jeudi 14 novembre 2019

Être de lumière contre Being Beauteous

Dans mes trois précédents articles sur le poème "Michel et Christine", j'ai mis en avant l'idée que la raillerie au sujet du soleil qui cède la place à la pluie torrentielle faisait écho à plusieurs poèmes de Verlaine, au recueil La Bonne chanson comme à celui à venir des Romances sans paroles, et j'insistais sur le motif de la pluie dans certaines des "Ariettes oubliées" ou dans la section anglaise au titre significatif "Aquarelles". J'ai cité également un dizain du recueil La Bonne chanson où à la boue et à la pluie du décor s'oppose la perspective d'avenir du mariage par l'entremise de la vision de Mathilde la fiancée.
Poursuivons cette investigation.
Suite à l'arrivée de Rimbaud à Paris qui a initialement logé dans la demeure de la belle-famille de Verlaine, le couple formé par Paul Verlaine et Mathilde Mauté se retrouve en péril. Verlaine a rencontré Mathilde en juin 1869, il s'est marié un an plus tard avec elle au cours de l'été 1870 et cela coïncidait avec la mise sous presse d'un recueil consacrant cette union, celui de La Bonne chanson. Or, à cause de la guerre franco-prussienne suivie de la Commune de Paris, le recueil n'a pas été lancé et en quelque sorte il est mis en vente au moment même où Rimbaud arrive à Paris. Nous n'allons pas débattre ici si Rimbaud a pu lire un exemplaire privé du recueil en 1870, près de Bretagne par exemple, l'ami carolopolitain de Verlaine, mais ce qu'il faut bien mesurer c'est l'actualité de la mise en vente au moment où Rimbaud arrive à Paris. En effet, d'ordinaire, la critique littéraire se contente d'insister sur la date de publication d'un ouvrage. Par exemple, on se contentait de considérer que le Petit traité de poésie française de Banville n'avait été publié qu'en 1872, au moment où Rimbaud pratique une versification dérégulée. Par conséquent, le traité de Banville n'était pas envisagé comme ayant encouragé une quelconque réflexion de Rimbaud sur les rimes, les césures, etc. Ce traité était convoqué tout au plus en tant que document d'époque pour servir de repoussoir face à la nouveauté des vers rimbaldiens. Jacques Bienvenu a montré que le traité avait été publié plus tôt qu'on ne l'avait cru, et notamment plusieurs parties avaient été pré-publiées dans une revue. Ceci a pour effet de changer le regard que nous pouvons avoir sur la potentielle influence du traité de Banville. Nous pouvons engager d'autres exemples. Avant les débuts de Rimbaud comme poète, Victor Hugo a publié de très nombreux recueils. En général, la critique littéraire se contente d'estimer que Rimbaud a déjà pu lire tous les recueils passés de Victor Hugo dès la composition des "Etrennes des orphelins". Mais ce n'est pas si simple. Outre qu'une seule lecture ne suffisait sans doute pas à Rimbaud pour bien se représenter toute la portée des poésies hugoliennes et en mémoriser l'essentiel, Rimbaud a pu les découvrir dans un ordre qui n'est pas chronologique et à des périodes diverses. Si le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." offre dans son premier vers une réécriture manifeste du premier vers du quatrième poème des Feuilles d'automne, c'est peut-être qu'il faut envisager que Rimbaud a eu une lecture attentive de certains des premiers recueils hugoliens plutôt en 1872 qu'en 1869 ou 1870. Par ailleurs, il y a trente ans, on proposait parfois encore de voir des sources aux poèmes de Rimbaud dans des œuvres que Victor Hugo n'a publiées que plus tard, sans parler de publications posthumes. Ainsi, si une version de La Légende des siècles a été publiée en 1859, on prétendait trouver des intertextes au "Forgeron" ou à plusieurs poèmes en fonction de poèmes publiées en 1877 et 1883 dans des versions ultérieures de La Légende des siècles. Or, l'histoire littéraire doit s'intéresser aux conditions matérielles de l'accès aux œuvres d'autres poètes, surtout dans le cas d'un poète itinérant comme l'était Rimbaud. Il faut ajouter à cela la prise en compte de l'actualité littéraire. J'en reviens donc au recueil La Bonne chanson. Ce recueil commence à être diffusé au moment de l'arrivée de Rimbaud à Paris, mais cela signifie une convergence importante entre le fait que ce recueil désormais sonne faux et la situation de Rimbaud qui est la cause même de cette remise en question. De septembre à décembre 1871, Rimbaud manifeste son animosité à l'égard de Mathilde, provoque des incidents, et surtout sa relation sexuelle avec Verlaine devient assez patente pour avoir quelque écho malveillant dans la presse. Il est déjà question de "mademoiselle Rimbault" et d'un Mérat au bras de Mendès qui singe la relation non dissimulée de Rimbaud et Verlaine lors d'une représentation à l'Odéon. Le fait est d'autant plus fondamental que les artistes et poètes ne pouvaient pas manquer de faire des retours à Verlaine au sujet du recueil La Bonne chanson, lequel Verlaine était alors fourré dans la compagnie constante de Rimbaud. La biographie de Rimbaud de Jean-Jacques Lefrère précise bien toutes les données, mais s'arrête à l'idée que le recueil La Bonne chanson a été publié un an plus tôt, et s'il est remarqué qu'il a fallu remettre en vente le recueil en septembre 1871, ce très fort fait d'actualité n'est pas mis en tension avec la situation explosive que provoque l'arrivée de Rimbaud au milieu du ménage verlainien. Et par-delà, nous pouvons penser que Rimbaud a relu à plusieurs reprises le recueil La Bonne chanson dans un contexte où il n'a de cesse de faire voler en éclats l'union de Paul Verlaine et Mathilde. Ceci donne une idée littéraire de l'emploi qu'il pouvait faire de ce recueil dans le cas de citations voilées dans ses propres poèmes.
Avec Verlaine, nous avons le suivant recueil des Romances sans paroles qui nous en dit beaucoup sur la remise en cause des belles promesses du recueil La Bonne chanson. Verlaine pose explicitement l'idée d'un recueil qui s'oppose au précédent en tant que "mauvaise chanson".
Or, Rimbaud a été éloigné une première fois de Paris entre mars et le début du mois de mai 1872, précisément pour permettre au couple Verlaine de se donner une nouvelle chance. Le 7 juillet 1872, Rimbaud parvient à entraîner Verlaine dans une fugue en Belgique qui va devenir une fugue décisive avec le séjour anglais et l'incarcération de Verlaine, cependant que la séparation sera juridiquement prononcée en 1874. Peu avant le 7 juillet, Rimbaud a commis un poème intitulé "Jeune ménage" daté du 27 juin 1872, poème qu'il est forcément tentant de rapprocher de la situation du couple Verlaine, et poème qui, avant le Christ de "Michel et Christine", se ponctue par une vision trouble de "Bethléem", de la Nativité et du couple saint de Joseph et Marie.
Un peu comme Verlaine, Rimbaud écrivait une "mauvaise chanson" en poésie. Cela ne prenait pas le même tour systématique, cela était moins limpide, mais cela était.
Dans "Michel et Christine", Rimbaud reprend les motifs verlainiens de la pluie du temps présent, mais retourne la tristesse en réjouissances. Loin d'appeler le soleil, il en nargue la fuite. Et tout cela est mis en scène dans la vision d'un paysage.
Il suffit de faire contraster cela avec le premier poème du recueil La Bonne chanson :

