Il est considéré que depuis le 4 septembre 1870 la France est une République et c'est ce qui explique qu'il y ait des rues du 4 septembre dans bien des villes de France à l'heure actuelle. Il y a bien eu une parenthèse avec le Régime de Vichy, mais le général de Gaulle a refusé de considérer cette rupture, ce qui aurait pu se concevoir, et donc par la force des choses le 4 septembre demeure la date clef d'apparition de la République en France.
Cela me permet au passage de parler d'un des grands projets que j'ai pu avoir et auquel je n'ai pu jusqu'à présent me consacrer. Je m'intéressais beaucoup aux théories de l'état.
Si vous suivez des cours dans les IEP (instituts d'études politiques) ou dans les facultés de droit, voire si vous suivez des cours à l'université des sciences humaines (en Histoire, en sociologie, etc.), vous allez avoir droit à certaines théories et définitions classiques inacceptables.
Sans aucun recul critique, on va vous parler de la définition du sociologue et économiste allemand Max Weber (1864-1920). L'état, ce serait des personnes et un territoire, mais sans aucune précision pour justifier la diversité des populations et même la fragmentation du territoire avec, par exemple, des territoires d'outre-mer, des enclaves de Kaliningrad, etc. Donc, ces premiers éléments de définition sont assez pauvres et évidents : des personnes et un territoire sans autre forme de précision. Et va s'ajouter à cela la notion wébérienne que seul l'état a le monopole de la violence physique légitime. Cette notion est enseignée avec le plus grand sérieux aux étudiants en première année de droit ou de sciences politiques. Il n'est pas mis le mot "légal" dans la définition, mais bien le mot "légitime". Weber, quand il a proposé cette notion, avait dû se promener dans la rue et constater qu'il y avait des policiers qui usaient d'une violence autorisée par les institutions. En fait, c'est une belle ânerie, car il faut nécessairement préciser ce qu'est cette légitimité, ce qui fait qu'il y a légitimité. Les bonshommes en bleu qui vous arrêtent pour contrôler votre permis de conduire, qui convoquent de force pour les interroger sur une accusation les concernant, etc., leur légitimité ne s'impose pas d'un coup de baguette magique et ils tirent leur légitimité d'institutions extérieures à eux-mêmes et c'est bien évidemment l'étude de ces institutions qui va permettre d'enquêter sur une définition possible de ce qu'est un état. Si on prend la définition de Weber, une bande de voyous dans un quartier peut se définir comme état : vous aurez un territoire dans un quartier, les gens qui vivent dans ce quartier, et puis un groupe de voyous dont le pouvoir hiérarchique supérieur des uns sur les autres est admis. Bref, la définition de Weber, elle est trop pauvre.
Un état, c'est une institution abstraite qui se construit dans le temps, et c'est sans aucun doute cette légitimité construite dans le temps qui fait la difficulté de la définition. C'est pour cela que pour une définition de l'état je suis beaucoup plus sensible à la théorie de l'institution de Maurice Hauriou, professeur à la faculté de droit toulousaine au début du vingtième siècle. Sa théorie est retombée dans l'oubli, mais donc au profit des âneries sans nom de Max Weber et de quelques autres. Ce qui est intéressant dans la théorie de l'institution de Maurice Hauriou, c'est qu'elle articule un projet à la création d'une enveloppe institutionnelle, en créant d'abord un ordre (mot qui peut ne pas plaire aux oreilles d'un communard en 1871, vu que leurs ennemis se disaient le parti de l'Ordre), puis en cherchant à améliorer les conditions de liberté pour tous. Nous avons une enveloppe, une forme, au service d'un projet, donc une histoire des formes institutionnelles qui fait sens, et nous avons aussi au-delà du plan pragmatique selon lequel il faut un ordre avant de pouvoir prétendre favoriser la liberté de chacun une idée de progrès qui se met en place. Car, évidemment, cette théorie de l'état va permettre de penser le passage de l'état de fait à l'état de droit. Le fait qu'il y ait un projet qui ait vocation à améliorer les libertés de tous, cela crée une dynamique de progrès et permet notamment d'envisager la régression dans le projet, la régression dans les libertés comme une perte de l'état de droit pour un retour à un état de fait. La théorie de l'institution avec la forme évolutive du projet et de l'enveloppe permet aussi de se poser la question de l'acceptation par la population de l'état de droit. Pendant la Révolution française, on a un affrontement entre les gens qui soutiennent la monarchie absolue et ceux qui veulent soit une monarchie retoquée, soit carrément une République, mais la France ne disparaît pas pour autant. Il y a la pression du territoire sur lequel ces gens s'affrontent, mais tous ces gens sont aussi pris dans le mouvement qui vient du passé. Ils acceptent tous qu'ils sont français sans se poser de questions, même si les institutions politiques sont en crise et que les gens s'affrontent on ne peut plus violemment. Lorsqu'il y a un changement brutal, on peut parler d'un état de fait, mais ce qui fait que ça va devenir un état de droit c'est qu'en perdurant dans le temps le système se maintient comme viable et finit par être accepté tacitement, passivement, inconsciemment par les gens. C'est plutôt ces mécanismes-là qui font qu'un état, qu'une légitimité existent. Et l'état, ce n'est ni un système de contrainte mystiquement légitime, ni un service public, c'est une puissance construite par le temps avec un projet qui fait évoluer ses formes. Le régime de Vichy fut en réalité un état de fait, avec une régression, et il y a eu coup d'état pour la prise du pouvoir, contrairement à ce qu'on entend parfois, ce qui veut dire aussi que le consentement n'y était pas. Mais, après la Seconde Guerre Mondiale, on a décidé de ne pas l'interpréter comme une rupture du régime.
