page. Le texte apparaît comme un ensemble massif où l'attaque initiale d'alinéa est à peine mise en relief. Toutefois, cette impression est démentie par la consultation de la suite de la transcription où les trois attaques d'alinéa jouissent d'un retrait plus prononcé. Rimbaud aurait simplement une tendance quelque peu involontaire à n'accentuer l'émargement qu'entre deux alinéas, mais il attaquerait ses transcriptions sans y attacher la même importance. Or, il y a un phénomène étonnant à constater dans le cas de la transcription de "Phrases" à la suite de "Matinée d'ivresse", puisque nous retrouvons exactement le même cas de figure. Le poète attaque sa transcription sans marge, mais ensuite il y prête attention. Rappelons que dans le cas de "Phrases" des traits ondulants séparent en trois la composition d'ensemble, mais la première partie contient trois alinéas, la second deux seulement et la troisième un seul. Toute la difficulté est de déterminer s'il s'agit de trois poèmes autonomes sous un seul titre ou s'il s'agit d'un seul poème avec, en plus de la présentation en alinéas, des séparations. On peut en particulier se demander si les traits ondulants doivent être adoptés sur le texte imprimé ou si ces traits ondulants ne sont pas plutôt un moyen sur le manuscrit d'indiquer qu'il y a un blanc à installer pour bien séparer le poème en trois parties. Mais nous ne nous interrogerons pas sur "Phrases" dans cette étude du jour, ce sera pour une autre fois. Ces traits ondulés ne semblent avoir aucune signification typographique admise, puisqu'Alain Bardel les reproduit, André Guyaux les transforme de courts traits droits centrés et continus et le site Mag4.net leur préfère des traits droits en pointillé. D'autres problèmes sont liés à la transcription de "Phrases", puisqu'il est question de considérer qu'un autre feuillet manuscrit en est la suite immédiate. Dans ses annotations en ce qui concerne "Phrases", André Guyaux utilise le terme de "fragments" qu'il assimile aux huit pièces du puzzle en débat. Toutefois, l'appellation "fragments" est indue, imprudente et masque une partie des possibilités qui s'offrent à la réflexion. Quand Rimbaud a parlé de "fraguemants" en prose, il l'a fait par référence à ce qu'a pu écrire Baudelaire pour introduire ses propres petits poèmes en prose et il l'a fait pour désigner des textes qui pouvaient être aussi bien de lui que de Verlaine, ce qui, au passage, interdit d'associer la notion à l'esthétique particulière des Illuminations de Rimbaud. Enfin, la notion "fragment", même si elle a un degré de pertinence, ce que nous n'étudierons pas ici, s'applique en principe à un poème. Or, ici, en appliquant le mot "fragment" à huit extraits en prose, Guyaux évacue le problème de délimitation poème par poème et réduit le questionnement à l'étendue de regroupement des transcriptions sous un même titre. Aucun rimbaldien, ni Murat, ni un autre, ne semble correctement poser le problème. Le titre "Phrases" est-il celui d'un unique poème ? Est-il un titre réunissant huit poèmes distincts ? Réunit-il un long poème et cinq poèmes brefs ? Personnellement, j'ai toujours considéré que cinq poèmes autonomes avaient été indûment assimilé à une suite de transcription du texte "Phrases", et ma question est la suivante : "Phrases" est-il composé d'un seul poème ou de trois ? J'ai tendance à penser que c'est un seul poème et qu'il serait plus pertinent de considérer que les traits ondulés ne témoignent que de la nécessité de placer des blancs entre ses trois parties constitutives. Je ne prétends pas avoir la réponse, il conviendrait d'étudier plus attentivement les habitudes en ce qui concerne les passages de textes manuscrits aux documents imprimés au dix-neuvième siècle, phénomène qui ne se réduirait pas aux seuls œuvres littéraires, car cela peut concerner tout type d'écrits. Le point commun entre les alinéas de "A une Raison", "Matinée d'ivresse" et "Phrases" ne vaut pas preuve, mais c'est plutôt un indice qui tend à me donner raison. Fin de la parenthèse.