Le soleil du matin doucement chauffe et dore
Les seigles et les blés tout humides encore,
[...]

Verlaine insiste ainsi :

[...] le songeur aime ce paysage
Dont la claire douceur a soudain caressé
Son rêve de bonheur adorable, et bercé
Le souvenir charmant de cette jeune fille,
Blanche apparition qui chante et qui scintille,
Dont rêve le poète et que l'homme chérit,
Evoquant en ses voeux dont peut-être on sourit
La Compagne qu'enfin il a trouvée, et l'âme
Que son âme depuis toujours pleure et réclame.

Le début de ce poème est retourné par le début de "Michel et Christine" et sa fin reçoit la réponse ironique de la fin du même "Michel et Christine", tandis que le "moi" du poète songeur revendique la joie de cet instant de pluie torrentielle :

Zut alors si le soleil quitte ces bords !
[...]
Mais moi, Seigneur ! voici que mon esprit vole,
[...]

- Et verrai-je le bois jaune et le val clair,
L'épouse aux yeux bleus, l'homme au front rouge, ô Gaule,
Et le blanc agneau Pascal, à leurs pieds chers,
- Michel et Christine, - et Christ ! - fin de l'Idylle.

 Et, comme "Michel et Christine" s'inspire de "Malines" de Verlaine, il n'est pas inutile de remarquer que ce goût du songeur pour le paysage est reformulé dans "Malines" à partir d'une citation célèbre de Fénelon :

Le train glisse sans un murmure,
Chaque wagon est un salon
Où l'on cause bas et d'où l'on
Aime à loisir cette nature
Faite à souhait pour Fénelon.

Le troisième poème de La Bonne chanson introduit le motif de la "Fée" qui s'applique à Mathilde et parle du jour de juin, estival ou pré-estival, de la première rencontre. Nous enchaînons ainsi avec le poème IV qui avec une emphase hugolienne des subordonnées en amorce consacre l'apparition de la lumière avec l'aurore, et le motif de la Fée cède ici à un autre motif celui d'un "Être de lumière" :

Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore,
Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien
Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore,
Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,

C'en est fait à présent des funestes pensées,
C'en est fait des mauvais rêves, ah ! c'en est fait
Surtout de l'ironie et des lèvres pincées
Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait ;

Arrière aussi les poings crispés et la colère
A propos des méchants et des sots rencontrés ;
Arrière la rancune abominable ! arrière
L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés !

Car je veux, maintenant qu'un Être de lumière
A dans ma nuit profonde émis cette clarté
D'une amour à la fois immortelle et première,
De par la grâce, le sourire et la bonté,

Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces,
Par toi conduit, ô main où tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses
Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin ;

Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie,
Vers le but où le sort dirigera mes pas,
[...]
Ce sera le devoir heureux aux gais combats.

[...]
Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis.

Ce poème IV de La Bonne chanson ne doit pas nous arrêter à cause de sa grandiloquence trop affectée. Nous retrouvons cette mention du "Paradis" procuré par la promise, comme dans le dizain qui vient un peu plus loin dans le recueil "Le bruit des cabarets..." Mais, nous avons aussi dans le second quatrain une théorie repoussoir de la mauvaise chanson, prémisses paradoxales des Romances sans paroles, mais aussi expression de la songerie de "Michel et Christine". On peut d'ailleurs opposer la revendication : "voici que mon esprit vole," à l'image de "l'espoir" qui veut bien "revoler" vers le poète verlainien. Les mentions "Arrière" du troisième quatrain ont de quoi faire songer à un procédé similaire dans "Génie" de Rimbaud, et précisément dans "Génie" on a une invocation pour sortir l'humanité de sa nuit profonde, tandis qu'ici on a une expérience plus privée de la part du poète fiancé. On sait que plusieurs allégories sont quelque peu interchangeables dans les Illuminations et précisément du "Génie" on va rapprocher la "Raison" du poème "A une Raison" et un "Être de Beauté" du poème "Being Beauteous". Une citation de Longfellow avait été prévue dans le cas de l'ariette oubliée qui a finalement bénéficié d'une épigraphe inédite de Rimbaud : "Il pleut doucement sur la ville." Difficile de ne pas penser que "Being Beauteous" et "Être de Beauté" sont des répliques à cet "Être de lumière" assimilé à Mathilde sur fond de pensée chrétienne un peu bien pieuse. Le désir de "marcher droit" dans la "Vie" reçoit une réponse subtile dans l'adhésion à la torture de la "mère de beauté" du poème "Being Beauteous", et une autre réponse encore dans l'en avant et la marche du poème "A une Raison", ce poème des Illuminations et "Génie" formulant à leur manière l'idée des "gais combats", l'idée du "chant clair des malheurs nouveaux".
Ce poème IV est à rapprocher également du poème qui clôt Romances sans paroles, à savoir "Beams".
Les poèmes V et VI du recueil La Bonne chanson continuent de broder sur les motifs de la lumière, en en considérant la fragilité ou fugacité. Puis vient ce poème VII qui a l'intérêt d'établir le contraste d'un turbulent voyage en train où le paysage donne des visions fantastiques qu'on ne saurait manquer de rapprocher de "Michel et Christine" :

