dimanche 4 juin 2023

Un prochain article prévu ! Rimbaud et les vers de Veuillot, pourquoi chercher dans cette direction ?

Pendant plusieurs années, Rimbaud a écrit en vers avant de passer à la prose. Ce qui veut dire aussi que non seulement il a été un grand consommateur de pièces de vers de 1869 à 1872, puisqu'il devait évaluer ses pairs et trouver des modèles, mais il lisait sans doute quantité de pièces en vers bien avant 1869. Cela a dû accompagner toute sa jeunesse. Il vivait sous le toit maternel ce qui n'était pas sans incidence sur ses possibilités de lectures, sachant que sa rébellion politique semble bien comme l'a soutenu Delahaye n'avoir pris forme qu'en 1868. Il faut ajouter que beaucoup de poèmes éphémères étaient diffusés dans les périodiques. N'oublions pas que "Les Etrennes des orphelins" vient de là. Rimbaud a fait publier "Comédie en trois baisers" dans un journal satirique en août 1870 et Rimbaud, même s'il pouvait chercher à privilégier des lectures plus virulentes et pré-communardes, subissait le poids de la société, lisait sans doute ce qu'il y avait à prendre dans les cafés, les lieux publics, et il s'en faisait un baromètre auquel s'opposer. C'est pour cela que les études littéraires sur Rimbaud manquent cruellement de grands recensements des poésies, articles et tout simplement périodiques qu'il pouvait lire et parcourir. Je l'ai déjà dit, le titre "Les Soeurs de charité" a l'air original de la part de Rimbaud si on s'est contentés de lire les classiques de la poésie française : Hugo, Musset, Lamartine, Vigny, Baudelaire, Gautier, Nerval, Banville, Leconte de Lisle, Verlaine et quelques autres, alors que ce titre renvoie à une pratique de poète amateur du dix-neuvième siècle. Le poème "La Brise" dans Un coeur sous une soutane amuse énormément le lecteur et on pense que c'est fortement au détriment de Banville quand on constate que ce sont des vers de Banville qui ont servi de modèle au persiflage, sauf que la création de Banville est elle-même un cliché puisqu'une poésie de jeunesse de Louis Veuillot s'amuse déjà à organiser les mêmes mots et la même phrase autour de la rime des mots "haleine" et "plaine".
J'aurais d'autres rencontres à souligner dans le cas des poésies de Louis Veuillot, je dis bien "rencontres" et non "sources". Je prévois de mettre au point tout cela dans un prochain article, car sans transition j'en suis donc arrivé à l'annonce de l'article futur. Outre qu'il y avait les poésies éphémères de la presse, il y avait des poètes de second ordre, parfois pas tout à fait reconnus, mais qui avaient une certaine notoriété. Amédée Pommier faisait partie de ces gens, mais il y a aussi Louis Veuillot. Celui-ci est plus spécifiquement connu en tant que prosateur, mais il s'adonnait régulièrement à la poésie en vers. Il a publié un recueil en 1869 Les Couleuvres que Rimbaud semble avoir lu, mais il a surtout commis pour premier recueil Les Satires, recueil paru en 1863 et dont le titre annonce un contenu intéressant, puisque le satirique Rimbaud pourrait bien avoir réagi plus d'une foi aux attaques sarcastiques d'un Louis Veuillot. On sait que Veuillot est soupçonné par Steve Murphy d'être ciblé quelque peu dans les poèmes "Accroupissements" et "Vu à Rome", mais aucun lien ne semble avoir été établi avec les écrits en vers de Veuillot lui-même. Je suis en train de chercher à débloquer cette situation. Par exemple, Veuillot dans ses Satires s'attaque aux parnassiens et à un culte de la rime au détriment du contenu. Et parmi les poèmes en question, il en est un qui s'intitule "Le Poète de chambre". Le poème "Accroupissements" parle d'un nez tourné vers le ciel à la lumière de la Lune, ce qui correspond à certains éléments des poésies de Veuillot. Le verbe "Mijoter" retient également mon attention. En plus, si Rimbaud s'intéresse effectivement à Veuillot quand il compose "Accroupissements", cela peut ne pas être sans conséquence sur les lectures des "Soeurs de charité" et des "Premières communions", voire des "Pauvres à l'Eglise". "Accroupissements" est un prétendu "cantique pieux" envoyé à Demeny le 13 mai 1871, le manuscrit des "Soeurs de charité" est daté de "Juin 1871" et "Les Premières communions" est daté sur plusieurs manuscrits de juillet 1871, ainsi que "L'Homme juste". Il me semble assez évident qu'il y a quelque chose à chercher de ce côté-là. Les sizains du début des "Premières communions" sont à rapprocher des quintils baudelairiens de "Accroupissements" et le sujet traité peut prendre le contrepied de certaines pièces édifiantes de Veuillot où il est question de personnes similaires vivant leur foi. En outre, j'ignore un peu où en sont les mises au point sur certains aspects de la manière zutique. Je ne me rappelle plus ce qu'il y avait dans les articles des autres rimbaldiens, mais la mention "Pour copie conforme" est très ancienne et le titre "Binettes rimées" de Vermersch appartient lui aussi à une tradition. Ainsi, en 1854, dans Le Tintamarre, nous avons une rubrique "Binettes..." avec un entrefilet en prose qui fait un sort au polémiste Veuillot avec une caricature de sa tête en écumoire accompagnant le texte et l'article signé d'un certain "Joseph Citrouillard" est suivi de la mention "Pour copie conforme. Comerson."
