lundi 21 avril 2014

Réaction au nouvel article de Jacques Bienvenu sur Commune, Hugo et Bateau ivre

Jacques Bienvenu vient de publier un nouvel article qui m'oblige encore une fois à réagir.
Voici le lien de son article et son titre (j'ai vainement essayé de mettre un lien en commentaire vers ma réaction à la suite de cet article) :


L'article est très intéressant, fort stimulant, et à mon sens bien meilleur que celui qui a précédé et auquel il renvoie.
Il relève l'intérêt pris par Hugo à défendre le poète communard condamné à mort Gustave Maroteau, mais Jacques Bienvenu oublie alors qu'il a publié sur son blog un article du rimbaldien non autorisé David Ducoffre qui jetait les bases d'une datation revue du Bateau ivre en fonction de deux faits d'actualité : la parution dans la presse du texte de la pièce Fais ce que dois de Coppée et précisément la condamnation à mort du poète communard Gustave Maroteau. J'ai repris cet argument dans ma chronologie des poèmes de Rimbaud.


Je cite l'extrait suivant :

   Cerise sur le gâteau, Rimbaud n'eut pas besoin de se souvenir du texte du drame Fais ce que dois représenté le 21 octobre 1871, puisque le texte en a été publié au même moment dans Le Moniteur universel, à proximité d'un feuilleton de Paul de Saint-Victor, lequel venait de publier son livre anticommunard Barbares et bandits dont la recension eut aussi lieu au mois d'octobre dans Le Figaro, Le Moniteur universel, etc. Le journal Le Monde illustré publiait des articles sur la vie des prisonniers dans les pontons à ce moment-là, tandis que Le Moniteur universel avait rendu compte des arrestations et exécutions des mois de juin-juillet-août dans une rubrique intitulée Les Epaves de la Commune. Précisons que le titre de cette rubrique Les Epaves de la Commune a marqué les esprits, puisque Félicien Champsaur l'a repris dans un article de L'Etoile française quelques jours avant de publier son article sur Le Rat mort où il cite un extrait des Chercheuses de poux. Revancharde, la presse amalgamait régulièrement Commune et Internationale. Avec Le Monde, Le Figaro plaisantait le procès d'un communard condamné à mort dont la jeunesse et la violence avaient retenu l'attention du public :
 Maroteau a trouvé un avocat : le National essaie de le justifier en disant qu'il s'était lancé dans le mouvement en poëte. En poëte est trouvé. Pourquoi ne pas le couronner de fleurs, ce pauvre enfant ? Le Monde a trouvé dans cette bizarre apologie le texte d'une agréable fantaisie.
[...]
- Prévenu, comment vous êtes-vous jeté dans le mouvement ? Est-ce en poëte ou bien en homme politique ? [...] et si vous avez été le jouet de la brise ? [...] (Le Figaro, 07/10, p.3)
   Voilà qui fait songer au Bateau ivre emporté dans le "Poëme / De la Mer" et à la vision finale du jouet d'enfant, le "bateau frêle" dans la "flache". Nous pouvons imaginer sans peine la rage écumante de Rimbaud à ces lectures. La volonté de devenir "épave" du Bateau ivre aurait également pour origine la volonté de répondre au drame de Coppée Fais ce que dois où il est question de la devise de Paris assimilant la capitale à un bateau, une réponse aussi aux blagues sur la condamnation à mort du quasi "enfant" Maroteau. Il va de soi que Rimbaud n'a jamais lu Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871, c'est une invention des critiques qui n'est appuyée par aucun témoignage, pas même celui suspect de Delahaye, et on peut penser que le sonnet Cocher ivre avec ses deux moments : exaltation et désastre, n'est pas un doublon burlesque du Bateau ivre, mais plutôt une de ses diverses sources. Ce n'est pas l'un des moindres intérêts d'une recherche dans la presse que d'offrir de sérieux arguments de remise en cause de la datation factice actuelle du Bateau ivre.


(Juillet-septembre) Fin-octobre - novembre 1871 : Le Bateau ivre(La description de la vie des prisonniers sur les pontons était d'actualité dans la presse en septembre-novembre 1871 et une section Les Epaves de la Commune relatait les arrestations et aventures de communards en fuite dans Le Moniteur universel, ce qui est à rapprocher de la mention finale des "pontons" et de la volonté d'une quille qui éclate. Le poème est probablement postérieur à la première représentation de la pièce Fais ce que dois de Coppée qui prend à partie les communards en rappelant la devise de la ville de Paris Nec fluctuat mergitur, mais postérieur aussi au procès en octobre du très jeune communard Maroteau que la défense présentait comme quelqu'un s'étant lancé dans la Commune en poète. Un extrait du Figaro du sept octobre raille cette défense, nous l'avons cité dans un autre article du blog Rimbaud ivre : "Du nouveau sur l'Album zutique : en feuilletant Le Moniteur universel". Ces éléments de datation nous paraissent fort plausibles dans la mesure où ils éclairent certains motifs du poème de véritables intentions du poète, et cela par la prise en compte d'une actualité qui continuait de traiter de la Commune des mois après la Semaine sanglante. En tout cas, l'idée que Rimbaud ait lu Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre n'est fondée sur rien. Le témoignage suspect de Delahaye se contentait d'avancer que Rimbaud emportait cette composition à Paris pour épater les Parnassiens.)

J'ai également publié une lecture communarde du Bateau ivre en 2006 dans la revue Parade sauvage n° 21 où j'ai nettement insisté sur le dialogue avec Hugo et pas seulement sur la reprise de procédés, d'images, etc. La dernière partie de mon article s'intitule "La réponse à Hugo". Je ne vais pas la citer ici. Juste sa première phrase :

Néanmoins, si Le Bateau ivre déploie un discours communard sur le modèle de la poésie hugolienne, il s'agit de retourner un tel appareil rhétorique contextuel contre Hugo lui-même.

Prenant le bon sens à rebrousse-poil, les rimbaldiens, dont Yves Reboul, avec sa bibliographie d'articles (page 435) de son livre Rimbaud dans son temps, ont préféré considérer que l'article de référence serait celui postérieur de Steve Murphy où il n'est nulle question de la sorte d'un dialogue avec Hugo, la référence poétique importante étant aux yeux de Murphy et de la majorité des rimbaldiens Le Voyage de Baudelaire. Alain Bardel fait un compte rendu extasié de l'article de Murphy sur son blog.
Comme d'habitude, pendant huit ans, je me plains en vain de ce mépris et quand quelqu'un développe des idées similaires je n'existe pas. J'ai raison contre tous, je serai nié puis ignoré. Je ne dis pas cela d'aujourd'hui, et là vous avez une nouvelle fois la preuve que ça se répète ainsi sans arrêt.
C'est ainsi pour l'Album zutique, c'est ainsi pour Voyelles, c'est ainsi pour Le Bateau ivre. Toujours pareil.
Je suis sans doute enfermé dans le groupe vague des rimbaldiens qui ont pensé à identifier les "juillets" aux émeutes révolutionnaires après Gengoux, référence plus autorisée. Tant mieux si, quand je n'étais pas né, quelqu'un y a pensé avant moi, je pouvais m'inquiéter du niveau de compétence des rimbaldiens.
Précisons encore que si on sait depuis longtemps que Pleine mer et Plein ciel sont des intertextes du Bateau ivre, j'ignore où on peut relever les réécritures des vers suivants dans un quelconque article rimbaldien.

Dans les clapotements furieux des marées

est une réécriture de ces vers de Pleine mer :

Dans le ruissellement formidable des ponts ;
La houle éperdument saccage
[...]
Rimbaud reprend l'idée d'un nom suffixé en "-ments" suivi d'un adjectif dont l'initiale est un "f", avec même rejet et de l'adjectif et du complément du nom dans le second hémistiche, tout cela dans un groupe prépositionnel introduit par "Dans".

Me lava, dispersant gouvernail et grappin

a pour modèle ce vers de Pleine mer :

Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot
On comprend que "lava" correspond quelque peu à "Dénude", mais encore comme Hugo a donné une impression de totalité à l'aide des initiales dans son second hémistiche "l'ét... et l'ét...", Rimbaud a uni par la consonne initiale le tout formé par "gouvernail et grappin".

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses

est une réécriture de :

Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre

Rimbaud est passé de "vaisseau" à "bateau", mots qui riment entre eux par-delà les poèmes distincts, il a conservé "perdu" et il a adapté le groupe prépositionnel du second hémistiche en conservant quelque peu leur syllabation "sous les cheveux des anses", "sous les vagues sans nombre".

Je prétendrai encore que le mot à la rime du vers 5, premier vers de la seconde strophe, fait étonnamment écho à ce même mot à la rime au même premier d'une deuxième strophe dans le célèbre Oceano Nox :

J'étais insoucieux de tous les équipages
Combien de patrons morts avec leurs équipages !
Le vers suivant :

Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots

est inspiré d'un vers du poème Conseil des Chants du crépuscule :

Plus léger sur ce flot que sur l'onde un vain liège
Ce n'est là qu'une partie du relevé que j'ai publié, notamment aux pages 56-57 de mon article de 2006 intitulé "Trajectoire du Bateau ivre".
J'avais également fortement insisté sur le couplage de l'idée de bain ou lavage avec la mention "pontons" dans plusieurs poèmes des Châtiments.

Vivement qu'on retrouve les articles et auteurs qui ont dit tout cela avant moi. Comme d'habitude, quoi ! Ou vivement qu'un Teyssèdre écrive un livre sur Voyelles ou sur Le Bateau ivre à recenser sur le blog si objectif d'Alain Bardel ou dans la revue Parade sauvage, puisque le mot d'ordre est donc donné de ne pas me citer dans les cénacles.

Je reviens maintenant sur l'article de Jacques Bienvenu qui prolonge l'idée de Jacques Roubaud sur "Qu'est-ce..." en l'appliquant au Bateau ivre, après l'avoir appuyée de références "hugolâtres" tirées du Petit traité de versification française de Banville.
Effectivement, Rimbaud se situe par rapport à Hugo. Je nuancerais toutefois le point de la versification. En effet, Rimbaud prétend aller plus loin qu'Hugo dans le dérèglement du vers, ce qui ne peut pas vouloir dire uniquement un acte de destruction antihugolien, car il prolonge Hugo et cela correspond aussi à de l'émulation. Et si j'ai cité des décalques évidents de Victor Hugo, c'est pour bien montrer que Le Bateau ivre n'est pas haineux à l'égard de la métrique hugolienne. Que du contraire !
Jacques Bienvenu est plus juste quand il parle de relever le gant que quand il applique la métaphore de Roubaud de destruction du vers hugolien. La liquidation du vers est réelle en 1872, avec "Qu'est-ce..." notamment, mais elle ne marche pas pour Le Bateau ivre, et même dans le cas de "Qu'est-ce..." si on y réfléchit à deux fois ce n'est pas précisément une destruction du vers d'Hugo. C'est une destruction de la tradition dans le prolongement de ce qu'avait initié Hugo et ce n'est même pas une liquidation du vers, puisque ce poème est en vers. J'estime qu'il faut parler de manière nuancée de ce dérèglement. Le slogan de Roubaud est pour moi trop grossier du geste métrique antihugolien.
Quant à l'idée de Michel Murat d'une radicalisation simple du Forgeron à "Qu'est-ce..." en passant par Le Bateau ivre, elle ne vaut que pour les procédés métriques, mais je ne sache pas que le poème Le Forgeron soit à un quelconque degré hostile à Hugo. Certains rimbaldiens, comme Steve Murphy, ont affirmé que le poème Le Forgeron s'opposait à l'esprit des petites épopées de La Légende des siècles. J'attends les preuves et les explications, parce que là ça dépasse mon entendement.
L'exaspération de Rimbaud à l'encontre d'Hugo est très marquée dans L'Homme juste, mais dans les autres écrits du jeune ardennais on note des oppositions, des parodies, une envie de se confronter intellectuellement ou politiquement au grand romantique, mais cette haine d'Hugo perdurant dans le temps me semble à démontrer. On ne peut pas se contenter d'affirmer que Rimbaud en veut à Hugo dans L'Homme juste et qu'à partir de là il est tout le temps dans la haine à son égard. Le seul autre aliment en ce sens est l'étrange constance de Verlaine ultérieurement à tenir des propos durs envers Hugo tout en dépréciant une partie majeure de son oeuvre. Rimbaud peut avoir une relation plus apaisée à Hugo quand il compose Le Bateau ivre, même si dans son portefeuille de manuscrits L'Homme juste se maintient comme un reproche violent qui lui est fait.

