vendredi 22 décembre 2023

Interlude : Vierge folle et Amoureuse du diable

Avant la poursuite des comptes rendus en cours des essais sur Une saison en enfer d'Alains Vaillant & Bardel, je vous offre ce petit interlude.
Selon Alain Vaillant, Rimbaud s'adresse à Satan Verlaine dans la prose liminaire et à Verlaine Vierge folle dans le premier des "Délires". Selon Alain Bardel, Rimbaud s'adresse à un Satan qui conseille qu'on devrait être à même de reconnaître dans "Nuit de l'enfer" et à Verlaine Vierge folle dans le récit de "L'Epoux infernal", où Verlaine Vierge folle est carrément "l'épouse du diable", je cite je ne sais plus quel page du livre Une saison en enfer ou Rimbaud l'Introuvable, j'ai envie de dire "l'introuvable diable" pour le coup, sauf que je ne vois pas comment Rimbaud peut être le diable dans les "Délires" et pas dans "Nuit de l'enfer" selon le régime explicatif soutenu. Un véritable "saucerful of secrets", comme diraient les flamants roses, ceux qui habitent les quartiers au nord de Bruxelles, forcément !
Pour beaucoup de lecteurs d'Une saison en enfer, Verlaine est à identifier derrière la "Vierge folle" sans autre forme de procès.
Pourtant, dès le début de l'introduction de son livre sur la Saison, Bardel nous a rappelé un fait bien connu. En novembre 1873, Verlaine écrit à son ami Lepelletier que Rimbaud détient plusieurs poèmes de lui qui sont autant de récits ou contes diaboliques. Alors, ils sont un peu différents d'Une saison en enfer et ce sont toujours des poèmes en vers, mais surtout ce sont des pièces poétiques d'une certaine étendue. La lecture en prend beaucoup de temps et on se doute que la composition a pris elle aussi beaucoup de temps, et on comprend aisément que Verlaine n'a pas commencé à inventer ces poèmes au lendemain de son incarcération. Il ne s'est pas dit : "Tiens, je viens de me faire arrêter, je vais inventer des poèmes diaboliques." Il va de soi qu'il y a eu une espèce de mise en commun de projets similaires entre Rimbaud et Verlaine à un moment donné. L'antériorité de Verlaine n'est même pas exclue, et donc vers avril Rimbaud commence à composer Une saison en enfer, tandis que Verlaine commence ou continue la composition de récits diaboliques en vers. Ces poèmes nous sont connus par le recueil Cellulairement ou sinon par les éditions des Œuvres en vers complètes de Verlaine. Notons toutefois qu'il y a une exception, le poème "Bouquet à Marie" figure dans Cellulairement, mais il existe des sommes des Oeuvres poétiques complètes de Verlaine qui l'omettent, soit dans la collection "Bouquins" chez Robert Lafont, soit dans la collection de La Pléiade.
Mais, pour la liste des poèmes  que détenait Rimbaud en novembre 1873, sous forme manuscrite, Bardel en donne la liste en note au bas de la page 13 du tout début de son essai : "Crimen amoris", "La grâce", "Don Juan pipé", "L'impénitence finale" et "Amoureuse du diable".
Je vous laisse apprécier le rapprochement éloquent qui d'ailleurs donne son titre à mon interlude entre les titres "Vierge folle" et "Amoureuse du diable".
Dans son essai, Bardel dit à plusieurs reprises que le poète ne veut pas mourir en état de péché capital, ce qui est inexact, et ce qui est même un contresens. Le poète veut éviter la mort, le "dernier couac !" et Satan lui dit : "Gagne la mort [...] avec tous les péchés capitaux", ce qui hiérarchise bien les objets de sa colère. C'est le refus de la mort qui a agacé Satan et non pas la velléité d'extrême-onction. Mais, en tout cas, si telle est la compréhension de Bardel de la prose liminaire, cela ne ferait que renforcer l'intérêt déjà palpable de cet autre titre qu'est "L'Impénitence finale". Les autres poèmes sont intéressants à observer de près, avec bien sûr le célèbre "Crimen amoris" consacré à Rimbaud et qui figure dans Jadis et naguère.
