lundi 25 décembre 2023

Vierge folle, une enquête sur la présence de Verlaine

Dans les deux essais du cent cinquantenaire, d'Alain Vaillant à l'autre Bardel, Paul Verlaine est considéré comme le véritable nom de la "Vierge folle" sans autre forme de procès. La "Vierge folle" a toujours été partiellement assimilée à Verlaine, à l'exception de la thèse de lecture de Marcel Ruff qui y voyait un double psychique de Rimbaud, lecture insoutenable en soi. Cependant, il existe un écart entre ceux qui identifient partiellement un profil verlainien et ceux qui ne voient que la personne de Verlaine. Donc, on ne veut pas de multiple de Huns chez les Alains : la  Vierge folle est pôle Verlaine, et puis c'est tout. Suzanne Bernard prônait aussi une confusion ramenant toute l'interprétation à l'unique Paul Verlaine. On peut penser que c'est le cas d'Antoine Fongaro et du Fernando Pessoa de la critique rimbaldienne (Christian Moncel, Alain Dumaine, Jean Donat) qui soulignent la blague potache de la "pénétrante caresse". Cependant,  plusieurs commentateurs ont considéré que la "Vierge folle" est une fiction littéraire qui ne saurait se résumer à Verlaine, même s'il est indéniable que Rimbaud s'en inspire. Il faut rappeler le contexte. Le volume Une saison en enfer a été imprimé à quelques centaines d'exemplaires en octobre 1873. Quelle était la situation littéraire de Rimbaud ? Il n'avait rien publié du temps où il était invité chez les Vilains Bonshommes de septembre 1871 à mars 1872. Au contraire, il était devenu persona non grata. La revue La Renaissance littéraire et artistique n'a rien fait pour le mettre en avant et elle n'a daigné publier un poème de lui, sans le prévenir, qu'une fois qu'il fut loin en Angleterre en septembre 1872. Rimbaud n'a rien publié également parmi les réfugiés de la Commune à Londres de septembre à juin 1873. En juillet, Verlaine tire sur Rimbaud et se retrouve en prison. Pourtant, le 19 juillet, Rimbaud sort de l'hôpital Saint-Jean et se rend chez un imprimeur bruxellois que la littérature n'intéresse pas pour lancer l'édition de son premier livre qui ne sera ni un recueil de poésies en vers, ni un roman. Il est question de lancer un  peu plus de quatre cent exemplaires. Personne ne connaît Rimbaud en-dehors de ses proches, de quelques réfugiés de la Commune à Londres et de quelques artistes et plumes parisiennes.  Mais, pour ce qui est du milieu parisien, l'écrasante majorité détestait déjà Rimbaud depuis mars ou juin 1872, et le drame de juillet ne vient bien sûr rien arranger.
On suppose que pour apaiser la plainte de Rimbaud la mère de Verlaine a avancé l'argent pour lancer l'édition du livre, somme qui ne sera pas suffisante, sans qu'on ne sache si c'était à Rimbaud de rassembler le reste, ou si Poot n'a pas précisé clairement à Rimbaud les frais successifs auxquels il allait devoir s'engager. Pourquoi avoir fabriqué tous ces volumes pour ne pas les vendre ? Y réfléchir n 'est pas vain, parce qu'il y a une autre idée, c'est que Rimbaud croyait en son projet en juillet, mais en octobre il avait tâté le terrain et il était clair qu'il ne serait pas soutenu par les parisiens. Rimbaud a très bien pu considérer que ce n'était pas la peine de donner le reste de la somme, qu'il l'ait eue à disposition ou non, à l'imprimeur Poot. Le livre comportait plusieurs coquilles, la promotion était impossible à Paris, voire parmi les réfugiés de la Commune. Rimbaud pouvait très bien s'estimer heureux d'avoir quelques exemplaires pour les amis et considérer, s'estimer moins heureux des coquilles, et se dire qu'il ferait un jour paraître ce volume de poésies dans une meilleure édition et dans un contexte enfin favorable.
