mercredi 24 juin 2020

Petites précisions sur Une saison en enfer, sa prose liminaire et la Beauté

Dans mon précédent article, j'ai précisé ma lecture de la prose liminaire pour les derniers alinéas, ceux qui font débat. Et, du coup, j'ai pu dire que toutes les difficultés de compréhension étaient levées après ma mise au point.
En réalité, j'ai oublié de parler d'un point important. Pour le second alinéa, plusieurs rimbaldiens, dont Mario Richter, Christian Moncel (autre pseudonyme : Alain Dumaine), Michel Murat, etc., pensent que la Beauté renvoie à Baudelaire, auteur de deux poèmes partiellement contradictoires sur cette notion "La Beauté" et "Hymne à la Beauté", sauf que, dans le recueil des Fleurs du Mal, les deux Beautés envisagées par Baudelaire ne sont pas du côté de Dieu et des valeurs établies. La Beauté que cible Rimbaud, c'est celle de l'équation platonicienne reprise par le christianisme du Beau qui équivaut au Vrai et au Bon, c'est ce qui explique les variations entre "bonté" et "beauté" des brouillons d'Une saison en enfer au livre imprimé que nous connaissons. Je pense bien évidemment à la clausule de "Alchimie du verbe" : "Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté."
Pour ce qui concerne la prose liminaire, identifier la "beauté" à l'une ou l'autre des figures troubles de Baudelaire est un contresens. Mais je vais bien sûr réagir ensuite pour ce qui concerne la clausule de "Alchimie du verbe" où, après moi, Michel Murat, Adrien Cavallaro, et maintenant Alain Bardel qui les cite, s'ingénient à faire des comparaisons avec le brouillon comme je l'ai fait, mais pour dire tout autre chose. Je vais revenir sur ce petit problème.
J'en profite au passage pour signaler à l'attention qu'en 2018 j'ai ouvert un blog parallèle à celui-ci pour y rassembler mes écrits sur Une saison en enfer. Je vais le reprendre, mais il y a déjà de quoi lire.

Cliquer ici pour consulter ce blog

Je vais moi-même prendre le temps de relire ce que j'y ai publié.
Maintenant, je voudrais aussi indiquer que mon prochain article ne portera pas uniquement sur la notion de "beauté". Je vais m'intéresser aux occurrences des mots "charité" et "amour", ainsi qu'aux occurrences du mot "vie" au singulier ou au pluriel, je vais me pencher sur le rapport à la mort, sur le fait d'avoir l'esprit endormi, et j'ai plein d'autres idées encore que je vais développer.
Par exemple, je comparerai l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" avec l'alinéa de "Mauvais sang" : "De profundis domine, suis-je bête !" Je comparerai aussi : "Le malheur a été mon dieu !" et "L'ennui n'est plus mon amour!"
Je vais m'intéresser aussi à ces idées de faire se rencontrer le trésor richesse et la boue, le trésor et le cœur, etc. Je vais faire entrer en résonance la faim de bonté de la Vierge folle avec les poèmes de la faim et de la soif de 72 de Rimbaud dont quelques-uns sont cités dans Une saison en enfer.
Je vais m'intéresser aux rapprochements avec des poèmes en prose des Illuminations, telles que "Vies", "Génie" et "Conte".
Pour "Vierge folle", il paraît qu'il est indéniable que c'est une transposition biographique de Verlaine qui exclut que le poète puisse parler à son âme. J'interrogerai cela.
Pour le passage : "Dieu fait ma force, et je loue Dieu[,]" je démentirai l'analyse de Cavallaro citée par Bardel qui l'interprète comme un octosyllabe.
Pour la citation de Lefrère au sujet de la prose liminaire, citation qui mobilise le séjour chez madame Pincemaille, rappelons que sur son blog Jacques Bienvenu a montré que le tableau de Jef Rosman était un faux et il a rappelé que les chercheurs rimbaldiens avaient constaté que madame Pincemaille n'avait habité rue des Bouchers que quinze à vingt ans après l'incident rimbaldien de Bruxelles.
Je vais aussi tenter de résoudre les difficultés de la section "Nuit de l'enfer". Mais, précisons au moins qu'à la fin de "Nuit de l'enfer" le poète reproche bien à Satan de vouloir le dissoudre et pour ne pas mourir le poète réclame paradoxalement une "goutte de feu", un "coup de fourche".
Pour le passage de "Mauvais sang" avec les deux amours, il y a une petite ambiguïté. On peut considérer que le poète parle de l'amour divin et de l'amour terrestre puisqu'il les dissocie, mais en réalité les deux amours sont dans la définition unique de la charité "amour de Dieu et amour des prochains par amour de Dieu". Or, cette dissociation qu'opère Rimbaud ne se fait pas au profit de l'amour terrestre contre l'amour divin. Du coup, il faut voir si c'est réellement pertinent de considérer que Rimbaud prend soin de distinguer les deux notions, il semble plutôt attaquer la notion de charité sous ses deux aspects.
Je relève aussi la phrase : "les climats perdus me tanneront" qui fait écho à la rime "tanna" deux fois reprises à Gautier dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs et Les Mains de Jeanne-Marie.
J'ai été critiqué par Murat dans son livre L'Art de Rimbaud au sujet de l'arrière-plan biographique que j'ai envisagé pour le récit de "Alchimie du verbe", récit biographique ostentatoire pourtant avec une succession chronologique, etc. En fait, je ne pense pas me tromper. Les poèmes en vers de 1872 sont contre les règles, ont souvent un côté idiot ou désordonné fait exprès, et au lieu d'être des contre-argumentations partiellement lisibles comme des poèmes antérieurs ("Paris se repeuple", "Le Bateau ivre", "Les Mains de Jeanne-Marie", etc.), ils sont une exploration des impasses de la poésie primesautière dans laquelle les vainqueurs de la Commune et les mainteneurs d'un bon ordre pour une littérature saine ont voulu le maintenir. Ces vers de 1872 font souvent la satire de ce côté primesautier, mais ils supposent aussi une réflexion sur la soif et la faim en tant que désirs de vie. Comme par hasard, la "Vierge folle" a faim de la bonté qu'elle trouve dans l'Epoux infernal, comme par hasard les fêtes de la patience sont des adieux au monde que le poète qui ne veut plus mourir finit par dénoncer comme ses propres impasses. Je ne vois pas très bien pourquoi on me reproche cette lecture simili-biographique, car je ne dis pas que le texte est biographique exactement. Quant à la boue, on pense à l'alchimie et dans Une saison en enfer nous avons le croisement avec le thème du trésor; Dans "Mauvais sang", la boue devient comme un trésor et les richesses flambent. Dans "Mémoire", nous avons le dépit du poète avec l'interrogation finale "à quelle boue ?" Savez-vous que, dans un texte certes bien ultérieur, son Histoire de la Commune, Lissagaray parle de la boue qu'est ce monde après la répression de la Commune, le même Lissagaray qui dans le même livre parle de la Commune comme d'une grande marée, etc., le même Lissagaray qui montre encore une fois que Rimbaud a une conception du magistère du poète en lien étroit avec Hugo, puisque si Louise Michel a déjà une veine hugolienne abondante dans ses poésies, il se trouve que Lissagaray était un correspondant du journal Le Rappel, organe hugolien, et on pense au passage à Camille Pelletan le zutiste, qui écrivait aussi dans Le Rappel, et quand à la fin de l'année 1871 Lissagaray publie un écrit sur la Commune, les "huit journées sur les barricades" (je vous laisse retrouver le titre, je ne l'ai plus en tête), c'est avec sur la première page une épigraphe d'un vers de Victor Hugo.
Vous allez me répliquer que l'emploi du mot "boue" dans un ouvrage paru en 1896, éventuellement dans la version initiale de 1876, c'est postérieur aux poésies écrites par Rimbaud, sauf que Rimbaud a fréquenté Lissagaray à Londres visiblement et tous les deux appréciaient les métaphores de poètes pour parler de la Commune en tant que marée. Je ne fais évidemment aucune difficulté à envisager que le mot "boue" servait à désigner bien des déceptions des communards Rimbaud ou Lissagaray dans les années qui ont suivi la répression...
Je prends les paris que je vais continuer de sortir des études impressionnantes sur les écrits de Rimbaud.

dimanche 21 juin 2020

La "charité" vertu théologale dans la prose liminaire d'Une saison en enfer (en réaction aux publications récentes du site Rimbaud d'Alain Bardel)