Lien pour consulter la copie autographe de "A une Raison" et du début de "Matinée d'ivresse"
Lien pour consulter la fin de transcription de "Matinée d'ivresse" et celle de "Phrases"
Dans le cas du poème "A une Raison", les répétitions de mots ne permettent pas seulement de constater une mise en forme d'ensemble. Nous avons aussi remarqué que les reprises obligent le lecteur à opérer certaines inférences. Le poète parle d'une "nouvelle harmonie" qui commence sous l'action de la divinité, et cette divinité en agissant va abolir "nos lots", le "temps" et les "fléaux". La reprise verbale de la proposition inversée "et commence la nouvelle harmonie" à "commencer par le temps" permet clairement d'opposer une certaine idée du "temps", qui certes reste à définir, à la "nouvelle harmonie". Le "temps" sera automatiquement compris par le lecteur comme lié à tout ce qui n'est pas l'harmonie : l'usure, l'ennui, les heurts, etc. De fil en aiguille, le lecteur pourra remonter à une perception plus précise du "temps" tel qu'il est décrié par le poète. Il va de soi que "Génie" et "Matinée d'ivresse", d'autres poèmes encore, vont permettre de préciser les significations profondes du poème "A une Raison". Nous constatons également dans "A une Raison", par la mise en forme, une opération de liaison entre la communauté qui aspire à l'avènement de cette Raison et la divinité elle-même. Pour ces "nouveaux hommes" qui sont aussi des "enfants", "leur en-marche" est déjà en soi une manifestation de la divinité dont le poète dit en la tutoyant "[tu] t'en iras partout." Cette combinaison se retrouve très clairement dans le poème "Being Beauteous" où la divinité, comme une "mère" protectrice, recouvre ses fidèles de "nouveaux corps amoureux", avec un couple d'adjectifs "nouveaux" et "amoureux" qui est clairement une désignation du "nouvel amour". Les deux poèmes sont sur des feuillets manuscrits distincts, mais il ne fait aucun doute qu'ils traitent du même sujet et qu'il est hautement pertinent de les étudier conjointement. Or, nous voici maintenant face au cas du poème "Matinée d'ivresse" qui, lui, est directement transcrit à la suite du poème "A une Raison" et qui véhicule l'expression, pour le moins peu courante : "ancienne inharmonie", qui est clairement une réécriture de l'expression "nouvelle harmonie" contenue dans "A une Raison".
Le poème "Matinée d'ivresse" contient son propre mode d'organisation par répétition de mots. Pour insister sur ce fait, il convient de citer le poème. Dans la mesure où la transcription originale suppose certaines mentions en italique, nous allons procéder à un soulignement des reprises qui nous intéressent par des choix de couleur. La logique de la citation veut aussi que nous inversions les passages en italique qui seront du coup en caractères romains.
Matinée d'ivresse
Ô mon Bien! ô mon Beau! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! Hourra pour l'oeuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie. Ô maintenant nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, - ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, - cela finit par une débandade de parfums.Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.Voici le temps des Assassins.
Ce poème est riche en périphrases obscures, mais largement exploitables à la réflexion, contrairement aux formules moins précise de "A une Raison" : "nouvelle harmonie", "nouvel amour", "le temps", "nos lots". L'écriture demeure quelque peu énigmatique, mais certaines expressions sont malgré tout chargées de significations plus précises, plus faciles à interroger : "déporter les honnêtetés tyranniques", "cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés". J'ai souligné en rouge les répétitions qui sont de l'ordre de la scansion du poème et qui, à ce titre, sont plus nettement perceptibles par l'ensemble des lecteurs. Il y a bien sûr un cas particulier dans l'avant-dernier alinéa où j'ai souligné à quatre reprises le pronom personnel "Nous" en fonction sujet. Je n'ai pas relevé les autres mentions "nous" dans le poème, qu'elles soient en fonction sujet ou pas, car pour l'aspect scansion du poème je ne retiens que le fait que ces quatre occurrences du "Nous" sont en tête de quatre propositions successives. Il est même remarquable que le poète ait préféré placé un point, plutôt que, par exemple, une virgule, devant la proposition "Nous t'affirmons, méthode !" Cela accentue plus nettement encore le procédé. Et cela donne une identité globale au troisième alinéa. On a bien un découpage en alinéas parfaitement significatif.