Il y a d'autres choses étonnantes qui sont enseignées comme les clés de voûte de la pensée dans le domaine du droit et de la science politique.
Au début du vingtième siècle, le juriste autrichien Hans Kelsen a établi une théorie pour les gens paresseux qui n'aiment pas réfléchir et qui veulent un cadre formel strict auquel se conformer. C'est la pyramide des normes ou hiérarchie des normes. En effet, le droit est produit par des institutions variées et il peut y avoir des conflits entre les textes. Hans Kelsen nous fait du positivisme juridique. Il hiérarchise les institutions, et c'est cette hiérarchie qui va conclure les conflits. C'est une théorie qui nie l'être humain et qui est en réalité complètement fasciste. Et pourtant, c'est ce qu'on continue d'enseigner avec le plus grand sérieux. C'est une théorie qui nie la résistance humaine à l'oppression, puisque avec ce positivisme ce qui existe c'est votre personnalité juridique, vous-même vous n'existez pas. En droit, vous n'êtes qu'une réalité abstraite normée qui doit obéir à une hiérarchie de normes. Si l'état vous opprime et que rien n'est prévu pour vous protéger, positivement vous ne pouvez pas vous rebeller. Je trouve ça hallucinant qu'on enseigne des âneries pareilles. A notre époque, il existe évidemment le problème de conflit entre les états et l'Union européenne. Vous prenez Kelsen, le débat n'existe pas. Le droit de l'Union européenne est supérieur au droit français. Point barre. C'est ça, Kelsen, et c'est de cela qu'on convainc tous les étudiants en fac de droit, en IEP et dans toutes les écoles qui forment les futurs dirigeants politiques du pays. Si le chef d'état, c'est Adolf ou Joseph, Kelsen les légitime, et vous êtes dans la merde. Faut peut-être le savoir, parce que cette théorie est inquiétante et illogique, et elle nie le principe de résistance à l'oppression. Elle nie aussi les difficultés du réel pour un truc procédurier facile kafkaïen. Moi, je trouve ça absolument terrifiant. C'est du Javert. La loi, c'est la loi ! Il n'y a même pas d'esprit de la loi, il n'y a que la conformité ou non conformité à une loi plus importante, mais bien fixée par écrit à la virgule près. Quel taré, ce Kelsen, pour ne pas parler de tous ceux qui le suivent ! Un lecteur des Misérables, il a envie de vomir quand on lui explique Kelsen, il est indigné, et pas seulement un lecteur de Victor Hugo, mais tout être humain avec une sensibilité, tout humaniste, tout ceux qui réfléchissent en tout cas. Et le pire de tout, c'est que les enseignants avouent que la théorie est contradictoire in fine. En effet, cette hiérarchie des normes vous invite à accepter le texte écrit des lois, moyennant une analyse de l'autorité hiérarchique des normes entre elles, mais les normes les plus hautes, d'où émane leur légitimité ? Kelsen nous fait la pirouette magique d'idées non écrites que nous ne connaissons pas, mais qui seraient l'idéal du droit. Ici, c'est une République, là une dictature, mais tout cela est légitime parce que tout cela correspond à un règlement des choses du mieux qu'il a été possible en fonction d'une idée abstraite du droit que nous ne connaissons pas, mais qui nous nourrit. Sérieux ?
La théorie de Kelsen est formaliste, mais au dernier moment il faut bien que la légitimité soit dans le domaine des idées, et voilà le genre de pirouette absurde auquel on a droit, et que les enseignants de droit avouent béatement, tout en soutenant que la théorie de Kelsen est un aboutissement. Car on l'aura compris, Kelsen, ce n'est pas un intellectuel de la trempe d'un Rousseau ou d'un Montesquieu. Voilà le genre de théorie qu'on prend au sérieux. Cela joue sur une mise en impasse du projet de découvrir un droit naturel supérieur au droit écrit. Le droit naturel, ce fut d'abord le fait de s'intéresser empiriquement aux gens ne faisant pas partie d'un état. Puis il y eut une réflexion philosophique, mais une réflexion philosophique qui dans le cadre chrétien se servit de la foi religieuse comme béquille pour penser le droit naturel et en admettre la légitimité. Dans un état laïc, la méditation sur ce que peut être le droit naturel est plus délicate. Le droit naturel a forcément à voir avec un idéal moral, mais il est impossible de déterminer une morale parfaite, et du coup il est préférable de considérer que l'évolution du droit est plutôt jugée en fonction d'une analyse rétrospective de sa capacité à devenir quintessence ou non. Voilà qui me semble important pour éviter de mettre la charrue avant les boeufs. Enfin, la théorie de Kelsen témoigne d'une ignorance problématique de l'origine non écrite du droit. Il va de soi que le droit n'a pas toujours été fixé par écrit. Les gens ont tendance à sacraliser des écrits : une constitution ou bien une déclaration des droits de l'homme, mais la légitimité de ces écrits ne vient pas d'eux-mêmes, elle vient de l'histoire non écrite des institutions. Avant le droit écrit, il y a le droit coutumier non écrit, c'est lui la base du droit, mais cela un positiviste ne peut pas le voir, ne peut ni le comprendre, ni l'envisager. Par exemple, le droit européen n'a pas (pas encore, si on veut nuancer) de légitimité coutumière comme l'a l'état français.
