jeudi 31 octobre 2019

"Zut alors si Nadar est malade..."

Le début du poème "Michel et Christine" cite une chanson populaire : "Ah! Zut alors si ta sœur est malade !" Mais dans son étude du poème, Pierre Brunel n'a pas cité la chanson populaire, mais une parodie intermédiaire : "Ah! Zut alors si Nadar est malade !" Le critique rimbaldien ne cite pas non plus la chanson parodique en elle-même, mais sa mention en passant dans un écrit de Baudelaire.
Brunel a cité les notes de Baudelaire pour un projet de livre sur la Belgique dont le titre n'était pas encore fixé : "Pauvre Belgique !" ou bien "La vraie Belgique", "La Belgique toute nue", "La Belgique déshabillée", "Une capitale pour rire, une capitale de singes." Le dernier titre montre que le projet oscillait quelque peu entre une satire de Bruxelles et une satire de la Belgique dans son ensemble.
Il ne s'agit pas d'un livre en tant que tel, mais d'un projet dont seules les notes nous sont parvenues. Il est possible de consulter les brouillons avec leurs répétitions, mais ce qui est publié c'est le plan général de l'ouvrage, plan qui ne va pas sans redites, notamment entre les parties XXVI ("Le paysage aux environs de Bruxelles") et XXVII ("Promenade à Malines").
Les notes ont la plupart du temps une valeur indicative. Baudelaire écrit : "Vers de Voltaire sur la Belgique" pour simplement préciser qu'il devra en parler à la fin de la section "Préliminaires". Parfois, les détails du propos nous sont livrés : "La démarche des Belges, folle et lourde. Ils marchent en regardant derrière eux, et se cognent sans cesse[,]", parfois non : "Esprit de petite ville. Jalousies. Calomnies. Diffamations." Certaines lignes sont suggestives, mais l'idée reste à développer : "Il est singe, mais il est mollusque." Parfois, les critiques âpres de Baudelaire visent juste. L'idée d'un désir de conformisme revient un très grand nombre de fois, ce qui signale à l'attention une idée qui prime dans le raisonnement du poète aigri, mais Baudelaire décrit aussi la conversation belge de manière intéressante : "En s'associant, les individus se dispensent de penser individuellement," "tout le monde ici est annaliste", etc. Encore à l'heure actuelle, la population belge a une conversation fondée sur le réemploi massif de formules toutes faites qui scandent la conversation. Quand un Belge s'exclame en disant : "c'essti né possible ?" Il ne s'agit pas comme pour un français d'une simple exclamation pour dire "Cela n'est pas possible ?" mais il s'agit d'un rituel social. La phrase est prononcée pour consacrer la réussite de la communication, pour créer un écho qui crée le plaisir d'avoir quelque chose à discuter, pour être appréciée comme un éternel ressassement d'une expression perçue comme stylée parce que véhiculant une valeur identification de la nation et une outrance comique qui plaît beaucoup au plan populaire. Il y a énormes de phrases proverbiales, de petites sentences ou d'expressions poussives des vicissitudes de ce monde dans la conversation belge. C'est une dynamique collective très particulière que Baudelaire ne décrit pas aussi bien que moi, mais à laquelle au dix-neuvième siècle il a dû être sensible. En revanche, Baudelaire manque d'atteindre à la réussite de la gaieté collective belge qui fascine en retour les français à l'heure actuelle, gaieté collective qui fascinaient Rimbaud et Verlaine. Sur d'autres plans, Baudelaire est souvent de mauvaise foi, c'est assez net quand il ne peut s'empêcher de dire que les tableaux de Rubens conservés à Bruxelles sont contrairement à ce qui se dit moins beaux que ceux qui sont conservés à Paris. Ce reproche a l'air de dénoncer une faute de goût, ce qui n'est pas un raisonnement logique. Baudelaire se vante aussi d'avoir fait applaudir un danseur ridicule. On se rappelle que Baudelaire se teignait les cheveux en vert pour étonner la galerie, mais que certains se moquaient de ses prétentions et accueillaient sans émotion et avec dédain ses fantaisies. On retrouve la fatuité baudelairienne dans cette charge, d'autant qu'on peut se demander si le public belge qui a applaudi à la suite de Baudelaire l'a fait parce qu'il s'est laissé persuader ou parce qu'il a fait l'aumône généreuse de ses applaudissements. Baudelaire nie tout caractère artiste à la Belgique, sauf aux vieux peintres flamands et forcément à son ami Félicien Rops qu'il excepte. Il aurait été plus logique de parler de la solitude inévitable de l'artiste dans un tel milieu social. Il prétend aussi que les Belges ne sont pas généreux, ce qui est en totale contradiction et avec l'espèce de morale