samedi 18 mai 2019

Quelques mises au point sur deux poèmes solidaires "Voyelles" et "Le Bateau ivre"

Prenons les deux poèmes en vers les plus célèbres de Rimbaud.

Le sonnet "Voyelles" a été composé par un auteur Arthur Rimbaud, à peu près en même temps que "Le Bateau ivre", probablement dans les premiers mois de l'année 1872. Deux versions de ce poème nous sont parvenues, une copie de la main de Verlaine, une copie de la main de Rimbaud. Mais rappelons que les copies de Verlaine ne sont pas moins authentiques que les autographes. Si vous, chez vous, vous recopiez le sonnet "Voyelles" de Rimbaud, vous ne créez pas votre version du poème. Le doute persistant qui accable encore les copies de Verlaine vient de l'ancienne légende selon laquelle Verlaine avait recopié les poèmes de Rimbaud à partir de souvenirs de plus de dix ans. Comme si Verlaine avait passé son temps à apprendre par coeur tous ces poèmes de Rimbaud, mais n'avait pas daigné mémoriser un seul vers des "Veilleurs"...
La copie de Verlaine est accompagnée d'un quatrain où il est aussi question de couleurs dans un cadre cosmique et érotique. Dans "Le Bateau ivre", les couleurs sont bien présentes et là encore on a un cadre érotique et cosmique. Dans le septième quatrain du "Bateau ivre", nous avons "les rousseurs de l'amour" qui "Fermentent" en "teignant les bleuités" et qui riment avec l'expression "rutilements du jour" qui pour le coup explicite la métaphore. Rimbaud désigne l'éclat rougeoyant du soleil à l'horizon qui se lève sur la mer, et on songera au refrain de "la mer allée / Avec le soleil" dans le poème "L'Eternité" daté de mai 1872, trois à quatre ou cinq mois plus tard seulement. Pour l'éclat roux, vous préférerez peut-être envisager qu'il est question d'un couchant, mais il n'en reste pas moins que nous avons la conjonction de l'éclat solaire qui teint la mer et le ciel avec une idée érotique de Vénus jaillissant des flots, le tout articulé à une métaphore humoristique de l'alcool, puisque ces rousseurs "Plus fortes que l'alcool", sont un peu aussi l'écume d'une bière dont le passant de ce monde s'extasie. L'enchaînement est bien de la révélation de lumière dans l'effroi ou admiration des phénomènes naturels qui nous dépassent : "Je sais les cieux crevant en éclairs" ou "je sais le soir, / L'Aube exaltée..." Les images plus compliquées à cerner ne doivent pas nous empêcher de constater la présence d'idées classiques tout à fait significatives dans le déroulé d'images du "Bateau ivre". Je ne vais pas tout citer, mais puisque le "violet" est à l'honneur dans le dernier vers de "Voyelles", il faut quand même citer le quatrain du "soleil bas, taché d'horreurs mystiques" où une forme participiale "Illuminant" qui anticipe sur le titre d'un futur recueil de poèmes en poèmes en prose concerne des "figements violets", tandis que les flots assimilés à des volets permettent de conforter ce voyage en tant que fenêtre ouvrant sur un au-delà.

Oui, "Le Bateau ivre" a été composé plus tôt au début de l'année 1872. Rappelons quelques données. Comme plusieurs poèmes nous sont parvenus dans une suite paginée de la main de Verlaine et recopiés par Verlaine, l'idée s'est imposée que Verlaine avait recopié les poèmes que Rimbaud avait composé à Charleville. S'improvisant témoin au plus près des événements, Erenst Delahaye avait aggravé cette idée en considérant que Rimbaud avait envoyé plusieurs lettres à Verlaine contenant plusieurs de ces poèmes, et Delahaye avait ajouté que Rimbaud était monté à Paris avec "Le Bateau ivre" sous le bras pour épater le milieu artiste de la capitale à son arrivée. Et comme cette idée a séduit les critiques rimbaldiens une nouvelle idée s'est ajoutée à cette légende. Rimbaud aurait lu "Le Bateau ivre" à Paris, lors de sa présentation au dîner des Vilains Bonshommes de la fin du mois de septembre 1871. Et désormais une plaque commémore cette lecture supposée à proximité de la place Saint-Sulpice, sans parler du poème recopié à proximité sur un mur.
Mais, en réalité, la suite paginée par Verlaine comportait sa propre contradiction puisqu'un manuscrit "Les Mains de Jeanne-Marie" était daté de "février 1872". L'idée d'une lecture du poème lors d'un dîner des Vilains Bonshommes n'est, pour sa part, appuyée par aucun témoignage, tandis que Delahaye est aujourd'hui reconnu comme un témoin qui n'hésitait pas à mentir pour étoffer son rôle. Et il mentait à partir de présuppositions erronées qu'on a su plus d'une fois remettre en cause.