J'ai comme l'impression que le poème "Amoureuse du diable" est un peu une pierre qui embarrasse pas mal l'identification simple de la "Vierge folle" à Verlaine.
A part que la "Vierge folle" est considérée comme un  "compagnon d'enfer" pour un "Epoux infernal" clairement identifiable à Rimbaud, qu'est-ce qui justifie clairement d'identifier la manière de parler de la "Vierge folle" à  Verlaine ? Moi, j'attends les comparaisons entre le langage de Verlaine tantôt dans ses poèmes et tantôt dans sa correspondance et le langage de  la "Vierge folle" créée par Rimbaud.
Bien sûr que Rimbaud s'est quelque peu inspiré de Verlaine pour créer l'autre terme d'un "Drôle de ménage" en enfer, mais il faut clairement modérer la confusion entre les êtres littéraires créés et les modèles, surtout  du côté de la "vierge folle", puisque l'identification est plus nette du côté de Rimbaud et de l'Epoux infernal.
Quand Verlaine écrit à Delahaye qu'il a relu les Illuminations et Une saison en enfer, à aucun moment !  Verlaine ne dit s'être reconnu dans la "Vierge folle", alors même qu'il dit être agacé de s'être vu décrit en "satanique docteur" dans "Vagabonds". Contrairement à ce qu'écrivent Vaillant, Bardel et d'autres, la lettre de Verlaine ne s'identifie ni à Satan, ni à la Vierge folle, seulement au "satanique docteur". On ne peut pas confondre les plans pour obtenir le témoignage qui nous arrangerait bien.
Alors, évidemment, je vous conseille de relire les poèmes "Amoureuse du diable", "La Grâce", "L'Impénitence finale", en guettant et débusquant les points de comparaison possibles avec Une saison en enfer.
Mais ce n'est pas tout.
A la suite de beaucoup d'autres, et notamment d'Antoine Fongaro, je soutiens, contre l'avis de Benoît de Cornulier, que Rimbaud fait exprès de composer des alexandrins blancs mal césurés ou irréguliers dans ses poèmes en prose.
Rimbaud a écrit exprès en allusion à l'alexandrin trois phrases du poème  "A une Raison" : "Ta tête se détourne : le nouvel amour / Ta tête se retourne, - le nouvel amour !"  Citation de mémoire pour la ponctuation, puis "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout." Je soutiens aussi qu'il faut identifier une allusion à l'alexandrin dans les clausules de "Parade" et "Guerre", respectivement : "J'ai seul la clef de cette parade sauvage" qui démarque un vers de Cromwell de Victor Hugo et "C'est aussi simple qu'une phrase musicale."
Et pour prouver que j'ai raison et que Cornulier s'est trompé, il y a le poème "Amoureuse du diable" où Verlaine expérimente précisément ces configurations invraisemblables à la césure du type "cette" ou "une".

Notez les configurations encore parnassiennes pour les deux vers suivants, avec déjà le traitement audacieux du "e" tout de même pour le premier vers cité :
L'interrogea sur ce + colis qu'il voyait pendre
(D'autant pire) et de cet + esprit dont il se pique
Dans "Parade", c'est bien avec le déterminant féminin "cette" que joue Rimbaud à défier la reconnaissance d'une éventuelle césure d'un vers blanc :
J'ai seul la clef de cet+te parade sauvage.
Verlaine continue sur un homophone et homographe du déterminant "ce" !
Sans demander par ce + que nous venons d'entendre.
Verlaine décline patiemment les possibilités, et Rimbaud poursuit par une déclinaison supplémentaire, non ?
Les trois vers que j'ai cités de "Amoureuse du diable" sont dans cet ordre dans le déroulé du poème, et donc attendez la suite !
Je note parmi la déclinaison ce vers pourtant moins audacieux :
D'où venait ce petit + monsieur, fort bien du reste
Et, tout d'un coup, Verlaine dépossède Rimbaud de la primauté d'audace sur "cette" en clausule de "Parade", et cela dans un couple de vers qui colore le procédé de quelque chose de démoniaque :
Par quel philtre ce gnome + insuffisant qui laisse
Une odeur de cheval + et de femme après lui
A-t-il fait d'elle cet+te fille d'aujourd'hui ?