Et parmi ces amis, il y avait en tout cas Verlaine, parce que, dans les faits, Rimbaud a laissé en plan les volumes qui pourtant existaient, mais il a trouvé important de fournir un exemplaire dédicacé à Verlaine. Il ne l'a même pas annoté apparemment, il n'a même pas cherché à corriger les coquilles. Je me suis toujours demandé si les cinq autres volumes avaient été annotés ou non. Il semble que non. Mais, le volume dédicacé à Verlaine, c'est le seul qui importe, et c'est paradoxalement, si pas une "main amie", le seul "ami" littéraire de Rimbaud.
Il faudrait croire que suite au coup de feu de Bruxelles Rimbaud ait demandé de l'argent à la mère du coupable pour financer un livre où il allait ajouter non pas un réquisitoire, mais une charge en médiocrité contre lui. Je trouve ça farfelu. Rimbaud n'est pas connu, pourquoi aurait-il besoin, de dire, en plus de manière dissimulée, ce qu'a été sa déception de la relation qu'il a vécu avec Verlaine ? Ce drame lui fermait encore plus la possibilité de vivre de sa plume, à tout le moins rien ne pressait. Rimbaud pouvait remettre à plus tard le règlement de comptes avec Verlaine. Un tel projet serait d'ailleurs tellement mesquin qu'on ne devrait pas imaginer Rimbaud y penser.
En réalité, le texte de "Vierge folle" a forcément été composé avant le drame de Bruxelles. Les disputes entre Rimbaud et Verlaine augmentaient en intensité à ce moment-là. Rimabud était considéré comme un "maquereau" dans la correspondance privée de Verlaine, puisqu'il vivait à ses crochets. On peut imaginer que Rimbaud n'a pas confié de manuscrit de "Vierge folle" à Verlaine, seulement des manuscrits des autres parties du livre en cours, pour éviter de tout de suite se l'aliéner. Il lui réservait la mauvaise surprise, en quelque sorte, le jour de la mise en vente. C'est ainsi qu'Alain Bardel interprète la démarche de Rimbaud dans les premières pages de son essai et il le redit à plusieurs pages d'intervalle : "Cela ressemblait fort à un avis de rupture[,]" commente Bardel après avoir cité la fin de "Adieu" et évoqué le volume remis à la prison de Mons. Nous sommes à la page 10 du livre Une saison en enfer ou Rimbaud l'Introuvable qui n'est que la deuxième page de texte de l'Introduction. Et à la page 25 en titre de la dernière sous-partie de l'introduction, Bardel écrit : "Un avis de rupture sans ambiguïté, adressé à qui de droit".
Pour l'absence d 'ambiguïté, il y a un jeu de mots de la part de Bardel, puisqu'il s'agit d'exprimer son désaccord avec un propos de Michel Murat qui reproche au prologue de ne pas présenter la crise comme résolue, à partir du moment où en régime de fiction le prologue est un écrit du narrateur postérieur à "Adieu". Mais, le  jeu de mots vaut tout de même lecture cinglante à l'égard de Verlaine, puisque Bardel précise aussi cette lecture qu'il fait du livre.
Pourtant, il n'est pas évident de croire à une charge assumée contre Verlaine même dans le cas de figure d'une composition de "Vierge folle" en juin, idée que je fais depuis longtemps mienne, et je vous offre un argument en ce sens avec le fait que la pièce de Dumas fils tirée de son roman La Dame aux camélias a été précisément jouée à Londres en juin 1873, fait rapporté par Pierre Brunel dans son édition critique et indépendamment de toute recherche de datation (page 256) :

[...] Du roman, publié en 1848, Alexandre Dumas fils avait tiré une pièce, qui fut jouée à Londres en juin 1873. Mais il n'était pas besoin d'avoir assisté à cette représentation pour connaître La Dame aux camélias. [...]

La coïncidence de date a de l'intérêt, et je dirais plus tôt qu'à la limite, si Rimbaud a lu le roman il n'a pas besoin d'avoir assisté à la représentation, il suffit qu'il soit au courant qu'elle est évoquée comme étant d'actualité dans la presse londonienne. C'est peut-être une rubrique de presse qu'il conviendrait de débusquer pour le coup. Et c'est même peut-être cette aura d'actualité littéraire qui donne aussi du prix à l'allusion fine dans "Vierge folle".
Mais passons.