En tout cas, dès l'époque de Delahaye, il était sensible que les "pontons" parlaient des prisonniers communards. Or, si "Les Mains de Jeanne-Marie" parle des prisonnières communardes en février 1872, c'est qu'entre la fin de la Commune une actualité établit un relais, celle des procès dont on parle dans les journaux. Dans le cas du "Bateau ivre", le relais vient de ce que l'emprisonnement dure dans le temps et cela s'articule aussi à la poursuite des procès. Il est question aussi de descriptions des pontons dans la presse, et notamment dans les derniers mois de l'année 1871. Rimbaud parle de "l'autre hiver" et d'un "Poëme / De la Mer". Ainsi que Jacques Bienvenu, nous comprenons que cet "autre hiver" signifie que nous sommes dans un nouvel hiver, à neuf mois ou un an de distance. La Commune débute du 18 au 28 mars 1871, de l'insurrection à sa proclamation, durant l'hiver, et le prochain hiver a commencé le 21 décembre 1871. Dans ce cadre de réflexion, on comprend que le poème "Le Bateau ivre" a pu être composé en fonction des propos dans la presse au sujet de la Commune. Or, il y avait le récit des procès, les descriptions des pontons, et aussi des poèmes de Victor Hugo dans le journal Le Rappel où travaillait Camille Pelletan, compagnon zutiste précisément en octobre et novembre 1871 d'Arthur Rimbaud. Je m'étais rendu compte que Victor Hugo avait publié dans Le Rappel plusieurs poèmes du futur recueil L'Année terrible, mais j'ai négligé de publier un article dessus car à l'époque mon ordinateur m'empêchait de consulter les documents sur Gallica. Même si j'ai laissé traîner l'affaire, cette découverte est mienne et il se trouve que ces poèmes parlent des pontons, développent des métaphores proches du "Bateau ivre" et qui font le lien avec des métaphores similaires de recueils antérieurs de Victor Hugo, notamment avec Les Châtiments où les pontons sont très présents, notamment avec les poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel", pleinement admis comme des sources au "Bateau ivre" désormais. A cela s'ajoute le procès de Maroteau où les juges se moquent de l'accusé d'allure juvénile en disant qu'il a voulu se jeter dans l'insurrection en poète, en se laissant porter par le courant. Enfin, en décembre 1871, un opposant à la Commune, Victor Fournel, a publié un poème intitulé "Le Drapeau rouge". Ce poème fait alterner les alexandrins et les octosyllabes par allusion aux "Iambes" d'André Chénier, ce poète étant souvent repris abusivement à leur profit par les contre-révolutionnaires. Il compte deux cent vers. Rimbaud n'a pas repris la forme des ïambes qui aurait supposé une satire de son propos, mais il est passé de deux cent vers à un autre chiffre rond, celui de cent vers. Pas la peine ici de sortir la théorie erronée et fumeuse de Poe ou Baudelaire sur la limite à donner à une poésie pour qu'elle soit efficace. Baudelaire a dit une ânerie, c'est son problème. Il va de soi que la poésie est indifférente à cette question de limite de l'unité d'effet.
Le poème de Victor Fournel assimilait les communards à des sauvages, à des panthères, etc. Rimbaud s'inspire des termes métaphoriques de cette dénonciation dans sa réplique.
Dans mon article de 2006, qui est, je le rappelle, antérieur de composition à l'article de Murphy paru la même année, puisque dans son article Murphy précise qu'il m'a lu, j'ai développé une lecture communarde du "Bateau ivre" où j'ai interprété en ce sens les "pontons" bien sûr, mais j'ai identifié le "Poëme de la Mer" à la Commune, j'ai identifié les "juillets" à des orages révolutionnaires et j'ai envisagé que dans "ultramarins" nous avions le mot réactionnaire "ultra" comme signe d'une opposition. Depuis, j'ai précisé que la métaphore de la terre attaquée par les eaux de la Commune ("la houle à l'assaut des récifs") se retrouvait à la fois dans "Le Bateau ivre" et "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et permettaient de lire le sens métaphorique profond de ces deux poèmes. J'ai aussi publié quelques articles sur le poème "Les Corbeaux" où j'ai insisté sur la communauté de rimes communardes : "crépuscule embaumé" - "papillon de mai" et "soir charmé" - "fauvettes de mai", etc. J'ai aussi rappelé récemment que Lamartine est connu pour avoir été le premier à décrire étrangement les cieux, c'est dit par exemple dans le Lagarde et Michard.
Or, dans mon article de 2006, j'établissais un lien entre l'avant-gardisme du poème dans la forme, la pensée pour l'actualité de la répression de la Commune et une discussion sur la fonction du poète face à Hugo. Hugo s'exprimait au même moment sur la Commune, et il avait même ulcéré Rimbaud qui l'avait dénoncé et raillé avec une composition de juillet 1871 intitulée "L'Homme juste". On avait une réelle convergence. Rimbaud récupérait le magistère hugolien en refusant au grand romantique d'être la voix juste et pertinente de son époque.
Il va de soi que le poème "Le Bateau ivre" n'est pas formellement la révolution esthétique attendue. Les audaces métriques réelles viendront avec les vers nouvelle manière du printemps et de l'été 1872. Il va de soi que l'enjambement de mots à la césure est déjà pratiqué, quoique parcimonieusement, par divers parnassiens. Rimbaud a identifié le procédé dès le mois d'août 1870, puisqu'il cite l'audace de Verlaine dans sa lettre à Izambard, mais il a attendu avant de la pratiquer.
Ainsi, quand il compose "Le Bateau ivre", Rimbaud se met à jour en fait d'avant-gardisme en pratiquant l'enjambement de mot à effet de sens sur "péninsules", la césure cassant l'idée étymologique de presqu'île, mais aussi il fait du "Bateau ivre" un état des lieux des audaces de la métrique en fait de césure et un symbole de ce qu'on peut faire à l'époque de plus audacieux en termes d'images.
Mais il va de soi que Rimbaud parle d'un voyage en mer et que les images si déconcertantes soient-elles à la lecture décrivent le spectacle qui peut être vu dans de telles conditions. Il n'y pas de basculement dans une réalité autre qui appartiendrait à l'imaginaire.