bourgeoise diffuse que Baudelaire prête au pays, et avec les mœurs collectives et policées de la société belge. Ceci dit, il y a d'autres éléments qui peuvent retenir notre attention dans la satire de Baudelaire. Il y a le thème de l'annexion, thème que reprendra humoristiquement Verlaine dans le poème "Hou ! Hou!" avec ses "Malins de Malines". Baudelaire s'attarde également sur la figure du roi Léopold Ier et sur le deuil qui lui a été consacré. Comme il est question de "Platebandes d'amaranthes" dans le poème "Juillet" de Rimbaud, j'en profite pour mentionner tels passages du texte de Baudelaire au sujet du premier roi des Belges : "misérable petit principicule allemand", "Ces jours derniers, on l'a déclaré immortel", "Anecdote sur le jardinier. / Ses idées sur les parcs et les jardins qui l'ont fait prendre pour un amant de la simple nature, mais qui dérivaient simplement de son avarice."
Pour les villes belges à visiter, Baudelaire traite négligemment Liège, Gand et même Bruges. Il fait un sort particulier à la ville de Namur, en se moquant de ceux qui comme des ânes ne la visitent pas, car les "guides" n'en parlent pas. C'est assez piquant, car Namur est une belle ville, en particulier par ses environs, car elle est située au bord de la Meuse et on a un magnifique paysage avec, bien qu'on soit dans le plat pays, de jolies collines, des falaises mêmes, etc. Ceci dit, pour ce qui est de la vie bourgeoise paisible et ennuyeuse, Baudelaire fait inévitablement un choix qui ne peut que l'agacer encore plus. Baudelaire privilégie donc Anvers et Namur, ainsi que Bruxelles par défaut.
Rimbaud et Verlaine semblent avoir ignoré Namur, mais ils privilégieront avec Bruxelles et Malines une Belgique populaire avec Charleroi, Walcourt et... Mons (du moins pour Verlaine).
Venons-en à la mention de la chanson populaire sur Nadar.
Baudelaire a un projet de chapitre XVII intitulé "Impiété belge". Il glisse cette mention à développer parmi d'autres "Un enterrement de Solidaire". Puis, dans les notes pour le suivant chapitre XVII intitulé "Impiété et prêtrophobie", il lance en amorce à son discours ceci : "Encore la libre pensée ! Encore les Solidaires et les Affranchis! Encore une formule testamentaire, pour dérober le cadavre à l'église." Et il insiste à nouveau sur cette idée un peu plus loin : "Encore un enterrement de Solidaire sur l'air : "Ah ! zut ! alors ! si Nadar est malade !" "
Baudelaire aurait pu mentionner le titre neutre de la chanson populaire, "ta soeur" et non "Nadar", ce qu'il n'a pas fait. On peut supposer que la scie sur Nadar est récente quand Baudelaire rédige ces notes, que cette scie a du sens pour le présent propos de Baudelaire et qu'elle est assez connue.
Or, suite au décès de Baudelaire, le texte de cette Belgique déshabillée est demeuré inédite jusqu'en 1952, sa publication régulière ne date que de 1955 environ. Pourtant, ces articles devaient aussi être publiés dans Le Figaro à l'époque, je n'ai pas encore vérifié, recensé les publications de Baudelaire dans la presse, mais Verlaine n'a pas pu connaître le texte que nous lisons, il faut donc soit considérer que le texte de Baudelaire a le mérite de refléter ce qu'il se disait à l'époque en France au sujet des Belges, soit considérer que Verlaine a eu accès à des textes de Baudelaire publiés dans la presse ou à des textes d'autres auteurs faisant été des réactions d'hostilité de Baudelaire à l'encontre du peuple Belge. Enfin, il y a une dernière remarque importante à faire. Dans son poème, Rimbaud songe-t-il à la scie au sujet de Nadar, sachant qu'en 1864 il ne devait pas être un lecteur bien assidu de la presse parisienne, ou songe-t-il uniquement à la chanson populaire ? Au passage, la citation de Rimbaud est partiellement tronquée, puisqu'il n'attaque pas son poème par l'interjection "Ah!"
Il faudrait pour avancer établir le texte de la chanson populaire, établir ensuite le texte de la chanson moquant le photographe Nadar, et enfin il faudrait un historique de la diffusion dans la presse de cette scie sur Nadar.
Une rapide recherche sur Google révèle une caricature "L'Intrépide Nadar" conservée dans des collections américaines flanquée de la légende suivante : "J'ai reçu de 1863 Nadar, le grand Nadar, souffrant et alité. / Ah zut alors, si Nadar est malade. / disait la chanson populaire, sceptique expression de la sauvage curiosité du public. / [...]"
La citation se prolonge et je relève encore la phrase suivante : "Nadar est assez content du roi de Hanovre et très-satisfait du roi des Belges."
Voici un lien pour consulter ce document en fac-similé :