Ce qui me dérange dans la thèse d'une charge contre Verlaine, c'est que le mieux placé pour savoir s'il était question de lui ou non, ne s'est pas reconnu, ni ne s'est scandalisé. Au contraire, il chérissait le volume dédicacé, se plaignant que Gustave Kahn ait cherché à lui subtiliser en 1886.
Puis, on en revient à la mesquinerie de demander de l'argent à la mère de celui qu'on va charger en utilisant précisément cet argent. On en revient au fait que si en juin 1873 Rimbaud ne pouvait pas se douter de la gravité d'un écrit en prose chargeant Verlaine (encore que...), le coup de feu et l'incarcération changeaient tout. Rimbaud et Verlaine tous deux voulaient éviter qu'on ne parle en place publique de leurs rapports sexuels, et pas seulement à cause de la menace d'aggravation des sanctions contre Verlaine lors du procès. Certes, nos deux poètes sont contradictoires et Romances sans paroles est l'exemple parfait de l'impossibilité de se taire pour Verlaine, Jadis et naguère est un autre exemple parfait quelques années plus tard. Mais, justement, dans le cas d'Une saison en enfer, l'événement est tout frais, et les deux procès de Verlaine eurent lieu en août, mois pendant lequel Rimbaud a terminé sa composition. En revanche, au milieu de l'année 1874, si Verlaine est toujours en prison, le procès n'est plus à faire, les passions retombent, les bilans du drame sont soupesés à tête plus froide. Or, au milieu de l'année 1874, la rupture n'est pas consommée entre Rimbaud et Verlaine, et on a cette situation cocasse où le rateur de l'édition d'Une saison en enfer critique la police de caractères d'un imprimeur carolopolitain, candidat à l'impression du encore futur recueil des Romances sans paroles. A la même époque, Rimbaud est en train de chercher à créer un nouveau livre, comme l'atteste sa lettre récemment découverte à Andrieu, de juin 1874. Cette coïncidence est intéressante. Rimbaud n'est pas en rupture avec Verlaine. Et ce n'est pas tout.  Peut-être que, en méditant à tête reposée, Rimbaud s'est rendu compte que sa Saison en enfer serait essentiellement lue comme un récit autobiographique à clef qui ne jouerait pas en sa faveur. Je pense que le projet d'une "Histoire splendide" aurait permis à Rimbaud de refaire une partie du discours d'Une saison en enfer en éloignant la tentation de trop en faire savoir sur son propre vécu.
Je lance l'hypothèse en passant et je reprends.
Après avoir donné des arguments soulignant l'incongruité d'une publication d'un discours de rupture avec Verlaine, le seul ami et donc appui littéraire de Rimbaud, conscient que cela ne résout rien et qu'on peut demeurer sur ses opinions personnelles, je dois donc m'intéresser au contenu de la section "Vierge folle".
Le récit annonce une " confession" d'un "compagnon d'enfer" et il se termine par la mention "Drôle de ménage !" Indépendamment de l'identification à Verlaine, les commentateurs trouvent le texte contradictoire avec le discours tenu dans "Mauvais sang" où la compagnie des femmes était interdite au poète qui se plaignait en outre de ne pas avoir un ami. La "Vierge folle"  n' est peut-être pas une femme au sens noble du terme, au sens des convenances sociales. Elle n'est pas désignée comme femme dans le récit, et au contraire elle rapporte une confidence qui lui a été faite par l'Epoux infernal, qui serait le poète lui-même, selon laquelle il n'aime pas les femmes. Il partage pourtant des caresses avec cette "Vierge folle". La "Vierge folle" peut être un travestissement pour Verlaine comme elle peut être une prostituée, un des sens de l'expression d'origine biblique, elle est une forme de femme déchue dans tous les cas. Les lecteurs prévus en 1873 ne connaissaient ni Rimbaud, ni Verlaine, ils étaient donc clairement invités à considérer la "Vierge folle" comme exclue de la gent féminine, en principe à cause de la prostitution, et pour reprendre le texte biblique, les femmes seront automatiquement des "vierges sages" prévoyant l'huile pour le Divin Epoux. La "Vierge folle" dit bien qu'elle est "perdue" et "impure". En clair, le mot "femme" est socialisé dans le discours d'Une saison en enfer et ne se confond pas avec une désignation d'ensemble des personnes de sexe féminin.