C'est un poème de bilan, un poème de mise au point sur une situation, et cette situation ne va pas sans l'idée d'échec étant donné que le poème prend la mesure de la répression communarde et s'assimile à cet échec en expliquant que le "Poëme de la Mer" s'est retiré, que le lieu maritime est devenu immobile comme la terre impassible qu'il se réjouissait d'avoir laissé derrière lui. Cela laisse aussi entendre qu'il ne suffit pas de pratiquer une audace formelle pour crier victoire, le chemin est aussi de faire accepter ces audaces, de leur donner un sens.
Le poème est donc bien à  analyser comme une métaphore d'adhésion d'époque à une Commune qui a été réprimée dans le sang avec, en point de convergence, toute la réflexion d'un poète qui s'intéresse à l'Histoire et qui réfléchit sur son évolution d'artiste qui se veut un mage pour la société. Hugo est la référence à dépasser parmi les poètes et "Le Bateau ivre" est nettement un dialogue avec eux.
Face à cela, peut-on croire que le poème est plutôt une "allégorie plurivalente" qui peut parler d'expériences comme les paradis artificiels et le hachisch, qui peut parler de tout ce que le lecteur veut y trouver, mais aussi de révolution esthétique, de liberté de l'individu, d'exploration des rêves, etc. ? Non, je ne le crois pas un instant. D'ailleurs, en quoi un poème est-il profond parce qu'il dirait qu'il faut toujours révolutionner les formes de la poésie ? Voilà, je l'ai dit en une ligne : est-ce que le dire en un poème donnera plus de prix à l'idée ? Non. N'importe qui peut formuler cette idée avec son plus ou moins de talent. Le poème "Le Bateau ivre" ne vaut pas que pour son mérite formel, mais aussi parce qu'il articule un discours fouillé où il est question de la Commune, de sa répression, d'un positionnement face à Hugo. Tout cela est autrement plus précis et nourri qu'un vague discours sur la révolution à faire en toutes choses pour que nos vies soient constamment singulières. Le poème ne vaut que si sa liberté est ancrée dans un contexte. On n'a pas à ramener ce poème à une sorte de propos général où le lecteur a le contrôle sur le sens et les impressions que les vers lui procurent. On n'a pas à décréter que la lecture qui fera consensus sera celle qui respectera les convictions que les lecteurs ont chéri depuis qu'ils ont découvert le poème. On n'a pas à décréter que le poème accueille dans sa lecture tout ce qui a pu être publié. Parce qu'un jour quelqu'un a pensé que la "confiture verte" évoquait la consommation de hachisch, et parce que cette idée a été répétée des décennies durant, il va falloir accepter des lectures où le poème est un ventre mou, une allégorie qui vaudrait pour tout ce qu'on peut y mettre, tout ce qu'on peut y avoir mis, une allégorie qui du coup n'entrerait en conflit avec aucun lecteur, une allégorie sans polémique qui accueille tout et son contraire, une allégorie qui va dans une certaine direction de sens mais où tout le monde s'y retrouverait car il suffirait d'évaluer le degré d'audace révolutionnaire qu'on veut prêter à ce qu'on lit. Le poème serait une fabrique de désordre, selon des idées qui étaient dans le dernier livre d'Yves Bonnefoy sur Rimbaud et qui deviennent le titre d'un livre entièrement consacré au "Bateau ivre" récemment. Mais le désordre est-il habité pour être ainsi promu chef-d'oeuvre poétique ? Qu'est-ce qui fait sens dans ce prétendu désordre organisé ?
Il est clair que la compréhension du poème passe par une allégorie resserrée qui articule le sentiment historique d'exaltation et d'impasse de l'événement communard à une idée d'un poète qui se veut charger de l'humanité même et qui veut trouver du nouveau idées et formes en dialoguant avec son principal rival contemporain, Victor Hugo.
En-dehors de cela, nulle lecture du poème.
A la même époque que "Le Bateau ivre" et "Voyelles", Rimbaud compose "Les Mains de Jeanne-Marie", "Les Chercheuses de poux", "Les Remembrances du vieillard idiot", "Les Corbeaux", "Les Douaniers", etc. Personne ou presque, j'ose croire, ne prend le sonnet "Les Douaniers" comme une allégorie plurivalente ou une fabrique esthétique. Personne ne voit dans "Les Douaniers" une vérité métaphysique abstraite à décrypter. Personne ne lit tous ces poèmes contemporains comme des explorations d'une méthode de visions dont "Voyelles" indiquerait l'idée, etc. Pourquoi lire "Le Bateau ivre" et "Voyelles" comme deux expériences mystiques, alors que les autres poèmes échappent à de telles formes d'études critiques ?

Venons-en justement à "Voyelles", on a un lien important au sujet des couleurs. J'ai parlé de couleurs dans "Le Bateau ivre" et "L'Etoile a pleuré rose..." qui supposaient un cadre cosmique et érotique impliquant tout particulièrement l'idée de lumière (soleil, étoile, éclairs). Le cadre érotique dans "Le Bateau ivre" permet de songer à Vénus naissant de l'écume des flots, une Vénus amère ("les rousseurs amères de l'amour"). Le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." parle de "l'Homme" qui "a saigné noir" à un "flanc souverain". Il est donc question d'une reine ou d'une déesse et d'un lien quelque peu amer encore une fois.
Or, en mai 1870, Rimbaud a écrit ce qu'il a appelé dans une lettre à Banville son "credo des poètes", le poème "Credo in unam" que dans une seconde version il a réintitulé "Soleil et Chair". Vénus, figure solaire, était déployée dans cette composition. Cette composition s'inspire de travaux scolaires antérieurs, et une source importante s'imposait, le De rerum natura de Lucrèce.
