J'ai toujours voulu lire des ouvrages d'Edgar Quinet, du moins en fonction de mon intérêt pour la recherche rimbaldienne, sauf qu'au début du troisième millénaire et d'internet at home, je n'avais qu'une bien vague idée de ce qu'il avait pu publier et je n'avais qu'un faible accès à ses ouvrages. Il me souvient d'une version en mode texte de son Ahasvérus dont la lecture était pour moi pire que le calvaire du juif-errant. Je n'étais pas très emballé et il y avait tellement d'ouvrages à lire, tellement d'auteurs à explorer, poètes, romanciers, historiens... J'ai laissé tomber. Puis, quand la lettre de Jules Andrieu de 1874 a été révélée, une mention de Quinet était faite par Rimbaud, mais je n'ai pas réagi. Personne ne l'a fait beaucoup plus que moi. Sur le site d'Alain Bardel, Yves Reboul a apporté une contribution au sujet de cette lettre, mais il associe lui aussi Quinet principalement à Ahasvérus. Et dans son article en ligne sur la "Découverte d'une lettre de Rimbaud", Frédéric Thomas cite plutôt une publication toute fraîche, La Création, volume de 1870, avec une recension d'Emile Zola. Je prends le temps de vous citer les passages en question.
Reboul écrit ceci :
[...] ce n'est pas un hasard s'il se réfère à Flaubert écrivant Salammbô, ou "mieux" encore, à des historiens, comme Michelet ou Quinet (sans doute pense-t-il à Ahasvérus).
Puis, plus loin, il cite le même ouvrage que Thomas :
"Citons Quinet, que Rimbaud évoque précisément comme un modèle : parlant des prophètes, celui-ci écrit (La Création, t. II, 1870, p. 289) : "Les voyants étaient, pour ainsi dire, les yeux toujours ouverts du peuple".
A propos de Quinet, voici ce qu'écrit Thomas :
[...] la référence à Flaubert, à Quinet et, "mieux", à Michelet semble confirmer tout un pan des études rimbaldiennes, qui ont mis en évidence ces intertextes dans la poésie de Rimbaud[40]. [...]
Il y a une petite bévue dans la citation de Thomas. Rimbaud a écrit et souligné "mieux" pour dire sa supériorité sur Quinet et Michelet et non pas pour considérer que Michelet valait mieux que Quinet. Je pense que la première citation que j'ai faite de la contribution de Reboul épingle ce contresens, puisque nous passons du noù "référence" à la forme verbale "se réfère", tandis que la citation "mieux" est réorganisée pour associer les historiens. Rimbaud dit qu'il va faire du Quinet et du Michelet en mieux.
Il va de soi qu'il me faut aussi citer la note 40 de Thomas :
[40] Principalement peut-être certains textes de Michelet : La Sorcière, La Mer, Bible de l'humanité...
Cette note apporte une restriction. Quinet n'a pas tellement été abordé par la critique rimbaldienne, il est plutôt envisagé de manière allusive.
Au long de son article, Thomas revient assez peu sur Quinet, j'évite de rapporter le passage subjectif sur la diversité des références qui nous vaudrait un bouleversement des genres littéraires et j'en viens à la dernière mention du nom de Quinet. Thomas s'attarde sur des considérations génériques qui à mon sens ne sont pas ici à leur place. Les ouvrages de Quinet et de Michelet s'apparenteraient à des poèmes en prose, et il serait question de ne pas oublier le modèle du Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand. Dans sa lettre, Rimbaud fait du persiflage à l'égard des historiens Michelet et Quinet, je suis donc peu enclin à m'intéresser à une réflexion sur le caractère vivifiant pour Rimbaud de leur espèce de poésie en prose, d'autant que si Michelet a un véritable intérêt littéraire, dans le cas de Quinet on peut être beaucoup plus réservé. Il est certain que Quinet s'essaie à une écriture poétique, imagée, onirique, métaphysique, "mystique", mais je vois mal Rimbaud bâder d'admiration devant autant de maladresse. En revanche, Thomas cite un ouvrage de 1870 intitulé La Création, et c'est la note 50 qui l'accompagne qu'il convient de citer :
"... histoire de l'univers, [les] sciences des choses et [les] annales des hommes. (...) Sorte de philosophie naturelle, une explication large et superbe de l'homme et de la nature" dans Emile Zola, "Livres d'aujourd'hui et de demain", dans Le Gaulois : littéraire et politique, 16 février 1869, p. 3.