Or, ça ne s'arrête pas là pour ce qui est de la relation entre les scansions et le découpage en alinéas. Le premier alinéa est le seul à comporter des interjections "Ô", signes d'exaltation pour le temps présent comme l'explicite le poète lui-même : "Ô maintenant..." Dans le premier alinéa, la fanfare correspond au présent de l'énonciation. Pour le dire plus familièrement, le poète s'exalte d'un événement qui a lieu au moment où il parle. Dans le second alinéa, il est question d'un souvenir. Dans le troisième, nous avons droit à une réécriture du titre "Matinée d'ivresse" en "Petite veille d'ivresse", mais le mot "veille" introduit l'idée d'une distance prise avec l'événement. Pourtant, le dernier alinéa fait état d'un nouveau surgissement : "Voici le temps des Assassins!" Les lecteurs sont en principe acquis à l'idée que ce "temps des Assassins" coïncide avec l'avènement revendiqué d'un "très pur amour", avec le "Bien" et le "Beau" considérés comme personnels, propres au poète, du fait des déterminants possessifs "mon" en italique. Ce "temps des Assassins" serait celui de la "Fanfare atroce", des "tortures" dont le poète se veut digne, etc. Le débat porte alors sur la signification du mot "Assassins". Une lecture étymologique a été défendue. Le terme "Assassins" dérive de "hachischins" et désigne du coup à la fois une secte meurtrière rebelle et une société de gens consommateurs de cette drogue nommée hachisch. L'idée de lire le poème comme une expérience de consommation de drogue partait d'un principe de liaison de l'entreprise poétique de Rimbaud à un patronage baudelairien sous l'angle de ce qu'il a pu développer dans son livre des Paradis artificiels. Cela s'aggravait d'une filiation anachronique entre la définition du Beau et du Bien dans ce poème de Rimbaud et la définition voulue toute aussi personnelle du Beau dans des écrits intimes de Baudelaire qui pourtant ne furent publiés que bien plus tard. Il faut toutefois préciser que le reste du poème "Matinée d'ivresse" ne favorise pas d'autres rapprochements et que les liens évidents de "Matinée d'ivresse" que nous mettons ici à jour avec "A une Raison", "Being Beauteous", "Barbare", "Génie" et Une saison en enfer vont continuer de rendre douteuse cette liaison à la drogue et aux écrits de Baudelaire, qui, de prime abord, peut sembler séduisante. Il faut ajouter que le mot en italique "Assassins" n'impose pas mécaniquement une lecture étymologique. L'idée d'allusion au hachisch dans ce poème n'est plus tellement défendue aujourd'hui, cette lecture est devenue franchement minoritaire, d'autant que la réalité de la consommation du hachisch serait plus que mal reflétée par la composition de Rimbaud. Dès lors, le terme "assassins" serait un peu l'étiquette sociale anticommunarde que le poète revendiquerait par bravade.