Le paysage dans le cadre des portières
Court furieusement, et des plaines entières
Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel
Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel
Où tombent les poteaux minces du télégraphe
Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe.
Une odeur de charbon qui brûle et et d'eau qui bout,
Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout
Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette ;
Et tout à coup des cris prolongés de chouette.

- Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux
La blanche vision qui fait mon coeur joyeux,
Puisque la douce voix pour moi murmure encore,
Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore
Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement,
Au rythme du wagon brutal, suavement.

Ce poème fait du nom de Mathilde un centre du monde, et ce centre du monde permet de chasser l'épouvante du tournoiement ambiant. Il est question du nom, de la voix et de la vision de Mathilde. Or, dans "Michel et Christine", on a un paysage aux tourments similaires, où les mille géants cèdent la place à des loups, etc., on a l'allusion au rythme du train, mais on n'a que l'interrogation sur la vision en une sorte de pied-de-nez qui laisse deviner un refus, tout comme dans le poème "Larme".
Au passage, même si je ne peux pas le prouver et si c'est un peu en marge de la présente réflexion, je me demande si ce poème de Verlaine que je viens de citer n'est pas une source au poème "Rêvé pour l'hiver" jusqu'à la reprise de la césure sur la préposition "dans" au premier vers. On a dans les deux poèmes un voyage en train avec un extérieur inquiétant et une pensée intérieure suave et rassurante.
Tout en y mêlant de l'érotisme, les poèmes suivants de La Bonne chanson dressent un portrait de petite "sainte" au sujet de la future épouse de Verlaine. Le poème X tourne en lettre galante sur le motif du "Doute" et le poème XI en distiques d'octosyllabes fait songer aux motifs de quelques "ariettes oubliées" : "Ils sont passés les jours d'alarmes / Où j'étais triste jusqu'aux larmes." Ce poème est peut-être à confronter au célèbre "Ô saisons ! ô châteaux !" de Rimbaud.
Le poème XII reprend nettement le discours de la lumière qui dissipe les ténèbres, tandis que le poème XIII se risque à faire un écho au poème final des Fêtes galantes "Colloque sentimental" en demeurant en équilibre entre espoir et doute. Célèbres, les poèmes XIV et XV réintroduisent la confiance, avant que ne vienne le dizain que nous avons récemment commenté et rapproché de "Michel et Christine" : "Le bruit des cabarets..."
Le poème XVII se gonfle d'un ton maladroitement édifiant : "N'est-ce pas ? en dépit des sots et des méchants [...]" Or, ce poème contient un vers remarquable : "Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir," qui impose irrépressiblement un rapprochement avec un passage du poème "Phrases" des Illuminations. Deux tercets plus loin, nous trouvons une idée de confrontation au "Monde" qui justifie encore une fois un rapprochement avec "Phrases" ainsi qu'avec un passage de "Jeunesse" où il est question du devenir du monde, mais aussi avec "Being Beauteous" où le monde "loin derrière nous" lance sur l'être de beauté et ses fidèles de "rauques musiques" et des "sifflements mortels". Le rapprochement peut également concerner la cinquième des "ariettes oubliées" qui avec un vers de onze syllabes à la Desbordes-Valmore évoque le couple maudit des "âmes sœurs" Verlaine et Rimbaud.

Quant au Monde, qu'il soit envers nous irascible
Ou doux, que nous feront ses gestes ? Il peut bien,
S'il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible.

Quand le monde sera réduit en seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, [...]
Le poème XVIII est assez étonnant dans l'économie du recueil La Bonne chanson. Tout son début pourrait servir à revendiquer la fierté du couple de Rimbaud et Verlaine face au monde, sauf qu'à l'époque Rimbaud n'existe pas dans la pensée de Verlaine, il est question de Mathilde et la fin du poème ramène cet orgueil à un pieux apaisement. Le poème XIX annonce le  mariage pour un "clair jour d'été" avec un vers final qui peut inévitablement être rapproché du dernier de "Michel et Christine" : (les étoiles) "Bienveillamment souriront aux époux."
Le poème XX est une tierce rime (ou terza rima dans la langue de Dante), ce qui n'est pas anodin. Je songe non seulement au rapprochement avec le sujet religieux de l'épopée de Dante, mais aussi aux tierces rimes en treize vers et deux rimes du recueil Philoméla de Mendès. Cette tierce rime pour son sujet et traitement est à rapprocher du poème liminaire de Sagesse: "Bon chevalier masqué..." Enfin, le recueil se termine par la pièce XXI qui commence ainsi : "L'hiver a cessé". Il faut céder "A l'immense joie éparse dans l'air" quand bien même il faut faire face à "ce Paris maussade et malade", lequel tout de même "Semble faire accueil aux jeunes soleils".
Et, le dernier quatrain est encore à citer pour ses échos sensibles avec "Chanson de la plus haute tour", sinon "Ô saisons, ô châteaux !"

Que vienne l'été ! que viennent encore
L'automne et l'hiver ! Et chaque saison
Me sera charmante, ô Toi que décore
Cette fantaisie et cette raison !