Et je rappelle que je prétends pressentir que les lettres du "voyant" et les poèmes inclus portent la trace de premières soirées zutiques parisiennes vécues entre le 25 février et le 10 mars, quand Rimbaud rencontrait André Gill et cherchait à être mis en contact avec Eugène Vermersch. Les rimbaldiens s'étonnent que parlant de renouveler la poésie pour la forme comme pour le fond leur poète compose dans la forme ancienne du triolet, forme tout de même liée aux Odes funambulesques, ou qu'il s'amuse à persifler son travail en écrivant dans la marge "quelles rimes !" Le débat sur la rime permet de penser à Banville, mais au-delà de Banville à des polémiques littéraires ambiantes qui concernent aussi les ennemis du Parnasse, Barbey d'Aurevilly, Daudet et Veuillot notamment ! La présence d'allusions à Daudet dans les lettres dites "du voyant" est trop flagrante pour n'être qu'anodine, et pensez à tout ce que cela implique : si les lettres "du voyant" n'hésitent pas à se nourrir de propos polémiques issus de précédentes soirées zutiques, voilà qui remet sur la table l'idée d'une enquête possible du sens profond de "Voyelles" et du "Bateau ivre" comme des méditations longues mûries à partir des exploits antérieurs : "Sonnet du Trou du Cul", "Paris" et "Cocher ivre", et du coup on se retrouve par le truchement de "Cocher ivre" à méditer comment "Le Bateau ivre" pourrait être une réplique aux satires d'Amédée Pommier. Il faut au moins enquêter sur Veuillot, Pommier et quelques autres pour voir si cela ne permet pas de réenvisager la gestation profonde de grandes pièces poétiques "Bateau ivre" ou "Voyelles".
Pour l'instant, je vais essayer de débloquer la situation autour de Louis Veuillot. J'espère y arriver.

lundi 29 mai 2023

Baudelaire et Rimbaud, paroles de quintils

Dans le numéro 60 de la revue Rimbaud vivant paru en 2021, j'ai publié mon dernier article papier au sein du monde des critiques rimbaldiens : "La Versification tactique..." qui s'étend sur presque trente pages (pages 99-128). Je soulignais des sources précises à plusieurs poèmes en vers de Rimbaud, et j'insistais sur ce que peuvent nous révéler les choix de strophes. Je n'ai traité qu'allusivement dans cet article de l'influence de Baudelaire sur "Oraison du soir", "Les Chercheuses de poux" et "Accroupissements". En revanche, un peu auparavant, sur ce blog même, j'ai développé plusieurs considérations à ce sujet.
Je ne les ai pas relus, mais je pense que certaines des réflexions ci-dessous je ne les avais pas encore faites à l'époque et je voudrais mettre signaler cela à l'attention par écrit.
En gros, avec les contraintes de l'écriture en vers, il est plus facile d'identifier des sources à une pièce poétique que dans le cas de la prose. Le poète va s'inspirer de formules éprouvées qui rentrent mieux dans le vers, dans les hémistiches mêmes, il va s'inspirer des enjambements qui ont fait date, ou qui ont fait école, il a s'inspirer de choix de rimes et de choix de strophes, et bien évidemment le poète va souvent s'inspirer d'une oeuvre à la fois pour le fond et pour des aspects formels, même si dans l'absolu on peut dissocier les deux.
