lundi 14 avril 2014

A propos de l’article « Rimbaud ou le meurtre du père Hugo » de Jacques Bienvenu

   Le jeudi 3 avril 2014, Jacques Bienvenu a mis en ligne un article intitulé « Rimbaud ou le meurtre du père Hugo » où il s’en prend violemment à Benoît de Cornulier. J’extrais quelques citations de la note 5 :

Cette thèse a l’avantage d’être un [peu]  plus facile à lire que d’autres publications du même auteur […] Pour ma part,  j’observe que lorsque Cornulier passe de la métrique à l’interprétation il n’est pas convaincant. Le métricien a ses thuriféraires dans un petit cénacle où on se cite entre amis dans des publications confidentielles. Il serait temps d’ouvrir un peu le champ de la discussion. Je suis très réservé sur ses analyses, notamment sur celle du poème « Qu’est-ce pour nous… » qui a masqué ce qu’en disait Roubaud de vraiment génial. Ce dernier  avait ouvert une voie, Cornulier s’y est engouffr[é], sans l’avouer, sauf  à critiquer son prédécesseur. Il en est  résulté, à mon sens, un recul pour les études rimbaldiennes.

   Jacques Bienvenu reproche à Benoît de Cornulier sa discrétion à l’égard des antériorités de Jacques Roubaud, mais il laisse entendre encore que des idées dont on semble attribuer l’originalité à Cornulier et son école métrique viennent de travaux plus anciens. Et à cela s’ajoutent des provocations. Que vient faire là cette idée de « petit cénacle où on se cite entre amis » ? Il n’existe aucun différend connu entre Jacques Bienvenu et Benoît de Cornulier. Pourquoi sort-on ainsi du cadre de l’échange courtois ? Jacques Bienvenu ne cherche-t-il pas à construire un réseau autour de son blog ? Ne témoigne-t-il pas sur son blog être allé assister à un colloque à Venise ? N’est-il pas visible que Jacques Bienvenu veut lui-même une reconnaissance pour ses publications rimbaldiennes ? On peut reprocher aux universitaires de ne se citer qu’entre eux, d’avoir des voix autorisées, mais à ce moment-là il faut distribuer à tout le monde son chapelet et le faire sur des références précises, et aussi voir à la fois ce qui est à charge et ce qui est à décharge.
   Je remarque que Jacques Bienvenu, qui s’indigne des cénacles, souligne justement le fait que Jacques Roubaud est un mathématicien. L’identification est d’autant plus sensible que Bienvenu et Roubaud portent encore le même prénom. Mais, qu’est-ce que ça veut dire « Jacques Roubaud est un mathématicien » et des remarques du genre « on reconnaît là le mathématicien » ? Je trouve cela très condescendant à l’égard des littéraires. Je ne sache pourtant pas que Jacques Bienvenu soit le plus grand des mathématiciens, ni le plus grand des joueurs d’échecs. Une esquisse de biographie de Jacques Roubaud peut être consultée sur Wikipédia. C’est visiblement quelqu’un de normal qui a fait des études de maths. Alors, de quoi on parle ? D’intelligence supérieure pure ? Moi, je ne me considère certainement pas moins intelligent que Jacques Roubaud ou Jacques Bienvenu. D’une formation de qualité qui en jetterait partout où l’on passe ? En effet, la concurrence étant rude parmi les mathématiciens, voire parmi les scientifiques, il suffit qu’un peu de mathématiciens et scientifiques viennent dans les études littéraires pour ridiculiser tout le monde et faire toutes les découvertes ou mises au point dont ne seraient pas capables les littéraires. Ok, je note ! Ou bien serait-ce un état d’esprit ? J’observe déjà que Blaise Pascal y mettait de la division (pardon du jeu de mots) en distinguant les esprits géomètres et les esprits analytiques… Cette théorie de l’état d’esprit est-elle facile à établir comme objective ? Quelqu’un de brillant en mathématiques en terminale, s’il ne fait pas d’études de mathématiques, devient-il un sous-homme par rapport à ceux qui en font ? Qu’est-ce que Jacques Bienvenu connaît aux dossiers scolaires de Jacques Roubaud ou de Benoît de Cornulier ? Bref, le jugement de valeur « c’est un mathématicien » est subjectif et l’argument de la « structure commune à deux schèmes distincts » qu’on relie entre eux est à mes yeux superficiel, puisque ce sur quoi porte cette remarque, l’équation alexandrin = ordre social, est une métaphore dont on ne voit pas pourquoi elle témoignerait tout spécialement d’un esprit spécifiquement mathématicien. D’ailleurs, cette équation fonctionne très bien pour « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… », pour les césures des vers 11 et 12 du Bateau ivre, mais pour le reste elle n’a rien d’évident. Justement, les débats se poursuivent. Et en tout cas on pressent bien que la manier à tout bout de champ deviendrait vite caricatural.