Dans "Le Bateau ivre", la couleur violette est associée au soleil bas et à une ouverture sur l'au-delà. Dans "Voyelles", la couleur violette pointe au dernier vers, teignant les "bleuités" attendues, et elle caractérise l'éclat d'un regard érotique. Je n'hésite pas à y voir une figure de la Vénus solaire du "credo des poètes".
Rimbaud a été récompensé pour une traduction en vingt-six vers du début du premier livre du De rerum Natura de Lucrèce, mais il a pas mal plagié pour cela la traduction de Sully Prudhomme de ce seul premier livre. Prudhomme a publié la traduction du premier livre en 1869 et l'a accompagnée d'une longue préface. Rimbaud a effectué son plagiat à peu de distance de cette publication et il a eu de la chance de ne pas se faire prendre, et il avait sans doute un bon pressentiment de l'indifférence de l'institution scolaire pour les parnassiens, les poètes contemporains et pour d'ailleurs le futur premier Prix Nobel de Littérature.
Pour plagier le texte de Prudhomme, Rimbaud a nécessairement eu accès à cette longue préface et à la traduction du premier livre entier. Comme, désormais, je viens de préciser une amorce pour rapprocher la déclinaison de couleurs dans "Voyelles" d'une idée de Vénus solaire explicite dans "Soleil et Chair" ou "Le Bateau ivre", quasi explicite dans "L'Etoile a pleuré rose...", je vais donc prochainement proposer une étude sur les liens possibles entre le texte du seul premier livre du De rerum Natura de Lucrèce et le sonnet "Voyelles" de Rimbaud.
Enfin, quant à "Voyelles", si le poème juxtapose des groupes nominaux, la lecture n'interdit pas les recoupements qui vont de soi. On peut essayer de trouver l'unité du "A noir", celle du "E blanc", et ainsi de suite, puis essayer de cerner une logique qui serait reprise dans chaque série, essayer de cerner comment les cinq séries s'articulent entre elles. Nous n'aurons pas une analyse du discours à partir des mots explicatifs évidents comme "puisque", "parce que", "donc", "Cependant", etc. Nous aurons à cerner comment une juxtaposition fait sens, comment une succession fait sens.
Dans le cas du "A noir", il n'y a que deux images, une d'un "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" et une de "Golfes d'ombre". Ce n'est pas normal que les lecteurs rechignent à considérer que le "corset" est le centre de la première image et qu'il faut superposer "Golfes" à "corset" pour cerner comment ces deux mots peuvent interagir, converger, dégager un horizon de significations premières fondamentales.
Dans la première image, le poète voit une scène de carnage, mais le corset fait contraste. Les mouches se nourrissent de cadavres, mais le corset rappelle que l'acte est positif du point de vue de la mouche. La mouche est une matrice, la mouche se nourrit pour entretenir sa vie et si elle est une femelle comme l'invite à le penser l'emploi à escient du nom "corset" elle va donner la vie. Le rapport entre mort et vie est au coeur du sonnet "Voyelles". La scène de charnier évoquée impose à l'esprit l'idée de la semaine sanglante, le sujet justement de pas mal d'autres poèmes contemporains ou peu s'en faut de Rimbaud comme "Le Bateau ivre", "Les Mains de Jeanne-Marie", "L'Homme juste", "Les Corbeaux" et "Paris se repeuple". La succession de la nuit au jour est clairement orchestrée dans le poème : "Golfes d'ombre, E candeur..." Il est clair également que les tercets font un tableau avec d'un côté le monde dans lequel nous vivons, Nature et mer, et de l'autre le ciel qui nous domine et auquel nous prêtons métaphoriquement l'idée d'ascension métaphysique. Le "I rouge" retrouve l'idée des "rousseurs amères de l'amour" puisque, au-delà du rapprochement entre le roux et le rouge, les "ivresses pénitentes" véhiculent l'idée de l'alcool et l'idée d'amertume du quatrain que nous citons du "Bateau ivre".
Oui, il existe indéniablement un Rimbaud métaphysicien, j'ai assez montré que j'étais sensible à cette idée. Certes, Rimbaud s'est intéressé à Swedenborg, et il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain en considérant qu'il est fumeux de s'intéresser à l'occultisme. Mais ce qui se dessine, ce n'est pas une lecture ésotérique de Rimbaud. Il a pu s'intéresser à Eliphas Lévy, etc. Mais, là, on est dans un déploiement métaphorique qui implique des éléments de métaphysique venus des grecs. Lucrèce, Rimbaud n'y adhère pas tel quel, bien sûr, mais il est le support indispensable pour cerner la genèse de la pensée métaphysicienne de Rimbaud et pour cerner la singularité, car il y en a une, du discours métaphysique de Rimbaud. Ce discours sera articulé à d'autres éléments et ce discours fait partie des choses courantes de la vie littéraire. L'influence de Lucrèce ne va pas annexer Rimbaud à l'ésotérisme. Lucrèce est une lecture de poètes, d'écrivains !
A suivre donc une étude de "Voyelles" au regard du premier livre du De rerum Natura.

dimanche 5 mai 2019

Bonus sur la découverte du Japon / Lectures du Bateau ivre et de Voyelles

EDIT : je dois vérifier un truc, j'avais une carte avec un porte de Patani ou Patane sur l'île de Bornéo, et maintenant tout indique que c'est un royaume sur la péninsule malaise où se trouve également Malacca et non sur l'île de Bornéo.