Une contribution de Thomas en réponse à celle de Reboul fut un temps présente sur le site, mais je ne sais pas comment y accéder.
Quant au commentaire par Alain Bardel lui-même, il ne fait pas la moindre mention de Quinet.
Je vais ci-dessous parler d'un tout autre ouvrage de Quinet. Je n'ai jamais lu son livre La Création, lacune que je vais combler si possible dans les jours qui viennent. Mais je ne pouvais pas ne pas commencer cet article par la lettre à Andrieu de 1874 tant elle va donner du poids à ce que je vais développer ensuite.
Et je m'empresse de préciser un scoop !
Quelques années avant la révélation de cette lettre de Rimbaud à Londres, Yves Reboul et Bruno Claisse ont publié chacun de leur côté une étude du poème "Mystique" des Illuminations. Je vais relire ces deux études, mais je pense que Quinet n'y était pas mentionné. Or, ici, la lettre de Rimbaud à Andrieu offre une hypothèse de lecture en or pour ce poème en prose. Rimbaud associe les historiens Michelet et Quinet à des explications mystiques inadéquates, mais séductrices, autrement dit il y a un peu un art de charlatan sous couvert de développements scientifiques dans les ouvrages de Michelet et Quinet. Rimbaud crée un mot à partir du verbe anglais "to explain", création verbale qui apparaît aussi dans la correspondance de Verlaine liée à Rimbaud. Dans sa lettre, Rimbaud fait une publicité à l'envers de son projet. Il se définit comme un imposteur qui veut faire une bonne affaire. Les auteurs cités ne sont que des moyens d'assurer une bonne parade littéraire. Il prend des modèles pour jouer les charlatans, et c'est sous cet angle qu'il faut entendre la citation suivante : "comme liaisons et explanations mystiques, Quinet et Michelet, mieux". Il devient clair comme de l'eau de roche que "Mystique" des Illuminations est un persiflage en règle de tels historiens, et je pense spontanément que par le style et le contenu Quinet convient mieux comme cible critique au poème, mas cela reste à vérifier. Je rappelle que, à la fin du brouillon correspondant à "Alchimie du verbe", Rimbaud lance la phrase suivante avant de conclure : "Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style." Les rimbaldiens font un contresens courant sur la toute fin de "Alchimie du verbe" et sa clausule concise :
Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.
Ils croient que le poète qui avait injurié la "Beauté " désormais l'apprécie. Et ils croient que le poète a renoncé à trouver "dérisoires" les célébrités de l'art et de la littérature. Or, ce n'est pas du tout ce qui est dit par cette clausule. Cette clausule est ramassée pour afficher une certaine désinvolture dédaigneuse et la construction verbale est quelque peu modalisée : "Je sais..." Le poète est simplement en train de dire qu'il sait l'effort de se contenir. La beauté ne le met plus en colère, il peut faire mine de la saluer socialement et passer à autre chose. Il trouve toujours les célébrités de la peinture et de la poésie modernes dérisoires, mais il n'estime plus qu'il doit prendre en charge de régler cette question. La lettre à Andrieu, qui en principe n'appartient pas à l'œuvre littéraire stricto sensu de Rimbaud, mais à sa vie courante, confirme cette nouvelle orientation. Les "élans mystiques" ne correspondaient pas aux pratiques personnelles de Rimbaud pour se détacher du beau, mais Rimbaud identifiait des "élans mystiques" suborneurs dans les textes célébrés de son époque. Et, ici, pour vivre de sa plume, Rimbaud se propose d'imiter ces procédés, mais avec un détachement nouveau. Il ne s'agit plus pour lui de se "faire voyant", il est question de singer des attitudes de "double-voyant" à des fins mercantiles. Il va de soi que si Rimbaud avait mené à terme ce projet, nous aurions pu identifier un écart ironique dans la prestation littéraire rimbaldienne, ce qui aurait sauvé les apparences. Néanmoins, Rimbaud confirme qu'il fait sien le message d'Une saison en enfer, il ne croit plus à la quête supérieure définie dans les lettres de mai 1871. En conservant à l'esprit qu'il faut lire sa lettre avec un relatif second degré, il passe dans l'excès inverse des positions de Flaubert et Malherbe où la littérature n'est pas plus que le jeu de quilles. Quant à son projet d'une "Histoire splendide", il est là encore en phase avec Une saison en enfer. A l'époque de Rimbaud, l'Histoire continuait d'être subordonnée à une approche religieuse, il y avait pour la jeunesse une histoire sainte qui précédait une histoire profane dans l'enseignement. Cette histoire sainte consistait à faire prédigérer le texte biblique. J'ai acheté des volumes anciens de cet ordre, je parle en connaissance de cause. Puis, au plan des intellectuels, des lectures pour adultes, il n'y avait pas cette succession histoire sainte, puis histoire profane, mais l'Histoire elle-même était envisagée comme pourvoyeuse d'un message transcendant où la religion avait très souvent sa place, même chez des auteurs hostiles aux gens d'Eglise, comme Quinet précisément.