   Précisons tout de même que Jacques Roubaud est toujours en vie, qu’il est publié pour ses recueils de poèmes dans la collection Poésie Gallimard, que, dans l’ouvrage de Michel Murat L’Art de Rimbaud, il n’est pas oublié dans la question du renouvellement des études métriques. Jacques Roubaud est bien cité en compagnie de Benoît de Cornulier et Jean-Pierre Bobillot, lequel Jean-Pierre Bobillot qui est lié à l’approche métricométrique de Cornulier est bien pour sa part dans la continuité de l’idée clef de Roubaud que la destruction de l’alexandrin est le prolongement des idées révolutionnaires communardes. Bref, on ne peut pas dire qu’un anonyme dans la foule est spolié et Jacques Roubaud peut très bien se défendre quant à ses querelles d’antériorité, et il est dans tous les cas cité par Cornulier, puisque Jacques Bienvenu signale dans son étude les critiques du travail de Jacques Roubaud.
   La grande question, ce serait déjà de déterminer pourquoi il n’y a pas eu de rencontre ou confrontation entre Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier auparavant. Benoît de Cornulier a-t-il cherché à entrer en contact avec Jacques Roubaud qui l’avait devancé ? Jacques Roubaud a-t-il ignoré le brillant successeur ? Aux deux intéressés de répondre à cela. Je peux concéder tout-à-fait à Jacques Bienvenu qu’il y a là un problème et que, dans tous les cas, Cornulier aurait pu marquer plus nettement une dette à l’égard de son prédécesseur. Mais, en faisant lui-même ce procès, Jacques Bienvenu se permet des jugements excessifs que son lecteur ne pourra d’ailleurs pas vérifier automatiquement, car les jugements de Bienvenu ne sont pas accompagnés d’exemples, et quand bien même ils le seraient, ils relèveraient d’une sélection. Ainsi, les critiques de Cornulier du travail de Roubaud peuvent être fondées et justes. Je vais le montrer. Pour ce qui est de l’interprétation, Jacques Bienvenu se permet de considérer que Cornulier n’est pas convaincant. C’est son avis personnel. Mais, Benoît de Cornulier, en-dehors de toute analyse métrique ou indépendamment d’analyses métriques corollaires, a publié des articles majeurs qui ont permis de progresser dans la compréhension de poèmes tels que Chant de guerre Parisien, Jeune Ménage, « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… », etc. Ses articles sont émaillés d’analyses de détail sur des points de grammaire qui sont des pépites pour les rimbaldiens. Jacques Bienvenu a-t-il autant contribué que Benoît de Cornulier à l’élucidation du sens de poèmes ou de passages de l’œuvre de Rimbaud ? A mon avis, non. Jacques Bienvenu est un rimbaldien important, mais il n’est pas pour moi quelqu’un qui a proposé un article d’élucidation du sens d’une phrase ou d’élucidation du sens des poèmes, à partir d’outils grammaticaux, d’une science de l’élaboration du texte. Je vais revenir là-dessus avec des exemples pour que ce soit bien clair. Surtout, Jacques Bienvenu reproche sans doute à Cornulier de ne pas avoir compris l’importance d’Hugo, du vers de Banville, il peut lui reprocher une étude complètement erronée de Juillet et sans doute d'avoir manqué une analyse en fonction de Banville des sizains de Chanson de la plus haute Tour. Premier point : Oui, je pense personnellement que Benoît de Cornulier aurait dû faire état, quitte à témoigner de réticences, de l’idée stimulante de Bienvenu, et juste à mon sens, que le traité de Banville a eu un rôle décisif dans l’évolution métrique de Rimbaud. Mais au moins, il me semble que Cornulier n’a pas eu l’inélégance de reprendre à son compte cette idée, pas plus que la datation de ce traité fixée par Bienvenu. Et de toute façon, l’idée de Bienvenu est appelée à faire son chemin. Deuxième point : Oui, il y a à prendre et à laisser dans le travail de Cornulier, comme dans les travaux de Murphy, Reboul, Claisse, moi-même et Bienvenu lui-même. Et alors ? Ce n’est pas une raison pour ignorer toutes les interprétations brillantes que Cornulier a pu faire par ailleurs. Et précisément, en ce qui concerne les enjambements de mots, puisque Cornulier a commencé à travailler sur les effets de sens des enjambements de mots, il a donné une explication de la césure sur « Péninsules » du Bateau ivre dans un article paru en 1980, explication qui joue sur l’étymologie latine du mot (pén-insule = presque île, paene (presque) insula a donné en latin paeninsula). Le préfixe « pén- »  est arraché à sa base « insules » pour exprimer le détachement d’un corps emporté par les « clapotements furieux des marées », idée reprise sans la référence par Michel Murat dans son livre L’Art de Rimbaud. Selon Bienvenu, Cornulier ne cite pas franchement Roubaud et interprète mal les poèmes, mais à décharge il manque dans l’article de Jacques Bienvenu ce point capital qui me semble nettement intéresser le sujet métrique de l’enjambement de mot à la césure.
   Mais Jacques Bienvenu déclare encore que les travaux de Cornulier sont difficiles à lire et en même temps que nous avons régressé avec son école de Nantes par rapport au travail de Roubaud, sachant que d'autres références encore prédominaient à l'époque, mais peu importe.
   Jacques Bienvenu reconnaît que la lecture des travaux de Cornulier lui est difficile, et je dirai que c’est dans toutes ces choses difficiles qu’il pourrait apprécier l’originalité et l’importance de l’apport de Benoît de Cornulier. Et j’affirme très clairement qu’à mes yeux Jacques Bienvenu n’est pas un spécialiste de versification. L’article même de Bienvenu peut être repris sur bien des points, ses critiques radicales montrent assez qu'il méconnaît toute l'étendue des points de débat dans les études métriques. En tout cas, Benoît de Cornulier critique la méthode de Roubaud qui véhicule le préjugé de la position accentuée à la césure ou en fin de vers. Il critique aussi le fait que Roubaud a répertorié comme déviants des vers qui sont tout à fait classiques et il pense qu’il faut inverser la logique de Roubaud pour mieux mettre en relief les phénomènes intéressants, ce dernier point est expliqué dans l’article de Cornulier de 1980 où figure le commentaire de l’effet de sens sur « péninsules » et dans Théorie du vers l’ouvrage à lire en priorité de Cornulier, dans la partie Conclusions, le créateur d'une "école de Nantes" cite pages 285-286 la méthode de Roubaud pour expliquer en quoi elle ne lui convient pas. Il est vrai que le traitement est un peu cavalier et qu’une comparaison plus minutieuse était alors souhaitable. Mais, en tout cas, Cornulier ne prétend pas avoir eu les idées de Roubaud, Rochette et Martinon. Cornulier s’est opposé à une interprétation métrique dominante qui ne se souciait plus de césures, et il avait bien sûr des alliés possibles avec Roubaud, Rochette et Martinon, mais des alliés dispersés, clairsemés. Ce que revendique Cornulier, c’est une méthode non intuitive, et c’est d’ailleurs paradoxalement à cause de cette méthode non intuitive que Cornulier a sous-évalué les aspects stimulants de la thèse de Roubaud : alexandrin = ordre social, et relation métrique de compétition avec Hugo, puisque justement ces idées-là demeuraient intuitives et problématiques à démontrer. La méthode de Cornulier a nettement mis en avant le critère de reconnaissance de l’égalité dans la poésie en vers (alors qu’il y avait seulement une idée de limite de la perception du nombre syllabique qui voyageait dans les ouvrages métriques, l’égalité n’était pas un critère aussi impérieux) et il a détruit l’idée que la structure du vers français soit en fonction d’accents. Je ne vais pas énumérer les mérites de Cornulier sur le vers, la rime ou la strophe. Je dis simplement que dans ce que Bienvenu déclare des lectures peu accessibles il y a tout ce qui fait que pour moi, Murat, Murphy et plein de gens Cornulier est un réel spécialiste des questions de versification. Et ironie du sort, les universitaires se sont braqués contre Cornulier qui n’a pas du tout été unanimement reconnu pour son travail. (Il me fait sourire de lire dans un commentaire de Bienvenu à la suite de son article que les universitaires ont été rebutés en métrique par la manière dont écrivait cette école de Nantes, problème d'indifférence, de mépris du mécanisme qui est bien plus profond.) Car justement il n’a pas plu du tout aux universitaires de renoncer à une théorie accentuelle qu’ils enseignaient comme allant de soi dans les classes, enseignement relayé dans les lycées et écrits sur la versification, etc. Et Cornulier ne s’inspire pas platement de Martinon, il reprend ce qu’il y a de bon dans Martinon, mais le conteste forcément, puisque Martinon était l’adepte d’une théorie du vers alexandrin à quatre accents, deux fixes et deux mobiles. Ensuite, il faut se méfier, car les critères élaborés par Cornulier ne sont pas la reprise d’un métricien en particulier du vingtième siècle, Martinon ou autre, mais la synthèse de tout ce qui a toujours été mentionné dans les traités et arts poétiques depuis au moins le seizième siècle. La proscription des césures sur prépositions, sur déterminants, les arts poétiques les citent. Ils énumèrent des cas de figure, etc. Lisez Sébillet, Ronsard, Peletier du Mans, Lancelot, Mourgues, etc. Et je ne vois pas ce qu’il y a de compliqué à comprendre les critères des métriciens. Parce qu’on n’a pas appris la catégorie des proclitiques à l’école, on va se déclarer incapable de comprendre ? C’est du cirque ! Je ne vous cache pas le mépris que m’inspire cette incapacité. Allez ! Parlons plutôt de paresse, tout le monde sera content.
   Venons-en à ce fameux vers de Banville daté de 1861. Jacques Bienvenu le transcrit fautivement dans son article : « Où je filais pensivement la laine blanche » au lieu de « Où je filais pensivement la blanche laine ». Pour rester simple et accessible à son lecteur, Bienvenu ne parle que de l’enjambement de mot, mais je signale que du coup cela fausse toutes les critiques parallèles qu’il fait à l’égard de Cornulier. Pire encore, l’analyse de Bienvenu est insuffisante et il manque le point capital du « e » de « pensivement » qui est toute la raison d’être du jeu opéré par Banville. C’est le truc important au-delà de l’enjambement de mot. Mais traiter ce « e », c’est commencer à affronter les considérations compliquées des métriciens inévitablement.
   Qui plus est, ce vers a été relevé par Martinon, et il est présent dans le répertoire des premiers vers à enjambement de mot dans le dossier des métriciens Cornulier, Gouvard, etc.
   Certes, Cornulier, puis Gouvard, ont mis en doute la datation du vers. Et aucun des deux n’est allé vérifier à Paris la leçon de la version originale de 1861. Mais il n’en reste pas moins que le recensement est fait, c’est déjà un premier point. Que le vers soit daté de 1861, 1866 ou 1867, il n’a pas échappé à l’attention. Ensuite, je trouve anormal que Bienvenu ne fasse pas remarquer que la thèse de Gouvard a été publiée quelques années après sa soutenance, et qu’il se pose la question du remaniement ou pas de cette thèse, car, entre-temps, Benoît de Cornulier a publié son deuxième ouvrage important en fait de versification, et je laisserai aux gens qui le liront le soin de juger s’il est compliqué à comprendre ou non. Dans cet ouvrage, cinq vers clefs de l’année 1861 sont relevés dont deux enjambements de mots, l’un de Banville, l’autre de la poétesse obscure madame de Blanchecotte. Il est bien sûr question du vers célèbre de Banville qu’en 1994 dans L’Art poëtique Cornulier admet de 1861. Ce vers a alors une valeur inaugurale. Car, si l’article de Bienvenu est intéressant, il faut ramener cela à de justes proportions. Dans l’approche non intuitionniste de Cornulier, on s’arrête au constat qu’à partir de 1861 les enjambements au milieu d’un mot vont commencer à devenir courants. Le problème, et là Bienvenu a raison, c’est qu’assez étrangement les métriciens n’ont jamais appuyé l’idée que tout vers à enjambement de mot se référait à celui de Banville. En gros, les premiers avaient pu s’inspirer de Banville, mais les suivants avaient pu s’inspirer d’un ou l’autre successeur, voire pratiquer l’enjambement de mot simplement parce que c’était dans l’air du temps. Les métriciens se sont contentés de relever des enjambements de mots, et comme ils n’ont pas voulu sans preuve au cas par cas dire que le vers de Banville avait une influence décisive, ils ont proposé une thèse d’évolution d’époque, ce qui était une forme ignorée d’intuition, certainement erronée, mais encore ils ont du coup négligé de considérer le cadre dans lequel fut publié ce premier enjambement de mots, ce à quoi, à leur différence, Bienvenu s’est montré nettement sensible. Il y a certes là un raté des métriciens. Et j’éclaire ici quelque peu les raisons de cet échec.
   Maintenant, il y a moi. A l’inverse de ce qui est reproché par Bienvenu à Cornulier et Gouvard, je n’ai pas mis en doute l’année de l’apparition de la nouvelle césure banvillienne, mais influencé par l’édition philologique de Edwards des Œuvres complètes de Banville, j’ai cru d’après l’annotation que le vers était transcrit différemment dans l’édition originale des Exilés en 1866-1867. J’ai pu corriger cette erreur d’appréciation avant publication grâce à Jacques Bienvenu qui avait vérifié de son côté sur une édition originale même. A cause de cette erreur, je ne pouvais pas supposer une influence du vers de Banville sur les « péninsules » du Bateau ivre. J’avais vérifié expressément en ce sens sur l’édition philologique et je fus joliment induit en erreur. Du coup, j’étais forcé de me rabattre sur l’idée que le premier enjambement de mots jamais lu par Rimbaud était celui des Fêtes galantes qu’il cite dans une lettre à Izambard en 1870.
   Toutefois, je considérais déjà qu’en revanche l’enjambement de mot sur « tricolorement » était une imitation précise du vers de Banville, j'attache nettement mon nom à cette vue. Mon idée était que le vers avait été composé à Paris dans un contexte où les poètes n’avaient pas manqué de lui expliquer l’origine banvillienne de cette mode, la datation du Bateau ivre étant elle problématique et souvent ramenée à l’été 1871 à Charleville. J’ai depuis plusieurs fois indiqué cela sur internet et ce résultat figure même dans mes articles sur le site de Jacques Bienvenu, si je ne m’abuse, ceux sur l’influence du traité de Banville, avec d’ailleurs un avant-propos de Bienvenu lui-même.
   Plus précisément, je veux introduire deux considérations. Premièrement, dans la correspondance de Verlaine, lettre à Valade du 14 juillet 1871, on observe la présence d’un sonnet parodiant Banville avec un enjambement de mots au vers 3 « Et dans la plainte langoureuse des fontaines », oui entre « lan » et « gou » passe la césure, sonnet qui suit immédiatement deux « dixains » à la manière de Coppée qui figureront dans l’Album zutique. Ce sonnet parodique des Princesses intitulé "Bérénice" dont j'ai déjà traité figure à nouveau dans une lettre à Blémont du 22 juillet avec un défaut de rime inspiré d'un exemple du recueil Philoméla de Catulle Mendès. Tout cela a de l'importance pour l'histoire du zutisme.
   Ensuite, puisque plusieurs semblent avoir constaté la ressemblance entre certains vers de Mallarmé et le vers de Banville, et puisque la question de l’antériorité critique est dérisoire à ce niveau-là, je vais préciser aussi que j’ai développé une idée précise qui est qu’à plusieurs reprises le vers de Banville a été imité, mais la plupart du temps pour y ajouter une petite subtilité.
