mercredi 23 avril 2014

Aristoloches

En relisant L'Education sentimehtale de Flaubert, j'ai eu la surprise de tomber sur un passage étonnamment proche de vers de Rimbaud.
Dans Jeune ménage, le poète présente non les deux jeunes mariés, mais leur chambre. Le premier quatrain est concerné par l'extérieur. La chambre accueille, sans doute par l'ouverture de la fenêtre, le bleu oriental du ciel, un bleu de Bethléem comme l'analyse finement Benoît de Cornulier. Les vers 3 et 4 précisent :

Dehors le mur est plein d'aristoloches 
Où vibrent les gencives des lutins.
Les aristoloches sont une plante malodorante qui, dans un but de reproduction, emprisonnent les insectes qui doivent se débattre pour se libérer, ce qui permet la pollinisation. Il s'agit d'une plante associée symboliquement à l'accouchement que, selon une croyance, elle favoriserait. C'est aussi une plante ornementale romantique des vieux murs, car assimilée à une mauvaise herbe elle n'en donne pas moins du charme aux surfaces qu'elle recouvre. D'ailleurs, parmi les tapisseries les plus réputées on rencontre celles dites "à l'aristoloche", ce qui témoigne bien de la valeur esthétique du motif.
Dans le poème, il est question d'un ménage qui ne fait pas son travail de couple ("rien ne se fait") et le marié, alors absent, est trompé par les esprits qui pénètrent ce lieu et cela suppose donc la grossesse surnaturelle de l'épouse dans une moderne Bethléem.
Le récit se moque visiblement de la naissance du Christ, quelque peu transposée ici par touches allusives.
Le vers trois concentre les implications du mot "aristoloches". Nous avons à la fois la plante qui va favoriser l'accouchement, d'autant que s'y mêle la présence lutinante de lutins, l'idée d'une mauvaise herbe signe de négligence, et aussi une valeur romantique esthétisante sur un mur.
J'ai depuis fait une recherche sur internet. L'idée romantique des aristoloches et notamment du mur s'en habillant est moyennement fréquente. J'ai constaté aussi qu'une ballade d'Emile Bergerat, mais apparemment datée de 1908, avec dans son refrain le nom de "François Coppée" qui revenait sans cesse était composé sur un nombre conséquent de rimes en "-oches", parmi lesquelles une mention du nom "aristoloches", mais surtout j'ai constaté que la première référence était celle de ce texte de Flaubert qui venait de me surprendre et que je cite ci-dessous.

Nous sommes dans la troisième partie du roman, à son deuxième chapitre. Frédéric Moreau s'est laissé séduire par un vaurien chef d'entreprise Jacques Arnoux et découvre qu'il a une femme honnête dont il tombe instantanément amoureux. Pour se rapprocher de cette femme, Frédéric devient l'ami du vulgaire escroc et mari infidèle qu'est Jacques Arnoux et fréquente à ses dépens toute une faune sociale qui le conduit à vivre d'un désoeuvrement morne où rien ne lui réussit, rien ne le satisfait, rien ne l'épanouit, rien n'est vraiment lui-même. Et toute son éducation consiste à se dévoiler progressivement sa propre dépravation du coeur, encore qu'il en a moins conscience que le lecteur. Le roman est conçu de manière à reconduire par intervalles des paragraphes ou groupes de paragraphes qui sont autant d'épigrammes assez sèches, et un usage remarquable est fait des pronoms pour souligner le décalage entre la vie auprès du mari et l'amour que le héros voue à l'épouse honnête de celui-ci. Le récit d'une vie de petits riens nous est comptée, avec ses vicissitudes. Le héros remplit cette vie d'une proximité illusoire avec l'être aimé et surtout il méconnaît les amours d'autres femmes qui s'intéressent à lui, avec un cas de pédophilie inversée du côté de la petite Louise, et bien sûr une autre symétrie étonnante en la personne de Rosannette, cocotte qui est une des maîtresses d'Arnoux, mais qui a une sorte de passion non partagée pour Frédéric. C'est auprès de la fille du demi-monde que Frédéric va finir par remplacer Jacques Arnoux, mais le roman n'est pas si déconstruit qu'il y paraît, car entre-temps l'évolution lente de la relation platonique entre Frédéric et madame Arnoux a abouti à un rendez-vous. Nous pénétrons les intentions peu louables de Frédéric qui rêve d'un adultère pur et simple. Mais, le fils de madame Arnoux tombe malade, ce qu'elle interprète comme un signe de Dieu, et ce n'est qu'à ce moment-là que sans comprendre clairement pourquoi madame Arnoux n'est pas venue au rendez-vous un Frédéric plein de vengeance s'unit à Rosanette dans la chambre louée où il avait prévu de consommer l'adultère avec la femme de son ami. Nous sommes déjà à la toute fin de la deuxième partie du roman en pleine tourmente des événements de 1848. Dans la troisième partie, Louise devenue adulte va perdre ses illusions d'être aimée de Frédéric, alors que celui-ci l'a entretenue dans l'espoir de l'épouser. Frédéric se retrouve bientôt amant à la fois de Rosanette et d'une grande dame madame Dambreuse, tandis que reflue déjà l'espoir d'une union avec madame Arnoux. Frédéric s'applaudit même de sa perfidie. Sa dépravation est totale. Le passage que j'ai à citer se situe chez les Dambreuse et précède l'anéantissement des espoirs amoureux de Louise, voici ce qui m'a frappé :

Les dames formaient un demi-cercle en l'écoutant ; et, afin de briller, il se prononça pour le rétablissement du divorce, qui devait être facile jusqu'à pouvoir se quitter et se reprendre indéfiniment, tant qu'on voudrait. Elles se récrièrent ; d'autres chuchotaient ; il y avait de petits éclats de voix dans l'ombre, au pied du mur couvert d'aristoloches. C'était comme un caquetage de poules en gaieté ; et il développait sa théorie, avec cet aplomb que la conscience du succès procure.
Cette rencontre m'a d'autant plus surpris qu'il n'est pas question ici d'accouchement, mais plus largement de la notion de ménage, de couple. Remarquons que dans la suite du roman Frédéric va se montrer d'une atroce indifférence à la naissance et mort du fils qu'il aura de Rosanette qui, elle, découvre les joies du coeur de la maternité. Peu soucieux des douleurs de la mère en deuil, Frédéric va rompre d'une manière spectaculaire avec elle, en la jugeant qui plus est coupable d'un acte qu'elle n'a pas commis.
Je ne traite pas encore outre-mesure une rencontre qui vient de me surprendre, d'autant que le symbole d'accouchement, voire de fécondation, ne pose pas problème dans le poème de Rimbaud, alors que cette idée est plus diffuse dans le roman flaubertien. Ce qui m'a frappé n'est pas que le seul mur "couvert" ou "plein d'aristoloches", mais aussi le parallèle entre les "gencives des lutins" et les "petits éclats de voix dans l'ombre" qui signent la faillite des unions conjugales.

J'ai d'autres rencontres à proposer entre L'Education sentimentale et la poésie rimbaldienne. J'ai parlé récemment de la repartie de Deslauriers au début du roman qui se sent de la "race des déshérités" au point qu'il ne trouvera pas la femme idéale et que son "trésor" se perdra, ce que j'ai rapproché du "trésor" confié à la misère et à la haine dans Une saison en enfer, en précisant bien ne pas y voir un intertexte, mais une rencontre d'époque intéressante en soir.
Je m'intéresse aussi à la présence de la Révolution de 1848 dans le roman L'Education sentimentale qui a été terminé et publié en 1869.
L'attachement à Rimbaud se fait bien souvent par-delà la sensibilité à sa poésie. Certains s'identifient à Rimbaud pour l'homosexualité, d'autres pour des raisons politiques. Mais, dans le champ politique, outre que l'identification intemporelle en cette matière ne peut manquer d'être assez délicate et bien frêle, il existe une relative confusion entre le communisme de la Commune et le communisme marxiste. Evidemment, la Commune de 1871 ne saurait être marxiste en tant que telle. Karl Marx d'ailleurs n'approuvait pas la Commune au début, puisqu'il vivait encore à l'époque de l'événement, il ne l'a récupérée politiquement que par la suite. Les membres de l'Internationale ne composaient pas le personnel politique de la Commune et le communard Lissagaray n'a été marxiste qu'ultérieurement.
Enfin, il faut une cécité considérable pour s'imaginer Rimbaud marxiste. Rimbaud est un idéaliste déçu, ce qui n'est déjà pas conciliable avec le matérialisme historique, et Rimbaud encore, français de chez France ou "Parisien" comme il le voulait, n'a pas du tout l'esprit de système d'un penseur allemand, et si il doit en élaborer il est encore une fois visible qu'il est assez têtu pour avoir ses propres idées et convictions et non s'en remettre à un gourou comme bon nombre d'intellectuels du vingtième siècle.
Il faut au contraire bien considérer que Marx s'est inspiré de maintes idées françaises, puisque la France était traversée de révolutions et émeutes depuis 1789. Toutefois, le marxisme a une présence de poids dans les universités françaises et éclipsent l'idée que Rimbaud fut un poète libertaire et la Commune une tentative de révolution dans la reprise d'idées socialistes bien différentes de 1848.
Le mot de communisme est employé en 1848 et il se rencontre dans L'Education sentimentale.
Mais le gros morceau c'est la question du prolétaire. Le marxistes acceptent que la Commune ne soit pas marxiste à condition qu'elle soit bien le modèle de la révolution prolétaire.
Comme l'a déjà bien indiqué Yves Reboul, le déroulement de la Commune ne cadre pas avec une telle affirmation. Même si Rimbaud et les communards n'étaient sans doute pas des grands défenseurs de la propriété, il resterait à établir que Rimbaud a prôné l'abolition de la propriété privée ou que la Commune a confisqué de la propriété sans compensation financière.
Je n'ai pas encore eu le temps de travailler en historien sur de tels sujets, mais il y a dans le poème Le Forgeron une note pré-communarde. La profession du personnage du titre met en valeur le héros prolétaire, en déplaçant les lignes de la Révolution française où il était question d'un boucher. Toutefois, rappelons que dans sa complexité impliquant bourgeoisie, paysannerie, aristocratie même, etc., la Révolution française de 1789 eut du moins à Paris une forte composante ouvrière, ce qui déjà montre que l'image christique du prolétaire n'est pas une question de socialisme ou de marxisme. Or, dans Le Forgeron, plusieurs slogans apparaissent qui font écho à des discours politiques entendus ou mieux à des textes politiques rencontrés par le poète dans ses lectures. Et évidemment résonne tout particulièrement le vers suivant que je cite dans ses deux versions manuscrites successives d'Izambard à Demeny :


- Nous sommes Ouvriers ! Sire, Ouvriers ! - nous sommes 
Pour [...]


Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes 
Pour [...]

Qu'est-ce que je trouve dans L'Education sentimentale, en plein milieu de la Révolution de 1848 ?
Le discours de monsieur Dambreuse à Frédéric qui "déclara sa sympathie pour les ouvriers" et s'exclama :


Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers !
Quelques pages plus loin des vers de Béranger sont cités :


Chapeau bas devant ma casquette, 
A genoux devant l'ouvrier!

C'est en regard de 1848 qu'il convient d'approcher les idées politiques de la Commune, et partant du poète Rimbaud.
Le motif de la "maison d'or" dans Paris se repeuple s'inscrit lui aussi dans un tel héritage. J'observe que dans les mêmes pages de L'Education sentimentale, pages que j'ai moins présentes à l'esprit depuis que je les ai lues il y a quelques jours, il est aussi question de cette maison d'or. Pour se réconcilier avec sa femme qui sait ses infidélités et mensonges, le maladroit Jacques Arnoux l'emmène à la Maison d'or, ce qui évidemment déplaît à Mme Arnoux qui se sent ainsi traitée comme une "lorette".
Mais, surtout, dans les discours qui s'exaltent en 1848, un "homme maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes" parle d'abolir la prostitution et la misère, puis clame : "Honte et infamie ! On devrait happer les bourgeois au sortir de la Maison d'Or et leur cracher à la figure !"
Il est décidément bien sensible que l'interprétation politique de la Commune ne doit pas rester aux mains d'un discours marxiste orienté soutenu par des intellectuels organisé et bien assis aux commandes, cela ne peut pas favoriser les études rimbaldiennes qui plus est.
Remarquons encore que l'image de l'artiste et celle du poète sont en pleine mutation. En 1848, Lamartine est quelque peu à la tête de l'Etat, mais il représente le poète romantique aristocrate, qui ne va pas au café, mais dans les salons. Les poètes de la République cités dans L'Education sentimentale sont Béranger et Barthélémy, mais encore Frédéric Moreau fréquente un milieu artiste, a une vie de bohème, connaît les cafés et les lieux de débauche. Les grands romanciers du dix-neuvième siècle semblent peu nombreux entre 1850 et 1871. Zola et Maupassant sont pratiquement postérieurs, tandis que Stendhal, Balzac et Chateaubriand ne sont plus. Il y a pourtant Flaubert, Gautier, Nerval, Sand, Hugo et Les Goncourt. Mais l'action des romans hugoliens ne s'intéressent pas au Paris du second Empire, même si Les Misérables offrent une matière politique, puis Hugo est exilé. Le roman des frères Goncourt Manette Salomon offre aussi l'image nouvelle de la bohème artiste de cette époque. La dépravation des Fleurs du Mal correspond à un tournant dans l'histoire de la poésie que confirmera la génération de Verlaine et Rimbaud au sein de laquelle ils ne furent point les deux seuls piliers de bar. C'en est fini de la poésie comme noblesse, distinction sociale et haute sphère. Et voilà encore d'autres raisons de s'offrir une fenêtre sur l'univers des jeunes hommes épris d'idéal amis des lettres et des arts en 1848 avec la lecture du roman de Flaubert, même si cela se joue du côté de la bêtise, de la passivité et de l'inertie.
Loin d'être décousu, le roman est fortement structuré et celle-ci est soulignée par la division en trois parties.
Dans la première partie, le jeune Frédéric est réduit à un amour platonique par sa situation d'étudiant, peu assidu au demeurant, qui manque de ressources. Il ne peut véritablement approcher son grand amour, ni approcher avec des prétentions la grande dame Dambreuse, rien ne se concrétise avec Rosanette et la petite Louise qui a un coup de foudre d'enfant pour lui ne saurait l'intéresser. Frédéric subit alors plusieurs aléas importants, puisqu'il doit parfois revenir se morfondre à Nogent loin de Paris, et puisqu'il ne cesse de mal évaluer les situations, laissant traîner les choses. Dans la deuxième partie, il est un riche hériter et peut enfin exploiter les dissensions du couple Arnoux. Il commence à envisager le mariage possible avec l'encore jeune Louise qui ne l'intéresse guère, à la différence de la fortune de son père. Il peut fréquenter les Dambreuse, mais il n'a pas assez de capitaux pour suivre les projets du monsieur et ne s'échauffe pas encore pour son épouse qui ne lui plaît que par son aura de richesse et de haute sphère. Il rencontre plusieurs fois la courtisane Rosanette, mais l'histoire est assez paradoxale. Elle passe pour sa maîtresse, alors qu'il n'en est rien. Il y a bien des déclarations d'amour de part et d'autre, des journées passées ensemble où on les a vus, mais leur relation n'est pas concrétisée avant la fin de cette seconde partie. La fausse idée qu'il est l'amant de Rosanette est même une épreuve pour Frédéric Moreau, puisque Arnoux qui est un des amants de Rosanette dévie les soupçons de sa femme en lui faisant entendre que Frédéric l'est, ce qu'une rencontre, pas tant due au hasard qu'à l'abandon vengeur, va conforter dans l'esprit de madame Arnoux. Une situation d'adultère finit pourtant par se dessiner et on peut apprécier que la si honnête madame Arnoux a pourtant la conviction que Frédéric est un homme à femmes, ce qui veut dire que même son apparence de vertu n'est pas épargnée par Flaubert, mais la situation se bloque définitivement et ce n'est qu'à ce moment-là qu'avec un nouvel abandon vengeur Frédéric devient l'amant de la courtisane. Nous sommes aux deux tiers du roman, huit années ont passé. Et cela coïncide avec la Révolution de 1848, mais la situation sentimentale est toute paradoxale, car Frédéric pleure devant Rosanette et en lui mentant lui fait croire que c'est de bonheur après avoir attendu si longtemps. La troisième partie est assez dramatique pour Frédéric qui veut participer à la politique de son temps, mais qui est rejeté comme aristocrate. Madame Arnoux ruinée par son mari disparaît de sa vie quotidienne, il ne supporte pas Rosanette de laquelle il a un bébé qui meurt peu après et qui ne l'intéresse guère, son mariage échoue enfin avec la récente veuve Mme Dambreuse qui ne s'étant intéressée à lui que par désoeuvrement supporte mal de découvrir que son véritable amour est ailleurs. Enfin, l'opportuniste Frédéric se rabat trop tard sur la solution de facilité avec la jeune Louise qui vient d'épouser son meilleur ami. Les années s'écoulent encore et le roman se termine sur une vision décapante de Frédéric jeune avec son meilleur ami partis avec des bouquets de fleurs dans une maison close dont ils préféreront s'enfuir en courant, faute d'audace et faute d'argent.
Je prévois maintenant d'étudier le style du roman, tout le début du roman qui est vraiment superbe avec le voyage sur le bateau, la fin qui est très belle. Le roman me semble plus inégal en son coeur, mais je pense commenter encore le caractère terne du style, certes adéquat à son sujet, à sa visée, dans le piétinement de l'action parisienne, étude qui dépasse bien sûr le cadre du seul rimbaldisme.

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Aujourd'hui comme hier, il a fait beau se balader dans les rues à la lumière d'or du soleil qui se reflétait puissamment dans le décor urbain, sur les carrosseries des voitures. On chauffait en s'y exposant, quoiqu'à l'ombre avec un bon souffle de la brise il fit plus frais. Mais vers cinq heures, une opposition nord-sud s'était dessinée, pendant qu'un goéland chassait un chat et dédaignait répondre à mon bonjour. Au nord, la ligne des montagnes du paysage grassois disparaissait dans un intense gris bleu psychédélique, et au sud, du côté de la mer, le ciel était bleu clair et dans les trouées entre les bâtiments le bleu du ciel à l'horizon se diluait, s'éclaircissait en blanc, puis en retournant la tête vers le nord on retrouvait ce gris sombre au bleu psychédélique qui noyait le paysage, estompant la ligne de crête des collines, mais juste devant soi tout était ébloui de soleil et se dessinait au regard avec la netteté d'un décor d'été, les murs colorés ou clairs des maisons et immeubles épars, les fleurs, les feuilles des arbres. En levant la tête, on constatait que la limite des nuages était juste au-dessus de nous, nous étions au point de rencontre des deux mondes, quelques instants avant que cesse le poudroiement d'or pour faire place à la pluie, et à l'ouest, du côté de l'Estérel, le soleil taillait les contours d'un nuage gris et blanc dans une ligne verticale en dents de scie qui donnait de la magie au relief du Tanneron. Une demie heure plus tard, l'univers devenu de grisaille était à la pluie, puis le soleil est revenu avec son rayonnement à travers les nuages comme un motif d'église au-dessus du Tanneron, et encore un peu plus tard, la soirée a été de nouveau éblouie par l'énorme globe rayonnant au ras de la montagne.