Fort ralenti de mon activité rimbaldienne en ce moment : je travaille sur le Japon et ça me prend pas mal d'énergie.
Par exemple, dans les livres d'Histoire et sur les pages Wikipédia en français, anglais, etc., on prétend que le Japon a été découvert en septembre 1543 et on cite régulièrement parmi les découvreurs Portugais les noms d'Antonio da Mota (traduit en français, c'est de la petite noblesse "de la Motte"), Francisco Zeimoto et Antonio Peixoto, sinon le romancier Fernao Mendes Pinto. En réalité, sur les trente dernières années, la date de découverte du Japon varie selon les historiens de 1541 à 1543, avec chez les plus prudents la mention avant 1545. Pour les européens, depuis le seizième ou le dix-septième siècle, la date de 1542 faisait consensus, mais au Japon un document plaide pour septembre 1543 et c'est cette nouvelle date qui fait consensus depuis peu.
En réalité, le Japon a été découvert soit en 1542, soit en 1543, mais rien ne permet d'en dire plus.
L'archipel des Ryukyu (qu'on appelle aussi les Léquios et aujourd'hui Okinawa) ne faisait pas alors partie du Japon et c'était compris ainsi par les européens. L'archipel des Ryukyu a été découvert en 1542 selon le témoignage d'un futur gouverneur de Ternate aux Moluques, Diogo de Freitas, qui a rapporté cela à un naufragé espagnol Garcia de Escalante de Alvarado.
A la différence des Japonais, les habitants d'Okinawa maîtrisaient un peu plus la navigation et commerçaient jusqu'au Siam. Les européens connaissaient les léquiens depuis 1511, mais ils ne savaient pas d'où ils venaient. Une poignée de Portugais, trois apparemment, sont partis sur une jonque chinoise, avec donc un équipage non européen dirigée par un pirate chinois, ils sont partis du Siam, ont fait une escale en Chine et se sont rendu aux Ryukyu. Okinawa est assez bas, au niveau de Formose, mais il y a un morcellement de petites îles qui remontent jusqu'au Japon quasi si je ne m'abuse. En tout cas, Okinawa payait un double tribut aux puissants voisins chinois et japonais, aux gens de Satsuma dans le cas japonais. Découvrir Okinawa a sans aucun doute favorisé la suivante étape japonaise. Mais le témoignage de Diogo de Freitas rapporté par Garcia Esclaante de Alvarado, c'est que le premier voyage s'est bien passé, puis la jonque est repartie en Chine, puis il y a eu un second voyage où les marchandises ont été acceptés, mais les Portugais n'ont pas pu débarquer et ont été priés de repartir. Le témoignage s'arrête là !
Puis, Garcia Escalante de Alvarado passe à un second témoignage, celui d'un galicien Pero Diez qui est allé au Japon en 1544 en partant du port de Patani sur l'île de Bornéo. Pero Diez a accompagné des Portugais et a expliqué que d'autres jonques chinoises emmenant des Portugais sont arrivées au Japon en partant des Ryukyu.
Vous ne le croirez pas ! Alors que les deux témoignages sont réunis sur un même document connu depuis le dix-neuvième siècle, jamais un historien anglophone, germanophone, francophone, Portugais, Espagnol, Japonais, jamais un n'a commenté le trou entre les deux témoignages, et surtout jamais un n'a été foutu de constater que le premier européen ayant foulé le Japon dont le nom nous soit parvenu n'est pas Portugais, mais espagnol. Pero Diez, galicien, est le premier européen connu apparemment à avoir mis les pieds au Japon, même si son témoignage fait savoir que d'autres avant lui y sont allés. Ce n'est pas tout. Ce Pero Diez explique qu'il y a eu une guerre entre des jonques chinoises et les jonques chinoises aussi quelque peu mais venues de Bornéo avec des Portugais, et cette bataille sur les côtes de l'archipel nippon auraient montré l'intérêt des mousquets, sachant que c'est un des points les plus importants et mystérieux de la rencontre initiale entre les européens et les japonais, tant ces derniers sont rapidement passés à la fabrication d'armes à feu.
Je suis vraiment impressionné par les lacunes gravissimes des historiens au sujet de la découverte du Japon. Et ce n'est pas fini.
Le témoignage de Diogo de Freitas a été relayé dans un livre portugais paru en 1562, que l'anthologie citée plus haut de Jean de Castro traite un peu à la légère dans une notice expéditive. Mais, l'auteur de ce Tratado de los descobrimentos s'est trompé, Antonio Galvao (Galvan si on francise le nom) a confondu les Ryûkyû et le Japon. On compare avec le document de 1548 de Garcia Escalante de Alvarado, c'est évident, et les historiens devraient au moins se poser la question. Ben non ! C'esty sur la foi de ce texte de Galvao qui n'a plus quitté le continent européen depuis 1540, qui n'a donc aucun lien avec la découverte du Japon, que depuis des siècles en Europe on dit que le Japon a été découvert en 1542, parce que c'est écrit là, sauf que le gars a confondu les deux archipels. Une confrontation avec le texte de Garcia Escalante de Alvarado montre qu'en tout cas il y a contradiction quant au témoignage de Diogo de Freitas. Comment est-il possible que les historiens n'en aient rien à secouer ? Je ne comprends pas.
Du coup, si on revient au texte de Garcia Escalante de Alvarado, nous avons une découverte de l'archipel des Ryûkyû en 1542 et un Japon fréquenté depuis l'île de Bornéo et depuis les Ryûkyû en 1544, ce qui veut dire que le Japon a été découvert entre-temps. L'année 1543 est forcément une bonne candidate, ce qui fait que le consensus actuel n'est pas mauvais, sauf que j'arrive à ce résultat par des arguments de critique interne de documents.
Or, les problèmes ne s'arrêtent pas là. Le texte de Galvao livre trois noms de Portugais ayant découvert le Japon : Francisco Zeimoto, Antonio da Mota, Antonio Peixoto. Au passage, aucune archive ne livre rien d'autre sur ces trois personnes, néant absolu. Garcia Escalante de Alvarado ne rapportait pas ces trois noms. Du coup, est-ce que Galvao parle des trois Portugais évoqués par Diogo de Freitas, ce qui voudrait dire que ces trois-là n'ont pas découvert le Japon, mais les Ryûkyû ? Ou bien Galvao a-t-il eu accès à plusieurs sources ?
Rappelons que Galvao, ancien gouverneur de Ternate, est tombé en disgrâce et est revenu en Europe en 1540, tandis que le témoignage de Diogo de Freitas date de l'année 1542 au Siam et que ce Diogo de Freitas est devenu lui-même gouverneur de Ternate, mais en 1545.
Or, surprise, dans un roman, paru à titre posthume au dix-septième siècle, La Pérégrination, Fernao Mendes Pinto s'est attribué les récits d'autrui pour s'attribuer quatre voyages au Japon, alors qu'il n'en a fait que deux. Mendes Pinto était bien au Japon en 1550 avec François-Xavier, mais il s'est invité de la compagnie de Jorge Alvares en 1547, car il savait que c'était important et il s'est aussi improvisé découvreurs des deux archipels des Ryûkyû et du Japon. Je ne vais pas expliquer ici comment je démontre tous les mensonges, mais son récit est le suivant. Fernao Mendes Pinto et deux autres Portugais s'éloignent des côtes de l'actuel Vietnam, font escale en Chine, découvrent l'archipel des Ryûkyû, ce qui correspond à peu près au témoignage de Diogo de Freitas, sauf qu'après ils ne reviennent pas en Chine, ils se rendent directement au Japon dont ils deviennent les découvreurs.
Vous constatez qu'on a trois récits différents.
1. Garcia Escalante de Alvarado (manuscrit arrivé à Lisbonne en août 1548) : a) Diogo de Freitas dit que deux ou trois Portugais sur une jonque de Chinois sont partis du Siam en 1542 et ont découvert l'archipel des Ryûkyû et ont fait deux voyages, mais après le deuxième ils étaient dans l'impasse, priés de ne plus venir / b) un Galicien, Pero Diez, explique qu'en 1544 les voyages sont en passe de devenir régulier de jonques chinoises emportant des Portugais ou autres européens, notre galicien, en partant de deux points bien distincts : port de Patani (Bornéo) ou Ryûkyû.
2. Antonio Galvao (publication d'un livre portugais en 1562 ou 1563) : Diogo de Freitas dit la même chose que dans le récit précédent, mais pour une découverte du Japon et non des Ryûkyû, les trois Portugais ont un nom Antonio da Mota, Francisco Zeimoto et Antonio Peixoto.
3. Fernao Mendes Pinto (roman Portugais paru au dix-septième siècle) : Jusqu'à la découverte des Ryûkyû, récit parallèle à celui de Diogo de Freitas si on remplace le Siam par les côtes de l'actuel Vietnam, mais au lieu de revenir en Chine, découverte dans la foulée d'un second archipel, celui du Japon. On retrouve l'idée de trois Portugais. Ils ont un nom : Fernao Mendes Pinto (évidemment), Cristovao Borralho (personnage dont on aurait un indice d'existence historique sur document, mais qui accompagne un peu passivement Mendes Pinot dans ses aventures romanesques depuis des années apparemment) et Diogo Zeimoto (un nom qui sent à plein nez le montage entre Diogo de Freitas et Francisco Zeimoto).
A l'évidence, Mendes Pinto connaît le témoignage de Diogo de Freitas. S'inspire-t-il du livre de Galvao paru en 1562, sachant que Mendes Pinto, revenu au Portugal vers 1556 à peu près est mort en 1583 ? Pourquoi ne pas être plus scrupuleux dans la reprise des noms livrés par Galvao alors ? Toutes ces questions, les historiens ne se les posent pas. Vous pouvez aller sur les pages Wikipédia pour très vite vous rendre compte qu'on attribue la découverte du Japon à Zeimoto ou da Mota, sur des pages anglaises ou autres, alors que rien n'est clair dans tout ce mic-mac.
Ce n'est pas fini.
On dit que le récit de Mendes Pinto ne livre pas de date. C'est faux. Mendes Pinto évoque des dates précises plusieurs fois, il évoque les jours de fêtes religieuses, et il spécifie les intervalles de temps. C'est un peu approximatif, mais d'après mes calculs, il prétend avoir découvert le Japon fin avril début mai 1543. Si je me trompe dans mon calcul, au moins je serai le premier à avoir pris le roman apparemment pour prendre la peine de déterminer une date.
Mais ce n'est pas tout. Mendes Pinto parle d'une découverte du Japon qui se serait faite dans le port de Tanegashima, un port qui n'intéressait pas du tout les commerçants Portugais et les jésuites. On n'en parle pour ainsi dire plus jamais de ce port ensuite. Pourquoi alors le choisir ? Eh bien, une source japonaise vient donner du poids au témoignage de Mendes Pinto, du moins viens montrer que Mendes Pinto a travaillé à partir de sources qui ne nous sont pas parvenues mais qui intéresseraient grandement les historiens actuels.