Voilà, c'est un domaine intellectuel où j'aurais sans doute pu beaucoup apporter.
Pour ce qui est de ma série sur Rimbaud, je ne peux pas la continuer comme je voulais. Ce que j'y perds, c'est la coïncidence idéale des chiffres des unités 1870 contre 2020, 1871 contre 2021, etc., et le fait que du coup je pouvais poursuivre jusqu'en 2023. Je reprendrai cela dans quelques années, en y gagnant la possibilité de fouiller des documents, notamment à Paris, car là le confinement ou semi-confinement met tout par terre. Je ne peux guère me déplacer. Peut-être que j'aurai plus de public dans 10 ans si je reprend au chiffre rond de 2030. Ou bien je ferai ce projet sans tenir compte de ce principe, par exemple 1870 pour 2021, et ainsi de suite. Je n'en sais rien.
Ceci dit, je vais dès que je me sentirai capable de le faire proposer (à défaut de l'étude quasi jour par jour que j'avais prévue) des articles de synthèse sur les événements de 1870. Je n'exclus pas d'appliquer mon principe l'année prochaine à la Commune avec la correspondance 1871-2021.
Aujourd'hui, je trouvais amusant de parler de cette date du 4 septembre 1870 qui n'est pas du tout commémorée en France, sachant que pour Rimbaud cette date fut importante quand elle eut lieu, mais devint ensuite une date problématique, puisque celle du gouvernement de défense nationale qui prenait une direction que récusaient les sensibilités qui allaient bientôt se réclamer de la Commune...
Ce sera tout pour cette fois.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe profite de cet espace pour relayer mes découvertes.
Dans Choix de ballades et poésies (1840) Nerval traduit un texte de Goethe, Les Mystères, où l’on retrouve des possibles intertextes d’Aube. Il me suffit de les relever, je n’ai pas le temps de l’analyse.
« A chaque pas, des fleurs brillantes, penchant la tête sous la rosée, venaient réjouir mes regards; le jour nouveau s’emparait d’un monde avec transport, et tout se ranimait pour ranimer mon âme ».
« Le soleil sembla percer la nue [...] victorieux, autour des bois et des collines. »
« Ne t’ai-je pas vu répandre bien des larmes d’amour, lorsque, tout enfant encore, tu me poursuivais avec tant de zèle ? »
« Oui, m’écrirai-je tombant de joie à ses pieds »
« Pourquoi donc aurais-je frayé des sentiers nouveaux ? »
« Et son voile transparent s’y déroulait en mille plis »
Etc. C’est un simple relevé mais il me paraît grossier que personne n’ait encore fait un tel rapprochement...
Il en est de même pour Aurélia de Nerval :
« La blancheur qui m’étonnait provenait peut-être d’un éclat particulier, d’un jeu de lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme » certes cet extrait n’est pas très convaincant mais plutôt celui-là et le dernier:
« Après la visite du convive de pierre, je m’étais rassis au festin »
« J’ai manqué le moment suprême où le pardon m’était possible encore. Du haut du ciel, elle pouvait prier pour moi l’Epoux divin... ». Comme Aurélia est restée inachevée et publiée relativement chaotique ment dans une revue (les Deux Mondes je crois mais pas sûr).La question est de savoir si Rimbaud a pu avoir accès à cette œuvre...
Cordialement.
Le premier texte mentionné, c'est intéressant. Merci. Pour les citations liées à Aurélia, comme ça à brûle-pourpoint, elles ne me parlent pas. Je vais m'y pencher.
SupprimerPour les éventuelles sources dans Aurélia ça ne concerne bien entendu pas Aube mais plutôt la Saison...
SupprimerJ'avais compris, mais je ne suis convaincu par aucun des trois, comme ça spontanément.
SupprimerEn effet, c’est sans doute un peu gros. Ce qui m’avait interpellé c’est la mention « Époux divin » et la première phrase de la troisième citation qui pourrait être rapprochée avec la prose liminaire...
RépondreSupprimerMais il m’étonnerait que Rimbaud ait eu accès au texte...
quant à la traduction de Goethe, c’est une autre affaire...
BAV