L'article de Jacques Bienvenu sur ce lien du Bateau ivre à Hugo est toutefois fort intéressant. Il montre qu'Hugo s'est intéressé personnellement au cas de Maroteau et que cela est relayé dans la presse. Il cite un passage de Maroteau admirateur d'Hugo qui d'ailleurs suffit à laisser penser que Rimbaud "relevant le gant" n'est pas automatiquement haineux à l'encontre du plus grand poète, sinon écrivain, de tous les temps quand il écrit Le Bateau ivre et on soupçonne plutôt qu'il pense bien, à la différence de Maroteau, se grandir par une saine émulation. Le Bateau ivre est loin d'être mesquin. A ce sujet, les oppositions que relève Jacques Bienvenu ne sont pas du tout le signe d'une réaction d'hostilité. Hugo décrit des prisonniers dans une situation horrible, ce qui entraîne cette absence d'aube, d'avenir, cette idée d'engloutissement amer. L'image interrogative du poète sur le refuge de la vigueur ne contredit pas en elle-même le discours d'Hugo. En revanche, le "Mais vrai j'ai trop pleuré" fait bien contraste à l'attitude de l'auteur des Châtiments considérant qu'il va pleurer à nouveau sur les pontons. L'opposition des images ne coïncide pas toujours avec une opposition des idées. Hugo aurait très bien pu lui-même présenter l'espoir de ces déportés et joindre à un poème sombre un poème avec aube et avenir, sous réserve qu'il eût trouvé l'angle politique qui lui convenait pour le faire. Hugo présente une scène triste, Rimbaud présente différentes scènes, dont certaines sous forme d'interrogation, d'autres antérieures à la rencontre avec les pontons. Et c'est dans le poème même de Rimbaud que l'aube exaltée est chassée par l'idée d'Aubes navrantes. Il convient d'observer dans un premier temps les liaisons entre les oeuvres et c'est à une étude approfondie des textes qu'il appartient de déterminer le conflit entre les deux poètes. Il ne faut pas envisager un conflit d'image à image, mais à la limite des oppositions d'emploi, des contrastes de procédés, ce qui n'est pas la même chose.
Pour ce qui est de la difficulté pour Rimbaud de lire Le Rappel à Charleville, lui qui en plus a travaillé un court moment au Progrès des Ardennes, je n'y crois pas. Et il faut de toute façon considérer que la presse en province publiait aussi des articles parus à Paris dans ses propres colonnes, c'était d'ailleurs le cas du Courrier des Ardennes (bien distinguer Progrès et Courrier des Ardennes). Que Rimbaud ait lu Pas de représailles dès avril sans prendre en mauvaise part Hugo le 15 mai 1871, et alors ? Le poème L'Homme juste n'est pas nécessairement une réaction immédiate et en vers à la lecture de ce poème d'Hugo. Enfin, je ne considère pas du tout évidente la remise en cause de la datation du poème L'Homme juste. Loin de là.

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