Face aux sources européennes, il y a les sources japonaises. Eh bien, elles ne sont pas traduites en français, uniquement en anglais ou en allemand. Une seule source est prise au sérieux et par exception. Il s'agit du Teppo-ki, chronique de l'arquebuse ou des mousquets pour traduire. Cette source prétend que la découverte a eu lieu un jour précis de septembre 1543, mais ce document pose problème : 1) c'est un écrit du dix-septième siècle, 2) c'est un écrit de propagande pour valoriser les seigneurs de Tanegashima, 3) il y a un vice du témoignage, car la première partie est supposée être un témoignage oral et la suite le vécu direct du seigneur qu'on veut célébrer, ce qui n'est pas logique, vu que ça raconte des événements s'étant enchaîné dans la même poignée de journées, 4) le récit contient une affabulation évidente, on ne parle pas de jonque chinoise, mais d'un bateau européen mélangeant des peuples aux langues différentes, donc Portugais, Néerlandais, et à cause des jésuites espagnols et italiens. Bref, le récit est erroné. Pourtant, les points communs avec le récit de Mendes Pinto sont impressionnants : découverte du Japon à Tanegashima, même rôle d'un Portugais et du seigneur local Japonais dans l'engouement pour les mousquets. La chronique s'est-elle inspirée de documents portugais ? La découverte a-t-elle réellement impliqué l'île de Tanegashima ? Le mystère demeure. Enfin, il n'est question que de deux Portugais. L'un a un nom invraisemblable, mais l'autre est nommé Kirishita da Moto. Kirishita veut dire chrétien en japonais, ce n'est pas un prénom fiable pour Cristovao je pense. En revanche, on retrouve da Mota, et là c'est fou, parce que d'un côté Mendes Pinto semble avoir repris Zeimoto au texte de Galvao et de l'autre la chronique japonaise semble avoir repris le nom da Mota.
Comment est-ce possible ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, on n'a pas de masse de manuscrits à traiter des gens d'époque, pas même des manuscrits politiques européens, pas même une lettre entre roi du Portugal et un gouverneur pour dire comment le Japon a été découvert ? On n'a plus rien, que dalle, nada ! On dirait que seuls au monde les jésuites écrivaient à l'époque. On n'a rien de rien, nada, néant absolu. C'est incompréhensible, et évidemment les historiens n'ont jamais problématisé les contradictions et coïncidences entre le peu de documents qui nous sont parvenus, jamais, alors que ces documents sont peu nombreux, jamais !
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Ce n'est pas tout. C'est d'actualité la mort de l'empereur.
Mais, l'empereur, ce n'est pas un mot de japonais.
Le saviez-vous ?
Eh bien, au seizième siècle, le tenno, les jésuites et les Portugais l'appelaient un roi principal et c'était le shogoun qui était appelé une sorte d'empereur. C'est ce que dit en toutes lettres Lancillotto dans ses lettres de 1548 au gouverneur de l'Inde portugaise Garcia de Sa.
Le pouvoir au Japon était bicéphale pour dire vite : un tenno et un shogoun, eh bien le titre d'empereur est passé du shogoun au tenno dans les traductions européennes. Et ça, les historiens ne le relèvent jamais.
Et ce n'est pas tout.
Les Portugais sont arrivés à une époque de bouleversement politique majeur. En 1573, Oda Nobunaga qui n'était ni shogoun, ni tenno, a pris le pouvoir. Puis, il a été assassiné et Hideyoshi Toyotomi lui a succédé, puis on a eu un autre successeur Tokugawa Ieyasu qui a créé le régime d'Edo vers 1600. Ce Tokugawa Ieyasu a supprimé les shogouns et s'est emparé du titre, mais le titre était utilisé de façon particulière : Tokugawa Ieyasu filait le titre de shogoun à un héritier, mais exerçait le pouvoir. Or, au dix-septième siècle, le titre d'empereur était parfois donné désormais au tenno, mais la plupart du temps il était donné au Tokugawa régnant, qu'il soit shogoun ou non.
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Après, ce n'est pas tout. Vu qu'on a plusieurs lettres de François-Xavier, on peut lire en scrutant bien le détail de ses missives que François-Xavier n'a converti pratiquement personne au Japon. Il a eu moins d'influence que les marchands portugais qui lui ont ramené Yajiro, moins que Yajiro ensuite, et moins même que les deux jésuites qui l'accompagnaient. C'est lisible dans les lettres. Pire encore, dans une lettre écrite par François-Xavier sur la route du Japon, on apprend qu'un seigneur Japonais souhaitait l'envoi de missionnaires, et prévoyait de se convertir.
