samedi 27 février 2016

Mise en voix de cinq quatrains du Bateau ivre



J'ai dû me limiter aux cinq premiers quatrains du Bateau ivre. La limite de 100 MO ne m'a même pas permis de proposer une vidéo de sept ou huit quatrains (mon triste cœur bave à la poupe, nous n'inspecterons que la proue).
Ma lecture tient compte des césures, mais j'ai travaillé à la rendre aussi naturelle que possible. Je ne voulais pas une performance très réussie ignorant le phénomène des rejets, ni une lecture révélant la scansion mécanique du vers par des pauses appuyées. Pour l'enjambement de "péninsules", j'ai renoncé à une lecture acrobatique à laquelle peu de gens adhéreraient et j'ai privilégié après le rejet de vers à vers "Je courus" une expansion nette qui souligne incidemment le problème de débordement de la césure, d'autant qu'au vers suivant il m'est loisible de heurter rythmiquement la césure en brisant ma lecture sur "tohu-bohus".
J'ai pris soin également de rendre le jeu à la césure du vers 8. En soi, ce vers est régulier et la césure n'appelle pas de commentaire particulier, mais au vers 1 "descendais" est placé devant la césure et au vers 8 il est sensible que Rimbaud a procédé à un léger glissement autour d'une tournure factitive "laissé descendre", la forme à l'infinitif étant placée après la césure.
En revanche, s'il y a quelques années, je soulignais un balancement quand en passant de la fin du vers 3 au premier hémistiche du vers 4 je trouvais le moyen d'accentuer par la voix une symétrie de construction "les avaient pris pour cibles, / Les ayant cloués nus [...]", je n'en ai rien fait ici. J'ai renoncé à un effet pour garder une cohérence de ma lecture actuelle du poème.
Quelque peu à l'encontre de la ponctuation du deuxième quatrain, j'ai tendu à une lecture un vers, puis trois vers du second quatrain, ce qui me permet de souligner le singulier de "Porteur", apposition à "Je" et d'éviter à l'oral l'équivoque des "équipages" "Porteurs".
Pour le rejet de l'adjectif "bleus" dans "vins bleus", je pense que je l'ai rendu très naturel et pour "Me lava" j'ai adopté une tonalité que je ne privilégie pas toujours, mon interprétation colore alors le texte, mais là encore j'estime arriver à une lecture tenant la gageure d'être naturelle et métrique, priorité que je me suis fixée.
La lecture paraîtra-t-elle plus artificielle dans  le cas de "clapotements furieux" où observer un triple effort pour prononcer nettement le "e" de clapotements, former correctement la diérèse à "furieux" et marquer le rejet à la césure ?
Il y a d'autres choses sans doute plus subtiles à commenter. J'ai essayé de donner l'idée d'une descente douce au second hémistiche du vers 8 "descendre où je voulais", et j'aurais fait de même par exemple au second hémistiche du vers 24 si mon enregistrement avait pu être plus long : "pensif parfois descend". J'aurais voulu lire le septième quatrain et marquer la suspension à "délires", et souligner le balancement du vers 26 : "Et rhythmes lents sous les rutilements du jour", en suspendant à la césure le début du groupe prépositionnel "sous les". A défaut, j'ai essayé de donner cette idée de roulis dans ma lecture du vers 15 : "Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes", où je joue légèrement sur le rapprochement d'un [l] et d'un [r] séparés par un "e" instable : "qu'on appelle rouleurs", sachant que les [r] et [l] se succèdent et répètent avec intrusion d'une liaison [z] à la césure et d'un [t]. En gros, il y a un sommet de la vague sur le [l] qu'on entend dans "appelle", un mouvement liquide particulier roulant justement ensuite "Qu'on appelle rouleurs", à cause précisément de la succession [l] [r] redoublée, puis on a une vague du mot "éternels" qui reprend la succession [l] [r] (en l'inversant) dans un mot de trois syllabes, ce qui crée une note de prolongement et d'expansion. Je n'ai pas accentué l'effet, j'essaie simplement de lire le vers en étant conscient du fait et de créer un léger balancement dans la voix.
J'ai marqué en revanche un arrêt trop net sur "Dix nuits", tant pis.
Le mode de lecture rythmique que j'ai adopté permet aussi de considérer la tonalité particulière de ma lecture du vers "La tempête a béni mes éveils maritimes", puisque la régularité de ce vers contraste avec l'agitation des précédents et la danse de ceux qui suivent, ce qui permet d'apprécier ce vers qui contient le mot "tempête" non comme agitation, mais comme sentiment rétrospectif d'une bénédiction.

P.S. : les étoiles au plafond, ce n'est pas de moi, ce n'est pas mon idée.