Récemment, Alain Bardel a mis en place sur son site rimbaldien un ensemble intitulé « En relisant Une saison en enfer ». Le fac-similé du livre mis sous presse en 1873 nous est offert accompagné de remarques en marge, puis après chaque section nous avons droit à un florilège de citations, et à la fin nous avons une page bibliographique.
Au sujet de la prose liminaire, Bardel cite des passages et les commente. Je vais mentionner deux points. Pour le « dernier couac », il martèle comme il a déjà fait par le passé l’idée de la suggestion du détail biographique. Rappelons que le livre devait être publié à la fin de l’année 1873 dans l’esprit de Rimbaud. L’allusion ne pouvait être comprise que de lui-même, de quelques proches, et il n’avait pas spécialement intérêt à ce que ce « détail » biographique s’ébruite. Néanmoins, Bardel finit aussi par identifier qu’il est question d’une « conversion in extremis » et que c’est le ressort dramatique du livre que nous avons sous les yeux. Puis, au sujet de la phrase : « Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » Bardel dit ceci : « Un retour au ‘festin ancien’ fondé sur l’exercice de la ‘charité’ (troisième vertu théologale) apparaît au sujet comme une chimère. » Et il ajoute un peu plus loin : « Le ‘dévouement’, autre nom de la ‘charité’, représente pour lui cette conception chrétienne qui fait de l’amour un devoir ; un devoir envers son prochain comme envers Dieu, par l’accomplissement duquel le croyant s’imagine acquitter son droit d’entrer au Paradis. »
Or, sur le site, nous pouvons toujours nous reporter à ses précédents commentaires du livre Une saison en enfer et en particulier une page d’analyse de la prose liminaire qui est datée de 2009. Je vais donc citer maintenant ce document plus ancien. Nous sommes le 21 juin 2020, je passe par le lien « Anthologie commentée » et je consulte à l’instant même la page intitulée « Prologue d’Une saison en enfer (avril – août 1873) » et je peux déjà en extraire un passage intéressant, une citation de la phrase « la charité est cette clef » flanquée d’une parenthèse de commentaire « (c’est la voie du réarmement moral, une forme de conversion) ». L’expression « forme de conversion » implique que la charité n’est donc pas clairement identifiée à la vertu théologale et que toute la scène n’est pas clairement identifiée comme la proposition du salut par la conversion chrétienne. L’expression « forme de conversion » établit bien une distance. Je vais même citer plus largement l’extrait en question. Voici donc ce qu’écrit Bardel, et je le cite en respectant la ponctuation qu’il adopte, puisqu’il y a le problème de l’absence du tiret devant « Cette inspiration » et des guillemets des propos rapportés de Satan confondus avec les guillemets de citation du texte de Rimbaud :

On y trouve […] l’annonce d’une problématique, c’est-à-dire ici d’une réflexion ayant pour enjeu le choix entre deux options contradictoires :
– « j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. / La charité est cette clef (c’est la voie du réarmement moral, une forme de conversion)
– « Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » / « Tu resteras hyène, etc… » (c’est la persévérance dans la négation violente des valeurs établies.)

La seconde parenthèse qui parle de « valeurs établies » ne présuppose pas clairement un arrière-plan religieux. J’observe aussi que la phrase « Cette inspiration prouve que j’ai rêvé » est associée à la répartie de Satan, ce que je vais discuter un peu plus loin. Certes, à la fin de son commentaire, Bardel parle de l’importance de la référence chrétienne à cause du vocabulaire, mais il est visible qu’il veut conserver à ses propos d’analyste une certaine amplitude qui ne s’y limite pas. Et je vais facilement le prouver. Sur cette page, nous avons donc un lien sur lequel cliquer qui conduit à une « Lecture linéraire » datée de « (2009) ».
Au moment d’étudier l’alinéa du « dernier couac », Bardel formule l’avertissement suivant :

La deuxième partie du texte qui commence ici pose de redoutables problèmes d’interprétation. J’avertis que je vais avancer des hypothèses qui me paraissent à moi-même, parfois, assez fragiles, sans signaler – pour faire vite – les solutions alternatives envisagées par la critique. J’invite le lecteur à se reporter au panorama critique consacré à ce texte s’il veut se faire une idée du large éventail de gloses qu’il a suscité.

Et plus bas, dans son commentaire, au sujet de la « charité », il écrit encore ceci :
[Le mot « charité » est un terme] emprunté à la théologie chrétienne (l’amour porté à autrui au nom du christianisme qui est religion de l’Amour). Il éveille nécessairement des connotations religieuses. Mais il ne me paraît pas évoquer ici, comme on le dit souvent, la tentation d’un retour à la foi, d’une sorte de conversion. C’est de l’amour humain qu’il s’agit. […]