Pourtant, si on étudie de plus près les scansions du poème, nous observons que la fanfare a cessé avant cette clausule : "Voici le temps des Assassins", ce qui ouvre la piste d'une autre interprétation, inédite dans la mesure où je suis apparemment le seul à l'avoir envisagée, selon laquelle "le temps des Assassins" s'opposerait à la "Fanfare atroce" du "très pur amour". Les lecteurs font une liaison entre les passages en italique où le poète qui dit deux fois "mon" se réclamerait d'une communauté des "Assassins". Pourtant, malgré l'utilisation du "nous", le poème établit une expérience d'un poète solitaire, puisque les accords sont au singulier : "nous serons rendu..." et non pas "nous serons rendus", "faite à notre corps et à notre âme créés" et non pas "faite à nos corps et à nos âmes créés", "le masque dont tu nous as gratifié" et non "les masques dont tu nous as gratifés", ni "le masque (collectif) dont tu nous as gratifiés". Et le manuscrit est particulièrement éloquent à cet égard. Le texte imprimé révèle un autre cas de singulier manifeste : "Ô maintenant nous si digne de ces tortures !" où l'adjectif "digne" confirme que ce "nous" ne désigne que le seul poète. Or, sur le manuscrit, le poète a eu un remords de plume, puisqu'il avait mis un "s" à "digne", avant de le biffer. Si Rimbaud a hésité, c'est que l'idée d'une communauté n'est pas exclue, celle des "nouveaux hommes" du poème "A une Raison", mais dans "Matinée d'ivresse", il n'entend parler que de sa fanfare personnelle, et surtout au tout début du poème il spécifie que cette expérience du "Bien" et du "Beau" est la sienne. Par conséquent, on ne voit pas très bien pourquoi, à la fin, le poète préciserait que ce "Bien" et ce "Beau" est finalement celui de tout un groupe de personnes. Rimbaud peut bien dire "mon Bien" ou "mon Beau" si l'expérience est collective, mais s'il ajoute les italiques il devient plus délicat d'affirmer qu'il n'est pas seul dans cette fanfare. Il insisterait sur quelque chose de personnel avant d'avouer qu'il est tributaire du groupe auquel il s'est mêlé...
Or, les scansions permettent d'établir avec certitude que la "fanfare atroce" et "le temps des Assassins" ne se recoupent point.
Une reprise traverse tout le poème en articulant le couple verbal "commencer" et "finir". Les variations des temps verbaux confirme qu'il y a une progression du récit. Le poète n'est pas qu'une longue expression exclamative, il y a un véritable petit récit en arrière-plan. Au début du poème, l'artiste est clairement pris dans l'exaltation d'un événement présent qui est la fanfare atroce, mais petit à petit celle-ci se termine et cède la place à un retour à l'ancienne inharmonie, retour annoncé dans le poème et que nous vivons, puisque la matinée d'ivresse devient un souvenir.
Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux.
La matinée d'ivresse a débuté avant le poème (indicatif passé simple "commença"), mais sa fin est à venir "cela finira". Le poème étant assez bref, à ce moment-là de notre lecture, nous pouvons penser que cette fin sera postérieur au poème, et c'est pour cela précisément que les lecteurs contaminés par l'impression que "cela finira" plus loin que le poème ne voient pas les indices explicites que cela cesse pendant le poème lui-même et s'attache à penser que la clausule "Voici le temps des Assassins" parle du présent de la "fanfare atroce" qui continuerait de s'affirmer.
Pourtant, la scansion que nous mettons à jour ne laisse pas la place au doute.
Cela commença par quelques dégoûts, et cela finit, - ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, - cela finit par une débandade de parfums.
L'indicatif passé simple est maintenu pour le verbe "commencer", mais pour le verbe "finir" nous avons cette fois un martèlement au présent de l'indicatif, occurrence "finit" à deux reprises. Une lecture au passé simple est exclue par la construction de la phrase, sans oublier dans l'incise la mention "sur-le-champ". L'expérience de la "Fanfare atroce" ne concerne que le premier alinéa de "Matinée d'ivresse".
Dans le second alinéa, l'expérience est évoquée dans une sorte de transition : "souvenir de cette veille", mais l'instant présent est encore là. Toutefois, il est bien spécifié que l'expérience est arrivée à son terme :
Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
Le verbe "commencer" est cette fois conjugué à l'imparfait, ce qui met déjà de la distance, mais nous retrouvons l'indicatif présent pour le verbe "finir" avec l'appui du tour présentatif "voici que cela finit..."
Cette reprise verbale du couple "commencer" et "finir" n'apparaît plus dans les deux derniers alinéas.