mercredi 24 février 2016

Lucrèce, Sully Prudhomme et la pensée du Voyant

Le premier poème en vers français de Rimbaud est tout à la fois un travail scolaire, un plagiat d'un poète parnassien Sully Prudhomme et la traduction d'un extrait d'un poème latin culturellement essentiel : ces vers sont intitulés Invocation à Vénus, il s'agit d'une traduction des premiers vers du De rerum natura de Lucrèce.
Pourtant, aujourd'hui encore, l'influence des études scolaires de Rimbaud, l'influence de la littérature antique, l'influence même de Sully Prudhomme ont peu contribué à éclairer les profondeurs étonnantes de la poésie rimbaldienne.
L'ouvrage De rerum natura n'a pourtant rien d'innocent. Il s'agit d'un exemple unique de grand poème philosophique sur la nature du monde. Les autres exemples ne nous sont pas parvenus. Lucrèce expose également les principes de la philosophie épicurienne dans une langue plus accessible que ce qui a pu nous parvenir du maître lui-même.
L'épicurisme est par ailleurs un mouvement philosophique à part puisqu'il n'attribue pas à l'univers de finalité. Cela se retrouve quelque peu dans l'ouvrage de Lucrèce où l'invocation à Vénus ne concerne que le lancement poétique de l'œuvre. Vénus est célébrée en tant qu'origine du pouvoir romain, centre du monde à l'époque, et elle est célébrée dans la mesure où l'amour est une allégorie belle et efficace pour exprimer l'idée fondamentale selon laquelle "rien ne naît de rien" qui est complétée symétriquement de l'idée en sens inverse que rien ne retourne au néant. L'univers est fait d'une interpénétration continue d'éléments premiers qui se prolongent à l'infini et se transforment sans cesse, mais ces éléments premiers nous sont invisibles comme l'attestent les vents, le linge qui sèche, l'usure insensible des choses, etc. Faute d'une théorie dynamique, d'une théorie des mouvements et transformations, Lucrèce pose comme une évidence l'existence du vide face aux éléments premiers, mais Lucrèce tourne le dos aux diverses théories expliquant l'univers à l'aide de l'un ou plusieurs d'un ensemble de quatre éléments : air, terre, feu et eau. Le feu héraclitéen est rejeté et on remarquera que Rimbaud ne néglige pas cet aspect de la question quand il renomme son poème Credo in unam en Soleil et chair. Il va être question d'une théorie grecque des atomes dans le poème de Lucrèce, mais d'emblée il parle des semences, ce qui justifie l'invocation initiale à Vénus. Tout le poème Credo in unam s'inspire de cette liaison d'idées, de cette forme d'allégorie.
L'idée de Lucrèce comme modèle ne s'arrête pas là, puisque cette interpénétration continue d'éléments premiers, cette idée que des semences sont à l'œuvre et font éclore lentement les choses, l'idée que la mort elle-même ne vient pas d'un coup mais que les choses se désagrègent lentement, se déforment par l'effet d'un travail invisible à l'œil nu, tout cela construit une philosophie du vivant qui s'oppose aux modèles religieux, modèle chrétien pour Rimbaud, modèles païens et aussi platoniciens, aristotéliciens, etc., dans le cas de Lucrèce. Lucrèce prend ses distances ainsi avec le monde des idées, avec l'idéalisme platonicien.
Dans l'œuvre de Lucrèce, Vénus n'est qu'une figure de style. Lucrèce serait un matérialiste et on pourrait l'assimiler par-delà les siècles à un esprit positiviste. Certains rimbaldiens ont d'ailleurs assimilé Rimbaud à un esprit positiviste et c'est le cas de Dominique Combe qui s'appuie pour cela sur le texte de Lucrèce, lorsque dans une étude formelle sur les genres et les registres, il propose une digression où il fait valoir les reprises de Lucrèce par Rimbaud.
Néanmoins, Rimbaud n'a pas repris n'importe quel passage de Lucrèce, il a repris celui de l'invocation à Vénus, et Rimbaud ne pourrait être lucrécien, ou en tout cas épicurien ou positiviste, qu'à certaines conditions strictes : le rejet de la finalité et une philosophie qui ne viserait pas au bonheur, mais à l'annulation de la souffrance.
Cela ne tient pas. Rimbaud ne renonce pas à l'idéalisme, il ne renonce pas à l'idée de finalité, sans oublier que le "dérèglement de tous les sens" est une éthique d'exploration de la condition humaine par expérience douloureuse des limites.
Rimbaud s'inspire de Lucrèce, mais il ne fait pas du Lucrèce, et toute cette étude est à la fois à reprendre et à poser véritablement comme elle ne l'a jamais été.
Lucrèce ou le courant intellectuel qu'il porte ont été importants dans l'histoire de la Littérature, et pas seulement. Il avait anticipé l'idée d'évolution des espèces, et Lavoisier est tributaire de Lucrèce pour la célèbre formule : "Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme", d'autant que le poète Ronsard, non pas un scientifique mais un poète remarquable très inspiré par Lucrèce notamment dans le cas du superbe Hymne à la mort, avait lancé la phrase de Lavoisier deux siècles auparavant dans son très beau poème contre les bûcherons de la forêt de Gastine, citant en réalité la pensée du De rerum Natura. L'alternative "rien ne se crée, rien ne se perd", c'est ce qu'expose clairement Lucrèce dans le premier livre de son De rerum natura très peu de vers après l'invocation (v. 146-264).
Le texte de Lucrèce a commencé par une invocation à Vénus, il s'est poursuivi par un éloge d'Epicure et il enchaîne par une critique des abus monstrueux de la religion en citant le sacrifice d'Iphigénie à Aulis, quand le chef de l'armée grecque la met à mort pour obtenir les vents favorables. La peur de l'univers nous conduit à des actes barbares et pour vaincre cette peur il faut travailler à mieux comprendre l'univers. C'est là que nous basculons dans la thèse d'un univers qui ne vient pas du néant, qui ne vient pas du monde des idées, mais dans celle d'un univers posé là qui se transforme perpétuellement à partir d'une présence constante d'éléments premiers qui nous sont invisibles, nous ne voyons qu'une surface des choses, des combinaisons changeantes de ces éléments premiers. Le principe dynamique qui préside à cela, c'est lui qui sera Vénus et pour Lucrèce, et pour Rimbaud.
Dans son invocation, Lucrèce ne fait d'ailleurs pas de Vénus le tout. Il célèbre une apparition solaire printanière qui chasse les nuages, et il la dissocie de la guerre, Mars étant plutôt une entité complémentaire qu'elle apaise. Le principe dynamique célébré, c'est celui de la création perpétuellement relancée, Lucrèce la dissocie (certes forcément un peu vite) de son envers de mort. Rimbaud reprend le principe de vie. Le principe est lié au désir de propager l'espèce chez les deux auteurs. Le mot "amour" est la clef de voûte de l'univers. Cet amour s'appuie sur des images de la Nature, et cela comprend celle des troupeaux et des animaux qui courent dans la Nature, ce qu'on retrouve dans un vers de Voyelles ou dans les images de troupeaux du Bateau ivre. Le projet de Lucrèce est d'exposer la raison qui fait le monde, ce qu'on retrouve inévitablement dans des poèmes tels que A une Raison et Génie.
Dans les époques où le poète prétend jouer un rôle de révélateur pour les communautés humaines, Lucrèce revient aisément sur le devant de la scène. Nous pouvons l'observer avec le seizième siècle de Ronsard et du Bellay, nous pouvons l'observer au dix-neuvième siècle avec le romantisme et aussi le Parnasse qui sur ce point-là ne prend nullement ses distances avec le romantisme. Lucrèce est très présent dans l'œuvre de Victor Hugo. Les interrogations métaphysiques de Credo in unam sont profondément romantiques. Nul doute que le jeune Rimbaud a abondamment lu, outre Hugo, les grands poèmes lyriques de Lamartine où ses interrogations affluent en permanence. Mais la nature cosmique de ce questionnement qui semble si nouvelle avec Lamartine vient de loin. Au-delà de son évidence pour les scientifiques, elle trouve là encore sa source poétique dans le premier livre du De rerum natura.  Voici un passage de la traduction de Sully Prudhomme qui n'a pas été plagié dans son exercice scolaire, mais qui a inspiré certains passages de Credo in unam :

Ah ! que si, reniant sa sainte extravagance,
L'homme avait bien la foi que ses maux finiront,
Des devins menaçants il vaincrait l'arrogance !
Mais, ignorant, sans force, il baisse encore le front,
Car il craint dans la mort une éternelle peine :
Que sait-il, en effet, de l'âme et de son sort ?
L'âme est-elle l'aînée ou la contemporaine
De la vie, ou dissoute avec nous par la mort ?
Au gouffre de Pluton dans la nuit descend-elle ?
Un dieu la souffle-t-il en mainte chair nouvelle ?


Ce type de questions se rencontre dans la suite de vers de Credo in unam qui n'a pas été retenue dans Soleil et Chair. Pour nombre de rimbaldiens, ces questions métaphysiques passent pour étrangères à la poésie, ce qui témoigne en réalité d'une méconnaissance profonde de ce qu'est la poésie, de ce qu'est la pensée poétique de Rimbaud et du mérite réel de Rimbaud en composant ces vers, même s'ils semblent conforter l'idée d'un simple centon à première vue.
En même temps, il convient de confronter la traduction de Sully Prudhomme au texte original en latin, car Rimbaud était suffisamment expert que pour lire Lucrèce à même le texte avec un relatif confort pour ce qui est de la compréhension. Et il s'agit encore de comparer le travail de Sully Prudhomme à d'autres traductions pour mesurer l'importance clef évidente de la traduction de Sully Prudhomme. Dans l'édition bilingue en Garnier-Flammarion de Jose Kany-Turpin, nous avons droit à une traduction ligne par ligne, non pas en vers, mais plutôt en simili-vers. Le texte est bien différent et la mention générique "L'homme" reprise dans Soleil et Chair n'apparaît pas, ni le mot "chair" de "chair nouvelle" :

Mais quand la mort fait craindre des peines éternelles,
il n'est aucun moyen, aucun pouvoir de résistance.
On ignore en effet la nature de l'âme.
Naît-elle avec le corps ou s'y glisse-t-elle à la naissance ?
Périt-elle en même temps que nous, dissoute par la mort ?
Hante-t-elle les ténèbres d'Orcus et ses marais désolés
Ou s'insinue-t-elle en d'autres espèces animales,
par miracle divin, [...]

Rimbaud est plus proche du style et du vocabulaire de Sully Prudhomme, ce qui ne vient pas que d'une convergence d'époque, puisque Rimbaud a travaillé effectivement sur ce texte-là. Malgré les différences, les questions de la traduction courante actuelle font nettement écho aux questions du poème rimbaldien. Je ne vais pas citer ici le texte original en latin où le point d'interrogation n'apparaît en tant que tel.
Il n'est pas encore temps de tout dire, je ne vais pas prolonger indéfiniment cet article. J'ai exposé un peu les bases de rapprochements sur lesquels je vais revenir ultérieurement, d'autres articles vont suivre.
Je voudrais toutefois compléter mon exposition. Il me reste à parler du sentiment de la nature dans la poésie romantique et aussi des textes en prose de Sully Prudhomme qui accompagnent sa traduction : un avant-propos et une très longue préface, ce qui sera l'occasion de remarquer des liens sensibles avec des passages bien précis des lettres du "voyant".
La poésie du charme de l'automne était déjà très présente en France à la fin du dix-huitième siècle. Lamartine a amené toutefois en poésie une puissance métaphysique d'interrogations devant le spectacle de l'univers qui a justifié son rôle d'initiateur du mouvement romantique français, par-delà l'influence des écrits réflexifs de madame de Staël et par-delà l'influence de Chateaubriand, avec, à tout le moins, Atala et René.
Le poème Le Lac véhicule deux adresses, celle au temps est mise dans la bouche de la femme aimée que la maladie mortelle empêche d'être au rendez-vous, celle au lac vient du poète. Le poète accuse la fuite du temps et admire le souvenir dans la Nature. L'idée sera mieux comprise des natures poétiques que des natures terre à terre, mais les principes romantiques à l'œuvre dans les poèmes de Lamartine sont repris par Victor Hugo. Le poème "Ce siècle avait deux ans..." en concentre quelques-uns et exprime de manière habile celui du sentiment de la Nature qui pousse l'Homme à trouver des analogies, des correspondances entre lui et le monde :

[...]
C'est que l'amour, la tombe, et la gloire, et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore !

Tout ne peut pas procéder que de la seule influence séminale de Lucrèce, "vibration" et "écho", tout cela se retrouve dans Voyelles de Rimbaud. Les poètes du dix-neuvième siècle ne vivent plus dans le même cadre que Lucrèce. Ce n'est pas qu'un passage du paganisme au christianisme qui est en cause. Les connaissances scientifiques se sont profondément renouvelées ou mieux approfondies. Pour connaître la Nature, revendication très présente dans Une saison en enfer : "connais-je encore la nature ?", Rimbaud a d'autres sources. Et au-delà des sciences naturelles, du "Buffon des familles", on sait qu'il a eu accès à des ouvrages de vulgarisation sur les merveilles de la Nature, dont un texte de Bernardin de Saint-Pierre, puisqu'il en a recopié un extrait sur son cahier de brouillon des dix ans. Nous n'avons plus accès à cette littérature poétique de vulgarisation scientifique et c'est bien dommage de ne pouvoir s'y reporter quand nous lisons Rimbaud. Enfin, Rimbaud avait la source romantique. Or, si, à son époque, Lucrèce écrivait un poème qui se voulait en accord avec une raison universelle, le romantisme ne prône pas complètement une connaissance de la Nature au moyen de la raison. Pour les romantiques, il existe un maniement étriqué de la raison contre lequel ils entendent se dresser. Cela est assez caractéristique du mouvement romantique allemand, mais la problématique imprègne également quelque peu la poésie romantique française.
Le travail va être de situer la pensée de Rimbaud par rapport à toutes ces influences qu'il utilise.
Pour progresser, il faut reprendre la question des sources de Rimbaud, et certaines sources sont à investir, y compris le romantisme insuffisamment interrogé. L'influence scolaire des auteurs de l'Antiquité est sans doute bien plus capitale qu'on ne l'a cru, et Lucrèce est à étudier de très près. Enfin, il y a le cas singulier de Sully Prudomme, le futur premier prix Nobel de littérature. J'ai déjà signalé que la forme d'alternance d'alexandrins et verts courts du poème Rêve pour l'hiver venait directement d'un poème des Epreuves de Sully Prudhomme, recueil cité par Rimbaud dans sa correspondance avant la composition de Rêvé pour l'hiver. Ce recueil contient un poème intitulé " Au désir" qui fait alterner le décasyllabe de chanson (deux hémistiches de cinq syllabes) et un vert court de cinq syllabes. Baudelaire a également composé un sonnet La Musique qui fait alterner un vers long et un vers court, mais l'alternance du sonnet de Baudelaire est systématique, alors que Rimbaud a repris le procédé de Sully Prudhomme pour les tercets où seul le dernier vers pour chaque tercet est bref. Le procédé a l'air tout simple, mais il isole dans l'histoire des formes du sonnet le poème de Sully Prudhomme et celui de Rimbaud. Le poème est intitulé "Au désir", notion de désir qui a du sens pour Rimbaud, puisqu'il a plagié l'invocation à Vénus du poète parnassien, passage qui expose une dynamique universelle de désir qui lui a inspiré le poème Credo in unam, voilà qui d'ailleurs donne de la signification érotique à l'imagerie érotique de Rêvé pour l'hiver.
Toutefois, Rimbaud n'a guère de considération pour le poète qui sera un jour Prix Nobel. Il parle avec condescendance des Epreuves, pardon du double jeu de mots. En revanche, pour ce qui est de la prose et de la littérature d'idées, Rimbaud prenait sans doute une part de son bien où il la trouvait.
S'il a plagié la traduction de Lucrèce par Sully Prudhomme, c'est qu'il a eu l'ouvrage entre les mains. Sully Prudhomme a publié une traduction du seul premier livre. Il l'a publiée sous le titre De la nature des choses. Le texte est précédé d'un avant-propos et d'une préface.
Avec l'avant-propos, l'auteur des Epreuves ne présente pas l'ouvrage ambitieusement : "Cette traduction du premier livre de Lucrèce a été entreprise comme un simple exercice, pour demander au plus robuste et au plus précis des poètes le secret d'assujettir le vers à l'idée." La traduction intégrale du premier est considérée comme accidentelle et il n'est nulle question de traduire la suite. Ainsi, si nous ne lisons Sully Prudhomme que pour trouver une influence profonde et subtile sur Rimbaud, nous pouvons penser qu'il faille s'arrêter là. Nous n'aurions rien d'autre à espérer que des platitudes d'un esprit médiocre. Pourtant, ce n'est pas si simple et on gagnera beaucoup à explorer la suite.
Si Sully Prudhomme ne valorise pas son travail de poète, encore qu'il loue le mérite formel du modèle latin, il vante en revanche le projet de Lucrèce et en fait une justification à la publication :

          Passionnément épris du génie de Lucrèce, nous sommes loin toutefois d'épouser la doctrine des atomes, qui, d'ailleurs, ne lui appartient pas, ce que nous admirons sans réserve, c'est le grand souffle d'indépendance qui traverse l'œuvre tout entière et qu'on y aspire avec enthousiasme.

Sully Prudhomme adopte le ton du lyrisme romantique "grand souffle d'indépendance" et cela résonne étonnamment avec les vers du poème Ophélie composition contemporaine de Credo in unam.
Enfin, l'avant-propos expose la raison de la préface :

          La préface qu'on va lire n'est pas une critique directe de notre auteur, mais elle en contient implicitement le commentaire et sépare notre opinion de la sienne. Comme, en exposant nos idées, nous avons nécessairement rencontré les deux principaux courants de la pensée dans tous les temps, le matérialisme et le spiritualisme, on comprendra que nous ayons été entraîné fort loin, et l'on s'étonnera moins des proportions exagérées que cette préface a malgré nous dû prendre.