Explicitons. Bardel parle pour l’emploi de ce mot de « connotations chrétiennes ». Les connotations, c’est du côté des suggestions. Le sens du mot, c’est du côté de la dénotation. La modalisation « sorte de conversion » n’est pas très claire dans la citation ci-dessus. Bardel pouvait plus précisément écrire : « il n’est pas question ici d’une conversion ». La nuance « sorte de conversion » n’est pas à sa place. En tout cas, Bardel affirme bien que la charité est à prendre au sens laïc : « C’est de l’amour humain qu’il s’agit. »
En clair, en 2009, Bardel qui a quand même un site qui invite à lire de nombreux commentaires des écrits de Rimbaud propose ou proposait une lecture linéaire de la prose liminaire, tout en refusant de rendre compte des lectures critiques antérieures. Il développe la sienne et soutient que le sens du mot « charité » n’est pas celui de vertu théologale. Il a changé d’avis en 2020 visiblement.
Il se trouve que, en janvier 2011, j’ai publié un article de mise au point sur la prose liminaire du livre Une saison en enfer où j’ai expliqué pourquoi depuis l’année du centenaire environ les rimbaldiens avaient cessé de trouver évidente l’allusion à la vertu théologale dans la prose liminaire du livre Une saison en enfer et où j’ai montré que cela partait d’erreurs de lecture importantes et qu’une fois ces erreurs de lecture corrigées on en revenait à l’évidence du sens religieux de la notion de « charité » dans le texte de Rimbaud. Étrangement, depuis 2011, plusieurs commentaires ont été publiés au sujet du prologue d’Une saison en enfer. Il y a un article dans un numéro plus ou moins récent de la revue Rimbaud vivant. C’est aussi le cas de Michel Murat dans la partie inédite sur Une saison en enfer de son livre remanié L’Art de Rimbaud. Lors d’interventions radiophoniques, sur France Culture peut-être, car il y en a eu quelques-unes, Yann Frémy a fait également une lecture suivie du prologue, et donc c’est maintenant l’occasion de le faire à son tour pour Alain Bardel. Or, on observe à chaque fois une magnifique convergence avec la mise au point de mon article de 2011.
Pour ceux qui veulent vérifier l’historique des commentaires sur Une saison en enfer, je vais procéder à quelques rappels et vous renvoyer bien évidemment aux rubriques bibliographiques du site d’Alain Bardel.
En gros, les études de référence sur Une saison en enfer sont les suivantes.
Peu souvent cité, l’ouvrage de Margaret Davies de 1975 est paradoxalement le meilleur ouvrage sur Une saison en enfer. C’est le seul qui formule un discours proche de celui voulu par Rimbaud. Il faut d’ailleurs préciser qu’il y a deux versions. Il y a un article long publié dans une revue (en une ou deux parties, je ne sais plus), puis l’ouvrage de 1975. Je les possède, mais je ne les ai pas là sous la main. Il faut noter que dans les années 1990 et 2000, cet ouvrage est pourtant écarté de la liste fermée des écrits de référence sur Une saison en enfer. Je m’empresse également de préciser que je ne soutiens pas les lectures d’autres textes de Rimbaud par Margaret Davies et je ne soutiens pas toute sa lecture d’Une saison en enfer. Il se trouve que c’est simplement le meilleur ouvrage à consulter pour comprendre ce texte-là de Rimbaud.
Les deux ouvrages généralement reconnus comme étant de référence sur Une saison en enfer ont tous les deux été publiés en 1987. Il y a d’un côté l’édition critique de Pierre Brunel chez José Corti et de l’autre la thèse de Yoshikazu Nakaji publiée donc sous forme de livre avec son titre sur le mode de la phrase interrogative : Combat spirituel ou immense dérision ? Lui aussi a été publié chez José Corti. Ces deux ouvrages témoignent pourtant d’une compréhension du livre de Rimbaud moindre que celle affichée dans le livre de douze ans antérieur de Margaret Davies. Le livre du critique japonais Yoshikazu Nakaji fait montre d’un effort louable dans l’analyse. C’était une véritable gageure vu les obstacles culturels. Il y a des procédés de commentaire un peu datés dans cet ouvrage, mais il y avait de bons éléments. Il y a eu ensuite le livre Se dire et se taire de Danielle Bandelier en 1988. Il est parfois associé en tant qu’ouvrage de référence aux côtés des deux livres publiés en 1987 chez José Corti, mais pas souvent, et il faut dire que c’est une étude formaliste dont les enseignements profitent rarement à une meilleure compréhension du discours tenu par Rimbaud. Ce n’est pas vraiment un ouvrage critique qui favorise une meilleure compréhension du livre Une saison en enfer. Depuis, si les études rimbaldiennes sont nombreuses, le seul ouvrage portant exclusivement sur Une saison en enfer est la thèse publiée de Yann Frémy. Sa thèse peut être lue sur microfilm dans certaines universités, à Toulouse par exemple, et il en a publié plusieurs parties sous forme d’articles, dans Parade sauvage, Studi francesi, etc. Puis donc, cette thèse a été publiée sous forme de livre en 2009 aux éditions Classiques Garnier : « Te voilà, c’est la force. » Mais cette thèse n’a pas la même reconnaissance que les ouvrages de 1987 ou de Margaret Davies. C’est également un ouvrage qui défend des thèses de lecture (conviction clef de l’influence des lectures du dix-huitième siècle par Rimbaud, concept métaphysique d’énergie qui ne vient pas du texte de Rimbaud lui-même, spéculations « philosophiques » abondantes, etc.), ce qui n’en rend pas la consultation évidente et, quand on le lit, on n’a pas vraiment le sentiment d’être confronté à une analyse de détail du texte d’Une saison en enfer. La réflexion est sincère, mais les lectures proposées ne sont pas établies par le fait de montrer par le menu des articulations imparables du texte. Ce problème vaut aussi de toute manière pour une bonne partie des réflexions des ouvrages de Nakaji et Brunel. Enfin, dans l’édition révisée de son ouvrage L’Art de Rimbaud, Michel Murat a proposé une partie inédite sur Une saison en enfer. Voilà pour les ouvrages à lire. Ils ne sont pas nombreux. Il faut bien sûr y ajouter des articles, parfois des recueils d’articles, et bien sûr les annotations des éditions critiques.
Or, dans les ouvrages de Margaret Davies et de Yoshikazu Nakaji, la lecture de la prose liminaire qui est donnée est très proche de la mienne, et à chaque fois il est admis que la « charité » dont il est question dans la prose liminaire est la vertu théologale. Or, en 1987, dans son édition critique, Brunel a rendu une lecture étonnante. Il a supposé que Satan se récriait parce que le poète rejetait la « charité ». Comme le centenaire de 1991 a été l’occasion de maints événements rimbaldiens, de conférences et d’articles, un critique Jean Molino a dénoncé l’illogisme de la lecture de Pierre Brunel, en précisant qu’il était absurde que Satan reproche au poète de ne pas se laisser tenter par la charité. Et pour lever la contradiction, Molino a prétendu établir, en se vantant de son caractère évident, une lecture différente de celle de Brunel, mais une lecture qui s’éloignait aussi des lectures antérieures de Davies ou Nakaji, et c’est en établissant sa lecture que Molino a été le premier à affirmer que le mot « charité » dans la prose liminaire n’avait pas le sens de vertu théologale. Personne avant mon article de 2011 n’a récusé la lecture de Molino, même si Brunel a persisté dans sa propre lecture apparemment, et surtout il s’est diffusé dans les écrits sur Rimbaud l’idée que le mot « charité » n’avait pas son sens religieux dans ce fameux prologue.
Depuis 2011, les rimbaldiens réaffirment donc le sens religieux du mot.
Je vais donc une énième fois réexpliquer le problème de lecture de la prose liminaire, en essayant de montrer que les redoutables problèmes d’interprétation dont parle Bardel ne sont pas si insurmontables qu’il y paraît.
Je vais aussi en profiter pour préciser quelque chose au sujet du vocabulaire. Dans l’opinion courante, le langage est associé à l’idée d’un code. Parler, c’est coder avec des mots, et écouter, c’est décoder les mots d’un autre. La théorie du code a été dominante dans les interprétations philosophiques du langage jusqu’aux années 1980 et l’idée du langage comme code est inévitablement dominante dans les représentations communes en 2020. En réalité, il y a un courant nouveau venu du monde anglo-saxon qui est celui du pragmatisme avec des auteurs tels que Austin, Searle, Grice et avec des représentants français comme François Recanati, Catherine Kerbrat-Orechioni et Dan Sperber, et nous pourrions même citer Benoît de Cornulier, le rimbaldien spécialiste de versification, puisqu’il a publié un livre intitulé Effets de sens. Et tout ce courant montre qu’il n’est pas question uniquement de code, mais que le langage est lié à des contextes, aux intentions que nous prêtons à celui qui parle et à des inférences logiques que nous faisons spontanément et qui nous font envisager très rapidement le sens le plus pertinent pour une phrase, un mot, un geste, même si parfois nous nous trompons parce que nous n’avons pas les mêmes connaissances, les mêmes préoccupations en tête ou la même évaluation de la pertinence. En gros, pour défendre la lecture d’un texte, je vais vous inviter à privilégier la pression de l’inférence la plus logique. Ensuite, même si le langage ne se réduit pas à un code, les mots ou les phrases ont un sens précis. Certes, deux personnes peuvent ne pas se représenter un mot de la même façon, mais le noyau du sens restera le même. C’est les contours de l’emploi d’un mot qui varient selon les personnes, mais le noyau du mot, son sens rigoureux, n’est pas problématique. Alors, évidemment, il y a le cas particulier des mots qui, pour des raisons historiques, ont plusieurs sens. Dans ces cas-là, on va établir le sens du mot par inférence logique, par pression du contexte.
Dans le cas de la prose liminaire, nous avons une collection de mots autour du thème de la religion. Rimbaud ne connaissait pas l’expression affectée « champ lexical », mais celle-ci est devenue tellement courante dans les collèges et les lycées que nous avons perdu de vue son caractère affecté. La notion « intertexte » est également une formule affectée, mais ce n’est pas le sujet ici. Acceptons de parler de champ lexical : tout le monde comprendra. Donc, dans le titre, nous avons la mention « enfer », au singulier par opposition au pluriel du monde païen. Nous sommes d’accord qu’avant de lire la prose liminaire, nous avons lu ce titre. Puis, dans la prose liminaire, je ne vous apprends rien, nous avons une mention du mot « espérance », et précisément du mot « espérance », pas du mot « espoir ». Il y a trois grandes vertus théologales : la foi, la charité et l’espérance. Donc, dans cette prose liminaire, nous observons la présence du mot « espérance » et du mot « charité ». Nous savons qu’il y a trois vertus théologales et quatre vertus cardinales qui à elles sept sont opposables aux sept péchés capitaux. Or, les sept péchés capitaux sont partiellement égrenés dans la section suivante intitulée « Mauvais sang » : colère, luxure, paresse, et les mentions de l’orgueil ou de l’avarice ne vont pas manquer à l’appel dans la suite du récit (« Soyons avare comme la mer »). La gourmandise sera associée à une provocante tentation : « J’attends Dieu avec gourmandise ». Mais revenons à la prose liminaire. Il est question de « fléaux » qu’on appelle, d’un malheur qu’on dit « mon dieu » et un personnage qui fait entendre sa voix dans le texte n’est autre que « Satan », qui est qualifié également de « démon ». Satan mentionne lui-même les « péchés capitaux » et le poète lui répond en se définissant en tant que « damné ».
Alors, petit test d’inférence logique : le sens du mot « charité » dans cette prose liminaire, est-ce celui de la vertu théologale ou celui dérivé, mais laïc, du simple désir vertueux de faire le bien du prochain ? La réponse va de soi. Rimbaud emploie le mot au sens de vertu théologale. Et nous sommes tous d’accord que le mot a un sens dans la phrase et que cette phrase a un sens immédiat. Il n’est pas raisonnable de faire un commentaire critique de cette phrase « La charité est cette clef », en décidant que le sens du mot va résulter d’un arbitrage subtil entre tout ce que nous croyons savoir de Rimbaud ou du message du livre Une saison en enfer. Ce n’est pas parce que plus loin il va être question d’une « charité ensorcelée » au sujet de « l’Époux infernal » qu’on peut se permettre de définir un sens rimbaldien du mot « charité » dans la prose liminaire. Dans cette prose liminaire, le cadre est clairement celui de la religion. Il n’y a aucune subtilité de vocabulaire à mettre en place. Il est question de la vertu théologale. Je n’ai insisté que sur le champ lexical, c’est vrai, mais relisez le texte, et vous voyez bien qu’il n’est pas question de l’amour humain au sens large, du désir de faire du bien aux autres, indépendamment de la religion. Certes, il y a aussi l’idée d’être en harmonie avec les autres, mais rappelons que le sens religieux implique l’amour du prochain. C’est parce qu’il est question de Satan, des péchés capitaux, de damnation, de séjour en enfer, de fléaux et de rejet immédiat de la charité qu’on ne saurait douter du sens religieux du mot « charité » dans le texte.
Maintenant, passons à la lecture des derniers alinéas. Je vais les citer. Je montrerai ensuite la lecture de Brunel, puis celle de Molino, puis je rappellerai le découpage de 2009 de Bardel, et bien sûr j’exposerai ma propre lecture.

Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !
« Tu resteras hyène, etc…, » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort, avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »
Ah ! j’en ai trop pris […]

La lecture traditionnelle a toujours été jusqu’à l’étude de Molino de considérer que, dans un même alinéa, la phrase introduite par un tiret « - Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » manifeste le rejet immédiat de la phrase précédente : « La charité est cette clef ! » Il s’agit d’une récusation spontanée. Pour les articulations des alinéas entre eux, les rimbaldiens se sont moins empressés de préciser ce qu’ils en pensaient.
En 1987, dans son édition critique, Brunel maintient cette lecture pour l’alinéa : « La charité est cette clef ! – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » Mais, il introduit alors une liaison étonnante entre cet alinéa et le suivant. Satan se récrie dans la suite immédiate du texte. Fondons les deux alinéas en un seul pour mieux comprendre son approche :

La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! / « Tu resteras hyène, etc…., » se récrie le démon […]

Une inspiration propose la solution de la charité. Le poète la repousse. Satan se récrie parce que le poète repousse cette inspiration. Telle est la lecture de Brunel. Et Molino va dénoncer l’absurdité de cette thèse de lecture qui fait de Satan et non de Dieu celui qui invite à l’exercice de la charité. Au passage, Satan ne saurait encourager à l’exercice de la charité ni au sens de la vertu théologale, ni au sens laïc d’amour du prochain.
Voici maintenant la lecture de Molino. Ce dernier conserve la liaison de Brunel entre les deux dernières phrases. Pour Molino comme pour Brunel, Satan se récrie parce que le poète a rejeté quelque chose comme du rêve. La différence de lecture, c’est que Brunel continuait de remonter le texte en considérant que l’inspiration rejetée c’était la solution de la charité, lecture traditionnelle, tandis que Molino refusait la lecture traditionnelle. Pour Molino, l’inspiration de la charité comme solution prouverait que ce sont les alinéas 2 à 7 qui sont un énorme rêve de la part du poète. Le poète ne se serait révolté qu’en rêve contre la Beauté, la justice, il n’aurait appelé qu’en rêve les fléaux, n’aurait effectué qu’en rêve l’appel à la mort. Brunel considère que l'inspiration "La charité est cette clef" est satanique et que Satan soutiendrait que le poète a tort de la rejeter, constatant qu'il prend conscience qu'il a été dupé par un rêve. Molino considère, non pas que, pour Satan, le poète a eu tort de rejeter l'inspiration charitable, au contraire cela lui convient, mais que Satan ne veut pas que cette inspiration sur la charité convainque le poète que sa révolte ne fut qu'une chute dans un mauvais sommeil trompeur. J'en rendais assez mal compte dans mes articles précédents. L’étude de Molino a été publiée dans un recueil d’articles qui contient une introduction par André Guyaux qui saluait cette étude comme une mise au point historique et décisive. Et beaucoup de gens par la suite soit ont cité l’étude de Molino comme une référence, soit ils se sont alignés sur les éléments de lecture de celle-ci et dont je vais maintenant parler.
D’abord, pour justifier sa lecture, Molino a souligné des analogies qui peuvent effectivement troubler les lecteurs. Les pavots provoquent les rêves et Satan a abreuvé le poète de pavots. La révolte des premiers alinéas ne serait qu’un rêve provoqué par Satan. Mais surtout, Molino a cité les passages dans les sections suivantes du livre Une saison en enfer où le poète associe son séjour en enfer à un mauvais rêve. Le poète parle de sa chute et de son sommeil plus loin dans le livre, et Molino tient cela pour une preuve irréfutable que sa lecture est juste et que c’est avec raison qu’il peut dire que le faux souvenir à rejeter c’est tout ce récit chimérique d’une révolte contre la beauté, la justice, etc. Molino confond un plan d'analyse et croit qu'il peut tirer d'une phrase telle que celle-ci : « Je me crois en enfer, donc j’y suis[,] » l'idée que Rimbaud doit se libérer des mensonges rusés de Satan en comprenant qu'il ne fait que rêver ses actes de révolte, comme il ne fait que rêver qu'il est en enfer. Spontanément, je trouve assez farfelu de considérer que la révolte n’était qu’un rêve, puisque dès lors on ne voit pas très bien pourquoi le poète se croit damné et trouve important de refuser la mort et de changer de vie. Mais cette lecture est fausse. Les rêves dont il est question dans la suite du texte ne sont pas nécessairement à rattacher à l’expression verbale de la phrase : « Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » Or, dans cette prose liminaire, le doute sur la réalité du souvenir porte non pas sur les alinéas 2 à 7 et la révolte haineuse, mais bien sur le premier alinéa et une concorde qui correspondait à un idéal de charité :

Jadis, si je me souviens, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

Je trouve incroyable que Molino ait su convaincre massivement les rimbaldiens que le poète doutait de la réalité de sa révolte à partir d’un rapprochement avec un passage ultérieur du livre Une saison en enfer, alors que dans l’économie de lecture de la seule prose liminaire on avait avec la modalisation « si je me souviens bien » le début de déni d’une situation de vie selon l’idéal de la charité « où tous les cœurs s’ouvraient ».
Selon Molino, face à la proposition de la charité, Satan réplique au poète qu’il ne pourra rien faire et restera du côté de la hyène.
Avant que je ne développe ma lecture, rappelons à partir de la citation faite plus haut qu’en 2009 à tout le moins Bardel associait des phrases deux par deux, sans tenir compte de la subdivision en alinéas. Il associait la phrase : « j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien » à la phrase « La charité est cette clef » et il associait la phrase : « Cette inspiration prouve que j’ai rêvé » aux propos de Satan qui se récrie. Autrement dit, il voit deux phrases de tentation de la charité et deux phrases où le rejet de la charité est à l’unisson de la prise de parole par Satan. Et, sans que ce ne soit une erreur de procéder ainsi, il faut bien remarquer qu’une telle subdivision gomme ce qui pour moi est important la menace de la mort. En 2020, les propos de Bardel sont différents, il parle d’un cas de « conversion in extremis ». Les lignes ont un peu évolué.
Passons donc à ma propre lecture.

Le premier alinéa a évoqué un passé incertain, un prétendu souvenir d’une vie fondée sur l’exercice de la charité. Les alinéas 2 à 7 font le récit de la rupture et révolte du poète. L’alinéa 8 nous dit clairement que, précisément à cause de son abandon à la révolte haineuse, le poète a vu la mort de près et qu’il n’en a pas voulu.

Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit !

Le poète refuse la mort et songe même à rentrer dans le rang. Ma lecture ne va pas supposer que dans les alinéas qui suivent le poète envisage deux options contradictoires. On voit aussi que j’ai dissocié l’alinéa du « j’ai songé » de la phrase « La charité est cette clef ! » Non, le récit, c’est que comme le poète refuse la mort et envisage un retour à la vie de jadis, Dieu et Satan sont tous les deux prêts à influencer la décision du poète. Le récit, c’est que Dieu et Satan se disputent notre poète. Evidemment, Dieu qui intervient pour un poète athée comme Rimbaud, c’est la pression sociale de l’atmosphère de religion du monde dans lequel il vit, et Satan c’est l’envers de cette pression sociale, mais un envers tout aussi factice, car construit en miroir du modèle divin, mais n’anticipons pas outre mesure.
Donc, Dieu prend la parole en premier. Satan n’est pas de taille contre Dieu dans nos traditions culturelles. Il faut d’abord qu’il y ait une faille dans la relation de l’homme à Dieu. La voix de Dieu se manifeste donc dans la bouche même du poète. Mais le poète va rejeter aussitôt l’idée en considérant cela comme une sottise.

La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !

Le poète ne précise pas l’inspiration, il aurait pu dire « inspiration divine », mais cela serait déférent. Il se contente de dire avec désinvolture « Cette inspiration ». Il la désacralise. Et surtout, il procède par une pirouette. Normalement, Dieu, si on lui prête une naïveté humaine, doit se dire : « Quelle aubaine ! Il regrette le festin ancien, c’est l’occasion de le ramener à la charité, il suffit de lui dire que la charité c’est le moyen d’avoir cette récompense. » Seulement, le poète réplique que cette idée de clef est tellement sotte que cela suffit à lui faire comprendre que ce festin ancien n’était qu’un rêve. Il croyait s’en souvenir de ce lointain passé. C’est le discours de la religion et du catéchisme : on nous fait croire à notre origine divine à laquelle il faut retourner. Mais Rimbaud a toujours le pli amer de son expérience du second alinéa avec la Beauté, pli amer qui va de pair avec la révolte contre la justice, etc. Si la charité est présentée comme la clef d’une vie antérieure, c’est qu’on nous ment en nous faisant croire à cette vie antérieure, c’est ça que dit le texte. Et il y a de l’ironie dans l’emploi verbal « j’ai songé » au lieu de « j’ai pensé », « j’ai voulu », « j’ai envisagé ». Donc, Dieu propose sa solution par le biais d’une inspiration qui traverse le poète, mais le rejet est immédiat.
Et maintenant, la différence radicale de ma lecture avec celles des autres rimbaldiens, c’est bien cette idée que Dieu et Satan prennent la parole chacun à leur tour, et comme l’inspiration proposait la charité pour retrouver la voie du festin et aussi ne pas connaître la mort, Satan réagit à son tour au sujet de cette peur de la mort de la part du poète. Il le dit en toutes lettres : « Gagne la mort ». Il est donc clair, net et précis que Satan se récrie parce que le poète a été effrayé à l’idée du « dernier couac ! » L’expression « Gagne la mort » est savoureuse, puisqu’il s’agit d’une formulation rusée qui retourne l’expression plus désagréable « perdre la vie ». Tu ne perds pas la vie, tu gagnes la mort. Comment se fait-il qu’aucune étude rimbaldienne ne soit en mesure d’identifier cette évidente inversion trompeuse ?
Ma lecture conserve la force de la lecture traditionnelle pour l’alinéa : « La charité est cette clef ! – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » en confirmant le sentiment spontané que nous partageons à peu près tous que la seconde phrase fait un pied-de-nez à la première, en conservant le sens de vertu théologale au mot « charité », et tout cela sans souffrir du manque de logique d’un Satan qui voudrait d’un Rimbaud séduit et trompé par la charité, vertu chrétienne, etc.
Et comme à l’inspiration divine était opposée une fin de non-recevoir, le poète fait quelque chose de similaire avec Satan. Il vient de refuser la charité, il refuse encore la mort en répliquant à Satan « Ah ! j’en ai trop pris ! »

Ma révolte me conduit à la mort. Que faire ? Retourner au festin ancien ? Comment ?
La charité est cette clef. - Peuh ! une telle inspiration prouve donc que j'ai rêvé mon souvenir de festin ancien.
"Mais, voyons, me dit Satan, tu es une hyène, tu ne changeras plus, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de la logique et mourir comme une hyène, avec tous les péchés capitaux, en appelant les fléaux, etc. ?"
Ah non ! j'en ai trop pris de ces autres rêves aussi.

Entre les lignes, on comprend que, si le poète s'est révolté, ce n'est pas pour être renvoyé à une alternative réduite entre une vie de charité ou bien une rapide mort de haine. Le poète veut vivre et pour cela il doit repenser ce que pourrait être l'amour.

Il ne renvoie sans doute pas exactement Dieu et Satan dos à dos, le poète reste un damné disciple de Satan, mais un disciple irrévérencieux qui nargue son maître, qui n’y croit plus, puisqu’il refuse la mort comme promesse, tout comme il refuse la charité comme promesse d’une vie comblée. Or, vu qu’il y a un double refus, il n’y a aucune inconséquence à envisager que d’un côté il y a les beaux rêves de la charité et de la vie de « Jadis », et de l’autre côté il y a les rêves des pavots sataniques qui prétendent qu’on « gagne la mort ».
Dans ma lecture, il ne reste aucune difficulté de compréhension au sujet de la prose liminaire, sachant que pour ce qui est des « lâchetés en retard » je ne les interprète pas comme des textes, mais bien comme des « lâchetés » au sens moral, je prends le mot dans sa signification littérale. C'est même intéressant de voir que notre poète se reconnaît comme disciple de Satan à hauteur d'une certaine lâcheté, puisque Satan voudrait qu'il fasse partie de l'élite des démons plus courageux qui marchent à la mort. Et pour l’expression « si je me souviens bien » appliquée au « festin ancien », je précise que dans « Mauvais sang » le poète se prête des souvenirs dans une histoire de France qu’il n’a pas vécue réellement, parce que les souvenirs du festin ancien et de l’histoire de France ciblent précisément le mensonge de l’éducation reçue. Rimbaud a appris à être chrétien parce qu’on lui a parlé d’une vie antérieure, autrement dit d’un rapport préétabli entre les humains et Dieu. Et, comme, en ce qui concerne l’histoire des siècles passés, on a expliqué à l’enfant poète que c’était son histoire et qu’elle était nécessairement chrétienne, il se trouve que cet enfant poète, disons Rimbaud, a vu, dans les souvenirs de cette histoire chrétienne des siècles passés, des fissures et failles, quand il a pu s’identifier au Gaulois, etc., etc. C’est aussi simple que ça, ce qu’il faut comprendre !
Maintenant, j’avoue que j’ai parfois déformé dans mes comptes rendus la lecture de Molino. Dans mes articles antérieurs, j’écris plutôt que Molino identifie l’inspiration aux alinéas 2 à 7. Ici, je pense avoir résumé plus exactement son interprétation de la prose liminaire. Mais ma lecture, elle, c’est toujours la même que j’ai soutenue. Je l’ai publiée pour la première fois en 2005. En 2009, je l’ai précisée et j’ai insisté sur les problèmes que posait la réfutation de la lecture de 87 de Brunel par Molino au moment du centenaire de Rimbaud. Sur mes blogs, je suis revenu à quelques reprises sur le sujet. Ceci est encore une nouvelle mise au point. J’espère qu’on finira par en apprécier la solidité. Pour l’instant, mon étude n’a pas été citée, même quand des lectures récentes de la prose liminaire font sensiblement écho à mes conclusions et non à celles de Richter, Frémy, Brunel, Molino, Moncel et d'autres. Je rappelle que Nakaji en 87 avait une lecture de la prose liminaire où il envisageait traditionnellement que le mot « charité » avait son sens de vertu théologale, mais que par la suite, comme il a continué de publier des articles sur Une saison en enfer il a considéré que Molino avait établi que le sens du mot « charité » n’était pas religieux. Il existe un article de Nakaji sur la « charité » dans Une saison en enfer où il réfute sa lecture de 87. Moi, je suis pour revenir clairement à l’identification du sens religieux du mot « charité » comme cela a toujours été le cas avant l’intervention de Molino. Et je ne vois pas comment on peut fermer les yeux sur un point qui soulève le problème de telles divergences dans les interprétations. On ne peut pas lire comme je le fais maintenant la prose liminaire avec la charité comme vertu théologale, puis soutenir que la charité dans Une saison en enfer ce n’est pas qu’une vertu théologale mais avant tout un concept rimbaldien personnalisé. En tout cas, si on veut soutenir cette dernière hypothèse à laquelle je ne souscris pas, il faut à tout le moins savoir qu’il y a eu une influence diffuse de l’article de Molino et donc savoir si oui ou non celui-ci n'est pas à l'origine des nouvelles fausses difficultés de lecture qui pendant vingt à trente ans ont fait louvoyer les lectures entre sens religieux et sens laïc du mot « charité ».
Rimbaud n’étant pas un philosophe, et sa poésie n’étant pas du tout une construction notionnelle progressive, même s’il y a des définitions dans « Génie », etc., je vais aussi préciser que Rimbaud ne recrée pas le sens des mots. Il utilise les mots en leur donnant les mêmes acceptions que nous. Là où Rimbaud crée du sens, c’est quand il critique les systèmes de pensée, quand il en fait la satire. Quand Rimbaud parle de « charité » qui serait « ensorcelée », le critique ne doit pas se dire que le mot « charité » n’a pas le sens de vertu théologale parce que c’est contradictoire avec le mot « ensorcelée », il doit au contraire apprécier la portée satirique, ironique d’une telle association d’idées, et c’est là qu’il va dégager les idées personnelles à Rimbaud. Dans le poème « Vies » des Illuminations, le poète se vante d'avoir « trouvé quelque chose comme la clef de l'amour ». L'écho est évident avec "La charité est cette clef", mais dans la prose liminaire c'est l'inspiration divine qui fait parler le poète et le choix de "charité" est à dessein, puisque c'est la charité en tant que telle qui est ici convoquée, et non pas l'idée d'amour que, dans d'autres passages, Rimbaud dit chercher à définir, trouver ou inventer. Dans "Vies", le sens du mot "amour" n'est pas non plus personnalisé, c'est dans la modalisation que le poète fait entendre qu'il a une idée singulière "quelque chose comme", sauf que, du coup, il ne nous en délivre pas la définition précise. C'est par sondage des critiques qu'il fait de la charité et des idées sur l'amour qu'on peut petit à petit décrire un autre profil de l'amour pensé par Rimbaud, mais le critique ne doit pas affirmer que Rimbaud met un sens personnel au mot qu'il emploie dans sa phrase. S'il donnait un sens personnel aux mots, il nous en préviendrait. Dans « Vierge folle », il est question de « réinventer l'amour ». Partant de là, la critique rimbaldienne peut spéculer sur la définition de l'amour selon Rimbaud, mais le vocabulaire n'est pas altéré. Le mot « amour » dans ces deux expressions ne peut être compris qu'en fonction de ses sens courants, parmi lesquels le sens religieux. Et ce pluriel de « Vies » dans le titre d'un poème des Illuminations, nous le rencontrons dans la phrase interrogative : « Vite ! est-il d'autres vies ? » dans Une saison en enfer. C'est bien la preuve que le poète considère que s'il ne fait que se révolter il ne résout pas la question essentielle pour lui qui est de vivre. Dans « Génie », Rimbaud définit cet amour qu'il recherche par opposition au modèle chrétien, contre la charité vertu théologale, et il fait volontairement se croiser vertu théologale et péché capital dans l'expression : "l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues". Sa conception de l'amour admet l'orgueil et même en fait un ingrédient privilégié. Ainsi, il faut le dire et le redire : la réflexion sur l'idée d'amour selon Rimbaud doit être dissociée de la reconnaissance des mots de tous les jours qu'il emploie pour en parler. Ainsi, il n’y a aucune raison de dire que le livre Une saison en enfer délivre un sens nouveau du mot « charité » qui ne serait dans aucun dictionnaire. De tels raisonnements sont insensés, je dirais même forcenés.