Mon enquête va se poursuivre. Il semble bien que quelque chose d'important se joue au sein de ces nombreux rapprochements... Cela vaut aussi pour la lecture de Verlaine, des Romances sans paroles.

Supplément :

Dans le recueil Sagesse, le troisième poème de la troisième et dernière partie du recueil retient mon attention : "Du fond du grabat [...]". Sur un manuscrit de ce poème, Verlaine a précisé quasi strophe par strophe la série d'évocations qui le constitue. La première strophe concerne le mois de décembre à Paris, la deuxième et la troisième strophe concerne le séjour de Verlaine à Charleville, sans Rimbaud, cet hiver-là. Et Verlaine imite nettement Rimbaud, qu'il ait eu connaissance ou non d'une version des "Reparties de Nina" : "Les sèves qu'on hume, / Les pipes qu'on fume !" La quatrième strophe nous fait soudainement passer à Charleroi en 1872, sachant qu'un poème des Romances sans paroles est déjà consacré à ce séjour. La différence, c'est que le poème "Charleroi" est en vers de quatre syllabes, tandis que notre strophe correspond à la règle du poème d'une suite de dizain de vers de cinq syllabes. On observe la reprise du mot "bruyères" cher à Rimbaud dans "Larme" et "Michel et Christine". La cinquième strophe concerne bien le séjour bruxellois d'août 1872, et avant de le constater j'avais pressenti un rapprochement de ces deux derniers avec le refrain de "Fêtes de la faim". Pour l'instant, mon intuition d'une rapprochement entre ces deux passages est caressée dans le sens du poil.

Anne, Anne, / Fuis sur ton âne !

Face à :

- Oh ! fuis la chimère ! / Ta mère, ta mère !

L'anaphore : "C'est l'ivresse à mort, / C'est la noire orgie, / C'est l'amer effort / De ton énergie / [...]" fait également écho au martèlement particulier du poème rimbaldien d'août 187 : "Mais faims, c'est les bouts d'air noir ; / [...] / - C'est l'estomac qui me tire, / C'est le malheur."

Le poème de Verlaine enchaîne avec une strophe de souvenir de sa femme, puis nous avons une strophe sur la traversée d'Ostende à Douvres où il est question de la "mer au grand cœur" dont on espère qu'elle puisse "Laver [l]a rancœur", la mer est la "Grondeuse infinie / De ton ironie !"
Au nom de l'autonomie littéraire du livre Une saison en enfer, le recours aux indices biographiques n'est pas très apprécié au sujet de la section "Alchimie du verbe". Pourtant, il y a bien une perspective où après avoir cité plusieurs compositions du printemps et l'été 1872, Rimbaud avant de citer une version de "Ô saisons, ô châteaux" précise qu'il a voyagé en bateau, et il écrit une idée fort similaire à celle exprimée par Verlaine dans cette strophe : "Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice."
Le poème de Verlaine enchaîne avec une strophe où il est question du "désespoir", d'une vanité où "Ceci n'est que jeu", ce qui se traduirait presque en salut à la beauté. Cette strophe et la suivante de Verlaine concerne Londres et dresse la vision d'un "naufragé d'un rêve / Qui n'a pas de grève !" L'édition dans la collection Bouquins chez Robert Laffont ne m'apporte pas de précision pour la dixième strophe, peut-être n'y en a-t-il pas ? Cette dixième strophe rappelle un peu le poème "Âge d'or" de Rimbaud et aussi l'heure du trépas de "Ô saisons ! ô châteaux !" : "Vis en attendant / L'heure toute proche." La onzième strophe nous fait soudainement passer à Bruxelles en 1873 et la suite du poème va plutôt se centrer sur l'incarcération de Verlaine : strophes 12 et 13 pour Mons en août 1874 et strophes 14 et 15 pour Mons en août-septembre 1874. D'après un brouillon de la section "Alchimie du verbe", Rimbaud pouvait résumer le poème "Ô saisons ! ô châteaux" au mot "Bonheur", comme si c'était un titre possible au poème. La onzième strophe accentue avec la majuscule le surgissement du "Malheur" et le balancement entre bonheur et malheur est une clé de lecture essentielle du recueil Sagesse, à commencer par la très grande réussite des deux premiers vers du poème liminaire où l'attaque "Bon chevalier masqué" est une périphrase pour désigner le "Malheur" nommé au vers suivant, périphrase remarquable qui anticipe les connotations négatives du mot "Malheur" et présente le "Malheur" comme un bienfait.
On le sait depuis longtemps qu'il y a des éléments de dialogue entre les deux œuvres, mais c'est à reprendre détail par détail, plume en main.

dimanche 10 novembre 2019

Michel et Christine... et Verlaine

Je poursuis mes investigations avec un troisième article consécutif sur le poème "Michel et Christine".
Avant de parler de mon axe de recherche en fonction de Verlaine, je voulais appuyer mes arguments en ce qui concerne la métrique du poème. Je soutiens depuis quelques années déjà qu'il faut lire les vers de 1872 avec une métrique forcée. Ainsi, je ne lis pas les poèmes "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et "Mémoire" (ou "Famille maudite") comme des poèmes en vers de douze syllabes sans césure, mais je les lis comme des poèmes en alexandrins où il faut s'efforcer de reconnaître la césure habituelle, même si elle est fortement chahutée. J'ai aussi montré pour les poèmes en vers de dix syllabes tels que "Tête de faune", "Juillet" et "Jeune ménage" qu'il fallait identifier une césure traditionnelle après la quatrième syllabe et que des parallèles évidents entre les vers montraient que Rimbaud chahutaient plusieurs vers de la même façon et que cela devenait l'indice d'un fait exprès et donc d'un traitement faisant nécessairement apparaître la césure traditionnelle. Par exemple, dans "Juillet", si on les prend isolément certains vers ont l'air de ne pas avoir de césure du tout :

Kiosque de la folle par affection

Cage de la petite veuve ! o iaio iaio !