Dans Une saison en enfer, Rimbaud reprend un récit national appliqué à l'individu poète qu'il est. Il se transpose en gaulois, en soldat des croisades, en danseur du sabbat, etc. En clair, cette "Histoire splendide" aurait été dans la continuité des préoccupations littéraires et intellectuelles de l'auteur d'Une saison en enfer.
Et il se trouve que tout récemment je parcourais une anthologie où figurait un extrait d'un livre d'Edgar Quinet : 1789, Recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours, Ministère de l'éducation nationale de la jeunesse et des sports, 1989, Centre national de documentation pédagogique. Le livre est préfacé par Lionel Jospin, le ministre de l'éducation nationale de la jeunesse et des sports à l'époque, et dans cet ouvrage bien officiel, il y avait donc un extrait d'un livre d'Edgar Quinet, mais ni d'Ahasvérus, ni de La Création. Il s'agit d'un extrait de la partie conclusive du livre de 1845 : Le Christianisme et la Révolution française. J'ignorais l'existence de ce titre, mais la lecture de l'extrait m'a fait une forte impression, forte impression en tant que chercheur rimbaldien j'entends ! L'extrait est placé en tête d'une section intitulée "L'Idéal Républicain" et en tête de la première sous-partie intitulée : "A) 1848 : Liberté, Egalité, Fraternité" L'extrait tient tout entier sur la page 197 de ce volume, et des précisions bibliographiques très sommaires sont données dans la table des matières page 284.
Ce 99e extrait de l'anthologie n'étant qu'un extrait d'un développement plus ample, il a reçu un titre "La foi à l'impossible" qui reprend une formule du texte en question :
Elévations, aspirations vers un monde meilleur que l'on pense saisir dès ici-bas, tel est le génie de notre siècle. La secousse que la Révolution a donnée à la terre a été telle, et tant de choses extraordinaires ont été vues, tant de montagnes abaissées, tant de vallées comblées, qu'il n'est plus de miracle social qui ne semble possible. Autrefois, le genre humain, courbé sur la glèbe, sentait, par intervalles, un souffle passer sur son front, comme la fraîche haleine des siècles à venir, il s'amusait à imaginer un âge d'or, puis, l'instant d'après, il se disait : C'est un rêve ! Aujourd'hui, au contraire, en contemplant l'édifice des nuages et les cités féeriques qui s'amoncellent à l'horizon, dans la pourpre et l'or du soleil, il va jusqu'à penser que ce songe du ciel pourrait descendre dès demain sur la terre, et devenir son domaine. Chose nouvelle, grande en soi, présage d'avenir ! il se trouve des hommes qui croient déjà embrasser leur idéal. Ce que l'on appelait autrefois leurre, utopie, s'appelle maintenant théories. Ne méprisons pa[s] les songes. Pour qui sait les interpréter, ils contiennent sans doute des lambeaux et des prémices de vérité. Ce grand trépied de l'avenir, dont Napoléon parlait à Sainte-Hélène, et qu'il faisait reposer sur trois grands peuples, résonne de paroles étranges, souvent dures à entendre, ces mots sibyllins étonnent l'oreille. Les uns les acceptent, le plus grand nombre les repousse, ce qu'il y a d'évident pour tous, est que la Révolution française a ramené sur la terre la foi à l'impossible.
J'ai retranscrit l'établissement du texte pour l'anthologie elle-même, il y avait une coquille : "Ne méprisons par les songes." La phrase : "il n'est plus de miracle social qui ne semble possible", peut sembler étrange. Aujourd'hui, nous écririons : "qui semble impossible", il s'agit d'un tour archaïque où la négation est tout entière portée par le mot "ne", il faut comprendre : "qui ne semble pas possible". Cette forme de négation est celle même de l'ouvrage de 1845 dont nous avons un fac-similé sur le site Gallica de la BNF.