Attardons-nous sur le troisième alinéa en prenant en considération cette absence du couple "commencer" et "finir". Ce troisième alinéa est précisément celui qui nous offre, dans son attaque, une réécriture du titre du poème, mais dans la variation "Petite veille d'ivresse", nous avons confirmation que l'expérience fait partie du passé, du souvenir. En fait, ce qui lie le passé proche et exaltant de l'expérience du Beau et du Bien au présent, c'est à l'évidence la "débandade de parfums". A la fin du premier alinéa, l'incise n'était pas innocente. A défaut d'une éternité que le poète ne parvient pas à saisir, il profite d'une "débandade de parfums" qui prolonge l'expérience un certain temps lors du retour à l'ancienne inharmonie. Et c'est dans cet entre-deux particulier que le poète passe de la vague description enthousiaste à la réaffirmation de sa foi et de sa détermination à tout donner pour ce vertige qu'il a connu. C'est l'alinéa des quatre "Nous" consécutifs en tête de phrases. Les alinéas se désenflent également, parce que le poète retourne à l'ancienne inharmonie et est de plus en plus poussé en-dehors du champ poétique. Le premier alinéa est ample, car inscrit dans l'expérience exaltante. Les deuxième et troisième alinéas sont brefs, car le poète ne peut plus articuler que des bribes du message poétique. Dans tous les cas, le texte est explicite, sa fin coïncide avec le pivotement de la "fanfare atroce" à "l'ancienne inharmonie" : "cela finit" à trois reprises, "veille" à deux reprises, "souvenir". Il est clair que le poète comme il l'a annoncé est "rendu à l'ancienne inharmonie". Or, "ancienne inharmonie", ce n'est pas une expression française admise, c'est une création de poète et cela retourne l'expression "nouvelle harmonie" qui figurait dans le poème précédent. On comprend dès lors que "A une Raison" faisait la prière de l'avènement d'une "Matinée d'ivresse", et si nous lisons les deux poèmes l'un à la suite de l'autre, la prière de l'un est couronnée de succès par l'autre. Mais ce succès est éphémère, il ne dure même pas le temps d'un poème. Et c'est là qu'un rapprochement entre les deux poèmes est important, puisque le verbe "commencer" est une répétition essentielle du poème "A une Raison" et le coeur de la répétition centrale du poème "Matinée d'ivresse". Et dans "A une Raison", le verbe "commencer" permet d'opposer "la nouvelle harmonie" au "temps". Dans "Matinée d'ivresse", il est clair que ce qui a commencé est "la nouvelle harmonie", ou en tout cas sa figuration son forme d'une "fanfare", mais cette fanfare peut être chassée, se déliter "fanfare tournant", puisque l'opposition est dite en toutes lettres à une "ancienne inharmonie". Et à la toute fin de "Matinée d'ivresse", le présentatif "voici" qui contient étymologiquement le mot "ici", reprise subreptice donc de sa mention dans "objets d'ici", permet de relier l'idée de fin de la fanfare atroce à l'avènement des "Assassins" : "cela finit", "cela finit", "voici que cela finit" et "Voici le temps des Assassins." Le poème ne dit-il pas en toutes lettres que "le temps des Assassins" est celui de "l'ancienne inharmonie". Loin de se finir par un appel enthousiaste, le poème en prose, dans sa clausule, concentre les forces dans le sentiment amer d'une lutte nécessaire. Le troisième alinéa avec les prises de décisions martelées sous l'action du "Nous" en tête de quatre phrases a permis de rassembler les forces pour la lutte lors du retour au réel.