Mais la symétrie révèle un travail évident sur la césure traditionnelle. Si Rimbaud veut qu'il n'y ait pas de césure dans ce poème, il doit éviter d'attirer l'attention avec une construction similaire : "Kiosque de la" et "Cage de la". Ces deux segments de quatre syllabes, ce qui correspond à la longueur du premier hémistiche d'un décasyllabe traditionnel, correspondent à un même patron tant au plan de la grammaire qu'au plan lexical : Kiosque répond à cage sans qu'on n'ait rien à préciser pour la même reprise "de la" de leurs compléments du nom respectifs. Le fait serait isolé, cela ne serait pas suffisant pour assurer l'existence d'une césure, mais d'autres symétries sont disséminées dans le poème. Rimbaud a recours par exemple à deux mots composés "ici-bas" et "très-bas" où le même terme "bas" est le deuxième mot de la composition. Selon un usage de son époque qu'on retrouve dans la poésie de Baudelaire, Rimbaud transcrit l'expression "très-bas" avec un trait d'union, ce qui n'est plus le cas pour nous ("très bas", car on observera que maintes transcriptions du poème modernisent l'orthographe du mot et font donc disparaître ce trait d'union). Or, là encore, Rimbaud joue sur la longueur de l'hémistiche traditionnel attendu. Dans les deux cas, le trait d'union se loge à la frontière traditionnelle entre le premier hémistiche de quatre syllabes et le second hémistiche de six syllabes du décasyllabe traditionnel, et, surtout, le même terme "bas" a ainsi l'air d'être placé en rejet. "Balcon ombreux et très/-bas de la Juliette", "Qui dort ici/-bas au soleil. / Et puis," et il faut insister dans un poème dont le premier vers commence par l'indice de platitude "Platebandes" que nous avons même un écho interne intéressant entre la première syllabe de "Balcon" en tête de vers et le rejet "-bas" en tête du second hémistiche pressenti.
Ces symétries se poursuivent dans "Juillet" et il suffit de quelques vers significatifs pour impliquer l'idée que la césure doit s'appliquer à l'ensemble du poème. Cette analyse vaut également pour "Jeune ménage" et "Tête de faune", mais dans "Tête de faune" nous avons en prime une répétition dans les deux premiers vers qui établit une scansion d'autant plus évidente que c'est la mesure traditionnelle du premier hémistiche d'un décasyllabe : "Dans la feuillée [...]".
Rappelons l'évolution de la pensée critique sur les vers de 1872 de Rimbaud. Jusqu'à la fin des années 1970, personne ne faisait véritablement attention à la césure. Les vers du printemps et de l'été 1872 étaient perçus comme plus irréguliers que ceux des productions antérieures comme "Le Bateau ivre" ou "Les Premières communions", mais on admettait à l'époque, sans autre forme de procès, qu'il y avait des alexandrins qui n'avaient pas de césure, ou pas de césure régulière, dans "Le Bateau ivre". Depuis la fin des années 1970, avec les travaux de Jacques Roubaud et de Benoît de Cornulier, il est de nouveau devenu prégnant qu'il fallait opposer les vers bien césurés aux vers aux césures déviantes. Ce discours n'est devenu consensuel qu'au milieu des années 1990, sinon au début des années 2000, dans le monde universitaire. Or, depuis les années 1980-1990, dans le cas de Rimbaud, le partage est devenu net entre d'un côté les poèmes à la versification régulière, de qui inclut "Le Bateau ivre", et les poèmes à la versification dérégulée. "Tête de faune" serait le premier cas de poème à versification dérégulée, mais comme il se trouve dans un ensemble de manuscrits de poèmes réguliers, il a même pour son irrégularité un statut à part. Il était considéré comme un poème changeant d'étalon de quatrain en quatrain, plutôt aux hémistiches de quatre et six syllabes pour le premier quatrain, plutôt aux deux hémistiches de cinq syllabes pour le second quatrain, et plutôt aux hémistiches de six et quatre syllabes pour le dernier quatrain. J'ai contesté cette lecture au moyen de plusieurs arguments. 1°) Une césure vaut pour tout un poème et même s'il existe des cas particuliers (Armand Renaud, Alfred de Musset,...) nous ne connaissons pas d'exemple tranché de variation de la césure de strophe en strophe. Donc il faudrait à tout le moins que le cas soit clair, net et précis avec "Tête de faune", ce qui n'est pas le cas, les trois mesures par quatrain ne semblent correspondre qu'approximativement. 2°) La césure traditionnelle appliquée à l'ensemble des trois quatrains témoignait de moins d'irrégularités que la proposition de trois césures. 3°) Les enjambements de mots permettaient de souligner un jeu sur les terminaisons ou les préfixes, sur le phonème [e], et entraient en résonance avec des audaces récentes de Verlaine. 4°) La reprise initiale "Dans la feuillée" avait une valeur de scansion qui ne pouvait pas passer pour anodine.
Désormais, pour les poèmes en vers de dix ou douze syllabes de Rimbaud, seule la "Conclusion" de la "Comédie de la soif" pose un problème d'identification de la césure. Cet apport vient de ma part, mais il a déjà été pris en considération par des métriciens comme Cornulier qui a publié de nouvelles analyses récentes sur "Juillet" ou "Mémoire" où est envisagée l'idée d'une métrique forcée. Philippe Rocher s'est posé la même question et fait remarquer que la gageure est plus forte d'écrire avec une césure méconnaissable que d'aligner des vers sans césure. Notre idée est donc bel et bien prise au sérieux. Il reste alors le cas très compliqué des vers de onze syllabes. Quatre poèmes sont concernés : "La Rivière de Cassis", "Larme", "Est-elle almée ?..." et "Michel et Christine".
Pour les vers de douze syllabes, l'alexandrin a imposé une césure traditionnelle exclusive, ce qui facilite la réflexion sur "Mémoire", "Qu'est-ce" et le dernier vers de "Bonne pensée du matin". Pour les vers de dix syllabes, deux césures sont en concurrence. La césure traditionnelle après la quatrième syllabe que nous voyons s'imposer finalement dans "Tête de faune", "Juillet" et "Jeune ménage" et la césure après la cinquième syllabe qui a eu un certain succès au dix-neuvième siècle. C'est cette concurrence qui explique la difficulté de trancher pour la "Conclusion" de "Comédie de la soif" où les effets de symétrie ne sont pas sensibles. En revanche, il n'existe pas de césure après la sixième syllabe dans la tradition française, et il s'agit d'un cas très particulier de la versification italienne dont nous ne débattrons pas ici.
Pour les vers de onze syllabes, ils ne sont pas courants par nature, mais le peu d'exemples qui nous sont parvenus permettent de plaider une césure après la sixième syllabe, ou bien une autre après la cinquième syllabe. Pour le dix-neuvième siècle, et Rimbaud étant un lecteur de Marceline Desbordes-Valmore, c'est la césure après la cinquième syllabe qui semble devoir s'imposer. Et précisément, au moment même où Rimbaud compose ses quatre poèmes aux vers de onze syllabes, Verlaine a composé un poème qu'il tient en réserve pour son futur recueil Romances sans paroles : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses...", qui évoque son compagnonnage avec Rimbaud et qui offre un exemple de vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Hélas ! C'est un argument qui ne peut suffire à lui seul pour prétendre que les quatre poèmes de Rimbaud concernés par les vers de onze syllabes ont une césure forcée après la cinquième syllabe. Il se trouve que si on applique cette lecture forcée les résultats ne sont pas concluants, on n'observe pas les mêmes symétries massives que pour les vers de dix syllabes de "Tête de faune", "Jeune ménage" et "Juillet". On se retrouve devant un cas étonnant. Rimbaud aurait césuré de manière forcée tous ces vers de plus de huit syllabes en 1872, sauf quand il s'agissait de vers de onze syllabes. C'est difficile à croire.
Depuis longtemps, j'ai fait remarquer que le premier vers de "Larme" offre une allure ternaire pour nous leurrer et nous donner l'illusion d'un trimètre en tête d'un poème en alexandrins. La tromperie se fonderait sur un écart d'une seule syllabe : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises," sachant qu'il est difficile de ne pas sursauter et de ne pas voir le manque d'une syllabe dans le groupe central "des troupeaux". Le caractère ternaire du groupement est volontairement souligné par si pas des rimes, des échos internes : rime interne entre "oiseaux" et "troupeaux", écho interne entre l'attaque "oiseaux" et la fin de mot à la rime "villageoises". Il me semble tout de même évident que nous avons affaire à un fait exprès d'artiste. La mesure n'y est pas, mais on s'amuse à consolider le lien poétique des trois membres du vers par des échos (rimes ou assonances), échos qui sont le conjoint de la mesure des syllabes dans l'écriture en vers de la poésie française. Du coup, ce premier vers de "Larme" invite à étudier d'autres positions dans le vers, après la quatrième syllabe "Loin des oiseaux" ou après la septième syllabe "Loin des oiseaux, des troupeaux, (...)". Dans la mesure où les rimes ont tendance à supposer deux premiers découpages, dans la mesure aussi où la première borne est moins choquante que la seconde, puisqu'à la septième syllabe le lecteur a déjà pu remarquer le non respect du découpage en alexandrins, j'ai tendance à considérer que pour l'enquête il faut privilégier la frontière après la quatrième syllabe. Ceci va de pair avec deux éléments ludiques. Si Rimbaud veut jouer à brouiller notre perception à partir d'une référence au trimètre, le premier segment de quatre syllabes a d'emblée une pertinence en soi, pas encore métrique, mais la délimitation de quatre syllabes a de quoi retenir l'attention du chercheur de régularités métriques. Ensuite, et les exemples contemporains de "Tête de faune", "Jeune ménage" et "Juillet" le confirment, l'hémistiche traditionnel de quatre syllabes du vers de dix syllabes peut aussi s'imposer dans un premier temps à l'esprit du lecteur innocent de "Larme". En effet, le vers de onze syllabes avec un découpage ternaire et un premier membre de quatre syllabes a la particularité d'être à la fois à une syllabe de la reconnaissance d'un alexandrin trimètre (une syllabe de moins) et à une syllabe de la reconnaissance d'un décasyllabe traditionnel (une syllabe de plus).
Hélas ! Pour l'instant, je n'ai que des éléments pour dire que la lecture des vers de onze syllabes de Rimbaud avec une césure après la quatrième syllabe est une piste très sérieuse, intéressante et prometteuse, qui, pour certains vers, permet des considérations critiques saisissantes, mais je n'ai pas réussi à mieux étayer cette impression. Il y a un pourtant un argument capital. Verlaine a écrit différents poèmes en vers de onze syllabes, parfois avec une césure après la cinquième syllabe, parfois avec une césure après la sixième syllabe, mais aussi il a écrit un certain nombre de poèmes dont les vers de onze syllabes ont une césure après la quatrième syllabe, objet culturel inédit dont il a l'antériorité tant qu'on n'aura pas établi que Rimbaud lui-même y a eu recours dans l'un de ses quatre poèmes en vers de onze syllabes de l'année 1872. Or, le fait est, mais il faut justifier cela au cas par cas avec une lecture attentive, que tous les poèmes en vers de onze syllabes avec des hémistiches de quatre et sept syllabes de Verlaine font allusion à sa relation avec Rimbaud. Je me contenterai de citer ici le cas le plus flagrant qui est "Crimen amoris", poème qui est admis écrit essentiellement avec un tel type de césure, et poème dont je prétends moi qu'il est intégralement écrit en vers aux hémistiches de quatre et sept syllabes, des parallèles de construction permettant de dire que les vers chahutés ont eux-mêmes cette césure.
J'ai prétendu que, dans "Michel et Christine", une lecture avec une césure après la quatrième syllabe permettait de suppose un enjambement de mots sur "lent-ement" et une décomposition du mot "Christ" dans la mention "Christine" du dernier vers. Or, je m'aperçois encore que, dans le cas du premier vers, l'application forcée de cette césure permet, est-ce un hasard ? (je ne le crois pas du tout), de souligner le décrochage par rapport au refrain de chanson attendu :

Ah ! Zut alors si ta sœur est malade !
Ah ! Zut alors si Nadar est malade !
Zut alors si le soleil quitte ces bords !
Rimbaud n'a pas conservé l'interjection "Ah!" initial, mais la série "Zut alors si" forme un ensemble de quatre syllabes. Ceux qui ont connu la chanson au sujet de Nadar et qui s'en sont beaucoup amusés, et Verlaine doit être du nombre, prêtent donc attention à l'amorce et apprécient le moment où le texte est altéré. Rimbaud lance l'hémistiche de quatre syllabes et le rejet souligne l'altération, double altération, puisque nous n'avons ni la mention "ta sœur", ni la mention "Nadar".
Si j'ai bien compris, Pierre Brunel a fait remarquer l'allusion à la chanson sur Nadar dans les années 1980. Depuis, aucune étude critique du poème n'a précisé les liens du poème "Michel et Christine" avec cette chanson. Yves Reboul et Steve Murphy ont publié plusieurs pages importantes sur ce poème, mais ils n'ont pas creusé la piste de cette scie d'époque qui concerne tout de même le milieu artiste parisien des années 1860. On se contente de repérer le mot "Zut" pour dire que le poème est en lien avec le Zutisme, alors qu'il n'est pas difficile de pressentir que la chanson parodique au sujet de Nadar a des implications qui permettraient de préciser les intentions et la tonalité satirique précise du poème "Michel et Christine". Il y a là une lacune critique béante à combler.
Par ailleurs, autre fait remarquable, parmi les poèmes en vers de onze syllabes de Rimbaud, "Larme" et "Michel et Christine" imposent un rapprochement évident. Il est à chaque fois question d'une vision spirituelle finale problématique, à chaque fois à la suite d'un bouleversement climatique impliquant la pluie, à chaque fois il est question de motifs architecturaux et de trains pas tout à fait attendus "gares" et "colonnades" contre "railway" et "aqueducs", à chaque fois il est question de "bruyère". Il n'est sans doute pas aberrant de prolonger les rapprochements avec "La Rivière de Cassis", mais la certitude c'est qu'il y a des passerelles importantes entre "Larme" et "Michel et Christine".
Maintenant, passons aux rapprochements avec des poèmes de Verlaine. Dans les deux précédents articles que j'ai mis en ligne, j'ai insisté sur une pièce tardive "Hou ! Hou !" qui comme "La Rivière de Cassis" alterne un vers de onze syllabes et un vers plus court, un poème "Hou ! Hou !" qui dans la production de Verlaine fait partie de la petite poignée de poèmes qui ont des hémistiches de quatre et sept syllabes tout comme "Crimen amoris", et ce poème "Hou ! Hou !" a pour caractéristique remarquable de reconduire le jeu de découpage de "Michel et Christine". Même quelqu'un qui refuse de s'intéresser aux questions de césure admettra que dans les deux poèmes il faut détacher tantôt la mention "Christ", tantôt la mention "Mal" d'une terminaison en "-ine" ou "-ines". Cela est évident par l'écho entre "Malins" et "Malines"' dans le poème de Verlaine, cela est évident par le luxe de la précision "et Christ" dans le poème de Rimbaud. Or, dans les deux cas, si on applique la césure forcée après la quatrième syllabe, c'est bien la terminaison "-ine" ou "-ines" qui est en rejet.
Ce qui conforte l'idée que Verlaine songe précisément au poème de Rimbaud, c'est que comme l'a montré Steve Murphy le poème "Michel et Christine" où il n'est pas du tout question de la ville belge de Malines apparemment a pourtant de nombreux éléments communs avec le poème contemporain "Malines" des Romances sans paroles, ce qui prouve qu'un des deux poèmes a été écrit en fonction de l'autre malgré tout.
Selon Murphy, c'est Rimbaud qui s'est inspiré du poème de Verlaine et la complexité du poème de Rimbaud favorise cette impression qui pourtant n'est peut-être qu'un préjugé. D'autres critiques ont fait observer que l'influence a pu se faire en sens inverse. Mon intuition personnelle, c'est que, toute idée de simultanéité des compositions mise à part, Rimbaud a composé son poème en août 1872, immédiatement à la suite de la création de Verlaine. Mais mon intuition n'a pas à peser dans la balance. En revanche, l'idée reste à creuser d'une inspiration de Rimbaud en fonction de plusieurs poèmes de Verlaine.
Il y aurait beaucoup de débats si nous commencions à essayer de cerner l'ensemble des poèmes que Verlaine a pu composer en présence de Rimbaud. En revanche, pour un premier degré d'enquête, nous pouvons nous repérer au moyen des Romances sans paroles. Nous y trouvons une section de poèmes intitulés "Paysages belges" parmi lesquels nous rencontrons précisément la pièce "Malines" datée du mois d'août. Nous y rencontrons aussi plusieurs poèmes autour de la ville de "Bruxelles", ce qui est à rapprocher du poème "Juillet" de Rimbaud avec son en-tête : "Bruxelles, Boulevart du Régent," qui apporte une précision quant au sujet des vers. D'après Jeancolas, les deux manuscrits connus de "Juillet" et "Michel et Christine" ont des pliures similaires et une tache au même endroit, ce qui invite à penser que ces deux manuscrits étaient réunis. C'est un peu pour cela que je chercher à explorer l'hypothèse d'un poème "Michel et Christine" où il serait question du séjour belge, d'une vue à partir d'un paysage belge, éventuellement la plaine de Waterloo avec son récent aqueduc. Mais un autre fait troublant retient mon attention quand je rapproche "Michel et Christine" des Romances sans paroles. Le séjour belge ne s'est pas fait sous la pluie, mais la pluie est très présente dans le recueil de Verlaine. Elle l'est déjà dans la section des "Ariettes oubliées" que, par souci de fiction chronologique, le poème a daté du printemps 1872 et le cas est remarquable, puisqu'il est question de rien moins que la célèbre ariette "Il pleure dans mon coeur..." flanquée d'une épigraphe inédite d'un poème inconnu de Rimbaud "Il pleut doucement sur la ville." Mais ça ne s'arrête pas là, l'Angleterre est connue pour son ciel pluvieux, et en pendant à la section de "Paysages belges" nous avons droit à une section "Aquarelles" sur des lieux anglais, où le titre "Aquarelles" confond l'intérêt artistique pour la peinture transposé en poèmes avec le motif climatique qui caractérise Londres et ses environs, en automne et en hiver qui plus est. Le titre "Aquarelles" signifie clairement que le ciel londonien est lavé par la pluie et que cela contribue à créer une atmosphère poétique retranscrite par les poèmes de Verlaine.
Tout ceci, je l'ai posé pas à pas, mais j'en viens maintenant à une autre idée que j'ai eue bien plus tôt, mais que j'exprime à ce temps de mon raisonnement : le poème "Michel et Christine" est singulier dans la mesure où, dans une lecture non informée, nous assistons à une description vertigineuse d'un paysage sous l'orage, puis nous passons, pour ainsi dire, sans crier gare à l'hypothèse d'une vision du Christ et d'une sorte de fin des temps en quelque sorte. Cela justifie déjà un rapprochement avec "Larme" du même auteur comme nous l'avons dit plus haut, mais il est un poème de Verlaine que je voudrais verser au débat, un dizain réaliste non avoué comme une parodie de Coppée, mais un des premiers de Verlaine, qui figurent donc dans le recueil La Bonne chanson. Ce recueil, où il est questions d'épithalames, est celui qui raconte les préparations de Verlaine à son mariage avec Mathilde Mauté de Fleurville, et on sait que pour Verlaine Romances sans paroles est quelque peu une "mauvaise chanson", autrement dit le recueil La Bonne chanson retourné, et on sait qu'en mai 1872 Rimbaud a écrit un poème "Bonne pensée du matin" qui pourrait se lire comme une raillerie du titre verlainien de "bonne chanson".
Attention, je ne suis pas en train de dire que "Bonne pensée du matin" et "Michel et Christine" parleraient de manière cryptée de Verlaine et de sa femme Mathilde. Ce n'est pas le sujet. En revanche, s'il date du mois d'août 1872, "Michel et Christine" est contemporain de l'écriture de "Birds in the night", et on peut se dire que, du coup, "Michel et Christine" aurait à voir avec une sorte de mise au point, autocritique ou non, ironique ou non, de l'idée de compagnonnage des poètes Rimbaud et Verlaine. Il y aurait quelque chose de leur programme de vie en commun, notamment au plan politique, dans les vers de "Michel et Christine". Mais il est temps de citer le dizain de Verlaine, car c'est un rapprochement dans la composition qui a retenu mon attention.