D'après les Mémoires d'un géant, Francisque Sarcey est impliqué dans l'élaboration de cette scie et il faudrait consulter ses écrits dans Le Nain jaune.
J'ai peu de temps pour faire de telles recherches en ce moment, mais au moins je signale à l'attention qu'il y a un traitement encore bien négligent d'une source à un poème de Rimbaud, source pourtant indéniable. Personne n'a songé à citer le texte de la chanson populaire en intégralité.

vendredi 25 octobre 2019

Aqueducs dans "Michel et Christine" ?

Dans sa poésie en vers, si je fais jouer ma mémoire, Rimbaud affectionne à deux reprises de recourir au mot "aqueduc". Une mention est faite dans le poème "Chant de guerre Parisien", où un politicien verse de fausses larmes en faisant son "cillement aqueduc". La formulation est alambiquée, mais, en gros, tel un acteur, Favre cligne des yeux comme pour presser la grosse poire de son globe oculaire et en faire jaillir des gouttes d'eau feintant ses remords et ses regrets. L'expression rime avec l'expression "Grand Truc" qui reste elle-même assez débattue dans le milieu de la critique rimbaldienne. Le poème "Chant de guerre Parisien" suggère par son titre la reprise avec démarcation parodique du "Chant de guerre circassien" de François Coppée, mais surtout la forme d'une succession de quatrains d'octosyllabes pour traiter avec un humour imagé la guerre franco-prussienne fait toute une série d'allusions au volume Emaux et camées de Théophile Gautier qui prône l'art pour l'art et le mépris de l'actualité politique par le poète, ce dont Rimbaud prend le contre-pied, mais cette forme de quatrains d'octosyllabes avait une actualité poétique immédiate avec les Idylles prussiennes de Banville et d'autres poèmes d'octosyllabes de cette époque qui réagissaient au drame de la guerre franco-prussienne. Une autre mention du mot "aqueduc", cette fois au pluriel, apparaît dans le poème "Michel et Christine". Ce poème semble dater du mois d'août 1872. Il a des liens intertextuels étroits avec le poème "Malines" des Romances sans paroles de Verlaine qui est daté du mois d'août 1872, en impliquant une station dans cette ville belge à cette date précise, mais en plus, le manuscrit de "Michel et Christine" est à rapprocher du manuscrit du poème "Juillet" qui date visiblement du même été en Belgique et qui évoque une station bruxelloise en juillet 1872. Le motif ferroviaire est présent dans les trois poèmes ici cités de Verlaine et Rimbaud ("Malines", "Juillet" et "Michel et Christine"). Toutefois, rien n'impose de considérer que le poème "Michel et Christine" décrit un cadre belge qui nous échapperait encore quelque peu.
Dans "Michel et Christine", la mention du mot "aqueducs" est compréhensible dans le contexte décrit. L'orage fait monter les eaux, les aqueducs peuvent déborder, il est préférable de s'en éloigner. Rappelons, au passage, que les aqueducs ne sont pas automatiquement des ponts, ils font tout un parcours, en principe souterrain, et il faut évidemment songer, l'orage charriant des débris, du bois, au phénomène d'embout.
Mais, pourquoi parler des "aqueducs" pour raconter la menace du ruissellement de l'eau de pluie qui déborde de partout ?