Ce rapport éternel entre matérialisme et spiritualisme a pris une allure étonnante au dix-neuvième siècle. La poésie romantique a renoué avec l'idéalisme platonicien, mais parallèlement les victoires de la science ont réduit singulièrement le terrain de la réflexion métaphysique idéaliste. Le courant positiviste exprime cela dans le champ philosophique. Dans la lettre du 13 mai 1871 à Demeny, Rimbaud reprend un discours de lucidité sur l'évolution des temps : "Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; [...]" Cette affirmation pose problème, car elle peut passer pour une affirmation claire et nette de Rimbaud lui-même qui poserait en matérialiste. Les choses sont plus compliquées, c'est l'avenir qui est présenté comme matérialiste et cela à la suite d'un raisonnement sur le progrès, mot dont la justification d'emploi est essentiellement associée à la science : "Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant dans en son temps dans l'âme universelle : il donnerait plus - que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !"
Le positivisme est loin pourtant de résumer la philosophie française du dix-neuvième siècle, sans parler des références classiques ? Rimbaud n'adhère-t-il pas à une implication plus nuancée ? Considère-t-il que l'idéalisme sortira vaincu de son conflit avec le matérialisme ? L'avenir sera matérialiste, signifie-t-il un renvoi de tout idéalisme ? C'est là le problème. A aucun moment dans sa poésie, Rimbaud ne renonce au dualisme, à une finalité des choses, à un système allégorie qui permet de dissocier un idéalisme d'un matérialisme. Si "la morale est la faiblesse de la cervelle", Rimbaud a un discours sur ce que le devoir politique de l'Homme. Il croit visiblement en des valeurs éthiques éternelles. Son dérèglement consiste à interroger les normes ambiantes, mais pour voir ce qui va résister, subsister, pour faire la différence du vrai et du faux.
L'exploration matérialiste n'exclut pas nécessairement l'idéalisme et dans Une saison en enfer Rimbaud s'en prend à l'idée du progrès.
Gardons-nous d'une interprétation trop sommaire de la pensée de Rimbaud. La prétention à un avenir matérialiste porté par le poète entre en tension, sinon contradiction, avec d'autres plans de la poétique rimbaldienne.
Reprenons dès lors les sentiers de la préface de Sully Prudhomme. L'introduction de celle-ci est aussi fière que les paroles de l'avant-propos : "Nous nous proposons, dans les pages qui suivent, de présenter l'ensemble de nos observations sur l'état et l'avenir de la philosophie. Nous avons recherché, dans la nature même de l'intelligence, quelles sont les causes de la diversité des doctrines en dépit de l'unité de la raison ; où en sont les deux systèmes radicaux, le matérialisme et le spiritualisme, touchant l'être et la raison d'être des choses ; quelle transformation la méthode scientifique est appelée à faire subir aux terme de la question métaphysique ; quel est le domaine, quelles sont les bornes de la connaissance humaine." Voilà qui peut attirer l'immense soif de connaissances d'un adolescent ambitieux de seize ans à observer de plus près un discours préfaciel de plus de cent pages.
Cette idée de l'unité de la raison a visiblement marqué Rimbaud, puisque dans son œuvre peu volumineuse on rencontre entre autres un poème intitulé A une Raison. Face à la raison, se sont dressés les "sceptiques" et on peut penser que "l'atroce scepticisme" de Vies soit l'indice qu'il y a une lecture plus philosophique à faire du poème concerné.
Dans les premières pages de sa préface, Sully Prudhomme propose une thèse sur la diversité des opinions où il est question de la différence de maturité dans la réflexion de chacun, réponse un peu courte, mais qui s'accompagne de manière plus intéressante d'une réflexion sur la définition des mots qui n'est pas la même selon celui qu'il parle. Cela fait songer au temps d'un "langage universel". L'idée du langage universel serait bien étrange s'il était question de l'enveloppe sonore, d'employer telle suite de syllabes plutôt que telle autre. Tout le monde consentirait à considérer que telle idée doit s'exprimer avec un "p", un "a", telle consonne, telle voyelle, voilà qui ne saurait avoir aucun crédit. Le "langage universel" ne peut résider que dans une définition adéquate pour chaque mot, c'est ce perfectionnement qui est forcément visé et la réflexion du parnassien y fait alors écho en tant qu'un texte source qui a compté pour les débuts poétiques de Rimbaud, quand il composait Credo in unam.
Je cite Sully Prudhomme :

La conciliation reste impossible, à moins qu'ils ne commencent ensemble un travail de définition, une recherche de commune méthode, et si la bonne foi est entière des deux côtés, la dispute, longtemps stérile, pourra devenir une fructueuse collaboration.
La raison, en effet, chez tous les hommes est de même nature, a les mêmes exigences et se pose les mêmes questions. Sans cette identité de l'intelligence, le langage ne se fût jamais formé, car il implique la logique. La formation des langues et la possibilité de les traduire les unes dans les autres témoignent assez de l'unité de la raison humaine. Il faut que, chacun de nous, sous peine de rester insociable, arrive progressivement à concevoir tout ce qu'il entend nommer, afin de participer au bienfait de l'entente commune. Cette entente ne porte malheureusement pas sur tous les objets de la connaissance, il s'en faut de beaucoup. Plus les notions deviennent abstraites et s'élèvent, plus elles partagent les intelligences. L'acte le plus simple de l'esprit, la perception des objets extérieurs au moment où ils impressionnent les sens, s'opère en général sans donner lieu à de longues disputes ; on arrive bientôt à se désigner mutuellement les mêmes objets perçus, et tant qu'on ne porte sur eux aucun jugement, qu'on se borne à les percevoir, on s'entend sur les idées qui les représentent. [...]

Le "langage universel" doit cautionner dans l'échange social l'unité de l'intelligence humaine. Certes, l'unicité de ce langage implique que tout la diversité des langues disparaissent, mais l'idée maîtresse est dans l'entente par l'univocité des mots employés.
Ce progrès vers un langage parfait ne viendra pas des auteurs de dictionnaires, mais du poète.
Pour Sully Prudhomme, le désaccord va naître du "travail préalable de la pensée sur les données sensibles". Et c'est alors qu'il propose un chapitre de sa préface consacré à ce problème de divergence des opinions causé par des maturités différentes dans la réflexion, et à toutes ses conséquences. Ce chapitre s'intitule "La spontanéité et la réflexion", et il commence ainsi :

Tous les hommes commencent à penser spontanément, et la plupart ne penseront jamais qu'ainsi, c'est-à-dire que les idées, les jugements, les raisonnements, se forment sans que l'esprit assiste à leur formation et en prennent conscience. Comme un pianiste frappe les touches, et, sans avoir besoin de connaître le mécanisme intérieur de l'instrument, sans savoir comment se font les notes, les combine et en jouit ; de même l'homme, en pensant, détermine la production de l'idée en lui, sans apercevoir l'intime travail de l'intelligence ; il agit sur des ressorts dont il provoque et attend les effets, mais dont l'agencement peut lui rester toujours inconnu. Mais il peut, tout comme le pianiste, regarder dans la machine, la démonter pièce par pièce pour étudier la nature des phénomènes qu'il y produit. La pensée dès lors n'est plus spontanée ; en tant qu'elle observe ses actes et s'en rend compte, elle est réfléchie. [...]

La comparaison du pianiste a tout l'air d'être la source du "bois qui se trouve violon" dans la lettre à Izambard du 13 mai, d'être la source encore du "cuivre qui s'éveille clairon" sans rien de sa faute dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871.
Il est difficile de ne pas penser au passage suivant de la lettre à Demeny : "[...] en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel !"
Rimbaud songe alors à une première forme de connaissance de soi qui suit l'affirmation célèbre du "Je est un autre". Dans la lettre à Izambard, deux jours plus tôt, Rimbaud a opposé la poésie subjective à la poésie objective, ce qui est à rapprocher de l'opposition entre pensée spontanée et pensée réfléchie, d'autant que Rimbaud emploie de manière quelque peu inattendue les adjectifs "subjective" et "objective". La poésie subjective étant celle du sujet qui n'a pas de recul sur sa pensée, et la poésie objective celle qui réfléchit sur le sujet en le traitant comme objet. L'interprétation la plus cohérente des deux formules de Rimbaud, vu son discours, c'est de faire jouer l'étymologie "sujet" et "objet" en considérant "objective" comme un équivalent du retour réflexif sur soi-même. Le "Je" ne se dit pas "sujet", il se dit "objet", et cela en décidant de se comprendre, de réfléchir sur soi. Le spontanéisme sera en revanche le développement naturel des cerveaux.
Il est temps de marquer une pause. Je poursuivrai sur l'influence de la préface de Sully Prudhomme dans un prochain article de synthèse sur ce sujet.
Je pense avoir ici clairement montré qu'un livre réunissant une préface et un texte en vers a énormément compté dans la formation intellectuelle de Rimbaud, l'accès à cette œuvre étant indiscutable à cause d'un plagiat qui laisse supposer la lecture entière du livre lui-même.
Ce livre a compté pour la composition de Credo in unam et pour la composition des lettres dites "du voyant". Il offre aussi le rendu d'un certain état de la pensée philosophique au dix-neuvième siècle, sauf que Sully-Prudhomme n'est pas un philosophe et qu'il faudra bien sûr signaler progressivement à l'attention les probables lectures en prose qui ont façonné petit à petit Rimbaud, des lectures qui ne sont pas accessibles aujourd'hui car elles ne font pas partie des classiques de la Littérature, ni de la science et de la philosophie. On ne se replonge pas si facilement dans le cadre littéraire des siècles passés, tellement un grand nombre de lectures usuelles ne sont pas passées à la postérité. Cela se voit très nettement avec un ouvrage qui pourtant était dressé en source au seuil même de toute la poésie française de Rimbaud avec l'Invocation à Vénus, et le nom en sourdine de "Sully-Prudhomme", coincé dans le mépris, au sein de la lettre du 15 mai à Demeny pouvait au moins encourager les rimbaldiens à lire attentivement un auteur sur lequel le poète Rimbaud s'estimait en mesure de formuler un jugement.
Il est certain que Rimbaud formule les choses de manière à établir une distance avec le parnassien, il n'en reste pas moins que Rimbaud partait des préoccupations propres aux débats culturels de son époque, et cette méconnaissance nous rend bien incompréhensible une poésie que nous négligeons de situer à tout moment, pour chaque détail, dans l'éclairage d'un contexte littéraire précis. Cela permettra pourtant à long terme d'en finir avec la diversité narcissique des opinions sur le sens ultime de la théorie du voyant appliquée par Rimbaud.