Cet extrait a eu un effet saisissant sur moi tant il concentre de sources possibles aux poèmes de Rimbaud. Nous avons le genre humain courbé sur la glèbe, le fait que Rimbaud ait composé un poème intitulé "âge d'or", la mention "domaine" au début dans "Enfance I", les élévations avec l'aspiration à un monde meilleur dès ici-bas, l'idée d'un "Noël sur la terre", la vision prophétique d'avenir des "cités féeriques" parmi les nuages et dans la lumière dorée du soleil, l'importance du motif du songe à interpréter, et cette "foi à l'impossible" qui caractérise l'ambition folle affichée dans les lettres dites "du voyant" et aussi la folie critiquée dans "Alchimie du verbe", "Adieu" du récit Une saison en enfer. Ce condensé est assez extraordinaire, et j'identifie aussi le titre de section "L'Impossible" du livre de Rimbaud. Je rappelle que dans la prose liminaire le poète cite deux vertus théologales : l'espérance et la charité, et quelques vertus cardinales, en tout cas la justice, et fait mention des "péchés capitaux", lesquels sont énumérés au début de "Mauvais sang", mais Rimbaud ne cite pas le mot "foi". Je rappelle que dans "Mauvais sang" Rimbaud fait allusion à la formule de Napoléon : "Impossible n'est pas français". Rimbaud écrit lui : "la terreur n'est pas française", et je serais enclin à y trouver un jeu de mots : La Terreur n'est pas française quand la Restauration s'est faite, par exemple. Mais, jeu de mots ou pas du côté du nom "terreur", l'allusion au mot de Napoléon est sensible. Et "Mauvais sang" va d'un premier alinéa d'affirmation d'une origine gauloise à une clausule sur la "vie française" comme "sentier de l'honneur". Quelques sections plus loin, nous avons le titre "L'Impossible" qui coiffe un long raisonnement proche de l'allure que prenait le récit dans "Mauvais sang". La section "Mauvais sang" a été suivie par "Nuit de l'enfer", puis nous avons l'intercalation de deux récits plus personnels réunis sous le titre "Délires", et il m'arrive de me demander si la section "L'Impossible" n'a pas été écrite avant les deux "Délires". En tout cas, il y a plusieurs reprises qui laissent clairement penser à une continuité : de "faux nègres" à "faux élus", etc. En clair, le titre "L'Impossible" rejoint la formule de "Mauvais sang" : "La terreur n'est pas française", dans un mode d'allusion particulièrement discret à la formule napoléonienne.
Et il se trouve que dans l'extrait cité ci-dessus de Quinet, nous avons une même allusion au mot de Napoléon, puisque nous avons un rappel d'un développement de propos tenus par l'ancien empereur à Sainte-Hélène et la formule "la foi à l'impossible" au développement plus ample. J'ai vraiment l'impression que Rimbaud fait allusion dans Une saison en enfer à l'extrait que j'ai cité et même à l'ensemble du livre Le Christianisme et la Révolution française. Il va de soi que vous ne pouvez deviner l'allure de l'ouvrage par son titre. Il s'agit d 'un volume de 440 pages environs divisé en chapitres qui sont autant de cours professés en chaire devant un jeune public, continuellement renouvelé selon les images fleuries et loufoques de sa partie introductive.
L'ouvrage est d'une poésie sans nom, je crois que vous comprendrez aisément combien Rimbaud pouvait ricaner sur le compte de pareils éléments mystiques et sur des épanchements verbeux qui ont un charme mais qui sont souvent particulièrement vaporeux. Dans cette suite de cours aux chapitres, Quinet refait une histoire des bouleversements religieux dans un parcours providentiellement orienté vers la Révolution française et les derniers chapitres correspondent à une mise au point sur ce qu'il convient de faire pour ne pas entretenir une flamme spirituelle passéiste. Et surtout, un peu à la manière de Hegel qui met le présent du peuple allemand à la tête de la dialectique historique, Quinet met en avant l'idéal d'être français au dix-neuvième siècle pour influencer le reste du monde. Quinet ne tient pas un discours résolument hostile à Napoléon, et au plan religieux il est assez particulier, il vante la religion des premiers temps tout en dénonçant les hommes d'église qui ont été contre-révolutionnaires et qui enferment la spiritualité dans une mort avec l'œuvre de la Restauration. Quinet fait un sort similaire au courant alors récent de l'éclectisme, puisqu'il lui reproche d'être une philosophie de la capitulation, même si elle a eu un certain intérêt. Quinet dit en toutes lettres ma lecture du passage "les autels ! les armes !" c'est bien évidemment l'alliance du sabre et du goupillon dont il est question dans le texte de Rimbaud, mais il est aussi question de créer l'avenir par des armes et une spiritualité qui sait accepter les bouleversements choquants dans le livre d'Edgar Quinet, lequel définit clairement les axes futures d'une vie française, et en employant à plusieurs reprises l'idée d'honneur. Dans Une saison en enfer, non seulement "Mauvais sang" se termine par cette idée de " vie française, le sentier de l'honneur", mais nous avons une formule telle que "nous ne sommes pas déshonorés" dans "L'Impossible" signe discret qu'il y a une vraie continuité de pensée entre ces deux parties du récit rimbaldien.