Les commentaires de "Michel et Christine" se contentent de signaler que c'est un élément plausible du décor de l'idylle pastorale. Je peux supposer que c'est assez vrai en peinture, mais j'ignore ce qu'il en est pour la poésie de l'Antiquité ou pour la poésie de la Renaissance ou pour la poésie classique. Car, c'est en tant que mots que je veux voir associés les termes "idylle" et "aqueducs" bien présents dans "Michel et Christine". L'aqueduc est-il si présent que cela en peinture ? Et si présent dans les peintures représentant une idylle ou une pastorale ? Effectivement, il me semble en avoir déjà vu de ces tableaux et l'aqueduc est un élément clef de l'architecture romaine, qui a le mérite de ne pas venir des grecs, d'être spécifique aux romains, et qui a le mérite d'être dans la campagne. C'est une sorte de ruine antique qui suggère la grandeur passée et qui ennoblit la campagne. Ceci dit, j'aimerais déjà retrouver des tableaux avec des scènes de pastorale, d'idylle, où les aqueducs figurent dans le paysage. Je ne trouve pas cela évident, alors qu'à son époque Rimbaud ne pouvait consulter comme moi tant et tant de représentations de tableaux. Lisait-il les salons de Théophile Gautier, Denis Diderot, Charles Baudelaire, et consorts ? Il n'a pu en lire qu'une faible proportion, mais la piste reste à explorer.
Il existe une série de tableaux de Vernet représentant des moments du jour à Rome, matin, midi, soir et nuit, série qui a été imitée par Géricault, Lallemand et d'autres poètes. Dans ces tableaux, l'instant de midi correspond à un ciel pluvieux, couvert, sinon orageux, et l'instant du soir est flanqué du motif de l'aqueduc, le décor romain pouvant suggérer un cadre pour les idylles. Mais j'ai du mal à trouver ces rapprochements très convaincants en l'état actuel de mes recherches.
Malgré tout cela, pour parler de mon impression personnelle, cet emploi du mot "aqueducs" me fait l'effet de l'inattendu dans le poème, je n'arrive pas à admettre qu'il puisse s'expliquer par une simple référence à la pastorale où nous aurions l'éternité des troupeaux face à la persistance d'un vieux motif antique usé par le temps, mais toujours témoin d'une lointaine grandeur passée.
Par ailleurs, "Michel et Christine" s'inspire de "Malines", à moins que l'ordre de création soit inverse et que "Malines" ne lui fasse écho, ce qui amène une première fois à se poser la question de sa relation éventuelle avec le séjour belge des deux poètes. Or, le premier vers de "Michel et Christine" reprend un "Zut alors" cité par Baudelaire dans son volume grinçant La Belgique déshabillée. La période de composition et les liens avec le manuscrit du poème "Juillet" : désorganisation des rimes de quatrains, quasi le même nombre de quatrains, mêmes pliures des manuscrits et tache commune à ces deux manuscrits signalée à l'attention par Jeancolas, tout autant d'éléments qui confortent l'impression que ce poème a, au moins, un peu à voir avec le séjour belge des deux poètes.
Plus fort encore, Verlaine a commis bien plus tard un poème avec des "Malins de Malines" qui permet de subodorer que la césure dans "Michel et Christine" se trouve après la quatrième syllabe. Le poème de Verlaine est le numéro XXIV du recueil Invectives, il s'intitule "Hou ! Hou !" Tout en vers de cinq syllabes, son refrain, peu plaisant pour les amateurs belges de poésie, fait écho au poème d'août 1872 des Romances sans paroles : "Bruxelles, Chevaux de bois" :

Belges que vous êtes,
Chantez, mes amours,
De vos grands poètes
L'on rira toujours.
Le refrain varie pour son verbe à l'impératif : "Peignez", "Causez", "Venez".
Mais surtout, le poème de Verlaine est dominé par le vers de onze syllabes, et si la césure n'est pas immédiatement sensible, au lieu d'être comme il conviendrait après la cinquième syllabe, les calembours invitent à la reporter à la frontière des quatrième et cinquième syllabes :

Swells de Brussels et gratin de la Campine,
Malins de Malines, élégants de Gand,
A Linos, Orpheus et leur race divine,
Jetez le caleçon, relevez le gant.
Beaucoup vont penser qu'il n'y a pas de césure dans ces quatre vers de onze syllabes. Notez pourtant que dans le premier vers on a un écho interne entre "Swells" et la seconde syllabe de "Brussels", qui donne du sel à une blague alambiquée et "gratinée". Dans le second, on a également une reprise avec calembour de "Malins" à "Malines" où évidemment il faut entendre le mot "Mal". "Swells de Brussels", cela fait quatre syllabes, "Malins de Malines", cela en fait six, mais "Swells", c'était une seule syllabe reprise dans la seconde de "Brussels". Ici, si on écarte la fausse variation de masculin à féminin, on a la reprise du mot "Mal" exactement de la même façon de la première à la quatrième syllabe du vers de onze syllabes. Cela peut sembler arbitraire comme relevé, dans la mesure où si nous continuons ainsi nous devons ensuite couper le nom "Orpheus", puis le mot "caleçon". Notons tout de même que si nous effectuons de tels découpages, le mot "Or" est souligné à la césure artificielle du vers 3, la forme "-al" de "caleçon" crée une rime interne avec la forme "-al" de "Malines" et le "caleçon" devient un objet qu'on jette en l'air par-delà la césure.
Tout cela a l'air gratuit, seuls les deux premiers vers sont convaincants. Mais en écartant le refrain en vers de cinq syllabes, penchons-nous sur les trois autres quatrains en vers de onze syllabes du poème "Hou ! Hou !"

Mais las ! j'oublie, et vous êtes pittoresque,
En même temps qu'esthétique et musical.
Pour la couleur aucun ne vous vaut que presque
Et votre Rubens marche mal votre égal.
Ce second quatrain est remarquable. Les trois premiers vers permettent d'imposer sans problème le découpage que j'ai artificiellement proposé pour le quatrain précédent. "Mais las ! j'oublie", "En même temps", "Pour la couleur" : on n'a aucune difficulté à scander un premier membre de quatre syllabes dans chacun des trois premiers vers. Le seul qui pose problème, c'est le nom propre "Rubens", ce qui fait déjà envisager qu'il y a une corruption de la césure qui est faite exprès pour les noms propres "Orpheus" et "Rubens". Notons aussi que le vers "Malins de Malines, élégants de Gand," invitait expressément le lecteur à chercher des rimes internes qui concernaient la rime comme l'hypothétique césure. Force est de constater que l'hypothétique rime en "-al" à l'hypothétique césure du premier quatrain est cette fois une rime "-al" indiscutable à la rime dans le second quatrain de vers de onze syllabes du poème "musical"::"égal" après "Mal-ines" et "cal-eçon".
Je me doute bien que de telles acrobaties sont difficiles à admettre ou à prendre au sérieux et que je vais encore affronter un haut degré de scepticisme. Poursuivons l'inspection.

L'esprit vous étouffe et les bords de la Senne
N'ont que ceux de la Sprée en ça pour rivaux
Et, de par Léopold, KÖNING DER BELGEN,
Vos mots sont bien au niveau de vos travaux.

La mention de la Senne crée bien sûr une équivoque avec l'idée du grand fleuve parisien, en sachant que la Senne est une rivière belge qui ne saurait être comparée à la Seine. Ce n'est pas tout. La ville de Bruxelles a été créée dans une vallée traversée par la Senne et comme les gens pestaient contre cette rivière insalubre accusée notamment d'apporter le choléra, la Senne, le plus important cours d'eau bruxellois, a disparu de l'espace urbain suite à d'importants travaux de voûtement qui eurent lieu de 1867 à 1871, soit très peu de temps avant le séjour de Rimbaud et Verlaine en juillet-août 1872. Je ne peux pas dire tout ce que me suggèrent les vers de Verlaine, mais notons au passage que la mention en majuscules du roi des belges fait décidément écho au poème "Juillet" qui évoque un "agréable palais de Jupiter", à savoir le palais royal de Léopold II. Cette fois, dans ce quatrain, nous avons une logique inverse. Les trois premiers vers admettent mal une césure après la quatrième syllabe, mais celle-ci s'impose très bien à un dernier vers qui dit la platitude et qui contient une rime interne dans son hypothétique second hémistiche : "Vos mots sont bien / au niveau de vos travaux." La mention "vaut" du précédent quatrain finit par donner l'impression que Verlaine songe au mot "veaux", sachant que, dans "Malines", il invite un troupeau de boeufs à bien dormir, ce qui n'est pas sans écho possible avec le présent refrain "Belges que vous êtes..." Quant à la platitude, elle est ciblée également dans le poème "Juillet" de Rimbaud qui commence par la mention "Platebandes" dans son orthographe manuscrite particulière.
Si nous appliquons notre césure à la quatrième syllabe, un troisième nom propre est brisé à la césure "Léopold", et le mot "étouffe" chevauchant la césure permet de mimer un étranglement entre deux hémistiches. Resterait alors la suspension un peu ridicule "N'ont que ceux de".
Passons au dernier quatrain en vers de onze syllabes du poème.

Enfin c'est vrai, que vous sonnez la diane
Et nous aller "annexer" ainsi que dû.
Heureusement, comme l'on dit, que la douane
Est là, pour une fois, bons messieurs, sais-tu ?
Nous retrouvons l'idée d'une mise en relief facile d'un vers de onze syllabes aux hémistiches de quatre et sept syllabes : "Enfin c'est vrai", "Et nous aller", "Heureusement", sauf pour un vers où ce qui semble chevaucher maladroitement la césure n'est autre que le célèbre "une fois" : "Est là, pour u-ne fois", juste avant des mentions : "bons messieurs, sais-tu ?" qui font songer aux poèmes "Bruxelles, Simples fresques" des Romances sans paroles. Songeons que le poème de Verlaine ne déparerait sans doute pas le volume de Baudelaire La Belgique déshabillée. Quant aux vers de onze syllabes avec une césure après la quatrième syllabe, j'ai dû en repérer six environ dans les oeuvres complètes de Verlaine, toujours en lien avec Rimbaud. Il suffit de citer "Crimen amoris" qui est l'exemple parfait d'un poème de Verlaine sur Rimbaud en vers de onze syllabes avec une césure après la quatrième syllabe. Ce type de vers de onze syllabes n'existe pas avant Verlaine et Rimbaud.
Maintenant, si nous appliquons cette césure aux vers de "Michel et Christine", nous n'allons pas trouver le résultat si probant pour chaque vers du poème, mais tout de même il y a des phénomènes intéressants à observer.
Par exemple, le vers suivant devient une allusion à un précoce et célèbre enjambement de mot de Banville daté de 1861 :

Chevauchent lent+ement leurs pâles coursiers !

Voici le vers de Banville :

Elle filait pensiv+ement la blanche laine ("La Reine Omphale").

Rimbaud jouerait, qui plus est, sur la graphie "-ent" prononcée différemment dans "Chevauchent" et dans les deux occurrences de l'adverbe "lentement". Ce procédé sur les graphies autour de la césure canonique du décasyllabe, Rimbaud en abuse dans le poème "Juillet" précisément :

Cage de la + petite veuve...
Kiosque de la + Folle par affection

Ombreux et très + bas de la Juliette.
Qui dort ici- + bas au soleil. / Et puis,

Bavardage + des enfants et des cages.

Fenêtre du + duc...
Poison des + escargots...
Surtout, le dernier vers de "Michel et Christine", même si on ne veut pas y admettre la présence d'une césure, procède du même découpage par calembour que le second vers de "Hou ! Hou! " du poème de Verlaine. Face à "Malins de Mal+ines", nous avons :

- Michel et Christ+ine, - et Christ ! - fin de l'Idylle.
La reprise "et Christ" impose de relire "Christ" dans le nom "Christine". Cerise sur le gâteau, "Christ" est pour ainsi un antonyme de "Mal". On trouve également un écho au principe des reprises de Verlaine : "Swells" / "Brussels", "élégants de Gand", "Malins de Malines", avec la succession "Christine" / "Christ".
Le réseau de coïncidences est beaucoup trop dense. Il faut forcément y consacrer notre attention.
Je ne vais pas commenter ici les autres césures de "Michel et Christine", je vais seulement relever que la mention "aqueducs" est prise dans deux premiers vers du second quatrain où la césure après la quatrième syllabe s'admettrait facilement, comme si discrètement le poète orchestrait un débordement de la césure qui n'a pas encore commencé au niveau des aqueducs, mais qui va arriver :

O cent agneaux, de l'idylle soldats blonds,
Des aqueducs, des bruyères amaigries,
[...]
L'hypothèse de tels jeux formels peut rebuter un grand nombre de lecteurs, mais il apparaît sensible qu'il existe des liens entre tous ces poèmes que nous venons d'évoquer et cela plaide au passage pour une lecture de "Michel et Christine" en lien avec le séjour belge des deux poètes.
Pourtant, tout comme Isabelle Rimbaud et bien d'autres lecteurs, j'identifie tout naturellement un discours de prophétie révolutionnaire logé dans les images compliquées de "Michel et Christine". Le lien à "Malines" de Verlaine doit être creusé et aussi son lien à toute une desciption railleuse du monde moderne dans les poèmes contemporains de Rimbaud et Verlaine pour la période 1872-1873. Je pense depuis longtemps que le poème "Mouvement" des Illuminations, en quatre séquences, s'inspire des deux quatrains et deux tercets du sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia. Si le recueil du poète d'origine cubaine Les Trophées n'a été publié qu'en 1885, le sonnet "Les Conquérants" a été publié en 1869 dans le recueil collectif parnassien Sonnets et eaux-fortes et sa célébrité était déjà importante à l'époque comme l'atteste la notice de Verlaine sur Heredia dans la rubrique des Hommes d'aujourd'hui. Or, le dernier quatrain de "Juillet" de Rimbaud et "Mouvement", le poème en vers libres, se font écho entre eux. Après les "Paysages belges", Verlaine proposera une série "Aquarelles" sur l'Angleterre dans ses Romances sans paroles et Rimbaud va composer un important nombre de proses sur les villes, le cadre métropolitain, les ponts, etc., qui décrivent des parcours urbains, un peu à la façon de Verlaine dans ses premières lettres sur Londres à des correspondants français à la fin de l'année 1872 et au début de 1873. Mais ne nous égarons pas sur de nouvelles pistes que nous ouvrons.
Le point de départ de ma réflexion, c'est la mention intrigante des "aqueducs".