Quant au mot "compagnon", il est un euphémisme évident pour "ami". Il s'agit clairement d'une mise à distance. Et l'expression "Drôle de ménage !" qui clôt le récit n'est pas neutre. Il ne s'agit pas d'une fine de la description par une dernière pirouette de jugement. Il s'agit d'une parole en acte de la part du poète qui clôt cette étape de son passé.   Ce ménage sonnait faux, je ne le reconnais plus, je ne le reconnais pas.
Les premiers alinéas ne posent pas de réelle difficulté de lecture. La vierge folle bat sa coulpe, demande le pardon au "divin Epoux, [s]on Seigneur", dont elle rappelle qu'elle lui est "soumise" dès la naissance. Elle fait acte de contrition avec son souhait de larmes. Je ne vois pas très bien en quoi on peut identifier Verlaine dans les premiers alinéas. Je peux présenter une variante humoristique. Le passage : "Je suis perdue. Je suis soûle. Je suis impure." a une construction anaphorique ternaire pour faire penser à un trimètre de Victor Hugo. Mince alors, la "Vierge folle", c'est une caricature de Victor Hugo.
Pire encore, cette manière de parler ressemble à la lettre suppliante de Rimbaud à Verlaine datée "En mer" du 4 juillet 1873. La "Vierge folle", c'est plutôt Rimbaud et donc l'Epoux infernal c'est Verlaine, celui qui battait sa femme Mathilde ("- L'autre peut me battre maintenant !") et qui créait des hommes infernaux dans ses contes diaboliques "Amoureuse du diable", etc., récits dont nous reparlerons plus bas. La Vierge folle parle comme le locuteur de "Mauvais sang", de "suis-je bête ?" à "Est-ce bête !" La manière de ressentir la douleur et de l'exprimer par des répétitions toutes simples est la même : "Ah ! je souffre, je crie. Je souffre vraiment [...] chargée du mépris des plus méprisables coeurs." Dans "L'Eclair",  l'équivoque sonore : " feignons, fainéantons", vient bien du poète lui-même, c'est bien son style assumé. Dans "Mauvais sang", le poète s'exprime avec les mêmes formes de phrase : "Je suis faible !" c'est comme "Je suis impure !",  ou bien : "Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent !" on retrouve les phrases juxtaposées pauvres grammaticalement, avec l'interjection en attaque de phrase ou d'alinéa. Et on a cet autre exemple de phrases juxtaposées avec une attaque identique qui vaut anaphore : "Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux !" Je ne suis pas en train de citer la pantomime de fausse conversion du réfugié au "vrai royaume de Cham" des sections 5 à 7 de "Mauvais sang". Je cite la section 8 où il redevient lui-même et insolent. Au début de la section 3, le poète a une velléité de conversion qui s'annonce. Je rappelle que le poète fuit le continent de la conversion plus loin à la section 5 et ne fait mine de se convertir, victime de la force, qu'à la section 6. Or, il s'exprime avec les mêmes élans que la "Vierge folle" appelant le pardon du divin époux : "L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas !  l'Evangile a passé !  l'Evangile ! l'Evangile." Je veux bien que l'analyse de détail oppose les extraits cités, mais du point de vue du style et de la manière de s'exprimer, il n'y a aucune différence. Or, on nous vend que Rimbaud a imité le style de Verlaine dans "Vierge folle" afin que nous identifions l'allusion à sa personne. Force est de constater que Rimbaud n'a pas du tout opéré de la sorte.
Je vous cite enfin des extraits de "Nuit de l'enfer", je commence par un équivalent de trimètre : "Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier." Le compte des syllabes n'y est pas, mais il n'y était pas non plus dans le trimètre en prose que je relevais dans "Vierge folle". L'attaque par le pronom "Je" est identique entre les deux extraits, en revanche. On prétend dénoncer le côté larmoyant d'une Vierge folle par rejet des manières de Verlaine, mais le passage suivant est pris en charge par le poète lui-même dans "Nuit de l'enfer" : "Pitié ! Seigneur, j'ai peur. J'ai soif, si soif !" Je pourrais citer d'autres passages, mais je vais me contenter d'une dernière mention, une accumulation d'échos phonétiques, avec même des rimes internes : "Je meurs de lassitude. C'est le tombeau, je m'en vais aux vers, horreur de l'horreur ! Satan, farceur, [...]" Certes dans cette citation, nous avons des phrases plus fermes, mais puisqu'il s'agit de débattre si oui ou non la "Vierge folle" est conçue avec une manière de s'exprimer verlainienne pour qu'on l'identifie il faut bien souligner aussi à quel point c'est sur tout le récit d'Une saison en enfer que nous avons cette façon de rebondir sur les phonèmes (sonorités si vous voulez), voire sur des répétitions de mots toutes simples : "Je réclame. Je réclame !"