   Le morphème « -ment » est pratiquement l’unique suffixe utilisé pour former des adverbes. On relève bien un suffixe « -ons » pour un petit nombre de locutions adverbiales « à reculons », « à tâtons », mais parmi les adverbes il y a donc une importante famille d’adverbes en « -ment », dont une grande partie est formée par l’adjonction d’un adjectif au féminin au suffixe « -ment » qui était à l’origine un nom féminin. Et cet accord au féminin de l’adjectif entraîne la présence d’un « e » particulier au sein de l’adverbe, comme c’est le cas pour « pensivement », et il va de soi que connaissant la science rythmique, sinon les exemples italiens, médiévaux, voire anglais, Banville s’est appuyé sur ce « e » pour construire son enjambement de mots : « Où je filais pensi-vement la blanche laine ».
   Ce « e » est le dernier moyen de rendre acceptable la césure en cas d’enjambement de mot. Une forme concurrente va se développer, le découpage en fonction des composantes d’un mot (préfixe, base, suffixe) « l’in+fini », « pén+insules », etc. Et des entorses plus graves sont essayées, ainsi par Verlaine dans le fameux vers cité par Rimbaud, puisque la césure ne souligne pas l’étymologie du mot : « Et la tigresse épou+vantable d’Hyrcanie ».
   Dans le cas très clair des adverbes en « -ment », que vont faire les poètes ? Mallarmé va pratiquer la césure de Banville sur deux adverbes qui n’ont pas la même construction que « pensivement » adjectif féminin plus « ment », et du coup n’ont pas ce son du « e » après la césure qui aide à faire digérer l’audace : « indo+lemment » et « noncha+lamment », et les deux vers de Mallarmé s’opposent l’un à l’autre au plan de l’orthographe. Mallarmé a pratiqué une troisième fois l’enjambement de mot banvillien, cette fois il a conservé le « e » après la césure, mais il a modifié le nombre de syllabes de l’adverbe. Le choix d’un mot de quatre syllabes « pensivement » permettait à Banville de jouer l’ambiguïté, ce que commente très bien Benoît de Cornulier, entre trimètre et alexandrin à césure normale. Et on peut même préciser, que la césure tombe au milieu de ces quatre syllabes, tout est fait pour que les deux structures puissent être appréciées à la fois, malgré l’audace : « Où je filais, / pensi-vement / la blanche laine » Le repérage de la césure normale est même facilité par la lecture en trimètre, tel est l’effet paradoxal de la concurrence des deux lectures. Mais si on choisit un adverbe de trois syllabes « simplement », « longuement », etc., on s’éloigne de la netteté du procédé de Banville, et c’est ce qu’a fait Mallarmé. Or, de son côté, Rimbaud a songé à accroître d’une syllabe l’adverbe avec ce fameux « tricolorement » zutique.
   Mais d’autres poètes se sont inspirés du vers de Banville et en le calquant ont créé autre chose. Dans son théâtre en vers, Catulle Mendès a proposé un trimètre avec trois adverbes en « -ment » et évidemment celui qui est au centre enjambe la césure avec le même scrupule qu’y a mis Banville.
   Redoutable versificateur, Verlaine a eu l’idée géniale de pratiquer l’enjambement banvillien dans le cadre de vers de dix syllabes, tantôt avec une césure à la quatrième syllabe (« lent-ement » dans Les Amies), tantôt à la cinquième syllabe (« Qui mélancoli+quement coule auprès » dans les Poëmes saturniens). On a là toute la preuve de l’importance considérable du vers de Banville. Et fort de cette idée de calque, j’ai prétendu identifier d’autres césures dans d’autres poèmes, et je m’en suis servi pour étudier des vers de 1872. Par exemple, dans Jeune Ménage, le vers « Peu sérieuse-ment et rien ne se fait » a le culot de déplacer l'adverbe enjambant la césure d’une syllabe par rapport à la méthode de Banville. Une méthode similaire venait d’être appliquée par Verlaine lui-même pour l’expression « voulez-vous donc » de Colloque sentimental des Fêtes galantes à sa pièce banvillienne Les Uns et les autres datée de septembre 1871.
  Dans le cas de Michel et Christine, je n’écarte pas l’idée de trouver une césure au poème, et je me demande si elle n’est pas après la quatrième syllabe « Chevauchent len+tement leurs pâles coursiers » Cette idée de calque et celle de dépassement des audaces antérieures peuvent préparer le terrain à une approche nouvelle des poèmes en vers de 1872.
   Voilà pour le tour d’horizon. Je ne m’arrête pas ici à simplement constater un enjambement de mot à la césure en méprisant tout ce qui s’est fait d’autre. Je ne fais en revanche pas grand cas de ceux qui veulent aimer la poésie en n'ayant à supporter que les considérations les plus simplistes possibles sur la versification. Je ne cherche pas à me faire aimer du plus grand nombre. Je reprendrai prochainement le cas du poème Chanson de la plus haute Tour, car j’estime qu’il y a dans la confrontation des lectures bien distinctes de Cornulier et Bienvenu un problème patent qui apparaît, et qui moi m’intéresse. En l'état, je ne polémiquerai pas plus en parlant de ma collaboration passée avec Bienvenu et je continuerai de dire ce que je pense, et j'estime abusives les charges de Bienvenu contre Cornulier, comme j'estime qu'il faut des preuves sur le papier d'une spécialisation métrique. Je ne me permets pas moi de donner des leçons de mathématiques à Bienvenu, je ne vois pas comment il peut juger de haut quelqu'un dont le métier est l'analyse métrique, sans avoir à prouver chacune de ses assertions.
Dans son article, Jacques Bienvenu ne démontre pas que Rimbaud s'inspire du vers de Banville. L'idée de présenter une vague ressemblance entre les premières syllabes de "péninsules" et "pensivement" ne prouve rien en soi.
Je donne ici des preuves tangibles de la valeur de référence du vers de Banville, en faisant état non de deux, mais de trois vers de Mallarmé (Martinon a relevé en 1909 un pastiche d'un de ces vers de Mallarmé par Richepin), en exhibant un vers de Rimbaud (Ressouvenir), en signalant à l'attention un vers de Mendès et deux décasyllabes de Verlaine, et en expliquant comment chaque vers est différent de celui de Banville, puis je m'en sers pour montrer qu'il y a visiblement un jeu sur la césure dans les vers de 1872 de Rimbaud.
Je ne répondais ici qu'à ce qui concernait le mépris pour le travail remarquable de Cornulier. L'article de Bienvenu me paraît se comprendre ainsi : Jacques Roubaud a mis en avant l'idée que la destruction du vers alexandrin par Rimbaud était une atteinte à la royauté hugolienne en fait de versification. Ce n'est pas cette importance conférée à Hugo qui est nouvelle dans l'article de Bienvenu, mais c'est le fait que Bienvenu peut rattacher cela au fait que Rimbaud a lu et médité le traité de Banville, de telle sorte que cela a précipité sa révolution du vers. Et en citant des extraits de ce traité où Banville fixe l'importance indépassable d'Hugo, il montre bien que cette thèse est tout à fait pertinente. J'y adhère sans problème, mais je signalerai quand même qu'il faut rester prudent. Parler de destruction de l'alexandrin hugolien, ce n'est pas assez nuancé, vu que Hugo avait touché au vers et vu qu'il est aussi question d'aller plus loin que ne l'a été Hugo lui-même. Dans le même ordre d'idées, le dérèglement du vers fait sans doute suite à la lecture décisive du traité de Banville, mais des audaces métriques nouvelles ont vu le jour dans la période 1820-1833 et ont repris de plus belle à partir de 1855. Tout cela n'est pas venu par hasard et ce contexte historique mieux précisé permet d'ailleurs de comprendre concrètement ce qui fait qu'Hugo puisse être en point de mire derrière le traité de Banville.

2 commentaires:

  1. C'est un grand et sympathique garçon qui parle peu et accompagne ses courtes explications de petits gestes coupants, de la main droite et à contretemps.
    Ça c'est de la métrique : en tout cas Alfred Bardey (qui ne sait absolument pas à qui il a à faire) nous parle là de quelqu'un qui manie la métrique.

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  2. Quel danseur ce Rimbaud, mais toujours à contretemps, ça doit être marrant à voir quelqu'un qui danse juste mais à contretemps dans une chorégraphie.

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