La technique de fabrication des aqueducs romains fut perdue au Moyen Âge, mais on en observe une petite résurgence durant l'Ancien Régime. Ceci dit, j'ai un peu l'impression que c'est surtout dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle qu'on en a vu fleurir un certain nombre de modernes. Les plus connus en France sont même postérieurs au poème de Rimbaud, ce qui pourrait laisser entendre que Rimbaud ferait plutôt allusion à un contexte d'époque où il était question d'en réinstaller un peu partout. En tout cas, je me pose la question. De tels projets étaient en tout cas bien relancés à l'époque, et comme la Belgique était selon Baudelaire une caricature bourgeoise de la France, comme la Belgique encore était un pays industriel qui suivait le modèle anglais et qui avait été pionnier sur le continent dans les installations ferroviaires, que pouvait-il bien se passer en Belgique et du côté de Bruxelles ? Plus haut, je parlais avec l'ami Verlaine de la Senne, rivière qui passe près de Malines et qui fait depuis 1871 un parcours souterrain dans la ville de Bruxelles, car elle était réputée insalubre.
Il se trouve que du côté de Bruxelles, il y avait un important aqueduc qui venait d'être construit. Il reliait Braine-l'Alleud, à côté de Waterloo pour situer, à Bruxelles sur vingt kilomètres. Malines et Waterloo, cela ne correspond pas aux mêmes directions, mais c'est déjà un indice qui m'intéresse. Précisons que, dans le poème, il est question d'invasions sur toute l'Europe ancienne, ce qui peut favoriser l'idée d'une allusion à Waterloo dans le poème. Je ne formule bien entendu qu'une simple hypothèse pour encourager à de nouvelles réflexions sur le poème. La butte surmontée d'un lion poyur symboliser la défaite de Napoléon se trouve précisément sur le territoire de Braine-l'Alleud, point de départ de l'aqueduc moderne. Et les longues Solognes auraient des échos possibles avec "Waterloo, morne plaine".
Par ailleurs, je pars du principe que Rimbaud et Verlaine avaient très peu de livres sur eux lors de leurs escapades belges entre le 7 juillet et le 7 septembre 1872. Une recherche dans la pressé d'époque, genre la revue L'Illustration européenne, etc., ne pourrait-elle pas nous faire accéder à un article intéressant sur les aqueducs ?
Ce mot "aqueducs" est selon moi le plus étonnant dans "Michel et Christine", mais aucun commentaire connu du poème ne s'acharne à en justifier l'emploi. Steve Murphy et Yves Reboul ne s'y intéressent pas réellement. Les "aqueducs" sont-ils un signe antique ou bien un signe de modernité tout comme le "railway" auquel sont comparées les longues Solognes ? Pourquoi Rimbaud a-t-il trouvé pertinent de parler des "aqueducs" dans cette idylle qui tourne mal, ça ne peut pas être une simple question de pluviométrie. L'aqueduc arrive à Bruxelles par le bois de la Cambre dont il est question dans "Bruxelles, Chevaux de bois", sachant qu'on a les chevaux, de Waterloo ?, dans "Michel et Christine", sachant qu'on a dans les deux poèmes la figure du couple, sachant que plus haut nous avons rapproché le refrain de "Hou ! Hou !" de celui plus célèbre du poème des Romances sans paroles. Enfin, l'aqueduc de Braine-l'Alleud ne fait que longer Waterloo, mais ce dernier permet des équivoques "water l'eau" en liaison avec le mot "aqueduc", calembour toutefois absent en tant que tel du poème "Michel et Christine".