lundi 15 juin 2020

Et d'autres profils d'articles en préparation...

Parallèlement à mon fil rouge que je crois bien trouvé d'une chronologie rimbaldienne transposée à notre époque "Il y a 150 ans", j'ai d'autres projets d'articles. J'ai annoncé un article sur la pagination des manuscrits des Illuminations, mais je ne me sens pas pressé, elle n'est pas de Rimbaud et elle vient bien évidemment des éditeurs. Je ne vais pas me dépêcher de produire une étude scientifique serrée parce que des gens ont décidé de raisonner de façon bizarre. Je compte aussi publier un travail de mise au point sur les conséquences d'un article de Bienvenu qui montre que, finalement, Nouveau a participé à un recopiage des poèmes en prose au début de 1875 et non au printemps 1874.
J'ai aussi dans l'idée une série d'articles sur les ordonnancements des répétitions de mots dans les poèmes de Rimbaud. Ce fait n'arrive pas à retenir l'attention des rimbaldiens, ce qui est tout de même assez scandaleux, et il faut que je mette au point une série d'articles pour enfoncer les yeux des amateurs de poésie rimbaldienne jusque dans l'évidence.
Enfin, un gros article qui me tient à cœur et que je considère comme potentiellement un grand moment de critique rimbaldienne à venir, c'est une étude sur l'évolution de la poésie en vers de Rimbaud en 1872. Il ne s'agit pas d'une étude sur la versification, les rimes, etc., même si je dirai forcément quelque chose sur les fautes de versification bien entendu, mais je parlerai de l'évolution thématique et de la fameuse phrase de Verlaine qui, à mon avis, justifie pleinement un article fouillé : "Rimbaud a viré de bord". J'ai une construction dans la tête, je ne sais pas combien de temps encore va mûrir cet article, mais ce sera l'occasion de revenir sur la "boue" de "Mémoire", sur les Fêtes de la patience, sur les promesses de la "rame viride / Du pois".

samedi 13 juin 2020

Il y a 150 ans...

Rimbaud ignorait tout de son puissant devenir. Sa lettre à Banville au mois de mai témoignait de sa grande ambition naissante et il composait alors un poème en neuf quatrains d'alexandrins en tous points remarquables, "A la Musique". En ce temps-là, sa verve caustique ne l'empêchait pas encore de se penser en sergent des douceurs. Or, il y a cent cinquante ans s'entamait l'année terrible.
Victor Hugo l'a fait commencer au mois d'août, mais elle a eu son prologue avec un poème daté du 20 mai 1870 "Les 7.500.000 oui". L'année terrible débuta plus exactement en juillet 1870 avec la confrontation politique entre la France et la Prusse.
Pour nous permettre de nous replonger dans la temporalité longue des événements vécus par Rimbaud, j'ai décidé de profiter de cet écart un peu arrondi que nous avons avec cette époque historique, 150 ans. Le confinement que nous avons vécu nous permettra aussi de mesurer la patience du siège de Paris et la compromission des départs estivaux permettra peut-être à ce blog de rencontrer son public au cours des mois de juillet et août. Je lance donc désormais une rubrique intitulée "Il y a 150 ans" qui me permettra de mettre en ligne progressivement des petits dossiers respectueux de la chronologie des événements. Je ne prétends pas lancer une rubrique "Il y a 150 ans" qui couvrirait toute la vie poétique de Rimbaud, je n'ai pas traité de ses poèmes latins, de sa publication en revue des "Etrennes des orphelins", ni de sa première lettre à Banville avec l'affirmation de son credo des poètes. Ce qui m'intéresse, c'est la rencontre avec l'actualité, la manière de vivre les deux événements corrélés que furent la guerre franco-prussienne et la Commune. Cela me permettra aussi d'attirer l'attention sur certaines dates, le 9 août, le 31 octobre, etc., sur certains petits faits, sur le déroulement des combats, etc. J'ignore encore si je pourrai faire une étude très fouillée du contenu de la revue La Charge à cette époque, puisqu'il faudrait pour cela que je puisse abondamment la consulter avant le mois d'août. Je ne ferai pas quelque chose de parfait, mais cette idée d'un dossier qui suive le rythme de la vie de Rimbaud je l'ai depuis quelques années et je n'aurai pas de longtemps une date anniversaire aussi profitable que celle-ci pour m'y essayer. Ma rubrique s'intitulera donc "Il y a 150 ans", mais il y aura deux volets, le volet "Il y a 150 ans, la guerre franco-prussienne" et le volet "Il y a 150 ans, la Commune". L'expérience se prolongera au-delà du mois de mai 2021, mais plus lâchement : comme mes lecteurs auront été habitués à cette construction de dossiers dans le temps, il y aura de profitables piqûres de rappel en 2022 et 2023. Pour le volet sur la Commune, je ne sais pas encore si j'exploiterai aussi les publications jour par jour de pièces officielles et de témoignages de "journaux" tels que ceux de Catulle Mendès et Armand Silvestre (sous le pseudonyme de Ludovic Hans). J'inclurai sans doute des passages des romans de Zola ou des frères Margueritte.
Il va de soi que l'activité sur mon blog ne se limitera pas à ces dossiers et que je publierai d'autres études sur Rimbaud qui ne seront pas directement tributaires de la chronologie de l'année terrible.
Je pourrai publier des articles en fonction de dates précises que je voudrai mettre en relief et je pourrai publier aussi des articles dont la situation chronologique est plus approximative. Par exemple, j'ignore la date de composition du poème "Le Forgeron", mais un de mes premiers dossiers sera de donner des clés de compréhension pour ce poème en fonction de l'actualité. Le dossier va remonter bien sûr de quelques années pour parler des grèves et essaiera de s'intéresser à tout ce qui dans la première moitié de l'année 1870 préparait le poème de Rimbaud.
Parfois, il y aura des sujets dont je ne sais pas à l'avance ce qu'ils vont pouvoir donner que je serai tenté de traiter.

lundi 8 juin 2020

On attend la suite ! Réflexions suite à mon article sur "Les Mains de Jeanne-Marie"