Certes, tout au long de "Matinée d'ivresse", nous avons droit à des expressions de révolte qui peuvent supposer le saccage ("déporter les honnêtetés tyranniques") et il est question de mourir ("foi au poison", "donner notre vie tout entière tous les jours"). Mais le poète revendique aussi ne pas trébucher et le poison et le sacrifice ne sont pas compatibles avec l'idée d'assassinat. L'assassin, il ne s'empoisonne, il n'offre pas sa vie, il tue les autres. On le voit : un étude formelle du poème "Matinée d'ivresse" permet de dénoncer un contresens de lecture généralisé. Bruno Claisse a publié deux articles sur "Matinée d'ivresse", l'un favorable à l'idée d'une évocation du hachisch, l'autre la réfutant pour supposer au terme "Assassins" une portée sociale subversive. En réalité, nous réfutons ici les deux lectures successivement envisagées par le critique au nom d'une correction de lecture que nous estimons avoir solidement dégagée comme objectivable. Des lectures de "Matinée d'ivresse", vous en avez dans différents ouvrages. Hiroo Yuasa avait envisagé la lecture hachischine de "Matinée d'ivresse" et "Being Beauteous", Antoine Fongaro récusait la lecture hachischine mais supposait que les "Assassins" subvertissaient l'ordre social. Pierre Brunel a proposé sa lecture du poème dans son livre Eclats de la violence à tout le moins. On peut se reporter aux annotations des éditions courantes (Pléiade, Poésie Gallimard, Folio classiques, Flammarion, Livre de poche, Garnier-Flammarion, etc., etc.) ou bien aux commentaires du poème sur des sites internet comme celui d'Alain Bardel. Il faut ajouter que la mention "assassins" revient dans le poème "Barbare" et qu'on prétend que dans les deux poèmes Rimbaud parle du groupe qui illuminait sa raison, y adhérant dans "Matinée d'ivresse", s'en détachant dans "Barbare". Il est question toute fois des "anciens assassins" dans "Barbare", ce qui coïncide avec "ancienne inharmonie" et s'oppose à "nouveaux hommes", "nouvelle harmonie". Enfin, dans l'expression "le temps des Assassins", nous rencontrons le mot "temps", ce mot qui précisément fait l'objet d'un rejet du poète dans "A une Raison" : "Change nos lots... à commencer par le temps." Rimbaud ne peut pas ignorer les implications de la lecture successive des poèmes "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" sur un plan manuscrit. Nous avons même un autre indice que la signification de la clausule de "Matinée d'ivresse" est négative sans aucune équivoque, puisqu'à la fin du premier alinéa il est question d'une éternité impossible à saisir, terme qui est le titre d'un poème en vers de mai 1872 et qui s'oppose à l'idée de temps destructeur. La "fanfare atroce" n'est qu'un succédané d'éternité si on peut dire. La pirouette du poème est de raconter le retour à un réel qui pousse à lutter pour ne point trébucher.
D'autres répétitions apparaissent dans "Matinée d'ivresse", je les ai soulignées en bleu. J'en parlerai une autre fois. Dans le prochain article, je traiterai des liens de "Matinée d'ivresse" et "A une Raison" avec "Barbare" et "Being Beauteous" et je prévois également d'indiquer les liens avec Une saison en enfer. Un autre article suivra sur les liens avec les poèmes "Génie", voire "Conte". On va travailler sur des éléments simples et difficilement contestables, puis on fera une synthèse. En même temps, nous allons bien sûr continuer de dégager les traits formels variés des poèmes des Illuminations. En privilégiant les répétitions de l'ordre de la scansion, nous avons montré comment différemment du poème "A une Raison" "Matinée d'ivresse" a les caractéristique d'un tout organisé, d'un texte qui ne peut pas s'allonger, qui n'est finalement pas un fragment que nous serions libre de prolonger par des ajouts de toute sorte. Si Rimbaud ou Verlaine pouvait dire de "A une Raison" ou "Matinée d'ivresse" qu'il s'agissait de "fraguemants en prose" c'était avec une certaine ironie. Ce qui apparaît clairement ici, c'est que si en principe la prose n'impose pas comme un sonnet une organisation intangible il n'en est pas moins possible de travailler un texte en prose de telle sorte qu'il ait une forme fixe, et évidemment cette forme va, du moins si elle est prise en considération, favoriser la compréhension du sens des énoncés.
Il n'existe pas un seul lecteur de Rimbaud, à part nous-même, pour avoir lu correctement la fin de "Matinée d'ivresse" : "Voici le temps des Assassins." C'était un slogan rimbaldien, cette clausule. Je vous laisse imaginer la révolution de cette étude en fonction de l'organisation des reprises de mots dans un texte, on voit bien que c'est loin d'être méprisable et mesquin comme approche.