L'expression "Par quel philtre" fait songer à Baudelaire et la séquence de voyelles du troisième vers cité fait songer à certains passages de "Mémoire", poème qui a pour titre antérieur "Famille maudite". En tout cas, le procédé appliqué dans "Parade" est attesté dans un alexandrin contemporain de Verlaine.
Ensuite, nous avons une séquence qui, en amont, fait songer à une contribution d'André Gill, et en aval au  comportement de l'Epoux infernal avec la Vierge folle, qui fait penser aussi à la relation de Verlaine lui-même avec son épouse jeune mère en octobre, novembre 1871 :
Il rentrait ivre, assez lâche et vil pour la battre,
Et quand il voulait rester près d'elle un peu,
Il la martyrisait, en matière de jeu,
Par étalage de + doctrines impossibles.
Le rapprochement le plus sensible s'opère tout de même bien avec ce que dit la "Vierge folle" de "l'Epoux infernal" :
[...] Plusieurs nuits, son démon me saisissant, nous nous roulions, je luttais avec lui ! - Les nuits, souvent, ivre, il se pose dans des rues ou dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement. [...] il veut marcher avec l'air du crime !
Et la confession se poursuit avec une Vierge folle qui rapporte des espèces de "doctrines impossibles", vous connaissez tous le passage suivant : " - Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu'en chercher [...]"
Dans ces passages que je cite de "Vierge folle", Bardel identifie donc le discours de la "Vierge folle" à un discours de Verlaine lui-même, ce qui est nettement contradictoire avec les vers du poème "Amoureuse du diable".
Je reviens au poème "Amoureuse du diable", avec la suite immédiate de l'annonce d'un "étalage de doctrines impossibles". Nous passons au discours rapporté avec les guillemets. L'homme s'adresse à Mia, l'amoureuse, il parle de son "oeil blanc" et son "je ne sais quoi d'étroit dans la pensée", elle est peut-être un peu gauloise, Mia ? Et c'est là que l'ivrogne fait vaciller la métrique en s'emparant très précisément du déterminant "une" qu'il met en balance violemment sur la césure. Le hasard fait bien les choses, le seul poème "Amoureuse du diable" joue à la fois avec le chevauchement à la césure de "cette" et de "une", les deux configurations rimbaldiennes que je détecte avec Fongaro et d'autres dans "Parade" et "Guerre", les deux !
Rimbaud a écrit dans "Guerre" : "C'est aussi simple qu'une phrase musicale !"
Et que l'Ivrogne est u+ne forme du Gourmand ?
Et Verlaine s'amuse encore avec cette construction verbe et pronom :
Parler ainsi consis+te-t-il en cette chose
[...]
Et, puis, quand je soutiens qu'il faut dans les vers de 1872 considérer la possibilité des césures sur conjugaison verbale suite à un exemple de Verlaine dans sa pièce Les Uns et les autres, le poème "Amoureuse du Diable" finit par y venir aussi :
Être soul, vous ne sa+vez pas quelle victoire
C'est qu'on remporte sur + la vie, et quel don c'est !
Et comme Rimbaud songe à la pluralité des "vies", voilà que Verlaine nous fait son "Je est un autre", sur une césure sur le mot "autre", ce qui rejoint la série "cette" et "une" :
C'est des mystères pleins + d'aperçus, c'est du rêve
Qui n'a jamais eu de + naissance et ne s'achève
Pas, et ne se meut pas + dans l'essence d'ici ;
C'est une espèce d'au+tre vie en raccourci,
[...]
Je n'ai pas cité tous les vers, nous avons une césure sur "un" plus loin, et le poème se termine  avec  deux vers qui l'un mentionne la Justice et l'autre l'Enfer.
Je ne peux plus écrire, comme dirait Rimbaud. Je me contente de vous renvoyer à la lecture des poèmes en question de Verlaine, mais ce que je pointe du doigt, c'est que même dans les poèmes en prose "Parade" et "Guerre" il y a un lien intime qui se prolonge entre les manières d'écrire de Verlaine et de Rimbaud, ce qui ne cadre pas du tout avec l'idée d'un Rimbaud qui ferait un sort à la manière d'écrire de Verlaine, tantôt dans "Vierge folle", tantôt dans "Alchimie du verbe".

Et je vous offre un autre petit bonus. Dans "Alchimie du verbe", Rimbaud couple les mots "forme" et "mouvement" en commentant avec des airs de bonimenteur qui recourt à la métaphysique son invention de la "couleur des voyelles" : "Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne", et ce couplage revient dans "L'Impossible" : "Non que croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré..."  (cliquer ici) Il y a un lien sensible entre ces deux passages, le premier est celui de la prétention démiurgique comique où le mot "couleur" correspond à "lumière", le second a une allure nettement caractérisée de propos messianique sur un progressisme spiritualiste à la Edgar Quinet. Je ne sais plus où Yves Bonnefoy identifie une allusion à la théorie des quatre causes d'Aristote, le philosophe grec ayant un important regain d'honneur au dix-neuvième siècle en France. Mais il y a une autre thèse envisageable où "forme" et "mouvement" sont les deux mots clefs en physique moderne pour décrire les corps, la couleur appartient plutôt aux accidents. En tout cas, si Rimbaud couple de  la sorte les mots "forme" et "mouvement", c'est qu'il suit un modèle. Je n'arrive pas à le trouver. Mais je suis sûr qu'il y en a un.
Dans son édition critique de 1987 chez José Corti, Brunel montre de manière évidente que plusieurs réflexions de Rimbaud dans Une saison en enfer sont reprises de ses lectures, et notamment de la lecture d'historiens et de philosophes français du dix-neuvième. Brunel cite en  particulier plusieurs passages troublants de Proudhon. On sent clairement que Proudhon est une mine d'or pour faire des rapprochements avec Une saison en enfer, même s'il n'est pas féministe, contrairement à l'autre gars de Besançon, Fourier.
Avec Une saison en enfer, d'un côté, il faut inviter les rimbaldiens à pister les sources les plus proches, les poèmes en vers contemporains de Verlaine, mais aussi à pister les écrits en prose d'envergure intellectuelle. C'est évident qu'avec Une saison en enfer et les poèmes en prose c'est l'occasion ou jamais d'apprécier le reflet des lectures en prose d'historiens, de philosophes, d'essayistes sur le terrain politique, etc.
Des passages d'Edgar Quinet ont inspiré Une saison en enfer, cela ne fait guère de doute.
Et puis, il y a la circularité même des renvois au sein d'Une saison en enfer. Dans la première section de "Adieu", le poète ironise sur la recherche de la "clarté divine" et il parle des "gens qui meurent sur les saisons", et enchaîne avec une "barque" qui se tourne "vers le port de la misère" avec plein de malheureux, et le poète dit qu'il était à leur place et qu'il a failli mourir. Il est clair que les "gens" qui "meurent sur les saisons" sont les autres damnés, les esclaves. Rimbaud a échappé au "dernier couac !é et regarde le milieu duquel il s'est extrait. Eux "seront jugés" comme il est dit en italique, mais notre poète qui s'était "armé contre la justice" continue de dire dans des termes proches de Proudhon que la "justice est le plaisir de dieu seul" dans la deuxième section de "Adieu". Rimbaud veut se faire pardonner pour s'être "nourri de mensonge", mais il se rit de la fausse vérité à laquelle continue de croire la société des hommes. C'est ça son discours final. Le "pain trempé de pluie", c'est celui des miséreux exclus du "festin" de la clarté divine d'un prétendu "Jadis et naguère" dont la mémoire n'est pas certaine.
Non, Rimbaud n'a pas écrit la prose qui sert de prologue à Une saison en enfer après coup en ficelant tant bien que mal un à peu près de cohérence à son récit de damné. Les textes "Adieu" et "Jadis, si je me souviens bien,..." sont nettement symétriques.
Je ne crois pas du tout que Rimbaud fasse un bilan de son expérience avec Verlaine, ni que Satan soit une figure de dédoublement de sa personnalité.
Ce n'est pas ça, Une saison en enfer !

Et maintenant que cet article a vengé les expansions de cœur tendre, recueillons-nous,  l'âme en peine, mais voluptueusement nostalgique d'espoir à l'écoute de cette magnifique perle de sensibilité première de Rocky Erickson : Clear night for love (le vinyle que je possède, complet).

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