Sur un autre plan, quand la Vierge folle dit "je suis au fond du monde", c'est l'équivalent de ce que dit le poète dans "Nuit de l'enfer", avec un enfer certainement en bas comme l'implique l'étymologie du mot. On retrouve aussi l'idée du début du psaume "De profundis domine" cité à la fin de la section 4 de "Mauvais sang".
Revenons-en à la suite du texte "Vierge folle". Dans son édition critique, Brunel insiste sur le subtil passage du mot "confession" au mot "confidence". Cette fois, nous allons avoir un discours plus complaisant, moins efficace en terme de repentance.
 A partir de sa confidence, la "Vierge  folle" se dit "esclave de l'Epoux infernal". Il s'agit du poète et donc de Rimbaud, mais il faut prendre garde qu'il y a un aspect de projection fantasmatique. Il s'agit de l'Epoux infernal, et il est plus loin identifié directement à un démon, tandis qu'un acte non attribuable à Rimbaud biographiquement évoque la perte des vierges folles en général : "Je suis esclave de l'Epoux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là. [...] Le Démon ! - C'est  un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme."
Il s'agit d'un "délire" d'opinion. La vierge folle n'identifie pas l'homme mais le Démon lui-même. Verlaine a composé des récits diaboliques dont Rimbaud conservait quelques manuscrits avant au moins le mois de novembre 1873, et sans doute quelque peu avant le départ soudain de Verlaine de Londres fin juin 1873. Verlaine est parti sans ses affaires à ce moment-là, comme l'attestent les lettres de Rimbaud saisies par la justice belge. On pense inévitablement à "Amoureuse du diable", mais je vous conseille de lire tous les récits, et ici penchons-nous sur le poème "La Grâce". Cela se déroule dans "Un cachot" ! Mince, Verlaine l'aurait écrit en prison ? Si c'est le cas, son incarcération ne l'a pas démoralisé. Plus sérieusement, Nous avons une femme incarcérée "à genoux, en prière" en présence d'une "tête de mort" placée au sol, comme dirait le théâtral comte de Lautréamont. La tête de mort va prendre la parole. Et la "Dame Reine" repousse son discours en l'accusant d'être le Démon : "-Encor toi, Satan !" La femme se laisse tenter, ce qui est tourné de manière comique par Verlaine qui lui attribue cette supplique :

- "Ô Seigneur, faites mon oreille assez sereine
"Pour ouïr sans l'écouter ce que dit le Malin !"

Notez que la césure du premier vers suspend le possessif "mon" et détache le nom "oreille".
La tête de mort parle  de l ' époux  à  la troisième personne, mais précise qu'il en est la tête, et sous couvert de ce détachement il rappelle à la femme la promesse faite avec son époux et qu' elle est censée tenir suite à un meurtre qu'ils ont perpétré à deux. La femme  répond qu'elle a été tellement horrifiée en commettant le meurtre qu'elle est allée tout dénoncer et réclamer la tête de son époux. La tête reprend l a parole et déclare être non pas le malin, mais cet époux lui-même. Et comme la "Vierge folle" dit ":  "C'est un Démon, vous savez !" dans le poème "La Grâce" de Verlaine, la tête de mort d'Henry, qui ne  rit pas  beaucoup en fait, s'écrie : "Ce n'est pas le démon, ma Reine, c'est moi-même, / Votre époux [...]" Il est vrai que  mon édition d u poème dans la collection "Bouquins" ne gratifie pas les morts "démon" et "époux" de la moindre majuscule. C'est d'ailleurs cette édition où il manque le poème "Le Bouquet à Marie", un comble quand on s'appelle "Bouquins". Et je pourrais faire quelques autres citations de ce poème, mais, avant d'en citer les derniers vers, je vais me contenter d'anticiper sur la "pénétrante caresse" en signalant à l'attention les vers suivants :

"Et j'entends,  et c'est  là  mon plus dur châtiment,
"Ta noble voix, et je me souviens des caresses  !