vendredi 19 février 2016

Le Bateau ivre comme poème romantique

Dans son article intitulé Logiques du Bateau ivre (repris dans son livre Rimbaud et la Commune aux éditions Classiques Garnier, 2010, pp.499-582), Steve Murphy dénonce l'influence négative habituelle d'Etiemble qui a enfermé Le Bateau ivre dans la catégorie du poncif parnassien. Le discours du pourfendeur de mythes rimbaldiens est cité en note 2 à la page 501 : " Bien éloigné de représenter un poème symboliste, Le Bateau ivre n'est qu'un lieu commun de la poésie parnassienne ; lisez Le Parnasse contemporain : ce ne sont que bateaux saouls. " Effectivement, il est réducteur et même absurde de réduire le poème de Rimbaud à un cliché d'époque. Le poème s'est imposé pour l'originalité de ses visions et pour une métaphore de l'ivresse qui n'est pas illustrée le moins du monde par les publications des deux premiers numéros du Parnasse contemporain. Mais, s'il faut se détourner de l'idée de la filiation parnassienne, ce n'est pas pour retourner à une revendication d'originalité pleine et entière. Car, derrière le Parnasse, il y a le romantisme, et Murphy tient un tel discours quand il rappelle qu'il n'y a pas de solution de continuité entre la poésie parnassienne et la poésie romantique. Comme l'a écrit Rimbaud dans la plus célèbre de ses lettres, les modèles des parnassiens forment un quatuor de "seconds romantiques" : Gautier, Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire. Bien avant d'écrire Emaux et camées, Gautier a participé à la bataille d'Hernani, a composé une série de récits en s'identifiant à l'un de ces Jeune-France moqués par la même célèbre lettre de Rimbaud. Gautier est l'auteur de recueils de poésie d'inspiration romantique : AlbertusLa Comédie de la mort, Poésies diverses, etc. Le recueil España lui-même est bien antérieur à l'éclosion parnassienne. Dans ses Salons et ses Réflexions sur quelques-uns de ses contemporains, Baudelaire célèbre Hugo pour ses recueils de l'exil, pour son roman Les Misérables et il récuse clairement l'idée selon laquelle le romantisme a pris fin en 1843 avec l'échec des Burgraves. Baudelaire se considérait comme l'écrivain d'une époque romantique. Banville, admirateur tout comme Gautier de Victor Hugo, est un auteur lyrique et enthousiaste pour lequel l'image d'Epinal du parnassien impassible ne convient pas. Quant à Leconte de Lisle, derrière l'impassibilité apparente que suggère son refus du lyrisme personnel, il rejoint pleinement l'esprit de révolte métaphysique du romantisme, celui de Lamartine parfois quand il compose Le Désespoir, celui de Vigny affrontant le silence de Dieu dans EloaLe Mont des oliviers ou La Mort du loup. Les poèmes mythologiques de Leconte de Lisle tiennent un discours sur le monde qui n'est nullement dénué de préoccupations politiques et un discours qui s'en prend vivement à la religion, ce qui ne permet guère de conclure à une impassibilité marmoréenne réelle de sa poésie.
Là où le Parnasse a pris ses distances avec les grands romantiques, c'est sur la question du lyrisme personnel. Les parnassiens se sont défiés de l'expression immédiate du Moi et de l'emphase d'un discours passionnément exacerbé.
Mais Steve Murphy ne va pas jusqu'au bout du raisonnement. Pour lui, les sources essentielles du Bateau ivre seraient du côté de Baudelaire. Il affirme que le grand intertexte du Bateau ivre n'est autre que Le Voyage, mai pour affirmer cela il ne s'appuie que sur l'argument d'autorité de prédécesseurs et sur une symétrie élaborée qui trouve à trois poèmes connus de Rimbaud trois répondants baudelairiens : Voyelles serait la reprise du sonnet Les Correspondances, Le Bateau ivre du poème Le Voyage, Le Cœur volé du poème L'Albatros, Mémoire du poème Le Cygne. Mieux encore, le poème Le Cygne serait un modèle au Bateau ivre, notamment au plan allégorique.
Pourtant, sur la centaine de pages que Murphy consacre au Bateau ivre, aucun n'établit le moindre lien intertextuel avec soit Le Voyage de Baudelaire, soit le poème Le Cygne. En l'état actuel de nos connaissances, la filiation du Bateau ivre au poème Le Voyage n'est qu'une hypothèse, elle n'a jamais été étayée par un critique rimbaldien. Seuls quelques rapprochements suggestifs ont été proposés. Quant au poème Le Cygne, nous aimerions rencontrer au moins un début de justification du moindre rapprochement avec Le Bateau ivre, sans compter que nous ne voyons pas non plus très bien le lien qui unirait ce poème de Baudelaire à Mémoire. Les liens entre les poèmes Le Cœur volé et L'Albatros sont eux-mêmes problématiques, puisque les deux poèmes sont la reprise de motifs romantiques. Enfin, si le rapprochement de Voyelles avec le sonnet Les Correspondances est fondé, là encore on ne saurait passer sous silence le discours de Baudelaire en personne qui attribue la conception de "l'universelle analogie" au romantisme. Il associe la théorie des correspondance à l'auteur de contes fantastiques E. T. A. Hoffmann et célèbre dans un autre article le don de Victor Hugo pour l'universelle analogie. Le premier hémistiche du sonnet Correspondances est d'ailleurs une citation textuelle de Lamartine : "La Nature est un temple".
On attribue ainsi à Baudelaire une invention et une modernité qu'il n'a nullement songé à revendiquer.
Or, si en assimilant Le Bateau ivre à un poncif parnassien Etiemble s'interdisait d'interroger l'originalité criante des visions de Rimbaud, en coupant la théorie des correspondances de son origine romantique, on s'interdit sans nul doute de comprendre la visée de sens du sonnet Voyelles.
Et si un poème aussi emblématique que Voyelles doit se lire à la lumière du romantisme, on peut bien penser que toute l'œuvre de Rimbaud peut facilement être réévaluée et autrement mieux interprétée dans la perspective d'une filiation romantique. Cela vaut encore pour Mémoire ou Une saison en enfer, et cela vaut tout particulièrement pour les cent vers du Bateau ivre.
Car comment affirmer que Le Voyage qui ponctue le recueil des Fleurs du Mal puisse être le principal intertexte d'un poème qui réécrit plusieurs vers précis de Victor Hugo et tout particulièrement du couple Pleine mer et Plein ciel de La Légende des siècles.
L'influence décisive de ces deux poèmes parus en 1859 est connue depuis longtemps. Il fut un temps où les éditions des œuvres de Rimbaud citaient Pleine mer et Plein ciel comme les sources les plus manifestes, c'était le temps des éditions de Suzanne Bernard, d'Antoine Adam, critiques dont le discours est aujourd'hui en bien des points désuet, dépassé, caduc, mais sur ces sources-là nous nous en étions éloignés, et voilà que nous y revenons.
Dans un article paru en 2006, j'ai définitivement confirmé l'importance de ces sources en considérant qu'il ne fallait pas se contenter d'une comparaison formelle lâche entre le couple de poèmes d'Hugo et Le Bateau ivre pour mettre en avant le décalque immédiat de certains vers d'Hugo dans les vers du Bateau ivre.
Le vers "Dans les clapotements furieux des marées," est la réécriture précise des deux vers suivants de Pleine mer :

          [...]
          Dans le ruissellement formidable des ponts ;
          La houle éperdument furieuse saccage
          [...]

Rimbaud a identifié une forme de vers qu'il a démarqué, il n'a pas imité Hugo, il ne lui a pas ressemblé occasionnellement, il a identifié un nom se terminant par "-ement" et il a substitué un pluriel "clapotements", puis il a identifié deux rejets d'épithètes commençant par "f" à la césure, il a substitué le second au masculin pluriel à "formidable", et il a conservé l'armature grammaticale : "Dans" déterminant nom adjectif après la césure et complément du nom.
A proximité des "clapotements" rimbaldiens, l'hémistiche "gouvernail et grappin" est la reprise d'une liaison de deux mots maritimes techniques par les initiales en "é" d'un autre vers du poème Pleine mer, vers à proximité des deux cités ci-dessus, à dix vers d'intervalle seulement : "Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot," le mot "étambot" étant d'ailleurs significativement repris dans le poème Mouvement. D'autres réécritures de vers de Pleine mer, sinon Plein ciel, apparaissent à l'analyse si nous nous penchons sur la facture du Bateau ivre. Cela confirme l'idée classique qui veut que le nom "Léviathan" chez Rimbaud soit repris à cette œuvre hugolienne.
Ainsi, dans la confrontation, la grande source intertextuelle derrière Le Bateau ivre n'est pas Le Voyage, mais Pleine mer et Plein ciel. Voilà qui amène à considérer tout autrement les intentions du poète. Il est clair que les deux sources ne nous mènent pas dans les mêmes directions interprétatives. Or, la réécriture de vers d'Hugo va plus loin. Dans Le Bateau ivre, Rimbaud reprend et réécrit bien des vers d'autres poèmes d'Hugo, en passant par le très connu Oceano Nox et en passant surtout par le recueil politique des Châtiments. Plusieurs poèmes des Châtiments accouple l'idée d'être lavé par  la mer à la vision horrible des "pontons", couplage nettement présent en des vers clefs du Bateau ivre, puisque "pontons" est le dernier mot du poème, et le champ lexical "Me lava" et "baigné" articule le passage précis au "Poëme / De la Mer", la forme participiale "baigné" étant reprise dans l'ultime quatrain à proximité par conséquent de la mention "pontons".
Nous pouvons facilement enrichir le relevé des réécritures hugoliennes, mais ce que nous citons est clair, net et précis. Il s'agit d'articulations métaphoriques clefs du poème de Rimbaud. Le bateau ivre a fui le continent pour un bain dans la mer qui l'a lavé et au moment de sombrer, en évitant tout retour, il songe à la détresse des déportés sur les pontons. Nous sommes bien dans l'image des Châtiments, celle par exemple de Nox V où le poète apprécie "la sombre mer" qui "Lav[e] l'étoile du matin" et puis, changeant d'humeur tout comme le bateau ivre, dénonce à sa surface la présence des "pontons" d'où sort un "cri désespéré". C'est un fait : l'idée de se nettoyer d'une souillure revient à plusieurs reprises à proximité d'une allusion aux "pontons" dans le recueil de 1853 tourné contre le second Empire de Napoléon III, ainsi dans Carte d'Europe, où il est question de précisément "l'horreur des pontons étouffants" et de "Paris lav[ant] à genoux le sang qui l'inonda". Ces résonances évidentes confirment la nécessité d'une lecture politique des métaphores étonnantes du Bateau ivre.
A l'aune d'un tel mode de comparaison désormais clairement établi, les "morves d'azur" sur un "ciel rougeoyant comme un mur" peuvent difficilement ne pas faire songer aux crachats sanglants de la révolte quand les communards se font fusiller le long d'un mur. Que cela plaise ou non, il y a bien un cryptage métaphorique du poème Le Bateau ivre, mais le poème nous a donné entre autres clefs son mot final, bien mis en vedette.
Mais, revenons à l'idée de filiation romantique.
Dans son essai de lecture allégorie du poème, Steve Murphy propose quatre orientations pour la lecture. En se fondant sur les quatre mentions des "enfants", le critique pense que le poème décrit les étapes d'une vie, ce que nous ne partageons pas. Quatre mentions des "enfants" ne dressent pas une chronologie à notre sens. La deuxième hypothèse de lecture est celle d'une ivresse au sens propre, autre lecture que nous ne saurions partager. L'ivresse est résolument métaphorique dans ce poème. La troisième piste serait celle du destin du poète Voyant, ce qui nous semble cette fois plus pertinent à cette réserve près que Le Bateau ivre ne reprend pas les termes de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Le modèle visionnaire est prégnant, mais les images réfèrent à d'autres discours de poètes prédécesseurs. La quatrième lecture est celle communarde que nous partageons pleinement puisque nous l'avons étayée dans notre article de 2006. Nous avons indiqué que le recueil Châtiments livrait précisément le code métaphorique pour interpréter et Le Bateau ivre et "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." en tant que poèmes communards. La Mer est le peuple communard et sa tempête Poëme c'est l'événement communard lui-même. Dans "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...", nous avons affaire à une représentation symbolique où la mer est communarde et la terre Versaillaise, ce qui donne un sens très clair à l'effacement maritime des césures dans ce célèbre poème où nous conseillons de ne pas renoncer à la lecture forcée des césures malgré les audaces :

        Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
        Notre marche vengeresse a tout occupé,
        [...]

Le flot a noyé les terres et la césure, symbole de "Tout ordre". L'Amérique est noyée avec la césure qui doit passer au milieu de ce mot. Telle est la disparition métriquement orchestrée.
La marche liquide noie une autre césure sous sa charge "vengeresse".
Le mot "vengeance" a buté une première fois contre la césure au vers 5, il l'a chahutée au vers 9 en jouant du trimètre, il l'a massacrée au vers 18 :

        Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,

        Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,

        Notre marche vengeresse a tout occupé,
        [...]

Il ne saurait s'agir là de pures coïncidences, ne méprisons pas la lucidité du poète qui compose en vers ! L'ordre revient régné avec l'aide terrestre des volcans qui vont châtier l'océan ! La mesure revient d'un coup, le poète ne la déstabilisant que faiblement dans les tout derniers vers :

Les volcans sauteront ! et l'océan  frappé...


Dans de telles conditions, il faut comprendre au plan politique le romantisme métaphorique des poèmes rimbaldiens, ce qui implique Voyelles  et Mémoire.
Mais Le Bateau ivre peut très bien cumuler l'allégorie politique à l'allégorie du destin du poète voyant.
Nous avons longtemps associé exclusivement l'idée du "voyant" à Rimbaud, avant qu'il ne devienne admis qu'il s'agissait d'un lieu commun romantique déjà exploité par Hugo, Vigny et d'autres.
Or, si dans sa lettre à Demeny de mai 1871, Rimbaud considère qu'on "n'a jamais bien jugé le romantisme", nous pouvons surenchérir en déclarant qu'on n'a jamais bien jugé la nature romantique du "bateau ivre", un répondant allégorique pourtant de ces "locomotives" folles qui prennent quelque temps les rails et qui caractérisent le début de la vision poétique chez les écrivains romantiques. Tel était le discours de Rimbaud dans sa lettre dite "du voyant".
Et cette idée était à rapprocher d'un poète aujourd'hui fortement minoré : Lamartine.
Dans son article "Logiques du Bateau ivre", Steve Murphy évacue lui aussi l'idée d'une filiation lamartinienne : "Le lyrisme incontestable du Bateau ivre prend une forme peu compatible avec les vues d'un Lamartine." Il est vrai que Murphy envisage alors l'abandon de Rimbaud à la trivialité, au scabreux et aux jeux de mots. Mais, Rimbaud a reconnu du vu à Lamartine.
Et, même si Lamartine est lui-même redevable à plusieurs poètes anglais, à une tradition déjà bien implantée en France au dix-huitième siècle des adieux à l'automne dans une communion avec la Nature, si Lamartine est encore redevable quelque peu à Chateaubriand, il n'en reste pas moins que son premier recueil a fait date et a initié le mouvement romantique en poésie.
Avant Hugo, Lamartine s'est essayé à des envolées métaphysiques cosmiques dont le souffle est repris par Rimbaud dans le poème Credo in unam qui passe largement à tort pour un médiocre plagiat et centon de citations de romantiques et parnassiens. Lamartine s'est signalé à l'attention par ses visions et images cosmiques, et même dans ce célèbre poème du Lac au souffle si puissant il nous semble évident que l'inspiration du poète du Bateau ivre a puisé, puisque si Rimbaud fait rimer "vigueur" avec "vogueur", c'est qu'il songe forcément à la célèbre expression verbale : "nous voguions en silence". Nous admirons l'harmonie de la tempête en mer avec ses "lyres" et ses "délires" à la rime, mais tout comme personnellement je songe à Chateaubriand et ses rives du Meschacebé quand je lis "Florides" à la rime d'un vers du Bateau ivre, je songe à l'expression lamartinienne sonore et évocatoire associant  la poésie à la "cadence" des "rameurs" et aux "flots harmonieux" du lac, quand je lis le prestige de cet extrait hugolien bien balancé :

                                                                        [...] délires
                 Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
                 [...]

Rimbaud formule avec plus de mouvement et de violence l'idée de son âme écho sonore communiant avec l'harmonie de la Nature sauvage. Il poursuit clairement le principe romantique des vers suivants du Lac lamartinien :

                          Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
                          On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
                          Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
                                                     Tes flots harmonieux.

                          [... le souvenir]
                         Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
                         Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
                         Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
                                                      Qui pendent sur tes eaux.

Et quand le "bateau ivre" s'identifie à un fragile jouet, nous sommes dans la continuité d'une célèbre image déjà présente chez Chatraubriand mais consacrée encore par le dernier quatrain du poème L'Automne de Lamartine. Le "bateau frêle comme un papillon de mai" est un répondant de la "feuille flétrie" emportée par l'orageux aquilon, motif romantique extrêmement connu que Victor Hugo reprend dans son poème "Ce siècle avait deux ans..." notamment, un Victor Hugo qui lorsqu'il rend hommage à Lamartine le fait en filant la métaphore du grand et du petit bateau affrontant les tempêtes.
Loin du poncif parnassien, le poème Le Bateau ivre est la reprise d'un puissant motif culturel romantique, et son récit engage une double lecture, celle politique de l'adhésion à la Commune avec son horrible répression, et celle d'une nouvelle histoire à fonder du poète romantique dont Rimbaud se veut l'incarnation.

samedi 6 février 2016

En réponse à Lay Link

J'ai eu droit à une réponse sur le plan métrique d'un certain Lay Link. Je reconduis ici son intervention  en bleu et je la fais suivre de ma réponse, avec des précisions supplémentaires indispensables.

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hello bonjour,

à propos des "nouvelles approches métriques"

monsieur Bienvenu a publié récemment dans son blog sur la révolution métrique de Mallarmé, de Rimbaud (...), du XJXe siècle pour résumer, en tablant sur l'ignorance de ses lecteurs je cite :

"on ignore, en général, que les fameux vers de Mallarmé qui comportent un long adverbe en leur milieu :

Accable belle indolemment comme les fleurs (L’Azur)
À me peigner nonchalamment dans un miroir (Hérodiade)

Sont imités du vers révolutionnaire de Banville :

Où je filais pensi-vement la blanche laine (La Reine Omphale)

qui coupait pour la première fois un adverbe à l’hémistiche et publié dès 1861 dans la Revue fantaisiste que Mallarmé connaissait bien.

Rimbaud écrira à Paris le vers suivant qui est lui aussi à l’évidence à l’image du vers de Banville :

Eclatent, tricolo-rement enrubannés. (Ressouvenir)"
...................................................................................

Fin de la citation.
Donc monsieur Bienvenu date le vers révolutionnaire de 1861 et il pense nous apprendre la date et l'auteur de cette audace.

Mais l'ignorance est plutôt la sienne je pense, et donc il n'a pas voulu publier mon commentaire que je vous donne ici, je ne dis pas qu'il est génial mais son contenu est historiquement vrai.

Je commence par citer m. Bienvenu puis je réponds :

"D’un point de vue métrique on ignore, en général, que les fameux vers de Mallarmé qui comportent un long adverbe en leur milieu (...)" etc

Je croyais que beaucoup le savaient.

En revanche, toujours du point de vue métrique, on ignore, en général, que c'est en 1600 que Pierre Laudun d'Aigaliers écrit ce qu'il nomme un "Sonnet en prose" dont presque tous les vers sont métriquement décalés

(Amusant, on voit que l'hémistiche du premier vers coupe déjà un adverbe) :

"Je voudrois bien volontiers chanter ta grand'gloire,
"Et dire aussi tout ce dequoy tu puis vanter:
"Mais puis que je n'ay jamais sceu si hault chanter,
"Je contempleray constant ce que je dois croire.

"Tu seras gravé dans le temple de memoire,
"Car, docte, tu as merité de frequenter,
"Les Princes les plus excellents qu'on peut compter:
"Qui sont, ou bien qui seront en ce territoire.

"C'est pourquoy, mon docte Allemandi, je sçay bien
"Que jamais tu ne manqueras d'heur et de bien
"Ains vivras avec les hommes en toute joye,

"Je prie donc le grand Dieu qui de rien a tout faict
"Te rendre chascun desir pieux, tres-parfaict
"Pour te donner par un jour à sa saincte voye."

Mais il s'agit aux yeux de son auteur d'un texte en prose. Le découpage métrique fantaisiste des vers oblige le lecteur à vérifier constamment la somme,

Et ce lecteur faci-lement s'amusera
De penser que proba-blement l'auteur lui-même
Pati-emmentissi-mement, sans doute, aura
Dû recompter sur ses doigts les douze qu'il sème :-)

On voit que la révolution hugolienne, banvillienne, rimbaldienne, a bien des antécédents, à cette différence que le XVIIe siècle littéraire condamne comme fautif ce que le XIXe siècle valide comme libération.

Mais c'est vrai aussi qu'au XIXe tout le monde écrit en vers et en alexandrins si souvent, et en toute occasion et sur n'importe quoi ! (presque des alexandrins du niveau de ceux des Jacques - Roubaud, Rampal.. !) que renouveler cette forme surusée posait problème

Le vers déboîté, genre "sonnet en prose" de Laudun, fait des milliers d'émules... Production rimée pléthorique aussi interchangeable alors que la production poétique contemporaine. On en vient très bientôt à "poésie en prose" mais s'il est une révolution, un bouleversement, une révélation de Voyant dans le franco-centrisme poético-littéraire du XIXe finissant c'est bien ceci :

on peut ne pas rimer ! ;-)

Merci de m'avoir lu


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Bonjour, vous mélangez les blogs (ou blogues), mais je réponds en quelques points.

1) Le relevé du vers de Banville et sa datation de 1861 viennent de la thèse de Gouvard et cela est relayé par Cornulier dans son livre L'Art poétique de 1994 qui fixe bien la date de 1861, Gouvard ayant mis en doute cette date de 1861 dans sa thèse, laquelle a été publiée telle quelle dix ans plus tard environ, en 2000 je crois. En revanche, Gouvard et Cornulier n'insistent pas sur le rapprochement des adverbes en "-ment" entre les vers de Mallarmé, celui zutique de Rimbaud et celui de Banville.
Il faut impérativement se reporter à l'ouvrage L'Art poétique de Cornulier de 1994 qui cite une liste de cinq vers clefs pour l'année 1861 dont deux enjambements de mots, l'un de Banville l'autre de madame de Blanchecotte.