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J'ai vu l'affiche du nouveau Godzilla, et j'ai trouvé que ce dinosaure bonhomme qui nous tournait le dos au milieu des immeubles de la ville apocalyptique avait un dos bien voûté. Je pense que ça va être un sujet psychologique avec une créature tourmentée par la mélancolie.

mardi 22 avril 2014

Les Mérites de la tricherie

Le premier poème en vers français de Rimbaud que nous connaissions est un plagiat de la traduction des premiers vers du De Natura rerum de Lucrèce. Ce plagiat a été publié dans une revue de prestige scolaire, ce qui laisse à penser que la revue ne publiait pas pour une fois une copie de l'élève remise dans le cadre d'une épreuve, mais un travail sélectionné par le professeur de Rimbaud. En effet, nous n'imaginons pas notre talent précoce de poète se présentant à un concours et découvrant un texte latin dont il connaissait, pour son plus grand profit ce jour-là, la traduction par coeur. Le coup de génie et d'audace, c'est qu'il a réussi à tromper son professeur et tous les intermédiaires à la publication. Personne n'a remarqué qu'il s'agissait du texte retouché d'une parution toute récente, de l'année 1869, d'un des poètes parnassiens les mieux admis par la société, quoiqu'il faille nous tenir loin de l'idée de notoriété que nous serions tentés de lui conférer rétrospectivement à cause de son titre ultérieur de premier Prix Nobel de Littérature : Sully Prudhomme.
Les plagiats sont également présents dans la première création originale en vers français de Rimbaud : Les Etrennes des orphelins, puisque le jeune carolopolitain reprend plusieurs passages tels quels des oeuvres en vers de François Coppée.
Dans la mesure où Rimbaud va s'imposer comme poète parodique adepte de la réécriture de maints vers de ses prédécesseurs, Steve Murphy a proposé d'envisager des intentions parodiques dans cette captation de vers du plus en vogue des représentants de la toute nouvelle génération de parnassiens. Mais, en lisant et relisant ces "emprunts", je ne vois pas très bien comment quelqu'un pourrait prétendre affirmer qu'ils ont un quelconque caractère parodique. L'affirmation ne renvoie qu'à elle-même. Je ne peux pas considérer comme recevable l'argumentation qui consiste à dire qu'un même vers est touchant dans l'esprit d'un auteur et nécessairement dépréciatif dans l'esprit d'un autre. Il ne suffit pas de reproduire un vers de Coppée dans une oeuvre doucereuse pour qu'il y ait parodie, car il reste à déterminer comment est conçue la mièvrerie du récit. Est-ce que le récit a l'air de se lire, malgré sa fadeur, avec une certaine gravité ou est-ce que des procédés discrets infléchissent la lecture du côté de la raillerie ? Certes, le poème Les Etrennes des orphelins se ponctue sur une note dramatique saisissante, mais cette note fait tout à fait partie de la littérature édifiante et elle se retrouve dans Le Dormeur du Val. Les deux poèmes sont même très proches l'un de l'autre. Dans Le Dormeur du Val, la reprise insistante de la litote "Il dort" pour "Il est mort" finit par imposer l'idée que le soldat effectivement se régénère, mais cela n'empêche pas la note dramatique finale des "deux trous rouges au côté droit" qui doit encourager la Nature à redoubler d'attention pour le soldat christique. J'ai malheureusement beaucoup de mal à faire comprendre cette lecture défendue par plusieurs rimbaldiens (Jean-François Laurent, Steve Murphy), au commun des mortels, voire au commun des amateurs de poésie rimbaldienne. Je n'arrive pas à comprendre comment leur cerveau est conçu. Pour moi, ils ont de gros problèmes de logique. Le poème Les Etrennes des orphelins ne nous cache pas vraiment la réalité de la situation, le récit nous offre même le mot "Orphelins" (dans le titre comme au sein du poème "Orphelins de quatre ans), terme dont nous n'allons bien sûr pas réduire l'acception à la seule privation de père. Pourtant, le jeu avec les indices ne travaille pas simplement à nous faire bien ressentir que la mère n'est plus, et cela est finalement assez comparable dans son principe avec la reprise "Il dort" qui nie la mort dans Le Dormeur du Val, car effectivement dans Les Etrennes des orphelins le lecteur n'est pas invité à deviner la mort de la mère, la cause de son absence, mais il est invité à chercher où elle peut être, tout comme dans Le Dormeur du Val nous sommes conviés à nous persuader que le personnage est réellement plongé dans un sommeil réparateur dans un vallon humide et végétal gorgé de soleil "Il dort dans le soleil" comme un phénix appelé à renaître de ses cendres. Et la figure qui se substitue à la mère est celle d'un "Ange des berceaux" qui pourrait ne pas être une figure de substitution, mais la mère venue de l'au-delà visiter ses enfants dans leurs rêves. Cela n'empêche pas la note dramatique finale qui donne son sens et sa force à cet amour filial. Ce cadre de poésie édifiante ne posait problème à aucun lecteur, avant que la critique rimbaldienne ne s'en mêle pour essayer de faire cadrer une interprétation de ce poème avec l'image sans concession du poète rebelle telle qu'elle nous est parvenue. C'est une erreur. Il est clair à la lecture des Etrennes des orphelins que les enfants tristes dans la conscience d'être sans mère ont été réjouis par un rêve rose bonbon manifestant la présence d'au-delà du principe maternel, et donc de leur mère dans un miracle chrétien. Rimbaud a écrit ce texte-là, il faut l'admettre ainsi. Et une fois admis ce qu'il est nécessaire d'admettre, on comprend bien que les vers pris à François Coppée ne sont pas des moyens de le viser, ce qui serait déjà assez farfelu comme façon de faire, mais du réemploi.
Nous avons la chance avec les tout premiers vers de Rimbaud, latins comme français, de cerner une évolution en cours, avec de véritables mutations.
Verlaine qui voulait écarter ce poème, bien qu'il fût revenu à la foi chrétienne pour sa part, avait très bien compris que ce poème était une singularité dans le parcours du révolté. Il y voyait un moyen de récupération qui tournerait court.
Delahaye a témoigné en ce sens. Pour lui, jusqu'en 1868, Rimbaud fut un défenseur de l'église qui se méritait une réputation de "sale petit cagot". Il est devenu républicain en 1869, mais il est tant de façons de l'être et on comprend qu'une métamorphose est en cours qui n'empêche pas de derniers restes de s'exprimer d'une précédente composition au monde.
Et j'observe que précisément en 1868 Rimbaud a envoyé un poème en vers latins au Prince Impérial pour le féliciter de sa communion. Nous ne connaissons pas le contenu de cet envoi, le type de discours tenu. Nous savons que Rimbaud a été fortement semoncé pour cela.
Les rimbaldiens, face à cet événement, choisissent l'expectative et s'ingénient, par souci d'établir une continuité rebelle avec le portrait ultérieur évident du poète, à penser que le jeune carolopolitain avait peut-être critiqué le régime ou émis une note pré-communarde.
Franchement, j'ai beau tourner et retourner cela dans ma tête, je ne vois pas au nom de quoi Rimbaud irait polémiquer en vers latins dans une correspondance inouïe avec le Prince Impérial. Si Rimbaud veut critiquer le régime, il peut déjà écrire à l'Empereur directement, et encore même à ce niveau-là il est extrêmement naïf d'agir ainsi. Une critique séditieuse doit être publique, sue de tous. Rimbaud n'était pas fou au point d'organiser son suicide.
Il est évident que le choix du Prince Impérial était celui du confident avec lequel le rapprochement d'âge pouvait permettre un épanchement intime. Pour moi, il est clair comme de l'eau de roche qu'en 1868 Arthur Rimbaud s'est flatté d'être la plume en faveur du régime dans une amitié confiée au Prince Impérial qui pourrait ironiquement faire songer à la relation de Belmontet à Napoléon III.
Cette farce de la vie, les rimbaldiens n'ont pas seulement du mal à l'admettre, mais ils n'arrivent même pas à l'envisager et à la formuler.
Et l'humiliation cuisante dont des textes comme Un coeur sous une soutane et Les Premières communions contiennent sans aucun doute des marques allusives a fait basculer le sort politique de Rimbaud. Il n'était pas communard ou antibonapartiste par vocation. Il y avait sans doute des prédispositions qui pouvaient encore s'ignorer en 1868, mais un coup de pouce du destin a contribué au changement de destinée du poète. 
Le charme des Etrennes des orphelins relève sans aucun doute d'une ultime concession religieuse, vu que suit peu après la redoutable profession de foi grecque du poème Credo in unam qui elle achève de positionner Arthur face à la religion, mais Rimbaud a créé un long poème narratif dans continuité d'Hugo et de Coppée à des fins de publication, et cela non pas par arrivisme, mais parce qu'il semble qu'il a fallu que son premier poème soit une façon d'expurger sa prime adolescence.
Voilà ce qui me paraît complètement évident.
Mais, mon titre parlait des "mérites de la tricherie", et je m'en suis beaucoup éloigné. C'est que dans la genèse du Rimbaud poète que je viens de définir il convient de faire un sort à ses plagiats qui deviennent dans un tel cadre de compréhension d'authentiques rapts du poète, dès lors bien distincts des jeux perfides de réécritures ultérieurs dont plusieurs, et notamment Coppée, feront les frais. Beau choix de petits larcins, c'est le cas de quelques reprises de Coppée dans Les Etrennes des orphelins. Mais justement, il me semble que le plagiat introduit du rythme et des formules dans la création de Rimbaud qui doit alors se maintenir à la hauteur de ce qu'il ose s'approprier. Le plagiat n'épargne pas la sueur, car il diffuse son exigence au reste du travail du poète. C'est ainsi que je pense le sujet depuis longtemps.
Quant au plagiat de Sully Prudhomme, intitulé Invocation à Vénus, il est connu que le texte a été retravaillé et que l'énergie détournée d'un effort complet de traduction a été réinvestie dans le remaniement ou le perfectionnement d'allure, a été réinvestie dans le travail du style.
Or, je suis tombé sur un texte étonnant de Marcel Pagnol qui défend justement cette thèse. Il s'agit d'un passage du Temps des amours. En classe de quatrième, le professeur de latin, surnommé Zizi, fait travailler à ses élèves les Commentaires de César. Mais, un jour, une traduction de cet ouvrage se retrouve entre les mains du jeune narrateur :

    Il faut dire, sans modestie, que je sus m'en servir habilement. Après avoir retrouvé le chapitre d'où était extraite notre version latine de la semaine, j'en recopiais la traduction ; mais afin de ne pas éveiller la méfiance maladive de Zizi, je crédibilisais nos devoirs par quelques fautes. Pour Lagneau, deux contresens, deux faux sens, deux "impropriétés". Pour moi, un faux sens, une erreur sur un datif pris pour un ablatif, trois "impropriétés".
    Peu à peu je diminuai le nombre de nos erreurs, et j'en atténuai la gravité. Zizi ne se douta de rien : un jour, en pleine classe, il nous félicita de nos progrès, ce qui me fit rougir jusqu'aux oreilles. Car j'avais honte de ma tricherie et je pensais avec une grande inquiétude à la composition, qui aurait lieu en classe, sous la surveillance de Zizi lui-même : le jour venu, il nous dicta une page de Tite-Live, et je fus d'abord épouvanté. Cependant, en relisant ce texte, il me sembla que je le comprenais assez bien, et j'eus une heureuse surprise lorsque je fus classé troisième, tandis que Lagneau était classé onzième. Je compris alors que mes tricheries m'avaient grandement profité, en développant mon goût au travail, et mon ingéniosité naturelle.

lundi 21 avril 2014

Réaction au nouvel article de Jacques Bienvenu sur Commune, Hugo et Bateau ivre

Jacques Bienvenu vient de publier un nouvel article qui m'oblige encore une fois à réagir.
Voici le lien de son article et son titre (j'ai vainement essayé de mettre un lien en commentaire vers ma réaction à la suite de cet article) :


L'article est très intéressant, fort stimulant, et à mon sens bien meilleur que celui qui a précédé et auquel il renvoie.
Il relève l'intérêt pris par Hugo à défendre le poète communard condamné à mort Gustave Maroteau, mais Jacques Bienvenu oublie alors qu'il a publié sur son blog un article du rimbaldien non autorisé David Ducoffre qui jetait les bases d'une datation revue du Bateau ivre en fonction de deux faits d'actualité : la parution dans la presse du texte de la pièce Fais ce que dois de Coppée et précisément la condamnation à mort du poète communard Gustave Maroteau. J'ai repris cet argument dans ma chronologie des poèmes de Rimbaud.


Je cite l'extrait suivant :

   Cerise sur le gâteau, Rimbaud n'eut pas besoin de se souvenir du texte du drame Fais ce que dois représenté le 21 octobre 1871, puisque le texte en a été publié au même moment dans Le Moniteur universel, à proximité d'un feuilleton de Paul de Saint-Victor, lequel venait de publier son livre anticommunard Barbares et bandits dont la recension eut aussi lieu au mois d'octobre dans Le Figaro, Le Moniteur universel, etc. Le journal Le Monde illustré publiait des articles sur la vie des prisonniers dans les pontons à ce moment-là, tandis que Le Moniteur universel avait rendu compte des arrestations et exécutions des mois de juin-juillet-août dans une rubrique intitulée Les Epaves de la Commune. Précisons que le titre de cette rubrique Les Epaves de la Commune a marqué les esprits, puisque Félicien Champsaur l'a repris dans un article de L'Etoile française quelques jours avant de publier son article sur Le Rat mort où il cite un extrait des Chercheuses de poux. Revancharde, la presse amalgamait régulièrement Commune et Internationale. Avec Le Monde, Le Figaro plaisantait le procès d'un communard condamné à mort dont la jeunesse et la violence avaient retenu l'attention du public :
 Maroteau a trouvé un avocat : le National essaie de le justifier en disant qu'il s'était lancé dans le mouvement en poëte. En poëte est trouvé. Pourquoi ne pas le couronner de fleurs, ce pauvre enfant ? Le Monde a trouvé dans cette bizarre apologie le texte d'une agréable fantaisie.
[...]
- Prévenu, comment vous êtes-vous jeté dans le mouvement ? Est-ce en poëte ou bien en homme politique ? [...] et si vous avez été le jouet de la brise ? [...] (Le Figaro, 07/10, p.3)
   Voilà qui fait songer au Bateau ivre emporté dans le "Poëme / De la Mer" et à la vision finale du jouet d'enfant, le "bateau frêle" dans la "flache". Nous pouvons imaginer sans peine la rage écumante de Rimbaud à ces lectures. La volonté de devenir "épave" du Bateau ivre aurait également pour origine la volonté de répondre au drame de Coppée Fais ce que dois où il est question de la devise de Paris assimilant la capitale à un bateau, une réponse aussi aux blagues sur la condamnation à mort du quasi "enfant" Maroteau. Il va de soi que Rimbaud n'a jamais lu Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871, c'est une invention des critiques qui n'est appuyée par aucun témoignage, pas même celui suspect de Delahaye, et on peut penser que le sonnet Cocher ivre avec ses deux moments : exaltation et désastre, n'est pas un doublon burlesque du Bateau ivre, mais plutôt une de ses diverses sources. Ce n'est pas l'un des moindres intérêts d'une recherche dans la presse que d'offrir de sérieux arguments de remise en cause de la datation factice actuelle du Bateau ivre.


(Juillet-septembre) Fin-octobre - novembre 1871 : Le Bateau ivre(La description de la vie des prisonniers sur les pontons était d'actualité dans la presse en septembre-novembre 1871 et une section Les Epaves de la Commune relatait les arrestations et aventures de communards en fuite dans Le Moniteur universel, ce qui est à rapprocher de la mention finale des "pontons" et de la volonté d'une quille qui éclate. Le poème est probablement postérieur à la première représentation de la pièce Fais ce que dois de Coppée qui prend à partie les communards en rappelant la devise de la ville de Paris Nec fluctuat mergitur, mais postérieur aussi au procès en octobre du très jeune communard Maroteau que la défense présentait comme quelqu'un s'étant lancé dans la Commune en poète. Un extrait du Figaro du sept octobre raille cette défense, nous l'avons cité dans un autre article du blog Rimbaud ivre : "Du nouveau sur l'Album zutique : en feuilletant Le Moniteur universel". Ces éléments de datation nous paraissent fort plausibles dans la mesure où ils éclairent certains motifs du poème de véritables intentions du poète, et cela par la prise en compte d'une actualité qui continuait de traiter de la Commune des mois après la Semaine sanglante. En tout cas, l'idée que Rimbaud ait lu Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre n'est fondée sur rien. Le témoignage suspect de Delahaye se contentait d'avancer que Rimbaud emportait cette composition à Paris pour épater les Parnassiens.)

J'ai également publié une lecture communarde du Bateau ivre en 2006 dans la revue Parade sauvage n° 21 où j'ai nettement insisté sur le dialogue avec Hugo et pas seulement sur la reprise de procédés, d'images, etc. La dernière partie de mon article s'intitule "La réponse à Hugo". Je ne vais pas la citer ici. Juste sa première phrase :

Néanmoins, si Le Bateau ivre déploie un discours communard sur le modèle de la poésie hugolienne, il s'agit de retourner un tel appareil rhétorique contextuel contre Hugo lui-même.

Prenant le bon sens à rebrousse-poil, les rimbaldiens, dont Yves Reboul, avec sa bibliographie d'articles (page 435) de son livre Rimbaud dans son temps, ont préféré considérer que l'article de référence serait celui postérieur de Steve Murphy où il n'est nulle question de la sorte d'un dialogue avec Hugo, la référence poétique importante étant aux yeux de Murphy et de la majorité des rimbaldiens Le Voyage de Baudelaire. Alain Bardel fait un compte rendu extasié de l'article de Murphy sur son blog.
Comme d'habitude, pendant huit ans, je me plains en vain de ce mépris et quand quelqu'un développe des idées similaires je n'existe pas. J'ai raison contre tous, je serai nié puis ignoré. Je ne dis pas cela d'aujourd'hui, et là vous avez une nouvelle fois la preuve que ça se répète ainsi sans arrêt.
C'est ainsi pour l'Album zutique, c'est ainsi pour Voyelles, c'est ainsi pour Le Bateau ivre. Toujours pareil.
Je suis sans doute enfermé dans le groupe vague des rimbaldiens qui ont pensé à identifier les "juillets" aux émeutes révolutionnaires après Gengoux, référence plus autorisée. Tant mieux si, quand je n'étais pas né, quelqu'un y a pensé avant moi, je pouvais m'inquiéter du niveau de compétence des rimbaldiens.
Précisons encore que si on sait depuis longtemps que Pleine mer et Plein ciel sont des intertextes du Bateau ivre, j'ignore où on peut relever les réécritures des vers suivants dans un quelconque article rimbaldien.

Dans les clapotements furieux des marées

est une réécriture de ces vers de Pleine mer :

Dans le ruissellement formidable des ponts ;
La houle éperdument saccage
[...]
Rimbaud reprend l'idée d'un nom suffixé en "-ments" suivi d'un adjectif dont l'initiale est un "f", avec même rejet et de l'adjectif et du complément du nom dans le second hémistiche, tout cela dans un groupe prépositionnel introduit par "Dans".

Me lava, dispersant gouvernail et grappin

a pour modèle ce vers de Pleine mer :

Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot
On comprend que "lava" correspond quelque peu à "Dénude", mais encore comme Hugo a donné une impression de totalité à l'aide des initiales dans son second hémistiche "l'ét... et l'ét...", Rimbaud a uni par la consonne initiale le tout formé par "gouvernail et grappin".

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses

est une réécriture de :

Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre

Rimbaud est passé de "vaisseau" à "bateau", mots qui riment entre eux par-delà les poèmes distincts, il a conservé "perdu" et il a adapté le groupe prépositionnel du second hémistiche en conservant quelque peu leur syllabation "sous les cheveux des anses", "sous les vagues sans nombre".

Je prétendrai encore que le mot à la rime du vers 5, premier vers de la seconde strophe, fait étonnamment écho à ce même mot à la rime au même premier d'une deuxième strophe dans le célèbre Oceano Nox :

J'étais insoucieux de tous les équipages
Combien de patrons morts avec leurs équipages !
Le vers suivant :

Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots

est inspiré d'un vers du poème Conseil des Chants du crépuscule :

Plus léger sur ce flot que sur l'onde un vain liège
Ce n'est là qu'une partie du relevé que j'ai publié, notamment aux pages 56-57 de mon article de 2006 intitulé "Trajectoire du Bateau ivre".
J'avais également fortement insisté sur le couplage de l'idée de bain ou lavage avec la mention "pontons" dans plusieurs poèmes des Châtiments.

Vivement qu'on retrouve les articles et auteurs qui ont dit tout cela avant moi. Comme d'habitude, quoi ! Ou vivement qu'un Teyssèdre écrive un livre sur Voyelles ou sur Le Bateau ivre à recenser sur le blog si objectif d'Alain Bardel ou dans la revue Parade sauvage, puisque le mot d'ordre est donc donné de ne pas me citer dans les cénacles.

Je reviens maintenant sur l'article de Jacques Bienvenu qui prolonge l'idée de Jacques Roubaud sur "Qu'est-ce..." en l'appliquant au Bateau ivre, après l'avoir appuyée de références "hugolâtres" tirées du Petit traité de versification française de Banville.
Effectivement, Rimbaud se situe par rapport à Hugo. Je nuancerais toutefois le point de la versification. En effet, Rimbaud prétend aller plus loin qu'Hugo dans le dérèglement du vers, ce qui ne peut pas vouloir dire uniquement un acte de destruction antihugolien, car il prolonge Hugo et cela correspond aussi à de l'émulation. Et si j'ai cité des décalques évidents de Victor Hugo, c'est pour bien montrer que Le Bateau ivre n'est pas haineux à l'égard de la métrique hugolienne. Que du contraire !
Jacques Bienvenu est plus juste quand il parle de relever le gant que quand il applique la métaphore de Roubaud de destruction du vers hugolien. La liquidation du vers est réelle en 1872, avec "Qu'est-ce..." notamment, mais elle ne marche pas pour Le Bateau ivre, et même dans le cas de "Qu'est-ce..." si on y réfléchit à deux fois ce n'est pas précisément une destruction du vers d'Hugo. C'est une destruction de la tradition dans le prolongement de ce qu'avait initié Hugo et ce n'est même pas une liquidation du vers, puisque ce poème est en vers. J'estime qu'il faut parler de manière nuancée de ce dérèglement. Le slogan de Roubaud est pour moi trop grossier du geste métrique antihugolien.
Quant à l'idée de Michel Murat d'une radicalisation simple du Forgeron à "Qu'est-ce..." en passant par Le Bateau ivre, elle ne vaut que pour les procédés métriques, mais je ne sache pas que le poème Le Forgeron soit à un quelconque degré hostile à Hugo. Certains rimbaldiens, comme Steve Murphy, ont affirmé que le poème Le Forgeron s'opposait à l'esprit des petites épopées de La Légende des siècles. J'attends les preuves et les explications, parce que là ça dépasse mon entendement.
L'exaspération de Rimbaud à l'encontre d'Hugo est très marquée dans L'Homme juste, mais dans les autres écrits du jeune ardennais on note des oppositions, des parodies, une envie de se confronter intellectuellement ou politiquement au grand romantique, mais cette haine d'Hugo perdurant dans le temps me semble à démontrer. On ne peut pas se contenter d'affirmer que Rimbaud en veut à Hugo dans L'Homme juste et qu'à partir de là il est tout le temps dans la haine à son égard. Le seul autre aliment en ce sens est l'étrange constance de Verlaine ultérieurement à tenir des propos durs envers Hugo tout en dépréciant une partie majeure de son oeuvre. Rimbaud peut avoir une relation plus apaisée à Hugo quand il compose Le Bateau ivre, même si dans son portefeuille de manuscrits L'Homme juste se maintient comme un reproche violent qui lui est fait.

L'article de Jacques Bienvenu sur ce lien du Bateau ivre à Hugo est toutefois fort intéressant. Il montre qu'Hugo s'est intéressé personnellement au cas de Maroteau et que cela est relayé dans la presse. Il cite un passage de Maroteau admirateur d'Hugo qui d'ailleurs suffit à laisser penser que Rimbaud "relevant le gant" n'est pas automatiquement haineux à l'encontre du plus grand poète, sinon écrivain, de tous les temps quand il écrit Le Bateau ivre et on soupçonne plutôt qu'il pense bien, à la différence de Maroteau, se grandir par une saine émulation. Le Bateau ivre est loin d'être mesquin. A ce sujet, les oppositions que relève Jacques Bienvenu ne sont pas du tout le signe d'une réaction d'hostilité. Hugo décrit des prisonniers dans une situation horrible, ce qui entraîne cette absence d'aube, d'avenir, cette idée d'engloutissement amer. L'image interrogative du poète sur le refuge de la vigueur ne contredit pas en elle-même le discours d'Hugo. En revanche, le "Mais vrai j'ai trop pleuré" fait bien contraste à l'attitude de l'auteur des Châtiments considérant qu'il va pleurer à nouveau sur les pontons. L'opposition des images ne coïncide pas toujours avec une opposition des idées. Hugo aurait très bien pu lui-même présenter l'espoir de ces déportés et joindre à un poème sombre un poème avec aube et avenir, sous réserve qu'il eût trouvé l'angle politique qui lui convenait pour le faire. Hugo présente une scène triste, Rimbaud présente différentes scènes, dont certaines sous forme d'interrogation, d'autres antérieures à la rencontre avec les pontons. Et c'est dans le poème même de Rimbaud que l'aube exaltée est chassée par l'idée d'Aubes navrantes. Il convient d'observer dans un premier temps les liaisons entre les oeuvres et c'est à une étude approfondie des textes qu'il appartient de déterminer le conflit entre les deux poètes. Il ne faut pas envisager un conflit d'image à image, mais à la limite des oppositions d'emploi, des contrastes de procédés, ce qui n'est pas la même chose.
Pour ce qui est de la difficulté pour Rimbaud de lire Le Rappel à Charleville, lui qui en plus a travaillé un court moment au Progrès des Ardennes, je n'y crois pas. Et il faut de toute façon considérer que la presse en province publiait aussi des articles parus à Paris dans ses propres colonnes, c'était d'ailleurs le cas du Courrier des Ardennes (bien distinguer Progrès et Courrier des Ardennes). Que Rimbaud ait lu Pas de représailles dès avril sans prendre en mauvaise part Hugo le 15 mai 1871, et alors ? Le poème L'Homme juste n'est pas nécessairement une réaction immédiate et en vers à la lecture de ce poème d'Hugo. Enfin, je ne considère pas du tout évidente la remise en cause de la datation du poème L'Homme juste. Loin de là.

jeudi 17 avril 2014

Enjambements de mots en juillet 1871

Rimbaud signale à son professeur Georges Izambard en août 1870 un enjambement de mot à la césure de Paul Verlaine, mais il n'en commet pas lui-même ensuite pendant près d'un an.
En juillet 1871, j'observe une coïncidence.
A s'en fier aux deux versions de la fin de L'Homme juste qui nous sont parvenues, Rimbaud a osé son premier enjambement de mot dans un poème en juillet 1871, avec le mot "silencieux". Le mot composé "bec de canes" dans le même poème se rapproche de l'idée d'enjambement au milieu d'un mot. Certes, les versions ont pu être remaniées à Paris, mais rien ne permet de refuser l'idée que les deux audaces aient fait partie de la première version.
Ce même mois, le 14 juillet puis le 22 juillet, Verlaine à Valade puis Blémont expédie par courrier deux versions d'un sonnet "Bérénice" qui parodie Les Princesses de Banville, avec en prime un défaut de rime à la Catulle Mendès dans le remaniement du poème du 22 juillet.
Le 15 août, Rimbaud envoie à Banville un poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs qu'il date symboliquement du 14 juillet, poème où il est question de rimes.
Dans la continuité de l'importance accordée au traité de Banville par Bienvenu, je pense que les discussions autour de ce traité ont commencé en juillet entre Rimbaud et Verlaine, et non à Paris, et que la discussion dans leur courrier a concerné aussi les enjambements de mots.
La coïncidence m'invite en tout cas à envisager l'hypothèse.
Je pense que Rimbaud a cherché à entrer en contact avec Verlaine lors de ses séjours à Paris, et étant donné sa rencontre avec André Gill, sa recherche de l'adresse de Vermersch, il me semble que, du coup, quand Rimbaud salue Mérat et Verlaine comme deux vrais poètes dans sa lettre du 15 mai 1871, c'est qu'il sait que Mérat et Verlaine travaillent ensemble et qu'il est en voie de les approcher par un intermédiaire, car rien ne justifiait la mention de Mérat comme voyant, absolument rien. Ce n'est pas la peine de chercher à inventer la dimension de Mérat voyant aux yeux de Rimbaud, ça ne tient pas la route. Mérat était un parnassien qui avait un peu plus de succès que les autres, c'est tout, et encore une fois la coïncidence est trop forte de distinguer un collègue de Verlaine à l'Hôtel de Ville. Je veux bien qu'il y ait des coïncidences étonnantes, mais quand même. Là, sans arrêt, on tourne autour de Verlaine : Gill un zutiste, Vermersch un des principaux amis littéraires de Verlaine, Mérat le collègue, avec depuis longtemps Bretagne, avec encore ces coïncidences de date pour les enjambements de mots en juillet, et avec ce débarquement directement sous le toit de la belle-famille de Verlaine à la mi-septembre 1871.
Il est sensible que la rencontre Verlaine-Rimbaud vient de loin, ce n'est pas arrivé comme ça.
La coïncidence pour les enjambements de mots pourrait bien ne tenir qu'à une brève allusion de Rimbaud dans une lettre à Verlaine, les deux poètes en tout cas seraient déjà en contact à ce moment-là ou une lettre de Rimbaud à un contact de Verlaine serait venue à l'oreille de celui-ci.
En ce qui concerne l'Album zutique, il y a eu reprise de procédés du temps de l'Album des Vilains Bonshommes (sonnets à vers monosyllabiques, sonnets à deux, obscénités, parodies) et procédés nouveaux (dérèglement des rimes au plan des cadences), avec des éléments dont on ne sait pas précisément s'ils sont nouveaux ou prolongent ce qui se faisait déjà en 69 (parodie de L'Idole (à mon avis une reprise), vieux Coppées (à mon avis, une nouveauté parodique, malgré les deux dizains de La Bonne chanson qui ne permettent pas de trancher sur la présence ou non de dizains dans l'Album des Vilains Bonshommes). L'enjambement de mot ("tricolorement") dans Ressouvenir serait aussi une nouveauté comique, étant donné sa rareté dans l'Album zutique même, bien que dans la poésie lyrique, les enjambements de mots fussent déjà quelques-uns à cette époque.

lundi 14 avril 2014

A propos de l’article « Rimbaud ou le meurtre du père Hugo » de Jacques Bienvenu

   Le jeudi 3 avril 2014, Jacques Bienvenu a mis en ligne un article intitulé « Rimbaud ou le meurtre du père Hugo » où il s’en prend violemment à Benoît de Cornulier. J’extrais quelques citations de la note 5 :

Cette thèse a l’avantage d’être un [peu]  plus facile à lire que d’autres publications du même auteur […] Pour ma part,  j’observe que lorsque Cornulier passe de la métrique à l’interprétation il n’est pas convaincant. Le métricien a ses thuriféraires dans un petit cénacle où on se cite entre amis dans des publications confidentielles. Il serait temps d’ouvrir un peu le champ de la discussion. Je suis très réservé sur ses analyses, notamment sur celle du poème « Qu’est-ce pour nous… » qui a masqué ce qu’en disait Roubaud de vraiment génial. Ce dernier  avait ouvert une voie, Cornulier s’y est engouffr[é], sans l’avouer, sauf  à critiquer son prédécesseur. Il en est  résulté, à mon sens, un recul pour les études rimbaldiennes.

   Jacques Bienvenu reproche à Benoît de Cornulier sa discrétion à l’égard des antériorités de Jacques Roubaud, mais il laisse entendre encore que des idées dont on semble attribuer l’originalité à Cornulier et son école métrique viennent de travaux plus anciens. Et à cela s’ajoutent des provocations. Que vient faire là cette idée de « petit cénacle où on se cite entre amis » ? Il n’existe aucun différend connu entre Jacques Bienvenu et Benoît de Cornulier. Pourquoi sort-on ainsi du cadre de l’échange courtois ? Jacques Bienvenu ne cherche-t-il pas à construire un réseau autour de son blog ? Ne témoigne-t-il pas sur son blog être allé assister à un colloque à Venise ? N’est-il pas visible que Jacques Bienvenu veut lui-même une reconnaissance pour ses publications rimbaldiennes ? On peut reprocher aux universitaires de ne se citer qu’entre eux, d’avoir des voix autorisées, mais à ce moment-là il faut distribuer à tout le monde son chapelet et le faire sur des références précises, et aussi voir à la fois ce qui est à charge et ce qui est à décharge.
   Je remarque que Jacques Bienvenu, qui s’indigne des cénacles, souligne justement le fait que Jacques Roubaud est un mathématicien. L’identification est d’autant plus sensible que Bienvenu et Roubaud portent encore le même prénom. Mais, qu’est-ce que ça veut dire « Jacques Roubaud est un mathématicien » et des remarques du genre « on reconnaît là le mathématicien » ? Je trouve cela très condescendant à l’égard des littéraires. Je ne sache pourtant pas que Jacques Bienvenu soit le plus grand des mathématiciens, ni le plus grand des joueurs d’échecs. Une esquisse de biographie de Jacques Roubaud peut être consultée sur Wikipédia. C’est visiblement quelqu’un de normal qui a fait des études de maths. Alors, de quoi on parle ? D’intelligence supérieure pure ? Moi, je ne me considère certainement pas moins intelligent que Jacques Roubaud ou Jacques Bienvenu. D’une formation de qualité qui en jetterait partout où l’on passe ? En effet, la concurrence étant rude parmi les mathématiciens, voire parmi les scientifiques, il suffit qu’un peu de mathématiciens et scientifiques viennent dans les études littéraires pour ridiculiser tout le monde et faire toutes les découvertes ou mises au point dont ne seraient pas capables les littéraires. Ok, je note ! Ou bien serait-ce un état d’esprit ? J’observe déjà que Blaise Pascal y mettait de la division (pardon du jeu de mots) en distinguant les esprits géomètres et les esprits analytiques… Cette théorie de l’état d’esprit est-elle facile à établir comme objective ? Quelqu’un de brillant en mathématiques en terminale, s’il ne fait pas d’études de mathématiques, devient-il un sous-homme par rapport à ceux qui en font ? Qu’est-ce que Jacques Bienvenu connaît aux dossiers scolaires de Jacques Roubaud ou de Benoît de Cornulier ? Bref, le jugement de valeur « c’est un mathématicien » est subjectif et l’argument de la « structure commune à deux schèmes distincts » qu’on relie entre eux est à mes yeux superficiel, puisque ce sur quoi porte cette remarque, l’équation alexandrin = ordre social, est une métaphore dont on ne voit pas pourquoi elle témoignerait tout spécialement d’un esprit spécifiquement mathématicien. D’ailleurs, cette équation fonctionne très bien pour « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… », pour les césures des vers 11 et 12 du Bateau ivre, mais pour le reste elle n’a rien d’évident. Justement, les débats se poursuivent. Et en tout cas on pressent bien que la manier à tout bout de champ deviendrait vite caricatural.
   Précisons tout de même que Jacques Roubaud est toujours en vie, qu’il est publié pour ses recueils de poèmes dans la collection Poésie Gallimard, que, dans l’ouvrage de Michel Murat L’Art de Rimbaud, il n’est pas oublié dans la question du renouvellement des études métriques. Jacques Roubaud est bien cité en compagnie de Benoît de Cornulier et Jean-Pierre Bobillot, lequel Jean-Pierre Bobillot qui est lié à l’approche métricométrique de Cornulier est bien pour sa part dans la continuité de l’idée clef de Roubaud que la destruction de l’alexandrin est le prolongement des idées révolutionnaires communardes. Bref, on ne peut pas dire qu’un anonyme dans la foule est spolié et Jacques Roubaud peut très bien se défendre quant à ses querelles d’antériorité, et il est dans tous les cas cité par Cornulier, puisque Jacques Bienvenu signale dans son étude les critiques du travail de Jacques Roubaud.
   La grande question, ce serait déjà de déterminer pourquoi il n’y a pas eu de rencontre ou confrontation entre Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier auparavant. Benoît de Cornulier a-t-il cherché à entrer en contact avec Jacques Roubaud qui l’avait devancé ? Jacques Roubaud a-t-il ignoré le brillant successeur ? Aux deux intéressés de répondre à cela. Je peux concéder tout-à-fait à Jacques Bienvenu qu’il y a là un problème et que, dans tous les cas, Cornulier aurait pu marquer plus nettement une dette à l’égard de son prédécesseur. Mais, en faisant lui-même ce procès, Jacques Bienvenu se permet des jugements excessifs que son lecteur ne pourra d’ailleurs pas vérifier automatiquement, car les jugements de Bienvenu ne sont pas accompagnés d’exemples, et quand bien même ils le seraient, ils relèveraient d’une sélection. Ainsi, les critiques de Cornulier du travail de Roubaud peuvent être fondées et justes. Je vais le montrer. Pour ce qui est de l’interprétation, Jacques Bienvenu se permet de considérer que Cornulier n’est pas convaincant. C’est son avis personnel. Mais, Benoît de Cornulier, en-dehors de toute analyse métrique ou indépendamment d’analyses métriques corollaires, a publié des articles majeurs qui ont permis de progresser dans la compréhension de poèmes tels que Chant de guerre Parisien, Jeune Ménage, « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… », etc. Ses articles sont émaillés d’analyses de détail sur des points de grammaire qui sont des pépites pour les rimbaldiens. Jacques Bienvenu a-t-il autant contribué que Benoît de Cornulier à l’élucidation du sens de poèmes ou de passages de l’œuvre de Rimbaud ? A mon avis, non. Jacques Bienvenu est un rimbaldien important, mais il n’est pas pour moi quelqu’un qui a proposé un article d’élucidation du sens d’une phrase ou d’élucidation du sens des poèmes, à partir d’outils grammaticaux, d’une science de l’élaboration du texte. Je vais revenir là-dessus avec des exemples pour que ce soit bien clair. Surtout, Jacques Bienvenu reproche sans doute à Cornulier de ne pas avoir compris l’importance d’Hugo, du vers de Banville, il peut lui reprocher une étude complètement erronée de Juillet et sans doute d'avoir manqué une analyse en fonction de Banville des sizains de Chanson de la plus haute Tour. Premier point : Oui, je pense personnellement que Benoît de Cornulier aurait dû faire état, quitte à témoigner de réticences, de l’idée stimulante de Bienvenu, et juste à mon sens, que le traité de Banville a eu un rôle décisif dans l’évolution métrique de Rimbaud. Mais au moins, il me semble que Cornulier n’a pas eu l’inélégance de reprendre à son compte cette idée, pas plus que la datation de ce traité fixée par Bienvenu. Et de toute façon, l’idée de Bienvenu est appelée à faire son chemin. Deuxième point : Oui, il y a à prendre et à laisser dans le travail de Cornulier, comme dans les travaux de Murphy, Reboul, Claisse, moi-même et Bienvenu lui-même. Et alors ? Ce n’est pas une raison pour ignorer toutes les interprétations brillantes que Cornulier a pu faire par ailleurs. Et précisément, en ce qui concerne les enjambements de mots, puisque Cornulier a commencé à travailler sur les effets de sens des enjambements de mots, il a donné une explication de la césure sur « Péninsules » du Bateau ivre dans un article paru en 1980, explication qui joue sur l’étymologie latine du mot (pén-insule = presque île, paene (presque) insula a donné en latin paeninsula). Le préfixe « pén- »  est arraché à sa base « insules » pour exprimer le détachement d’un corps emporté par les « clapotements furieux des marées », idée reprise sans la référence par Michel Murat dans son livre L’Art de Rimbaud. Selon Bienvenu, Cornulier ne cite pas franchement Roubaud et interprète mal les poèmes, mais à décharge il manque dans l’article de Jacques Bienvenu ce point capital qui me semble nettement intéresser le sujet métrique de l’enjambement de mot à la césure.
   Mais Jacques Bienvenu déclare encore que les travaux de Cornulier sont difficiles à lire et en même temps que nous avons régressé avec son école de Nantes par rapport au travail de Roubaud, sachant que d'autres références encore prédominaient à l'époque, mais peu importe.
   Jacques Bienvenu reconnaît que la lecture des travaux de Cornulier lui est difficile, et je dirai que c’est dans toutes ces choses difficiles qu’il pourrait apprécier l’originalité et l’importance de l’apport de Benoît de Cornulier. Et j’affirme très clairement qu’à mes yeux Jacques Bienvenu n’est pas un spécialiste de versification. L’article même de Bienvenu peut être repris sur bien des points, ses critiques radicales montrent assez qu'il méconnaît toute l'étendue des points de débat dans les études métriques. En tout cas, Benoît de Cornulier critique la méthode de Roubaud qui véhicule le préjugé de la position accentuée à la césure ou en fin de vers. Il critique aussi le fait que Roubaud a répertorié comme déviants des vers qui sont tout à fait classiques et il pense qu’il faut inverser la logique de Roubaud pour mieux mettre en relief les phénomènes intéressants, ce dernier point est expliqué dans l’article de Cornulier de 1980 où figure le commentaire de l’effet de sens sur « péninsules » et dans Théorie du vers l’ouvrage à lire en priorité de Cornulier, dans la partie Conclusions, le créateur d'une "école de Nantes" cite pages 285-286 la méthode de Roubaud pour expliquer en quoi elle ne lui convient pas. Il est vrai que le traitement est un peu cavalier et qu’une comparaison plus minutieuse était alors souhaitable. Mais, en tout cas, Cornulier ne prétend pas avoir eu les idées de Roubaud, Rochette et Martinon. Cornulier s’est opposé à une interprétation métrique dominante qui ne se souciait plus de césures, et il avait bien sûr des alliés possibles avec Roubaud, Rochette et Martinon, mais des alliés dispersés, clairsemés. Ce que revendique Cornulier, c’est une méthode non intuitive, et c’est d’ailleurs paradoxalement à cause de cette méthode non intuitive que Cornulier a sous-évalué les aspects stimulants de la thèse de Roubaud : alexandrin = ordre social, et relation métrique de compétition avec Hugo, puisque justement ces idées-là demeuraient intuitives et problématiques à démontrer. La méthode de Cornulier a nettement mis en avant le critère de reconnaissance de l’égalité dans la poésie en vers (alors qu’il y avait seulement une idée de limite de la perception du nombre syllabique qui voyageait dans les ouvrages métriques, l’égalité n’était pas un critère aussi impérieux) et il a détruit l’idée que la structure du vers français soit en fonction d’accents. Je ne vais pas énumérer les mérites de Cornulier sur le vers, la rime ou la strophe. Je dis simplement que dans ce que Bienvenu déclare des lectures peu accessibles il y a tout ce qui fait que pour moi, Murat, Murphy et plein de gens Cornulier est un réel spécialiste des questions de versification. Et ironie du sort, les universitaires se sont braqués contre Cornulier qui n’a pas du tout été unanimement reconnu pour son travail. (Il me fait sourire de lire dans un commentaire de Bienvenu à la suite de son article que les universitaires ont été rebutés en métrique par la manière dont écrivait cette école de Nantes, problème d'indifférence, de mépris du mécanisme qui est bien plus profond.) Car justement il n’a pas plu du tout aux universitaires de renoncer à une théorie accentuelle qu’ils enseignaient comme allant de soi dans les classes, enseignement relayé dans les lycées et écrits sur la versification, etc. Et Cornulier ne s’inspire pas platement de Martinon, il reprend ce qu’il y a de bon dans Martinon, mais le conteste forcément, puisque Martinon était l’adepte d’une théorie du vers alexandrin à quatre accents, deux fixes et deux mobiles. Ensuite, il faut se méfier, car les critères élaborés par Cornulier ne sont pas la reprise d’un métricien en particulier du vingtième siècle, Martinon ou autre, mais la synthèse de tout ce qui a toujours été mentionné dans les traités et arts poétiques depuis au moins le seizième siècle. La proscription des césures sur prépositions, sur déterminants, les arts poétiques les citent. Ils énumèrent des cas de figure, etc. Lisez Sébillet, Ronsard, Peletier du Mans, Lancelot, Mourgues, etc. Et je ne vois pas ce qu’il y a de compliqué à comprendre les critères des métriciens. Parce qu’on n’a pas appris la catégorie des proclitiques à l’école, on va se déclarer incapable de comprendre ? C’est du cirque ! Je ne vous cache pas le mépris que m’inspire cette incapacité. Allez ! Parlons plutôt de paresse, tout le monde sera content.
   Venons-en à ce fameux vers de Banville daté de 1861. Jacques Bienvenu le transcrit fautivement dans son article : « Où je filais pensivement la laine blanche » au lieu de « Où je filais pensivement la blanche laine ». Pour rester simple et accessible à son lecteur, Bienvenu ne parle que de l’enjambement de mot, mais je signale que du coup cela fausse toutes les critiques parallèles qu’il fait à l’égard de Cornulier. Pire encore, l’analyse de Bienvenu est insuffisante et il manque le point capital du « e » de « pensivement » qui est toute la raison d’être du jeu opéré par Banville. C’est le truc important au-delà de l’enjambement de mot. Mais traiter ce « e », c’est commencer à affronter les considérations compliquées des métriciens inévitablement.
   Qui plus est, ce vers a été relevé par Martinon, et il est présent dans le répertoire des premiers vers à enjambement de mot dans le dossier des métriciens Cornulier, Gouvard, etc.
   Certes, Cornulier, puis Gouvard, ont mis en doute la datation du vers. Et aucun des deux n’est allé vérifier à Paris la leçon de la version originale de 1861. Mais il n’en reste pas moins que le recensement est fait, c’est déjà un premier point. Que le vers soit daté de 1861, 1866 ou 1867, il n’a pas échappé à l’attention. Ensuite, je trouve anormal que Bienvenu ne fasse pas remarquer que la thèse de Gouvard a été publiée quelques années après sa soutenance, et qu’il se pose la question du remaniement ou pas de cette thèse, car, entre-temps, Benoît de Cornulier a publié son deuxième ouvrage important en fait de versification, et je laisserai aux gens qui le liront le soin de juger s’il est compliqué à comprendre ou non. Dans cet ouvrage, cinq vers clefs de l’année 1861 sont relevés dont deux enjambements de mots, l’un de Banville, l’autre de la poétesse obscure madame de Blanchecotte. Il est bien sûr question du vers célèbre de Banville qu’en 1994 dans L’Art poëtique Cornulier admet de 1861. Ce vers a alors une valeur inaugurale. Car, si l’article de Bienvenu est intéressant, il faut ramener cela à de justes proportions. Dans l’approche non intuitionniste de Cornulier, on s’arrête au constat qu’à partir de 1861 les enjambements au milieu d’un mot vont commencer à devenir courants. Le problème, et là Bienvenu a raison, c’est qu’assez étrangement les métriciens n’ont jamais appuyé l’idée que tout vers à enjambement de mot se référait à celui de Banville. En gros, les premiers avaient pu s’inspirer de Banville, mais les suivants avaient pu s’inspirer d’un ou l’autre successeur, voire pratiquer l’enjambement de mot simplement parce que c’était dans l’air du temps. Les métriciens se sont contentés de relever des enjambements de mots, et comme ils n’ont pas voulu sans preuve au cas par cas dire que le vers de Banville avait une influence décisive, ils ont proposé une thèse d’évolution d’époque, ce qui était une forme ignorée d’intuition, certainement erronée, mais encore ils ont du coup négligé de considérer le cadre dans lequel fut publié ce premier enjambement de mots, ce à quoi, à leur différence, Bienvenu s’est montré nettement sensible. Il y a certes là un raté des métriciens. Et j’éclaire ici quelque peu les raisons de cet échec.
   Maintenant, il y a moi. A l’inverse de ce qui est reproché par Bienvenu à Cornulier et Gouvard, je n’ai pas mis en doute l’année de l’apparition de la nouvelle césure banvillienne, mais influencé par l’édition philologique de Edwards des Œuvres complètes de Banville, j’ai cru d’après l’annotation que le vers était transcrit différemment dans l’édition originale des Exilés en 1866-1867. J’ai pu corriger cette erreur d’appréciation avant publication grâce à Jacques Bienvenu qui avait vérifié de son côté sur une édition originale même. A cause de cette erreur, je ne pouvais pas supposer une influence du vers de Banville sur les « péninsules » du Bateau ivre. J’avais vérifié expressément en ce sens sur l’édition philologique et je fus joliment induit en erreur. Du coup, j’étais forcé de me rabattre sur l’idée que le premier enjambement de mots jamais lu par Rimbaud était celui des Fêtes galantes qu’il cite dans une lettre à Izambard en 1870.
   Toutefois, je considérais déjà qu’en revanche l’enjambement de mot sur « tricolorement » était une imitation précise du vers de Banville, j'attache nettement mon nom à cette vue. Mon idée était que le vers avait été composé à Paris dans un contexte où les poètes n’avaient pas manqué de lui expliquer l’origine banvillienne de cette mode, la datation du Bateau ivre étant elle problématique et souvent ramenée à l’été 1871 à Charleville. J’ai depuis plusieurs fois indiqué cela sur internet et ce résultat figure même dans mes articles sur le site de Jacques Bienvenu, si je ne m’abuse, ceux sur l’influence du traité de Banville, avec d’ailleurs un avant-propos de Bienvenu lui-même.
   Plus précisément, je veux introduire deux considérations. Premièrement, dans la correspondance de Verlaine, lettre à Valade du 14 juillet 1871, on observe la présence d’un sonnet parodiant Banville avec un enjambement de mots au vers 3 « Et dans la plainte langoureuse des fontaines », oui entre « lan » et « gou » passe la césure, sonnet qui suit immédiatement deux « dixains » à la manière de Coppée qui figureront dans l’Album zutique. Ce sonnet parodique des Princesses intitulé "Bérénice" dont j'ai déjà traité figure à nouveau dans une lettre à Blémont du 22 juillet avec un défaut de rime inspiré d'un exemple du recueil Philoméla de Catulle Mendès. Tout cela a de l'importance pour l'histoire du zutisme.
   Ensuite, puisque plusieurs semblent avoir constaté la ressemblance entre certains vers de Mallarmé et le vers de Banville, et puisque la question de l’antériorité critique est dérisoire à ce niveau-là, je vais préciser aussi que j’ai développé une idée précise qui est qu’à plusieurs reprises le vers de Banville a été imité, mais la plupart du temps pour y ajouter une petite subtilité.
   Le morphème « -ment » est pratiquement l’unique suffixe utilisé pour former des adverbes. On relève bien un suffixe « -ons » pour un petit nombre de locutions adverbiales « à reculons », « à tâtons », mais parmi les adverbes il y a donc une importante famille d’adverbes en « -ment », dont une grande partie est formée par l’adjonction d’un adjectif au féminin au suffixe « -ment » qui était à l’origine un nom féminin. Et cet accord au féminin de l’adjectif entraîne la présence d’un « e » particulier au sein de l’adverbe, comme c’est le cas pour « pensivement », et il va de soi que connaissant la science rythmique, sinon les exemples italiens, médiévaux, voire anglais, Banville s’est appuyé sur ce « e » pour construire son enjambement de mots : « Où je filais pensi-vement la blanche laine ».
   Ce « e » est le dernier moyen de rendre acceptable la césure en cas d’enjambement de mot. Une forme concurrente va se développer, le découpage en fonction des composantes d’un mot (préfixe, base, suffixe) « l’in+fini », « pén+insules », etc. Et des entorses plus graves sont essayées, ainsi par Verlaine dans le fameux vers cité par Rimbaud, puisque la césure ne souligne pas l’étymologie du mot : « Et la tigresse épou+vantable d’Hyrcanie ».
   Dans le cas très clair des adverbes en « -ment », que vont faire les poètes ? Mallarmé va pratiquer la césure de Banville sur deux adverbes qui n’ont pas la même construction que « pensivement » adjectif féminin plus « ment », et du coup n’ont pas ce son du « e » après la césure qui aide à faire digérer l’audace : « indo+lemment » et « noncha+lamment », et les deux vers de Mallarmé s’opposent l’un à l’autre au plan de l’orthographe. Mallarmé a pratiqué une troisième fois l’enjambement de mot banvillien, cette fois il a conservé le « e » après la césure, mais il a modifié le nombre de syllabes de l’adverbe. Le choix d’un mot de quatre syllabes « pensivement » permettait à Banville de jouer l’ambiguïté, ce que commente très bien Benoît de Cornulier, entre trimètre et alexandrin à césure normale. Et on peut même préciser, que la césure tombe au milieu de ces quatre syllabes, tout est fait pour que les deux structures puissent être appréciées à la fois, malgré l’audace : « Où je filais, / pensi-vement / la blanche laine » Le repérage de la césure normale est même facilité par la lecture en trimètre, tel est l’effet paradoxal de la concurrence des deux lectures. Mais si on choisit un adverbe de trois syllabes « simplement », « longuement », etc., on s’éloigne de la netteté du procédé de Banville, et c’est ce qu’a fait Mallarmé. Or, de son côté, Rimbaud a songé à accroître d’une syllabe l’adverbe avec ce fameux « tricolorement » zutique.
   Mais d’autres poètes se sont inspirés du vers de Banville et en le calquant ont créé autre chose. Dans son théâtre en vers, Catulle Mendès a proposé un trimètre avec trois adverbes en « -ment » et évidemment celui qui est au centre enjambe la césure avec le même scrupule qu’y a mis Banville.
   Redoutable versificateur, Verlaine a eu l’idée géniale de pratiquer l’enjambement banvillien dans le cadre de vers de dix syllabes, tantôt avec une césure à la quatrième syllabe (« lent-ement » dans Les Amies), tantôt à la cinquième syllabe (« Qui mélancoli+quement coule auprès » dans les Poëmes saturniens). On a là toute la preuve de l’importance considérable du vers de Banville. Et fort de cette idée de calque, j’ai prétendu identifier d’autres césures dans d’autres poèmes, et je m’en suis servi pour étudier des vers de 1872. Par exemple, dans Jeune Ménage, le vers « Peu sérieuse-ment et rien ne se fait » a le culot de déplacer l'adverbe enjambant la césure d’une syllabe par rapport à la méthode de Banville. Une méthode similaire venait d’être appliquée par Verlaine lui-même pour l’expression « voulez-vous donc » de Colloque sentimental des Fêtes galantes à sa pièce banvillienne Les Uns et les autres datée de septembre 1871.
  Dans le cas de Michel et Christine, je n’écarte pas l’idée de trouver une césure au poème, et je me demande si elle n’est pas après la quatrième syllabe « Chevauchent len+tement leurs pâles coursiers » Cette idée de calque et celle de dépassement des audaces antérieures peuvent préparer le terrain à une approche nouvelle des poèmes en vers de 1872.
   Voilà pour le tour d’horizon. Je ne m’arrête pas ici à simplement constater un enjambement de mot à la césure en méprisant tout ce qui s’est fait d’autre. Je ne fais en revanche pas grand cas de ceux qui veulent aimer la poésie en n'ayant à supporter que les considérations les plus simplistes possibles sur la versification. Je ne cherche pas à me faire aimer du plus grand nombre. Je reprendrai prochainement le cas du poème Chanson de la plus haute Tour, car j’estime qu’il y a dans la confrontation des lectures bien distinctes de Cornulier et Bienvenu un problème patent qui apparaît, et qui moi m’intéresse. En l'état, je ne polémiquerai pas plus en parlant de ma collaboration passée avec Bienvenu et je continuerai de dire ce que je pense, et j'estime abusives les charges de Bienvenu contre Cornulier, comme j'estime qu'il faut des preuves sur le papier d'une spécialisation métrique. Je ne me permets pas moi de donner des leçons de mathématiques à Bienvenu, je ne vois pas comment il peut juger de haut quelqu'un dont le métier est l'analyse métrique, sans avoir à prouver chacune de ses assertions.
Dans son article, Jacques Bienvenu ne démontre pas que Rimbaud s'inspire du vers de Banville. L'idée de présenter une vague ressemblance entre les premières syllabes de "péninsules" et "pensivement" ne prouve rien en soi.
Je donne ici des preuves tangibles de la valeur de référence du vers de Banville, en faisant état non de deux, mais de trois vers de Mallarmé (Martinon a relevé en 1909 un pastiche d'un de ces vers de Mallarmé par Richepin), en exhibant un vers de Rimbaud (Ressouvenir), en signalant à l'attention un vers de Mendès et deux décasyllabes de Verlaine, et en expliquant comment chaque vers est différent de celui de Banville, puis je m'en sers pour montrer qu'il y a visiblement un jeu sur la césure dans les vers de 1872 de Rimbaud.
Je ne répondais ici qu'à ce qui concernait le mépris pour le travail remarquable de Cornulier. L'article de Bienvenu me paraît se comprendre ainsi : Jacques Roubaud a mis en avant l'idée que la destruction du vers alexandrin par Rimbaud était une atteinte à la royauté hugolienne en fait de versification. Ce n'est pas cette importance conférée à Hugo qui est nouvelle dans l'article de Bienvenu, mais c'est le fait que Bienvenu peut rattacher cela au fait que Rimbaud a lu et médité le traité de Banville, de telle sorte que cela a précipité sa révolution du vers. Et en citant des extraits de ce traité où Banville fixe l'importance indépassable d'Hugo, il montre bien que cette thèse est tout à fait pertinente. J'y adhère sans problème, mais je signalerai quand même qu'il faut rester prudent. Parler de destruction de l'alexandrin hugolien, ce n'est pas assez nuancé, vu que Hugo avait touché au vers et vu qu'il est aussi question d'aller plus loin que ne l'a été Hugo lui-même. Dans le même ordre d'idées, le dérèglement du vers fait sans doute suite à la lecture décisive du traité de Banville, mais des audaces métriques nouvelles ont vu le jour dans la période 1820-1833 et ont repris de plus belle à partir de 1855. Tout cela n'est pas venu par hasard et ce contexte historique mieux précisé permet d'ailleurs de comprendre concrètement ce qui fait qu'Hugo puisse être en point de mire derrière le traité de Banville.