En fait, l'échec de la mission jésuite, l'adaptation du roman Silence par Scorsese, tout ça, c'est des visions de l'Histoire qui ne tiennent pas la route. Le succès initial du christianisme au Japon ne vient pas des jésuites, il vient d'un engouement populaire préalable qui s'est joué entre les marchands portugais et les seigneurs japonais. Il faut s'imaginer les révélations foudroyantes : "Coucou ! Nous avons découvert votre pays et une des raisons pour lesquelles nous faisons le tour du monde c'est que nous avons compris que nous vivions sur un globe." En fait, les historiens se croient intelligents d'expliquer que la culture japonaise était rebelle à la christianisation, que les seigneurs s'étaient convertis par opportunisme. Tout ça, c'est du pipeau ! Les Japonais furent émerveillés, fascinés, avant la venue du premier jésuite. C'est les seigneurs fascinés qui expliquent le succès du christianisme, bien évidemment. En plus, les Japonais croyaient (et on a des documents qui le prouvent) que les européens venaient du Tenjiku, autrement dit de l'Inde, la patrie du bouddhisme. Et les jésuites, puis les franciscains et autres, ont tout raté, parce que les jésuites ne jouaient pas sur la ferveur populaire, mais faisaient peser les grandeurs hiérarchiques et hiératiques venues d'un autre monde, ils faisaient les gens qui parlaient de religion en se targuant de s'appuyer sur de grandes puissances politiques à l'arrière. Il y a une différence entre un marchand qui parle de sa religion et un officiel de l'Eglise et de la couronne du Portugal. Mais, non ! François-Xavier et consorts, ils se vantaient de vivre comme au temps des premiers chrétiens !? Oda Nobunaga était admiratif des européens et aimait les chrétiens, même si lui la spiritualité il s'en contrefichait. La famille d'Hideyoshi Toyotomi comprenait des chrétiens, sa femme et son fils déjà ! Toyotomi a observé les jésuites à ses débuts au pouvoir avant d'interdire le christianisme. Il y avait déjà eu des persécutions, mais en prenant le pouvoir Tokugawa aussi a accordé un round de quelques années d'observation. En fait, à cause des jésuites, puis des franciscains vers 1597, à cause d'une présence militaire espagnole aux Philippines, à cause même d'une présence militaire Portugaise sur les autres endroits où les lusitaniens commerçaient, à cause d'offres de service maladroites (proposer des philippins chrétiens pour mater des japonais), à cause du non respect des interdictions, à cause de la clandestinité de prêtres jésuites, à cause des destructions violentes de temples bouddhiques, à cause de l'évidente progressive soumission à une politique étrangère européenne, fût-elle principalement d'ordre religieux jésuite, à cause de tendances à l'alignement des chrétiens japonais sur l'île de Kyushu, à cause de tout ça, Toyotomi et Tokugawa ont tranché et décidé le rejet systématique. Et forcément, les fils et petits-fils de Tokugawa Ieyasu ont été encore plus cruels, par émulation...
Enfin, bref !
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On comprend que j'ai du mal après à parler de "Voyelles" et du "Bateau ivre", mais ça revient bientôt.
Pour "Le Bateau ivre", j'ai lu le livre de Santolini. En fait, il me cite beaucoup mais il attribue des idées que j'ai développées dans mes articles à Murphy, et moi il me met en-dehors, notamment sur le plan de la Commune, alors que c'est un axe essentiel de ma lecture. Santolini m'attribue d'avoir mis en avant l'importance des renvois à Hugo, mais en minimisant le dialogue que ça implique, et surtout en ignorant la connexion de ce dialogue avec le positionnement par rapport à la Commune. Je vais donc revenir là-dessus, et sur plein de trucs d'ailleurs.
Santolini minimise aussi la structure de l'immersion et ma lecture des derniers quatrains. D'ailleurs, il cite mes commentaires comme importants, mais il accompagne à peu près tout ce qu'il dit me concernant de réserves et dénégations. Santolini propose une thèse esthétique où le poème serait une fabrique de désordre avec même des inversions où le bateau va parfois dans le ciel, etc. Et Santolini considère que la Révolution est avant tout un objectif esthétique de poète. Je ne suis pas du tout d'accord avec ça.
D'abord, au plan esthétique, même si l'étude de Santolini est pertinente, raisonnée, jusqu'à un certain point, il y a un problème à dire que le poète cherche une esthétique exprimant le désordre ou cherche à ce que l'art soit une perpétuelle révolution. Pour moi, ces slogans ne signifient rien, ne veulent rien dire, et posent même le problème de l'évaluation de la réussite artistique.
Quand je lis "Le Bateau ivre", je pars du principe que nous sommes en mer : il y a la mer, le ciel, les tempêtes, quelques animaux, des îles. Je pars du principe que les images si compliquées soient-elles décrivent ce qu'il y a à voir en mer avec quelques ressources symboliques pour ponctuellement préciser que le récit est une allégorie de l'expérience de la Commune.
Quand je lis le poème, je vois les couchants, je vois que les couleurs sont liées à des observations sous le soleil ou face au soleil, etc. Santolini crée de pseudo problèmes par exemple au sujet des pieds lumineux des Maries. Rappelons que bien avant moi ou Murphy les rimbaldiens avaient déjà identifié qu'il était question de bougies au pied de statues des vierges Marie. On trouve ça dans les annotations de Suzanne Bernard au poème, quand elle fait des liens que j'ai moi-même faits avec des passages de L'Homme qui rit et on a aussi un article du rimbaldien dont on ne doit pas citer le nom, l'auteur du Avez-vous lu Rimbaud ? pour polémiquer avec Etiemble, par exception et à la différence des lectures de "Voyelles" ou "H", cet article était rationnel et valable.
Par ailleurs, il y a des petits couacs. Par exemple, le "vin bleu" est une boisson du peuple. Santolini se demande alors pourquoi le laver au début du "Bateau ivre" ? Mais tout simplement parce que ce n'est pas du bon vin. Le symbole populaire ne signifie pas l'attachement de coeur. La question ne devrait pas se poser.
Du coup, dans mon compte rendu, je vais aussi revenir sur le problème d'approche des images poétiques rimbaldiennes. Il y a un gros travail de mise au point à effectuer.
Voilà, j'arrête là et à bientôt. Patientez encore un peu, j'essaierai aussi de remettre le texte du poème "Le Drapeau rouge" que je considère comme une source probable au "Bateau ivre", source qui plaide une composition tardive du "Bateau ivre", quasi en janvier 1872 même.