Ce souvenir est le châtiment du défunt...
J'ai songé aussi parfois à des allusions de Verlaine aux vers de 1872 de Rimbaud en lisant les récits diaboliques, mais je cite  la fin de "La Grâce" où vous pouvez remarquer que l'avant-dernière rime est "anges" / "étranges" comme dans "Voyelles" et "Les Mains de Jeanne-Marie". Elle vient après une  rime  "cieux " et "yeux", et elle est prise dans un glissement de  l'idée  de "sombres yeux" à l'étrangeté d'orbites énuclées d'où coulent des pleurs.

La tête est là, dardant en l'air ses sombres yeux,
Et sautèle dans des attitudes étranges :
Telles dans les Assomptions des têtes d'anges,
Et la bouche vomit un gémissement long,
Et des orbites vont coulant des pleurs de plomb.

Je considère que l'allusion à "Voyelles" est évidente, sonnet qui n'est pas de dérision légère et de parodie de Parnasse comme le soutiennent Yves Reboul, apparemment Alain Bardel et d'autres, puisque jamais en style parnassien on ne commence par une vision aussi brutale de mouches qui mangent le corps de gens qui pourraient être vos proches : "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles". Et ce qui me conforte dans cette idée, c'est que l e p oème "L'Impénitence finale" suppose lui aussi une allusion finale au dernier  tercet de " Voyelles" :  " Ô ses paupières violettes". D'après les notes de l'édition  que j 'ai  entre les mains un manuscrit offre même le passage du bleu au violet :

Elle dormait. Ô tour bleuâtre de ses yeux
Fermés à peine ! ô ses paupières violettes !

La césure du dernier vers est très baudelairienne, mais "Ô tour bleuâtre de ses yeux" c'est une réécriture évidente de "Ô l'Oméga rayon violet de Ses Yeux !" et "paupières violettes", seul est resté dans la version imprimée.
Il y a de quoi méditer à nouveaux frais sur le sonnet "Voyelles", mais ce n'est pas le sujet ici.
Dans les derniers vers du poème "La Grâce", que j'ai cités plus haut, il est question d'une drôle de remontée  au ciel et le mot "Assomptions" y est mentionné à cheval sur la césure.
Je vous lis l'avant-dernier alinéa de "Vierge folle", les tout derniers mots du personnage éponyme : "Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut que je sache, s'il doit remonter à un ciel, que je voie  un peu l'assomption de mon petit  ami !"
Rimbaud s'inspire de poèmes de Verlaine et ça s'apparente bien à une filiation valant hommage, et on n'est pas du tout dans l'imitation méprisante de la manière poétique de Verlaine. C'est bien à l'inverse que nous avons affaire. Et bon amusement à ceux qui soutiendraient que c'est Verlaine qui s'inspire du texte de Rimbaud.
Le prétendu style verlainien n'est autr e q u e celui de Rimbaud tout au long de ce récit en prose : "Je suis en  deuil, je pleure, j'ai peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien  ! " Je vous citais plus haut d'autres rimes en "heure", le désir inverse d'une "goutte de feu" et la répétition : "Je réclame. Je réclame !" avec variation minimale de la ponctuation. La phrase de la Vierge folle : "Je ne sais même plus parler[,]" est rapprochée depuis longtemps de ses équivalents dans "Mauvais sang" : "ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire !", "Plus de mots", etc.
Il y a une identité de style du locuteur de "Mauvais sang" e t  "Nuit de l' enfer" à la "Vierge folle", et pour exprimer l'appel au secours de la religion, et pour exprimer la culpabilité et la souffrance vive de tortures physiques immédiates. Cela n'a définitivement rien à voir avec une imitation de la psychologie de Verlaine.
Et cette remarque vaut pour la suite immédiate : "Je suis veuve...  - J'étais veuve..."