L'article sur "Les Mains de Jeanne-Marie" est à l'évidence un de mes meilleurs parus sur le blog. Il révolutionne complètement la méthodologie du rimbaldisme, en montrant les insuffisances d'articles de rimbaldiens de référence tels que Steve Murphy et Yves Reboul.
Il faut quand même se représenter le coup de force majeur de cet article. Ni Yves Reboul, ni Steve Murphy n'avaient compris l'importance de la parodie de Gautier. Les rimbaldiens ont la chance que quelqu'un a identifié la source parodique du poème "Les Mains de Jeanne-Marie", il s'agit en l'occurrence du diptyque "Etude de mains" de Théophile Gautier. Mais Reboul a considéré le lien parodique comme accessoire et Murphy l'a minimisé en soutenant une thèse de l'ambivalence de Rimbaud entre l'admiration pour le poète parnassien et le rejet du Gautier politique.
Il ne faut surtout pas croire que mon article est un petit apport à la compréhension du poème. Ce qui se passe est d'une tout autre envergure. Le poème est une charge extrêmement violente contre Gautier lui-même, ce dont Reboul s'est détourné, ce que Murphy n'a pas compris. Il n'y a pas une ambivalence où le poète ferait le partage entre l'émulation de poète et la divergence d'opinion politique. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" s'attaque d'ailleurs même à l'esthétique de l'art pour l'art finalement, il s'attaque à la préciosité de la manière de Gautier, "Les Mains de Jeanne-Marie" n'ayant pas du tout la note précieuse du poème de Gautier. Rimbaud parodie Gautier et il le fait souffrir et suer. Gautier se veut un esthète élitiste. Rappelez-vous le début du roman Mademoiselle de Maupin où le personnage principal masculin déambule dans les rues de Paris en considérant qu'on ne rencontre décidément jamais l'idéal type féminin. Comprenez aussi l'importance du discrédit qui atteint Gautier à plusieurs niveaux. D'abord, entre "Etude de mains" et "Les Mains de Jeanne-Marie", on passe d'une célébration assez vaine de deux mains coupées. La projection du poète enrobe quelque peu ces deux descriptions d'une aura fantastique, la main d'Impéria deviendrait presque vivante. En même temps, dans le cas de la main d'Impéria, le tour de force consiste à célébrer la beauté d'une main qui pourtant en tant que telle n'est rien d'autre qu'un accessoire macabre. C'est une main découpée et momifiée d'un être mort il y a des milliers d'années. C'est parfaitement macabre et glauque, mais le poète veut en reconstruire l'impression de beauté. Or, même pour la plus belle femme du monde, sa main découpée ne saurait en aucun cas s'appeler splendeur. Le poète passe à un autre niveau paradoxal de quête du beau avec la description de l'assassin Lacenaire, où il faut bien se garder de confondre le beau avec une fascination morbide pour la fonction criminelle de cette main. Rimbaud oppose une beauté qui a plus de substance, la beauté intérieure des femmes de la Commune en dépit des apparences physiques défavorables qu'on leur prête. Gautier parle avec brio de petits riens, mais cela reste vain face à ce que raconte d'enlevant le poème de Rimbaud. Gautier, c'est la dérision mesquine d'une Flaubert, Rimbaud c'est le poète-romancier à la Hugo, à la Balzac, à la Zola, à la Stendhal. Ce n'est pas le même rapport au monde. Je trouve délicieuse la lecture de poésies de Gautier, mais il reste assez vain, ce défaut lui est souvent reproché d'ailleurs, et Rimbaud, en tout cas, dans "Les Mains de Jeanne-Marie" ne manifeste pas son admiration pour l'art de Gautier. C'est exactement l'inverse. Il le pourfend jusque dans son idée de l'esthétique, de l'art pour l'art, etc. Il oppose les pétroleuses à Impéria, comme il oppose son style hugolien à l'élégance impérial du vocabulaire précis dans une langue chiadée de Gautier. Rimbaud parle de mains féminines qui se sont salies face à la main découpée propre d'Impéria. Il oppose aussi des mains enchaînées, encore reliées à la vie, à des mains découpées qui ne sont que des objets et des fétiches pour poètes désœuvrés. L'attaque contre Gautier s'accroît encore d'autres dimensions. Le poème "Carmen" suppose un rapprochement avec "Les Mains de Jeanne-Marie" aussi important que le diptyque "Etude de mains", puisqu'on y trouve tout le développement sur la peau hâlée. Gautier vante la beauté de Carmen, mais en acceptant que sa peau bronzée la rend peuple, la rend discutable en termes de beauté. Elle rend les hommes fous, mais le poète l'enferme dans l'éphémère, la Carmen n'en a pas pour longtemps, et les femmes altières vont réoccuper l'espace. Ce n'est qu'une beauté paradoxale qui n'a qu'un temps et dont le caractère éphémère et le drame sont des ingrédients poétiques décisifs. Rimbaud oppose un autre drame auquel Gautier témoigne sa nette indifférence, mais en sus Rimbaud ne va pas enfermer la Jeanne-Marie et donc les pétroleuses dans l'éphémère ou le charme à qui il manque une perfection de beauté. Vous vous plaignez qu'on commente les poèmes, mais on est obligés de le faire puisque de toute façon si on vous dit les choses à demi-mots vous ne comprendrez toujours rien. J'aurais sans doute dû citer dans mon article quelques passages où Gautier s'en prend directement aux femmes de la Commune, j'ai compensé par le passage où il assimile les hommes à des gorilles, ceci dit. Un passage saisissant serait à citer, quand Alexandre Dumas fils dit des prisonnières qu'elles sont les femelles des communards, femelles et pas femmes, car elles ne ressemblent à des femmes que quand elles sont mortes. Si vous ne trouvez pas cela violent, je ne sais pas ce qu'il vous faut.
L'autre coup important de mon étude sur "Les Mains de Jeanne-Marie", c'est cet intertexte tiré du livre des Tableaux du siège de Gautier. Gautier qui détourne sa tête de la fenêtre quand il entend gronder l'ouragan des révolutions ou révoltes de 1848 ou 1871, d'une part, se sert de la guerre pour dresser des tableaux d'esthètes, des peintures en mots de scènes de guerre. C'est déjà un problème en soi. A partir du moment où Gautier daube les idées des révolutions, mais quelle profondeur va-t-il trouver dans les scènes de guerre ? Il va en tirer un bouquet d'émotions qui n'aura aucune valeur philosophique, aucune vue pour l'humanité. Finalement, il ne mérite pas ce titre de meneur pour le futur d'une poésie de voyant qui lui était encore concédé dans la célèbre lettre à Demeny du 15 mai 1871. Rimbaud est en train de régler des comptes et de corriger ses opinions littéraires en fonction de l'idéal maintenu d'une poésie de penseur visionnaire. Gautier ne fait plus le compte, il le liquide dans "Les Mains de Jeanne-Marie", acte littéraire qui n'a rien d'anodin. Or, au début de son ouvrage, Gautier vante une statue de Strasbourg, il joue hypocritement la participation chrétienne et il se permet l'exaltation du patriote. Présentée comme une madone, la statue de la ville de Strasbourg est le symbole de l'amputation ou mutilation française. Rimbaud lui oppose une figure féminine de la révolution, des mains qui se sont salies pour un idéal. La ville de Strasbourg n'est pas à l'image d'Impéria, mais on comprend que Rimbaud vise à la fois la vacuité de la main d'Impéria et l'hypocrisie politique d'un Gautier qui se détourne des révolutions, mais vante les guerres d'état à état, parce que tout bonnement politiquement c'est un ennemi du peuple, un ennemi quasi déclaré.
Certes, on peut aller chercher à rapprocher Jeanne-Marie de la sorcière de Michelet, certes il faut nécessairement identifier la description du combat communard dans les images du poème de Rimbaud, mais la charge satirique contre Gautier est le cœur du poème et cela était insuffisamment dégagé dans l'étude de Murphy elle-même, l'étude pourtant la plus proche de la note juste du poème.
Ce n'est pas tout. Cet intertexte des Tableaux du siège, il confirme pas mal de choses en termes d'approche des poèmes de Rimbaud. D'une part, on voit que quand on tient la mention d'une cible parodique il ne faut pas la lâcher et enquêter toujours plus avant au sujet de cette cible, en épluchant tous les textes qui peuvent être dénichés. Mon article ne commence pas innocemment par une évocation des cibles zutiques. Cela faisait des décennies que nous détenions un ensemble de près d'une vingtaine de poèmes dont les cibles parodiques nous étaient livrées à l'attention. Les centons de Belmontet n'avaient pas été identifiés, ni l'immense masse des renvois aux poèmes d'Amédée Pommier et d'Alphonse Daudet. Personne n'avait relevé la mention "étamine" à la rime dans un sonnet d'Armand Silvestre, et ainsi de suite. Et dans le cas d'Armand Silvestre, il était évidemment opportun d'éplucher ses deux livres anti-communards publiés sous le pseudonyme de Ludovic Hans. Dans le cas de François Coppée, il devenait crucial de débusquer les préoriginales de son recueil Les Humbles dans la presse, puisque le recueil n'a été publié qu'en 1872 quand les parodies rimbaldiennes datent des mois d'octobre et novembre 1871.