J'ai déjà fait remarquer que la conception du livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat (abstraction faite de la nouvelle partie sur Une saison en enfer) était problématique. La partie sur la poésie en vers s'intéresse à ce qui définit le vers et aux contraintes de son emploi avec trois sous-parties : le vers, la rime et le sonnet, tandis que la partie sur la prose ne procède pas à un repérage de spécificités formelles, à constater des procédés d'écriture. Les deux parties ne se répondent pas symétriquement, elles ne sont pas du tout sur le même plan analytique. Et dans la partie sur la poésie en vers, Murat préférait ne traiter que le genre du sonnet et avait évité de traiter par le menu les strophes de Rimbaud, au prétexte qu'il ne s'agissait pas tant que ça d'un lieu d'invention révolutionnaire de sa part.
Cela est très contestable. L'étude des strophes va de pair avec les études de la rime, et l'étude conjointe du modèle de strophe et des rimes est capitale dans le cas des poèmes déréglés de 1872 ; "Larme", "Juillet", "Michel et Christine", etc.
Dans mon article de 2022, je montre à quel point l'étude des strophes est à pousser dans le cas de Rimbaud pour mieux identifier ses sources. J'apporte un dossier solide au sujet des sonnets "Rêvé pour l'hiver" et "Ma Bohême", en comparant les couples de tercets à des sizains de poèmes très précis de Banville, ni plus ni moins que les poèmes conclusifs des recueils Les Cariatides et Odes funambulesques, respectivement "A une Muse folle" et "Le Saut du tremplin".
Je suis revenu aussi sur une idée que j'ai depuis longtemps affirmée sur le blog "Rimbaud ivre" de Jacques Bienvenu. La forme de quatrain des poèmes "Ce qui retient Nina" et "Mes petites amoureuses" est suffisamment rare pour ne pas y voir une allusion limpide à la "Chanson de Fortunio" de Musset, laquelle dans l'édition des poésies est suivie d'un poème intitulé "A Ninon" qui prolonge le discours tenu. J'ai montré que "Ce qui retient Nina" s'inspire des deux poèmes en question de Musset, mais j'ai aussi montré que Rimbaud ayant lu les poésies de Glatigny, préfaces comprises, il connaissait également la reprise de la "Chanson de Fortunio" et des personnages de la comédie de Musset Le Chandelier dans une opérette d'Offenbach et qu'évidemment cela recevait aussi sa réponse dans les deux poèmes en vers de Rimbaud. Notons que si la strophe vient de Musset, le titre "Mes Petites amoureuses" est admis depuis longtemps comme une déformation légère d'un titre de Glatigny : "Les Petites amoureuses", preuve s'il en était besoin que dès la composition de "Ce qui retient Nina" Rimbaud avait en tête la préface de Glatigny à la réédition de ses recueils en 1869-1870.
Dans cet article de 2022, j'ai aussi souligné l'importance d'une manière zutique dans les poèmes inclus dans les lettres dites "du voyant", en insistant sur les allusions à Daudet dans deux poèmes distincts : "Le Coeur supplicié" avec le principe des triolets enchaînés du poème "Les Prunes" et "Mes Petites amoureuses" avec l'allusion au mouron déjà rapprochée avant moi d'un passage d'un autre poème du même mince recueil Les Amoureuses.
Avec ce que j'estime du bon sens, je prétends que d'évidence Rimbaud a connu des espèces de soirées de contributions zutiques lors du séjour parisien du 20 février au 10 mars 1871, quand il a pris contact avec André Gill et cherché l'adresse de Vermersch. Et je parie qu'il a rencontré Verlaine à ce moment-là, et aussi Léon Valade. Et je parie bien évidemment que ces rencontres parisiennes ont valorisé la lecture de Baudelaire. On a dû lui dire que si Rimbaud aimait la poésie de Verlaine, celui-ci ne jurait que par Baudelaire, alors que Rimbaud avait visiblement comme sources privilégiées auparavant Hugo et Banville.
Les rimbaldiens prétendent que leur poète favori a toujours préféré spontanément Baudelaire à Hugo, au seul prétexte de cette mention "vrai dieu" détachée de son contexte et surtout de la raillerie qui la suit immédiatement, mais ils n'ont jamais su proposer quantité de réécritures de Baudelaire dans les vers de Rimbaud. Les rapprochements sont toujours lointains, approximatifs, essentiellement thématiques.
Pourtant, il y a moyen de progresser par le principe de comparaison des formules de vers, d'enjambements et de strophes.
Les poèmes en quintils ne sont pas surabondants parmi les grands noms de la Littérature, et la forme ABABA est elle-même singulière au sein de cet ensemble.