Même si l'idée d'employer un peu vaguement de signification les mots "veuf" ou "veuvage" fait très verlainien, le mot "veuvages" est employé par Rimbaud dans "Vies", un poème qui n'est pas réputé parodier Verlaine et qui est fortement à rapprocher d' Une saison en enfer. Et, de toute façon, Rimbaud s'inspire en les imitant des poèmes " La Grâce" ou "Amoureuse du diable", ce qui fait que même dans le cas d'une influence verlainienne du mot "veuve" on ne sera pas dans l'idée d'un mépris satirique pour l'ancien compagnon biographique, mais dans le cadre d'un hommage !
Enfin, cerise sur l e gâteau, si on identifie la "Vierge folle" comme étant Verlaine, en-dehors de la mention "compagnon", ce n'est pas parce qu'on reconnaît des allusions à Ve rl aine ou à ses poèmes, mais parce qu'on identifie sans arrêt Rimbaud ou le locuteur de "Mauvais sang" dans les propos de la "Vierge folle"  :  "Lui était presque un enfant",  "La vraie vie est absente", "Nous ne sommes pas au monde", "L'amour est à réinventer" ("Vies", " Génie"), "Je suis de race lointaine", "ils se perçaient les côtes, buvaient leur sang", "je veux devenir hideux comme un Mongol", "Je veux devenir bien fou de rage" ("Vies"), "Jamais je ne travaillerai" (Mauvais sang et lettres du voyant), "il se poste dans des rues ou dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement" (on reconnaît le profil des rumeurs sur le comportement de Rimbaud avec Verlaine en 1872, d'après les frères Cros, etc.), "il veut  marcher avec  l'air du crime" (prose liminaire), "il parle en une façon de patois attendri" (les blagues parfois en vers de Verlaine sur l'accent ardennais prononcé de Rimbaud), les scènes de beuverie, "changer la vie", etc., etc., parce que je n'ai pas l'humeur de tout énumérer.
La Vierge folle ressemble aussi parfois au locuteur de l a Saison. Elle "voyai[t] tout le décor    dont, en esprit, il s'entourait [...]", cela rappelle l 'adm iration  du l ocuteur en fant pour le forçat, quand il voyait le travail  f leuri de  l a  c am pagne "avec son idée".
Je prétends que les phrases suivantes sont nettement à rapprocher du poème "Conte" : "[...] on voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre" et  "J'étais  dan s   s on  âme c omme dans un palais qu'on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous". L'expression "voilà tout" pour t erminer une phrase et une pensée, est un lieu commun d'époque qui est sans doute spontané chez Rimbaud.
Quant à l'image des "deux bons enfant, libres de se promener dans le Paradis de tristesse" elle fait écho à certains poèmes de Verlaine, certains antérieurs à "Une saison en enfer", au moins la quatrième des "Ariettes oubliées", mais c'est av ant tout une image partagée par l es deux poètes qui vient de Baudelaire. Dire que Rimbaud cible une image verlainienne, sans voir la référence à Baudelaire, ça pose problème.
En clair, Rimbaud n'a pas du tout portraicturé sa Vierge folle s ur l e modèle d e  Ver lai ne. Il ne cite pas spécialement les poèmes de Verlaine non plus.
Alors, entendons-nous bien, je ne suis pas en train de rejeter comme rien l'identification à Verlaine. Les éléments minimaux du récit tendant à  la  justifier, c'était bien  le compagnon de Rimbaud au plan biographique, du temps de son errance.
Ce que je n'admets pas, c'est la lecture faite par Vaillant, Bardel et d'autres qui ramène Une saison en enfer à une mesquine et triviale charge c ontre Verlaine.
On est loin du compte. C'est à ceux qui prétendent que Rimbaud fait la satire à peine voilée de Verlaine de montrer les indices de cette lecture. J'ai montré que l'ensemble des liens vagues dont ils se contentent sont soit faux, soit pire encore l'inverse d'une charge.
Je prévoyais de développer  le commentaire  de  certains passages, je vais pourtant m'arrêter là. Je renvoie à mon article sur l'enfer des femmes pour que vous appreniez que la critique d u désir de "position assurée" des femmes vient d'un texte de Quinet.
J'ai d'autres idées, mais je vais les garder pour moi pour l'instant.
Et pour ceux qui l'ont manqué, le lien d'un commentaire vidéo sur "Youtube" qui montre que le "dernier couac !" c'est Verlaine qui a tiré sur Rimbaud : (tirer ici).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire