mercredi 20 décembre 2023

Rimbaud retrouvé, compte rendu du livre Une saison en enfer ou Rimbaud l'Introuvable d'Alain Bardel (partie 1 : la bibliographie et l'édition fac-similaire)

Mi-décembre 2023 : après Alain Vaillant, Alain Bardel publie un livre sur Une saison en enfer dont on commémore la mise sous presse il y a cent cinquante ans.
Le livre est publié dans la collection "Lettres & Culture" aux Presses Universitaires du Midi, je suppose que c'est le nouveau nom des Presses Universitaires du Mirail à Toulouse. Il a un petit format sans atteindre celui d'un livre de poche. Il est agréable à tenir en main et donne physiquement envie d'être lu. Il y a une souplesse dans le défilement des pages, une certaine qualité du papier. La couverture est dans un carton plastifié souple avec un léger relief rugueux des première et quatrième de couverture. Pour demeurer un peu sur celle-ci, la couleur du volume est un vert sombre, un peu feuille d'arbre, avec une police de caractère blanche qui fait un peu traitement informatique dans ses traits. Les contours des lettres sont doublés avec un contraste pour donner une impression de relief. Toutefois, j'ai un sentiment d'étrangeté face à l'espacement et face à la taille des lettres entre elles, ce que je ressens également avec la page de faux-titre : Une saison en enfer / ou Rimbaud l'Introuvable. Pour sa part, la police de caractères pour le titre de la collection "Lettres & Culture" s'harmonise très mal à l'ensemble et sur les coins et sur tout le pourtour des pages il y a déjà plein de marques d'usure, de petites traces blanches jurant avec la couleur verte. Nous avons un  ensemble de 196 pages collées serrées. On peut nettement voir le procédé en regardant le dessus du livre. On a quatre séries de pages brochées, quatre fois cinquante pages, et le tout est collé à la couverture, on dirait la forme d'une agrafe en matière transparente opaque.
Le volume coûte 20 euros, j'ai seulement bénéficié d'une remise d'un euro pour l'avoir commandé à la FNAC.
Comme le sous-titre l'annonce : "Fac-similés de l'édition originale annotés et précédés d'un essai", l'ouvrage est composé de deux parties. Nous commençons par un essai sur les 96 premières pages, et la deuxième moitié de l'ouvrage est consacrée à l'édition fac-similaire sur les pages impaires (pages 105-177) avec quelques pages d' "Avertissement" (pages 99-104) et des pages de gauche en vis-à-vis des facs-similés qui offrent un certain nombre de notes (pages 106-176). L'ouvrage ne contient pas d'index, il se termine par quelques pages d' "Orientation bibliographique" assez fournie, mais comportant des lacunes. La rubrique sur Fongaro n'est pas détaillée et s'en tient à son dernier livre. Les brochures de Christian Moncel ou Alain Dumaine ne sont  pas mentionnées non plus. L'article de Barrère sur "Mauvais sang", Chateaubriand et Parny n'est pas référencé. La première forme du livre de Margaret Davies sous forme d'article n'est pas signalée à l'attention non plus. Seul le livre Rimbaud par lui-même est mentionné pour Yves Bonnefoy, alors qu'il existe un volume plus récent Notre besoin de Rimbaud qui contient des chapitres sur Une saison en enfer. Un seul article d'Hiroo Yuasa est recensé. L'article de Jean Molino sur le prologue et la notion de charité n'est pas présent non plus dans la bibliographie, ni l'article de Pierre Laforgue sur la dimension historique et sociale de "Mauvais sang" et du concept de "damnés de la terre". Il manque aussi la thèse de Frémy, pourtant disponible sur microfiches à l'Université de Toulouse le Mirail. Et il y a plus grave encore, Bardel n'a même pas mentionné les ouvrages collectifs sur Une saison en enfer. Il ne mentionne pas l'ouvrage dirigé par Steve Murphy Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, aux Presses Universitaires de Rennes en 2009, ni le volume Dix études sur Une saison en enfer, publié à La Baconnière, en 1994 et qui contient l'article de Molino, ni les volumes dirigés par Yann Frémy : l'un "Je m'évade ! Je m'explique." Résistances