Dans "L'Impossible", le poète s'adresse au "Ciel" et parle de s'occuper des "damnés" "ici-bas", on a bien déjà l'idée de "Matin" de célébrer "Noël sur la terre", avec l'idée que la damnation a commencé dans le monde réel. Rimbaud oppose deux sociétés et Quinet oppose lui les privilégiés de la lumière et les prolétaires des ténèbres vers le début de son livre.
Plus fort encore, des passages considérés comme déroutants d'Une saison en enfer peuvent recevoir une élucidation satisfaisante par les références au livre de Quinet. Au début de "L'Impossible", le poète se plaint que les femmes soient si peu d'accord avec les hommes. C'est précisément à proximité du passage cité plus haut que Quinet fait un développement sur le désaccord entre les femmes et les hommes dans la société actuelle et il apporte des précisions à ce sujet. Les femmes contrairement aux hommes se réfugient dans la religion, et il ne faut pas leur en vouloir, nous avons besoin d'elles, et il va falloir dépasser ce divorce. Et, du coup, quand Rimbaud dit qu'il a vu "l'enfer des femmes là-bas", il s'agit peut-être d'une allusion avec un effet d'exagération à ce clivage développé par Quinet. Si les femmes se tournent vers la religion, telles des vierges folles, elles connaissent donc l'enfer, et le poète a approché de cette dimension-là.
Il y a plein d'autres échos possibles. Dans son livre, Quinet ne parle pas que du catholicisme, et du judaïsme pour les origines. Je n'ai pas encore tout lu, mais il parle de l'origine chrétienne et judaïque du Coran si j'ai bien compris les sous-titres de chapitres. Il parle d'une nature arabe voire coranique de certaines spécificités de la société espagnole. Il s'interroge si la littérature française d'Ancien Régime est catholique ou non. Et il s'intéresse aux hybridations de la spiritualité pour en plus souligner un flux historique continu. Et si l'abandon au Coran est envisagé comme un voeu de paresse grossière, je ne sais pas si Rimbaud cite un passage précis de Quinet puisque je n'ai pas encore tout lu, mais dans les sous-titres il y a une royauté de l'époque de Clovis je crois envisagée comme paresse. Je vérifierai tout cela et ferai bien évidemment de nouvelles mises au point sur la lecture potentielle de Quinet par Rimbaud.
Dans la mesure où je trouve d'une importance évidente les explications d'Yves Reboul sur l'influence de la Vie de Jésus de Renan sur les proses qui voisinent avec les brouillons connus de la Saison, je précise que dans son livre Quinet s'attarde aussi sur le livre de l'allemand Strauss qui a commencé à raconter une vie de Jésus quelque peu profane.
Enfin, je veux terminer par une dernière grande idée. J'ai dit à plusieurs reprises que les souvenirs que Rimbaud développe dans "Mauvais sang" sont ceux d'une éducation par les livres où l'Histoire de France est aussi une partie de nous-même. C'est exactement ce que fait Quinet, et je citerai prochainement des passages significatifs du début de son livre Le Christianisme et la Révolution française. Quinet dit explicitement que ce sont des parts de nous-même. Je ne sais pas si vous comprenez bien de quoi il retourne : normalement, nous nous référons aux livres d'Histoire comme à des legs culturels, nous ne considérons pas que nos vies continuent génétiquement l'histoire des peuples. C'est cet enseignement à forte composante spirituelle qu'il faut avoir à l'esprit quand on lit "Mauvais sang".
Bref, ceci sera mon article pour les 150 ans d'Une saison en enfer. De toute évidence, lui aussi va faire date !