Il y a quand même une sacrée révolution méthodologique qui est en cours. On va peut-être commencer à chercher des indices d'une lecture de la presse et des actualités littéraires pour comprendre "Le Bateau ivre" et d'autres poèmes. Cela donne un terrain d'enquête assez précis et permet en plus de travailler à nouveaux frais sur les problèmes de datation. Cela permet aussi d'envisager différemment la compréhension des poèmes. Dans le cas des "Mains de Jeanne-Marie", on avait une approche où les liens avec Gautier n'étaient pas en soi problématiques du point de vue du sens, ce qui a entraîné les rimbaldiens à rebondir sur d'autres énigmes et à n'offrir une lecture du poème qu'en soi et pour soi. L'idée d'une lecture où la charge satirique contre Gautier était première ne s'est pas imposée, et j'ose croire que mon article a achevé de rendre évidente la nécessité d'un rimbaldisme qui enquête à la façon d'archéologues. Nous avons la mention d'un nom cible parodique Gautier, ne peut-on pas aller plus loin ? Dans le cas du "Sonnet du Trou du Cul", le nom de Mérat cachait encore celui d'un autre poète, et ensuite il y eut encore à creuser. Dans le cas des "Mains de Jeanne-Marie", nous sommes partis de "Etude de mains" pour voir que "Carmen" n'était pas négligeable, puis que les Tableaux de siège donnaient beaucoup de sens à l'acte satirique rimbaldien.
Soyez certains que le cas Gautier appellera des compléments dans l'avenir. Rimbaud a utilisé "abracadabrantesques" dans Le Coeur volé, mais ne pensez pas qu'à une probable dispersion de la recherche en vous disant que Rimbaud s'est intéressé à plusieurs reprises à des passages de Gautier, et rien d'autre. Songez que le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." a le titre de "Madrigal" dans une recension de Verlaine tandis qu'un poème d'Emaux et Camées est sous-titré "Madrigal panthéiste", que le sonnet "Voyelles" emploie le terme rare de "vibrements" typique de Gautier, songez que "Les Mains de Jeanne-Marie", "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." sont trois poèmes à peu près contemporains, sachant que "Le Bateau ivre" et "Les Corbeaux" leur sont aussi à peu près contemporains. Songez que le mot à la rime "tanna" qui relie "Les Mains de Jeanne-Marie" à un des textes de Gautier parodiquement ciblés "Carmen" est aussi un mot à la rime dans le poème "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" ("Sa peau, le diable la tanna[]", "Mains sombres que l'été tanna," "Dis, front blanc, que Phébus tanna[ ]"), poème "Ce qu'on dit au poète..." qui est tout en octosyllabes comme la plupart des Emaux et Camées et qui contient une célébration colorée à rapprocher d'évidence du sonnet "Voyelles". Si vous n'entrevoyez pas qu'il se joue des choses puissantes là-dessous, mais alors il faut vraiment vous interroger sur votre infini de lecteur. Qu'est-ce qui fait de vous un lecteur ?
Comprenez bien ceci. "Le Bateau ivre" n'est pas un poème à multiples lectures allégoriques, c'est un tombeau allégorique de la Commune avec un développement sur le magistère du poète voyant à la manière hugolienne. C'est aussi un poème qui répond à la littérature de haine contre les communards qui se répand partout de juin à décembre 1871. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" est un hommage rendu aux femmes combattantes de la Commune si violemment injuriées à l'époque. Le poème "Les Corbeaux" est un appel à la commémoration quasi contemporain de la rédaction des "Mains de Jeanne-Marie" et qui suppose, vu l'intertexte des Tableaux du siège de Gautier, un même fonctionnement où on oppose au patriotisme autorisé de l'humiliation de la guerre franco-prussienne l'honneur des communards enterrés dans une "défaite (voulue) sans avenir". Le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." avec son "sang noir" est un tombeau de la Commune et "Voyelles", sonnet si proche des "Mains de Jeanne-Marie" et de la pièce "Paris se repeuple" par pas mal d'images, est un tombeau de la Commune teinté d'espoir. Les mouches versaillaises se repaissent du cadavre, mais une vie transcendante est entrevue par le poète.
Le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", il cible le poète qui ne s'implique pas dans les drames de la société, à l'instar de Gautier précisément. On a donc d'un côté "Ce qu'on dit au poète..." qui se moque en l'imitant du discours positiviste d'un poète en phase avec cette République née de l'exercice de la Semaine sanglante et de l'autre "Les Mains de Jeanne-Marie" qui n'imite pas cet autre discours de "non impliqué" du poète légitimiste froid, mais qui le contre par une réplique salée. La pièce "Ce qu'on dit au poète..." gagnerait d'ailleurs à être plus régulièrement rapprocher de "Voyelles" comme son envers ironique. "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" peut plus aisément se comprendre comme la fumisterie de discours qu'on attribue à "Voyelles", sonnet qui en réalité passait à une autre modalité de discours. Il y a une ironie dans "Voyelles", mais elle n'est pas du tout articulée comme un discours de déniaisement automatique sur sa propre production. L'art de "Voyelles" n'est pas de soutenir des considérations tellement énormes qu'elles font rire et démasquent les sempiternelles impostures de poètes. "Voyelles" est un sonnet composé comme un discours contre les discours déjà sortis, tout comme "Le Bateau ivre" et "Les Mains de Jeanne-Marie". C'est en ayant conscience de cette application de Rimbaud à produire un contre-discours qu'on verra émerger la finesse ironique de "Voyelles", et non pas en considérant que, comme la théorie des voyelles est inepte par essence le sonnet n'est valable que s'il fait de l'autodérision qui inflige une leçon aux poètes. Il faudra revenir sur tout cela. Le mot "Voyelles" parle d'alchimie, peu de temps auparavant Leibniz y croyait encore à l'alchimie, tout comme Newton travaillait à trouver du fondement historique aux textes de la Bible. Il va de soi que Rimbaud se sert de l'aura métaphorique du mot "alchimie" pour dire autre chose. Le dispositif des couleurs : blanc, noir, rouge, vert, bleu, vise à la fois la suite des étapes alchimiques blanc noir rouge couplées à l'opposition du vert du sol terrestre au bleu du ciel et l'opposition noir/blanc couplée à trois couleurs qui sont moins trois exemples dioptriques que la trichromie mise en place en optique par Young au début du dix-neuvième siècle et tout récemment remise au goût du jour par Helmholtz. Charles Cros dans ses écrits sur la couleur parle de la trichromie rouge jaune et bleu en 1872, mais la variante du bleu et du violet est un indice fort et considérable d'une référence à la trichromie de Young qui avait envisagé précisément le violet et non le bleu dans sa base trichromique. Il va de soi que montrer que Rimbaud connaît et reproduit finement dans ses poèmes la théorie platonicienne de la transmigration des âmes ou la trichromie en optique délivrée par Helmholtz n'a aucun sens, aucun intérêt, aucun sérieux. Rimbaud veut employer des images fortes en fonction de modèles classiques ou de modèles forts contemporains. Les vérités de Rimbaud sont bien évidemment situées à un autre niveau de discours, mais là encore il faut lire la Revue des deux mondes et d'autres pour se faire une idée des références sous-jacentes au discours de Rimbaud. On se veut rimbaldien, on lit la presse d'époque, on lit les Tableaux de siège de Gautier, on lit La Commune et le Comité central de Ludovic Hans alias Armand Silvestre, ainsi que son Paris et ses ruines. On lit le Parnassiculet contemporain, etc. On ne boude pas superbement le rapprochement formel entre le poème "Rêvé pour l'hiver" et le sonnet "Au désir" que Rimbaud avait lu un peu avant dans Les Epreuves de Sully Prudhomme. On lit la préface de ce même Sully Prudhomme à sa traduction plagiée par Rimbaud du grand poème de Lucrèce.
En trois mois, un Parisien a les moyens de faire progresser de manière considérable la recherche rimbaldienne en se rendant à la grande bibliothèque nationale.
Certes, il y aura certaines lectures qui ne rapporteront pas les pépites espérées. Je m'accorderai pourtant sur ce blog des articles de mise au point sur certains auteurs et ouvrages. Je pense, par exemple, à Lissagaray. C'est une connaissance de Rimbaud et il a publié le livre d'époque qui fait référence sur l'histoire de la Commune. Toutefois, les publications actuelles de Maitron et Rougerie n'offrent que le texte de l'édition définitive de 1896, pas celui initial de 1876, tandis que les anglophones ont droit à une version traduite dans les années 1880 qui, aux dires mêmes de Rougerie, est pas mal corrompue et reniée par Lissagaray lui-même au vu de son texte définitif de 1896. Cependant, dans les mois qui ont suivi la semaine sanglante, Lissagaray a publié un livre que Rimbaud a pu lire Les Huit journées de mai derrière les barricades. Une des rares rééditions de cet ouvrage est récente et même si cela n'apporte pas grand-chose j'en rendrai compte prochainement.
Conception d'une écriture parodique et satirique serrée dans le cas des "Mains de Jeanne-Marie", importance cruciale d'un dépouillement systématique de la littérature d'époque à partir d'indices tels que des noms d'auteurs, etc., ne croyez pas à de fausses évidences, puisque, de fait, mon étude a montré l'écart que la méthode permettait entre mon approche et celles des articles de Reboul et Murphy, pourtant en principe déjà nourries de ces précieux indices !