d'Une saison en enfer chez Classiques Garnier en 2010, ni Enigmes d'Une saison en enfer, numéro spécial en 2014 de la Revue des sciences humaines. Il peut être répliqué que le choix a été de reporter aux articles directement, mais il suffit d'une ligne pour mentionner un ouvrage collectif, tandis que la sélection d'articles prend plus de place dans la bibliographie et pose le problème des partis pris et des omissions. Les articles de Molino, Laforgue et même quelques autres ne sont pas répertoriés, tandis que nous avons droit à une liste détaillée des articles de Yoshikazu Nakaji, auteur pour lequel nous avons déjà affaire à un ouvrage considéré comme de référence. Nous avons droit à une énumération des articles de collaborateurs de la revue Parade sauvage : Christophe Bataillé", Yann Frémy, Steve Murphy, Alain Bardel, Alain Vaillant, Frédéric Thomas, Yves Reboul, Michel Murat et Benoît de Cornulier, ainsi qu'à une liste conséquente des publications de Jean-Luc Steinmetz qui a édité à plusieurs reprises, et souvent avec les mêmes commentaires les poésies de Rimbaud en Garnier-Flammarion depuis 1989. Je précise que je suis cité dans la bibliographie pour deux de mes trois articles sur Une saison en enfer et mon blog est également cité, mais en gros, à la lecture de la bibliographie fournie nous constatons que Bardel se contente de faire confiance à un ensemble d'intervenants familiers à la revue Parade sauvage. On verra dans le commentaire de l'essai de Bardel et dans l'approche de ses notes aux facs-similés que Bardel n'a pas pris la mesure d'une dimension historique et sociale importante de l'œuvre du côté de Barrère, Laforgue et Brunel lui-même. Il manque d'ailleurs dans cette bibliographie une section conséquente sur des livres et auteurs du dix-neuvième siècles possiblement lus par Rimbaud !
Et surtout, il manque une référence bibliographique étonnante, une édition des oeuvres complètes de Rimbaud qui contenait une édition fac-similaire d'Une saison en enfer et des notes de divers critiques rimbaldiens. Je pense bien sûr à l'édition du centenaire dirigée par Alain Borer dont nous reparlerons plus bas. Bardel s'est contenté de référencer les éditions de Guyaux pour la Pléiade, de Pierre Brunel au Livre de poche, de Jean-Luc Steinmetz en Garnier-Flammarion, de Suzanne Bernard chez Garnier, à l'exclusion des éditions courantes dirigées par Forestier (Folio, Poésie Gallimard, collection "Bouquins") et de quelques autres. Mais l'absence de l'édition de Borel, nommée Œuvre-Vie est tout de même remarquable.
Venons-en maintenant au cœur de l'ouvrage, lequel a un côté essai et un côté fac-similé. Je vais commencer par le côté fac-similé.
Je ne suis pas spécialiste des éditions fac-similaires d'Une saison en enfer, je ne m'intéresse pas trop à la question du bel objet rimbaldien dans une bibliothèque. J'ai acheté des volumes de poésies du dix-neuvième à cent ou deux cent euros, mais ne rêvez pas de me les racheter, je les use par mes lectures. J'ai des volumes de Banville, de Leconte de Lisle, de Léon Dierx et de quelques autres. Je ne cracherais pas sur un volume d'Une saison en enfer, mais je n'ai pas les moyens de suivre tout ça. En tout cas, je sais quand même des choses intéressantes et on va en parler. Donc, pour les 150 ans, Alain Bardel, associé avec Alain Oriol, publie une édition fac-similaire avec un essai, mais une édition fac-similaire en tant  que telle a été éditée par Alain Oriol seul en octobre 2023, et il ne faudrait pas confondre les deux éditions.
Voici un lien au sujet de l'édition fac-similaire simple à 16 euros. Personnellement, je vais faire l'impasse sur cet achat, même si c'est le seul qui me permettrait d'avoir la vraie disposition du texte avec l'effet de rythme des pages blanches.


Et pour la bonne différenciation entre les deux ouvrages, voici un lien pour commander le volume dont je fais présentement un compte rendu.


Le livre d'Alain Bardel appartient au genre de l'édition fac-similaire avec une étude critique, en principe philologique.