Le bruit des cabarets, la fange du trottoir,
Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir,
L'omnibus, ouragan de ferraille et de boues,
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,
Et roule ses yeux verts et rouges lentement,
Les ouvriers allant au club, tout en fumant
Leur brûle-gueule au nez des agents de police,
Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,
Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout,
Voilà ma route - avec le paradis au bout.

Verlaine décrit un coin de Paris peu valorisant. Le mot "fange" est repris dans "boues". Nous avons un excès de pluie ou en tout cas d'humidité qui est accentué à trois reprises dans un même vers : "dégouttent", "suintants", "pavé qui glisse". Et au vers suivant, nous avons l'expression "ruisseaux comblant l'égout" qui permet de se représenter la raison de s'éloigner des "aqueducs" dans le discours de "Michel et Christine". L'association d'un moyen de transport à un effet de tempête se retrouve dans les deux poèmes. Il y a l'image du "railway" dans "Michel et Christine", et dans le dizain de La Bonne chanson nous avons l'assimilation à un "ouragan" de "l'omnibus" qui tiré par des chevaux traverse un "bitume défoncé" sur lequel ces quatre roues sont secouées. Les ouvriers du poème de Verlaine défient quelque peu l'ordre. L'adverbe "lentement" que je pense à cheval sur la césure dans "Michel et Christine" est à la rime dans le poème de Verlaine. Il est question de "l'air noir", la notation de couleurs "verts et rouges" est renforcée par une série d'échos du couple "r" et "ou" : "roues", "roule", "rouges" et si on admet une inversion des phonèmes nous pouvons encore citer "ouvriers". Or, le poème de Verlaine se termine sur une pointe galante qui parle très précisément de la perspective d'un mariage à venir en consacrant l'événement comme une sorte de fin des temps : "- avec le paradis au bout." Le poème de Rimbaud parle lui aussi d'une sorte d'union amoureuse correspondant à une fin des temps, et la mention "Christ" permet de faire écho à la notion chrétienne de "paradis" du poème de Verlaine. Parmi les différences de traitement, notons que le poème de Rimbaud met en doute cette foi en la vision d'avenir, doute qui survient dans d'autres des poèmes de Verlaine de La Bonne chanson.
Je suis persuadé que cet axe de recherche à de l'avenir et je n'hésite donc pas à vous en faire part dès à présent. Bien sûr, tout cela appelle des recherches complémentaires, des réflexions plus poussées, mais cet article espère avoir une influence décisive pour précipiter un certain renouvellement de l'approche en ce qui concerne les poèmes du printemps et de l'été 1872.