2) Ce rapprochement entre les vers de Mallarmé, celui de Rimbaud et celui de Banville, je l'ai opéré le premier et je l'ai complété d'une très longue série qui implique des vers de Verlaine qui ne sont pas toujours des alexandrins, il y a des décasyllabes ("Qui mélancoli+quement coule auprès") et cela m'a permis avant un article assez récent de Cornulier lorsque Verlaine était au concours de l'Agrégation de Lettres Modernes de plaider des métriques régulières des décasyllabes de Verlaine dans les Poèmes saturniens et fort au-delà. Et la série que j'ai mise en avant implique encore un vers à trois adverbes en "-ment" dont un à cheval sur la césure dans le théâtre de Catulle Mendès. Un vers de Richepin est cité dans la thèse de Martinon, vers qui imite d'ailleurs un vers de Mallarmé sur "nonchalamment" et non directement Banville. Sur Mallarmé, j'ai aussi insisté sur la différence subtile entre les enjambements. Dans "pensivement", l'astuce vient de ce que la césure peut s'appuyer sur le "e" instable. Dans le cas de Mallarmé le "e" d'indolemment se prononce [a] et dans nonchalamment, il s'agit de la construction à partir des formes adjectivales en "ant" et on a donc carrément un "a" graphique après la césure "noncha+lamment". Enfin, Banville jouait sur l'appui du trimètre et le milieu des adverbes, ce que Mallarmé n'a suivi qu'à deux reprises, car la troisième fois Mallarmé a proposé une césure sur "sim+plement" et sans s'appuyer sur le trimètre. Verlaine va déplacer ce jeu subtil dans le cas du décasyllabe qui par définition ne peut pas être trimètre. Verlaine va jouer sur les deux types de décasyllabes, une fois dans Les Amies après la quatrième syllabe, une fois dans les Poèmes saturniens après la cinquième syllabe : "Qui mélancoli+quement coule auprès". Puis il y aura d'autres jeux de Verlaine et bien sûr de Rimbaud.
J'ai montré que Verlaine avait joué à aggraver une audace des Fêtes galantes en la reconduisant mais en la déplaçant d'une syllabe dans sa comédie Les Uns et les autres dédiée à Banville.
Or, Rimbaud joue selon moi sur ce déplacement dans un de ses vers de Jeune Ménage où la césure passe après le "e" et non devant : "Peu sérieuse/ment, et rien ne se fait", sauf que pour prétendre cela je m'appuie sur une étude globale de ce poème réputé n'avoir aucune césure.
J'estime aussi que cette idée d'imitation originale de Banville peut servir à plaider la césure après la quatrième syllabe dans les vers de onze syllabes de Michel et Christine : "Chevauchent lent+ement leurs pâles coursiers !" et pour dire cela je m'appuie sur une convergence d'indices parmi lesquels le dernier vers qui reprend le titre et joue clairement sur une décomposition du nom Christine : "- Michel et Christ+ine, - et Christ ! - fin de l'Idylle."
En revanche, au sujet du vers de Banville, j'ai été induit en erreur par l'édition philologique par Edwards des œuvres de Banville, et c'est ce qui me faisait considérer que les premiers enjambements de mots de Rimbaud dans L'Homme juste (daté de juillet 1871) sinon dans Le Bateau ivre ne procédaient pas nécessairement de l'influence du vers de Banville. Selon l'annotation de cet ouvrage philologique, je comprenais que la leçon "pensivement" ne concernait que les publications de 1861 en revue et pas l'édition originale des Exilés seule lue par Rimbaud avant sa montée à Paris. Bienvenu m'a corrigé sur ce point. Mais je partais de toute façon de l'idée qu'à Paris le "tricolorement" avait été influencé directement par Banville, Rimbaud ayant pu apprendre le cas de ce vers à ce moment-là auprès de Verlaine, et la liaison Banville-Mallarmé-Rimbaud m'était d'emblée évidente. C'est moi qui ai précisé toute l'importance de la série sur les adverbes en "-ment" à Bienvenu, à Cornulier et à d'autres.

3) L'apport de Bienvenu tient dans le fait qu'il envisage que l'enjambement sur "péninsules" dans Le Bateau ivre est une réponse à Banville, puisque quelle que soit la date de composition du Bateau ivre il avait lu la leçon "pensivement" dans l'édition originale des Exilés.

4) Les transgressions métriques existent bien au seizième siècle et au dix-septième siècle, Gouvard a relevé l'enjambement de mot sur "dispotaire" dans une farce et c'est par un jeu sur la ponctuation que Racine rend réguliers in extremis certains vers des Plaideurs, sans parler du jeu sur les interruptions de la parole qui peuvent concerner des tragédies, un vers d'Athalie notamment. Sébillet joue dans son sonnet introduction de son art poétique sur des césures irrégulières. Laudun est un cas plus extrême, et il faudrait ajouter les enjambements de mots en langue étrangère. Cornulier m'a communiqué un exemple en anglais de Shelley, exemple qui n'a pas influencé la poésie française malgré son antériorité.

Mais historiquement, tout cela n'empêche pas de constater la validation progressive du phénomène dans la grande poésie française à partir de 1861. Phénomène initié par le théâtre en vers d'Hugo que Gouvard a laissé à tort de côté dans sa thèse, ce qui lui fait dire pas mal de choses erronées et réattribuer à tort le mérite de l'invention à Banville, puis Baudelaire. Il oublie aussi le cas des passages d'un ver à l'autre dans son étude, ce qui achève de la fausser question perspective historique.
Moi ou Cornulier aurions d'ailleurs un article métrique de fond à produire sur Cromwell de Victor Hugo. J'ai plein de trucs à dire sur cette pièce.


5) Enfin, je suis cité par Cornulier et Philippe Rocher dans le Parade sauvage consacré surtout à Mémoire, le N° 24, pour avoir soutenu le premier que les poèmes en vers de Rimbaud de 72, Tête de faune compris, devaient se lire comme réguliers. Cornulier et Rocher me donnent raison, plaident en tout cas en ce sens, parlant même du coup d'une audace bien plus intéressante que de ne pas respecter du tout la césure. Rocher est connu pour une analyse métrique de Tête de faune qui ne dit pourtant pas cela, et Cornulier a longtemps travaillé Rimbaud et même Verlaine dans l'hypothèse que les vers déviants faisaient que les poèmes n'avaient pas une césure régulière. On voit que quelque chose d'important est en train de se jouer dans la perception de l'histoire du vers et des vers de Rimbaud en 1872 notamment.
J'ajouterai que j'ai aussi repéré le rôle capital de Vigny dans un premier stade du renouveau métrique. C'est Vigny qui a été le passeur entre Chénier et Hugo dans les années 1820 et j'ai défini en termes précis, en rejoignant quelque peu des choses qui se disaient déjà mais sans rigueur, l'évolution métrique de 1820, en datant en particulier les premiers rejets d'épithètes de Vigny, Lamartine et Hugo, ce qui est capital dans l'histoire du vers au dix-neuvième siècle. C'est même passionnant car on voit vraiment comment cela s'est joué en fonction des publications de Vigny et comment d'un coup cela a fait florès. Hugo a ensuite décidé de prendre en main les choses et ce sera la pièce Cromwell qui est à son tour capitale dans cette histoire du vers au dix-neuvième siècle.
Le cas Laudun n'annule en rien l'intérêt de ce qui est dit sur l'évolution au dix-neuvième. Ce n'est pas Laudun qui a eu l'influence décisive sur cette évolution du tout. Mais il est toujours intéressant de rappeler qu'à n'importe quelle époque la malice métrique n'avait besoin que d'un peu de bon sens pour s'exercer à ignorer la césure.
Par ailleurs, Laudun n'a pas de procédé, il ne respecte pas la césure, alors qu'Hugo, Banville, Rimbaud et Verlaine ménagent la césure in extremis.
Les poètes du dix-neuvième, les quatre que je viens de citer, mais encore Baudelaire, Musset, les parnassiens, pratiquaient des jeux à la césure qui faisaient sens au profit du poème. Ce n'est pas le cas de Laudun me semble-t-il, c'était le cas en revanche de Dorimond, voire de Racine dans Les Plaideurs.
Laudun n'est pas central dans cette affaire.