Et j'ai donc deux antécédents importants à mentionner. En novembre 1991, chez Arléa, nous avons eu droit à une édition dirigée par Alain Borer, il s'agit d'une édition des oeuvres complètes d'Arthur Rimbaud, mais coiffée d'un titre apocryphe Œuvre-Vie, et elle était autoproclamée "édition du centenaire", c'est son sous-titre et cela revient sur  une mention au verso de la page de garde sur les tirages : "De  la  présente  édition / Dite / "Edition du centenaire" /  Il a été tiré / [...]". Tout cela est bien ronflant et nous pouvons nous dispenser des opinions d'Alain Borer sur Rimbaud, mais il s'agit d'une édition à laquelle ont  "collaboré" plusieurs rimbaldiens, dont certains abondamment cités par Bardel lui-même. En voici la liste :  Marc Ascione, Olivier Bivort, Pierre Brunel, Remi Duhart, Jean-Pierre Giusto, Yasuaki Kawanabe, Jean-François Laurent, Daniel Leuwers, Claudia Moatti, Roger Munier, Dominique Noguez, Michaël Pakenham, Yves Reboul, Agnès Rosensthiel, Kiflé Sélassié, Jean-Luc Steinmetz et Olivier Valarcher. L'édition de Borer, pour l'essentiel, n'est pas fac-similaire, mais elle l'a été pour précisément le livre Une saison en enfer. Cette édition fac-similaire court de la page 399 à la page 453 du volume. La page 399 offre la page de couverture avec la belle différence chromatique du titre qui est en rouge, tout le restant étant transcrit en noir neutre. On apprécie le mot "UNE" miniaturisé et plus fin sur une première ligne, puis la transcription en plus grand et plus épais "SAISON EN ENFER". La prose liminaire est sur les pages recto et verso 401 et 402, tandis que les pages 403 et  404 sont absolument vierges. Le  texte en fac-similé de "Mauvais sang" ne  commence  qu'à la page 405. Mais pourquoi est-ce important de préciser que ce sont des éditions fac-similaires et critiques ? Eh bien, il y a d'inévitables compromis. Ni Bardel, ni Borer ne respectent intégralement la présentation fac-similaire. Les pages vierges disparaissent dans le cas de l'édition de Bardel, et toutes les pages de texte sont alignées en pages  de droite.  Dans le cas de l'édition du centenaire, les pages vierges sont maintenues et les dispositions du texte au recto et au verso selon ce qu'il en était sur l'original. Mais Borer a introduit des renvois en note dans le texte supposé fac-similaire. Par exemple, à la page 402, nous avons la mention 1  après  "lâchetés en retard".  On comprend que le texte n'est pas fac-similaire, il a été retapé, c'est plutôt une imitation visuelle de l'édition originale. Je n'ai pas vérifié s'il se glissait des erreurs dans l'édition de Borer. En tout cas, nous avons la coïncidence de 54 pages :  36  pages  de  texte et 18 pages vierges, plus la page de couverture. Dans le livre de Bardel, nous avons un renvoi à un article de  Christophe Bataillé sur la disposition des pages blanches, et nous avons droit à un tableau synthétique, mais ça ne remplace la lecture de l'ouvrage tel quel. En tout cas, il n'est fait aucune mention de l'édition de Borer en 1991. Bardel renvoie à l'édition fac-similaire d'Alain Oriol et bien sûr à la consultation du fac-similé de l'édition originale, "pages blanches comprises, sur le site Gallica de la BnF, à l'adresse : / gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70658c".
Accessoirement, les éditions fac-similaires de Borer et Bardel ont toutes deux une pagination altérée, respectivement pages 399-453 et pages exclusivement impaires 105-177.
Mais, avant Borer, en 1987, Pierre Brunel a déjà proposé une imitation d'édition fac-similaire avec un appareil critique. L'ouvrage n'est pas le plus connu de Pierre Brunel, il convient de bien le présenter. En 1987, chez José Corti, Pierre Brunel a publié Une saison en enfer dans ce qu'il a appelé une "édition critique". Sur la couverture, nous avons en haute la mention de l'auteur "Arthur Rimbaud", puis en plus grand la mention du titre sur deux lignes comme pour l'édition originale : "UNE" en plus petit sur une ligne et en-dessous en plus grand "SAISON EN ENFER", et sur trois lignes en-dessous nous avons la précision : "Edition critique / par / Pierre Brunel". Dans les bibliographies, l'ouvrage sera rangé parmi les éditions d'oeuvres de Rimbaud, alors qu'en réalité c'est essentiellement une étude littéraire de la part de Brunel. Et c'est même son ouvrage rimbaldien le plus important. C'est plus important que les livres Projets et réalisations ou L'éclatant désastre, et c'est même plus important que son livre sur Les Illuminations intitulé Eclats de la violence qui en 2004 offrait des pages conséquentes d'analyse pour chaque poème.
L'ouvrage se compose d'une longue introduction qui est l'équivalent de l'essai du livre de Bardel (pages 9-104), d'une partie originale intitulée "Les avant-textes" qui rassemblent des documents pour comprendre la genèse du livre rimbaldien : la lettre à Delahaye de mai 1873, les proses "évangéliques", les "ébauches ou brouillons", et enfin nous avons l'édition elle-même où le texte de Rimbaud est flanqué d'abondants commentaires, puisque Brunel fournit le texte d'une section, puis une partie annotée dite de "Notes et marginalia", puis nous avons une section intitulée "Commentaire" qui reprend la forme rédigée.
Pour les "Avant-textes", cette idée sera reprise par Yann Frémy dans sa thèse et dans son livre aux éditions Classiques Garnier, comme dans ses différents articles dans les revues. Brunel va reconduire l'idée de publier les "avant-textes" devant Une saison en enfer dans son édition au Livre de poche, qui pourtant ne relève pas de la même démarche critique en principe. Bardel ne reprend pas, du moins dans la construction de son essai, l'idée des "avant-textes", mais il subit indéniablement l'influence de Brunel. Il imite ainsi le livre de 1987, quand pour une des deux seules illustrations, il choisit l'image du poète à la bêche de la lettre à Delahaye de mai 1873. Le point commun est frappant entre les deux éditions de Brunel et Bardel. La filiation est évidente aussi dans la mesure où Bardel imite le procédé de Brunel des annotations du texte, jusqu'à reprendre le mot "marginalia" qu'il emploie à plusieurs reprises.
Une comparaison s'impose bel et bien entre l'édition fac-similaire annotée de Bardel et l'imitation d'édition fac-similaire annotée de Brunel.
Il n'y a pas de variante chromatique dans le cas de Brunel, contrairement à Borer, et chez Brunel, la page de couverture est offerte en authentique fac-similé, mais dans un simple tirage en noir et blanc, et surtout la page de titre est inhabituellement placée sur la page de gauche, en vis-à-vis de la première page de prose liminaire.
Brunel n'a pas procédé à un fac-similé par photographies du texte lui-même, il a intégralement recopié le texte avec sa disposition tout en gommant ses "coquilles" non problématiques, ce qui a dû demander un travail important, et je n'ai pas vérifié s'il s'était glissé des erreurs. En tout cas, pour la police de caractères, c'est mille fois plus agréable à lire que du Poot de la rue aux Choux. Je trouve ça moche les caractères de l'édition originale d'Une saison en enfer. C'est écrit petit, c'est épais et gras, c'est tassé, c'est une typographie banale du dix-neuvième siècle et ça fait écriture serrée économique d'annuaire. Je préfère lire un faux fac-similé avec la police de caractères adoptée chez José Corti.
Le texte est retapé, mais Brunel n'a pas introduit d'éléments étrangers au texte de Rimbaud, il n'a pas comme Borer introduit des mentions chiffrées pour renvoyer à des notes explicatives. En revanche, nous avons un émargement à gauche pour permettre les mentions de cinq en cinq des numéros de ligne "5/10/15/20...", ce qui permet de faciliter les reports lors de la consultation des notes. Donc, Brunel donne d'abord le texte de la prose liminaire, puis il enchaîne avec trois pages et demi de "Notes et marginalia". Et dans ces notes, Brunel donne les numéros de ligne pour renvoyer aux passages qui font l'objet de remarques. Or, vu que les notes s'étalent sur trois pages et demi, on comprend qu'à la lecture des notes il faut sans arrêt tourner les pages pour consulter le texte lui-même. Bardel a opté pour une façon de faire plus pratique et qui est connue, c'est par exemple celle des notes aux Romances sans paroles de Verlaine par Olivier Bivort dans son édition au Livre de poche. Bardel a choisi le vis-à-vis du texte et des notes. Le texte rimbaldien est sur les pages impaires à droite, et les notes sont reportées sur les pages paires à gauche. Cela permet d'éviter de pratiquer sur le fac-similé un émargement avec des numéros de ligne, cela permet d'éviter d'introduire des mentions chiffrées à la manière de Borer, et cela permet de lire la note face au texte lui-même. En revanche, parmi les inconvénients, Bardel doit se limiter dans ses remarques. Nous passons de trois pages et demi pour Brunel à une page trois quarts pour Bardel quant au texte de la prose liminaire qui tient sur deux pages de l'édition originale). Notons que l'appareil de Brunel est encore plus complexe, puisqu'après les notes nous avons un commentaire suivi partie par partie de l'ouvrage, ce qui disparaît complètement du livre de Bardel. Je m'attendais à un commentaire section par section, un peu à l'image de ce qu'on trouve sur son site internet "Rimbaud, le poète", et il n'en est rien. Nous avons un long essai, puis des notes, pas de commentaire progressif ou linéaire d'Une saison en enfer, alors que Brunel s'est ménagé les trois voies : un essai avec des rubriques, des notes de détail sur le texte et des commentaires partie par partie, sans oublier le cas de la genèse avec les avant-textes.
Pour faciliter les reports au texte dans ses notes, Bardel utilise les mentions en gras. C'est assez commode d'utilisation et ça donne une impression de matière organisée agréable à l'œil. Toutefois, les notes de Bardel, comme sur son site, ressemblent toujours autant à des bribes de commentaires qui s'intégreraient rapidement dans un développement d'essayiste. Je vous cite des débuts de notes qui ont cette forme caractéristique d'une réflexion sur le vif qui a plus sa place dans un commentaire que dans un système d'annotations qui en principe se veut plus factuel : "La formule est hardie...", "Dans cette phrase et dans tout ce qui suit, le type social portraituré est celui...", "Le sujet est décidé à se conduire selon le bon sens commun...", "Deux paragraphes emplis de poésies et d'humour [...]", etc. Pour les coquilles, Bardel a décidé de les mentionner en bas des pages de notes. Si une édition fac-similaire a de l'intérêt, c'est bien au plan des coquilles éventuelles à repérer ou discriminer. Toutefois, la démarche de Bardel pose problème. Il s'en tient à un relevé de faits consensuels et en écarte d'autres. Sur la seule page de la prose liminaire, il ne relève pas les guillemets devant le mot "Jadis" en tant que coquille, alors que c'en est une. Il relève la confusion "le clef" pour "la clef", la répétition : "que que j'ai rêvé", mais ne relève pas le problème des guillemets ouvrants au début du texte. Certes, il le fait auparavant dans son essai, mais je parlerai quand j'en viendrai à cette première partie du livre de ce problème de polyphonie contradictoire des analyses de Bardel. Je garde le sujet de côté, mais notre commentateur donne parfois un avis puis son contraire. J'y reviendrai. Ici, ce que je veux cerner, c'est le problème de perception d'ensemble des coquilles d'un tel dispositif fac-similaire.
Je passe à "Mauvais sang". En bas de page 110, page consacrée aux notes, Bardel écrit ceci :
Lire : "Après, la domesticité mène trop loin" au lieu de "Après, la domesticité même trop loin."
Exceptionnellement, je n'ai pas inversé les italiques et les caractères romains, comme c'est le cas en principe pour les citations. Mais le sujet est le suivant. Le texte original offre la leçon grammaticalement peu satisfaisante : "Après, la domesticité même trop loin." C'est l'occasion d'éprouver par nous-même une difficulté réelle de l'édition originale. Bardel balaie le problème en nous imposant de remplacer "même" par "mène", ce qui nous vaut une phrase lisible et qui rentre plutôt harmonieusement dans le développement du récit, sauf que cette correction n'est pas naturelle. Nous ne sommes pas dans une coquille évidente du genre "le clef" ou "prouve que que j'ai rêvé". Et surtout, Bardel n'a pas dénoncé les guillemets ouvrants devant "Jadis". Et ici, il impose une solution. Il n'argument pas sur le caractère anormal du texte. Certes, il est évident que la formule de l'édition originale pose problème, mais vous verrez que ce n'est pas la seule, et que, du coup, il y a un traitement hétérogène par les rimbaldiens des phrases suspectes de l'édition originale.
Le texte a été mis sous presse par des ouvriers, et nous savons qu'ils sont négligents et commettent des erreurs d'inattention : "le clef", "prouve que que". Parmi les erreurs, il peut y avoir l'oubli d'un mot à reporter, et c'est ce que spontanément pour ma part je suis tenté de penser. Il manque un verbe court d'usage courant. Bardel nous impose : "la domesticité mène trop loin." Mais pourquoi la leçon ne serait-elle pas plutôt : "la domesticité va même trop loin" ? Ou "part trop loin ?" ou : "conduit trop loin" ? "ou nous tire trop loin ?" Actuellement, je fais des expériences, j'ai une liste des 1001 verbes les plus courants en français, et j'essaie ce qui marche, j'écarte ce qui ne va pas.
Nous ne possédons aucun manuscrit d'un brouillon correspondant à cette partie du texte, le début de "Mauvais sang". Il est difficile d'imaginer que si le manuscrit comportait le verbe "mène" l'ouvrier-typographe ait lu "même". Pour faire une erreur, il faut que le typographe soit embarqué dans une fausse idée du texte. Il ne peut mal déchiffrer le texte ou bien il peut ramener le texte à une idée plus simple et mal le transcrire. Le glissement inattentif de "mène" à  "même" me paraît peu crédible.
Mais, surtout, si Bardel impose une correction à cet endroit-là de l'édition fac-similaire (vu qu'il va faire un commentaire plus nuancé de cette coquille dans son essai), il doit donner un historique de la correction assénée. Dans son imitation d'édition fac-similaire, Brunel a eu une idée très intéressante que malheureusement Bardel n'a pas reprise.
Commençons par le cas de la prose liminaire. Brunel en bas de la page contenant les onze alinéas de la prose liminaire a reporté deux notes de variantes : l. 18 1873 le clef / l. 21 1873 que répété en début de ligne." Vous me direz que ce n'est pas des variantes, mais des coquilles de l'édition originale. Certes, mais, par la suite, vous allez avoir la mention d'éditions historiques qui ont modifié le texte. Notons d'ailleurs que Brunel ne relève aucune variante d'éditions historiques au sujet des inutiles guillemets ouvrants devant "Jadis". Notez aussi que Brunel offre une édition fac-similaire où il corrige ce qu'il considère comme des coquilles.
A la page 197, en bas de la transcription de la première section de "Mauvais sang", Brunel offre une note pour la phrase : "Après, la domesticité même trop loin." Voici le texte de cette note, j'y adjoins la note pour le passage : "Sans me servir pour vivre même de mon corps..." !
l. 13 La correction mène est faite dans la plupart des éditions, dès 1898, puis à l'instigation de Bouillane de Lacoste. Dans les deux éditions les plus récentes, même est maintenu par André Guyaux et par Frédéric S. Eigeldinger.
l. 18 1892, 1898 me servir pour rien même.
Dans ma citation, la distribution des caractères romains et des italiques est celle même employée par Brunel.
En clair, la correction "mène" nous vient d'une édition de 1898, postérieure à la mort de Verlaine. Et, cerise sur le gâteau, pour cette même première section, un autre passage du texte avait été corrompu en 1892 et cette édition qui corrige "mène" en "même" conservait l'erreur de transcription de 1892. Je ne sais pas si l'édition de 1898 s'est faite avec le recours à un volume de l'édition originale. Il faudrait que je reprenne tout ça à tête reposée, mais vu l'erreur maintenue de 1892 il n'est même pas exclu que "mène" soit une coquille pour "même". En tout cas, nous ignorons tout des motivations et de la logique suivie par le prétendu correcteur, et même s'il est probable qu'il s'agit là d'une correction et non d'une coquille, il ne s'agit que d'une opinion par quelqu'un d'assez négligent, puisqu'il ne corrige pas l'autre transcription. Je vous cite la phrase de "Mauvais sang" en entier en intégrant la corruption de 1892 pour que vous vous en fassiez une idée claire : "sans me servir pour rien même de mon corps". Je vous avoue que l'annotation de Brunel n'est pas très claire, et il faudrait plus prudemment vérifier directement sur une édition de 1892 qui a de bonnes chances d'être consultable sur le site Gallica de la BnF. Mais, Bardel n'a en tout cas pas procédé à cette vérification, ni tous ceux qui publient la leçon "mène". Notez qu'après Guyaux et Eigeldinger, Brunel juge plus prudent de ne pas avaliser la correction "mène" et de s'en tenir au texte original, aussi défectueux soit-il.
Grâce au système de notes de Brunel, nous avons en tout cas la chronologie des variantes éditoriales appliquées au texte de La Saison avant 1987.
Malheureusement, parfois, pour des passages grammaticalement étranges, mais pour lesquels aucune variante éditoriale n'a été proposée, ni Bardel, ni Brunel n'offriront la moindre remarque en note. C'est le cas de la phrase agrammaticale : "Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée." Brunel se contente de faire remarquer que l'édition de 1912 comportait une faute d'accord : "tué". La forme "tels les loups à la bête qu'ils  n'ont pas tuée", est tout de même déconcertante, bien que parée d'une certaine beauté d'ellipse. Il pourrait s'agit d'un autre passage où il manque un mot ou une partie de phrase. Les rimbaldiens semblent ignorer complètement l'existence de ce genre de coquilles.
Mais, sur la même page où il fait remarquer l'accord fautif pour "tué", Brunel fait aussi remarquer que la même édition de 1912 avait conjugué différemment le verbe "arrangés" de l'édition original où il est écrit : "les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangés". Le mot est masculin pluriel, en principe, parce qu'il s'accorde avec "remèdes" et "chansons". L'édition de 1912 a privilégié l'accord avec "chansons". L'erreur manifeste d'accord pour "tué" inviterait à se défier de la prétendue  correction. Brunel a opté pour la fidélité à l'édition originale, mais en plus il nous fait comprendre que seule l'édition de 1912 proposait le féminin pluriel "arrangées". Il s'agit probablement d'une coquille. Le cerveau va faire la conjugaison au plus pressé et donc au mot le plus proche "chansons", oubliant que le mot "remèdes" est coordonné à "chansons".
L'idée de préférer l'accord au féminin relève donc d'une politique éditoriale récente. C'est le choix de Guyaux dans son édition des oeuvres complètes de Rimbaud pour La Pléiade, il imprime "arrangées" sans justifier son choix par une note. Sa justification est  reportée dans une notice qui fait un  sort transversal  à l'ensemble des coquilles soupçonnées.
Dans son édition fac-similaire, Bardel s'aligne sur la thèse de Guyaux, sauf qu'il ne le cite pas. Nous nous trouvons face à un argument d'autorité qui ne renvoie à aucune source, à aucun éditeur de référence.  Je cite la note de Bardel, en en conservant la présentation typographique :
Lire : "les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées" au lieu de "les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangés". Le masculin pluriel serait grammaticalement acceptable mais, quand on sait l'intérêt de Rimbaud pour les "espèces de romances" ("Alchimie du verbe"), on comprend mieux l'accord avec "chansons populaires".
Je ne comprends pas l'argument sur les "espèces de romances". Quel est le rapport avec l'idée d'arrangement ? Puis, je trouve plus naturel que des remèdes soient arrangés que des chansons, et j'ai l'impression que l'idée de "remèdes arrangés" contamine le cas de "chansons populaires". Si je me trompe, en tout cas, qu'on me fasse une mise au point lexicale serrée sur les emplois adjectivaux du mot "arrangé" et par rapport à "remèdes", et par rapport à "chansons populaires". Je trouve étonnant qu'en 1912 un éditeur qui se trompe sur "tué" accordé au féminin à "bête" ait su retrouver sans le faire exprès le vrai accord du mot "arrangés" qui aurait été l'une des coquilles de l'édition originale. André Guyaux n'arrive qu'en 2009 pour confirmer la correction de 1912 qu'en bon lecteur de l'édition de Pierre Brunel il a lue dans une présentation isolée, éloigné de l'erreur patente sur "tué".
Je ne prétends pas que d'évidence c'est bien la leçon du texte original, ça demande de la réflexion, mais je trouve qu'il y a des aléas qui fragilisent l'idée d'une coquille, la coquille ne s'impose pas comme une évidence au plan grammatical, et surtout dans le cas de l'édition fac-similaire de Bardel il serait normal de ne pas imposer une correction problématique et récemment envisagée aux lecteurs. L'accès commode au fac-similé doit permettre aux lecteurs de découvrir le texte tel qu'il était. Or, l'annotation critique va forcément influencer le lecteur. Il est vrai qu'elle est indispensable et qu'il faut débattre des difficultés, mais quel est l'intérêt du fac-similé commenté par Bardel si à chaque problème soulevé il est affirmé péremptoirement que le meilleur état du texte est le dernier en date qui fait consensus ?
Je ferai moi-même prochainement un article sur l'établissement du texte d'Une saison en enfer, et je vais donc arrêter là pour mes relevés qui me font comparer le travail de Bardel et celui de Brunel, en apportant des éléments de réflexion neufs.
Il est temps pour moi de faire une pause.
J'ai commenté la bibliographie et l'édition fac-similaire du livre de Bardel. J'ai fait des remarques sur l'objet livre lui-même. Pour finir avec ces remarques, je dirai que la partie fac-similaire n'est pas très agréable à lire tant les caractères sont petits. Cela vaut pour le texte édité, comme pour les notes. Malgré les marges blanches des pages, les textes sont tassés en plus d'être miniatures. J'ai 49 ans, je porte depuis un an et demi des lunettes, alors que j'étais réputé pour mon excellente vue à 20 ans. Je lis beaucoup trop sur ordinateur sans doute. Pour moi, la lecture de la partie fac-similaire n'est pas une partie de plaisir. Les caractères sont plus gros en ce qui concerne la partie "essaie" et j'y retrouve mon confort, à ceci près que le texte va fort bas sur la page, ce qui crée une impression désagréable.
Dans la deuxième partie de l'article, je vais rendre compte de l'analyse même, je parlerai de l'essai, mais aussi des notes de la partie fac-similaire.
Pour vous mettre en appétit, je vais pas mal revaloriser le livre de Brunel. Je soulignerai des passages de Vaillant, de Frémy ou de Bardel qui s'en inspirent. Le livre de Brunel n'est pourtant pas pleinement satisfaisant et ceux qui l'ont lu pourraient s'écrier avec le Rimbaud de la lettre à Demeny "Trop de Lamennais" ! Mais non, Brunel a eu raison de s'intéresser à la question des références littéraires, et derrière Lamennais que Brunel dresse à tort comme sa source la plus intéressante il y a une richesse de renvois à des textes de Proudhon et de Michelet, voire de Quinet et quelques autres, dont il est étonnant que Vaillant, Bardel, Frémy et d'autres n'aient pas pris la mesure.
Je vais aussi revenir sur "Adieu" comme écrit symétrique, d'une part de l'une à l'autre de ses deux sections, voire aussi de la première moitié de sa première section à la seconde moitié, et d'autre part dans sa relation à la prose liminaire, car "le pain trempé de pluie" et "meurent sur les saisons" sont des rappels du "festin" et du "dernier couac !" ce qui n'apparaît pas dans les commentaires de Bardel, Vaillant et beaucoup de gens à propos d'Une saison en enfer. Et cela suffit pour remettre en cause certaines idées avancées dans les analyses.
Et je me pencherai aussi sur l'idée du locuteur d'Une saison en enfer, puisque Bardel avoue en toutes lettres qu'il trouve inutile de faire la distinction entre auteur et Rimbaud pour dire qui parle dans Une saison en enfer. Je pourrais être d'accord avec la lettre de ce qu'écrit Bardel, mais je ne peux pas l'être avec l'esprit. Bardel identifie dans les phrases d'Une saison en enfer des pensées à brûle-pourpoint qu'il attribue à Rimbaud directement. Oui, Rimbaud pense ce qu'il écrit dans Une saison en enfer (ironie et jeu à part) et il se met en scène. Mais, le Rimbaud qui nous parle, c'est l'écrivain, et je rappelle que Rimbaud dénonçait dans les lettres de mai 1871 la  "poésie subjective" pour voir l'avènement de la "poésie objective". La lecture de Bardel est paradoxalement de l'ordre de la "poésie subjective", puisque la "Vierge folle" et même "Satan" sont souvent assimilés à Verlaine. Il est affirmé péremptoirement que la "Vierge folle"  n'est qu'un travestissement nécessaire face à la censure pour désigner Verlaine, et à bien des égards la lecture de Bardel suppose que Rimbaud se croit un personnage tellement important avec une vie tellement intéressante qu'il doit nous raconter son expérience, bien qu'en voilant les détails pour ne pas tomber sous le coup de la censure. En réalité, Rimbaud, même s'il dénonce les illusions démiurgiques du voyant, n'est pas là pour nous raconter sa propre vie, ça ne l'a jamais intéressé, il n'a jamais fait cela dans ses poèmes, il vise toujours autre chose. Il y a une restriction de la portée du livre Une saison en enfer qui ressort des lectures actuellement proposées par Alain Vaillant et Alain Bardel. Bien qu'il admire les articles de Claisse sur les poèmes en prose, Bardel lit Une saison en enfer de manière étonnamment habituel, sans tenir compte de l'impact du discours socio-historique qu'elle véhicule.
J'essaierai de rendre compte de tout cela dans ma deuxième partie.

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