Normalement, les quintils sont composés de deux modules de deux et trois vers, nous pouvons avoir la succession AB et AAB, ou bien la succession AAB AB. La rime B est conclusive des deux modules et leur donne une existence sensible. La forme ABABA résiste à l'analyse en modules dans la mesure où inévitablement il faudra isoler l'une des trois rimes en A. On peut imaginer un modèle A/BA/BA ou un modèle AB/AB/A. On peut essayer un découpage en module où la distribution de la rime conclusive n'est pas observée : ABA/BA ou AB/ABA, mais il faudra alors sortir des arguments moins usuels sur éventuellement la longueur des vers ou sur la ponctuation. Pour la longueur des vers, c'est inutile, "Accroupissements" est tout en alexandrins, ainsi que "L'Homme juste".
Dans le cas des poèmes de Baudelaire, celui qui a fait apparaître la forme ABABA, il s'agit pour l'essentiel de faux-quatrains prolongés d'un vers répété. Baudelaire compose un quatrain de rimes croisées ABAB ou bien un quatrain de rimes embrassées, mais il répète le premier vers et donc son mot à la rime, ce qui nous vaut deux formes ABBAA ou ABABA où l'évidence des modules de quatrain AB ou BA permet de plaider une lecture à trois modules dont le dernier est un vers isolé : AB/AB/A ou AB/BA/A. Parfois, au milieu du poème ou dans le cas de tout un poème, Baudelaire ne respecte pas la répétition telle quelle, il peut modifier un mot, une ponctuation ou le premier hémistiche, mais il reste quelque chose de répété. Seul le poème "La Chevelure" fait figure d'exception, avec des quintils traditionnels ABAAB et aucun bouclage par répétition du premier au cinquième vers.
En clair, à partir des exemples de Baudelaire, Rimbaud a inventé le vrai quintil ABABA, c'est-à-dire sans base de quatrain qu'on prolonge, et du coup l'analyse du quintil en trois modules devient plus problématique à énoncer.
Mais ici peu importe le suites à donner sur le caractère inédit du procédé rimbaldien. Ce qui nous intéresse, c'est que nous cernons une influence baudelairienne patente au plan formel et que nous pouvons nous en servir comme support pour justifier d'autres rapprochements tantôt formels, tantôt sur le fond ou les thèmes abordés. Cette influence est aussi à apprécier dans son régime chronologique. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud envoie à la fois le poème manuscrit "Accroupissements" fraîchement composé et cette opinion selon laquelle pour les idées Baudelaire est un vrai poète, un vrai dieu, sauf que la forme "tant vantée" chez lui est mesquine.
Demeny, s'il avait été à la hauteur, aurait pu se reporter aux quintils des Fleurs du Mal, flairer le côté mesquin du quatrain rendu musical par la répétition du premier vers, puis se reporter aux quintils libérés de Rimbaud. Notons qu'un poème nous est parvenu avec la date manuscrite de "juillet 1871", "L'Homme juste" autre poème en quintils ABABA. Et Delahaye nous a révélé une partie d'un poème inédit tout en quintils ABABA lui aussi qui devait paraître dans le journal le Nord-Est à la même époque !
Ceci nous invite à beaucoup plus faire attention à la possibilité des rapprochements avec les poèmes de Baudelaire pour toute la production poétique de Rimbaud coincée de mai à juillet 1871. Cela inclut notamment un poème daté de juillet 1871 "Les Premières communions" qui a une variation entre sizains et quatrains, mais avec des sizains sur deux rimes dont la plupart sur le mode d'alternance ABABAB qui forcément offre une ressemblance avec le quintil ABABA employé à la même époque. Nous pouvons songer aussi à une manière plus baudelairienne dans la composition des "Assis" ou des "Soeurs de charité".
Or, Baudelaire, en tant que poète en vers, était l'auteur d'un unique recueil Les Fleurs du Mal dont Rimbaud connaissait surtout la troisième version posthume de 1868 avec une longue préface de Gautier, et que Rimbaud ait lu ou non les deux premières versions de 1857 et 1861, sachant qu'il y a des variantes pour certains vers à prendre en compte parfois, il n'a pas pu manquer de lire dans la foulée le recueil Les Epaves qui réunissait quelques inédits, qui comportait certaines annotations et qui surtout offrait le texte des six pièces condamnées du recueil de 1857.
Comme je l'ai montré pour "Ce qui retient Nina" où Rimbaud s'est inspiré de deux poèmes voisins dans l'économie des recueils de poésies de Musset, il convient de prendre en considération cette promiscuité de certains poèmes dans le recueil Les Epaves pour mieux ressentir l'influence qu'il a eu sur Rimbaud le lisant dans la période mai-juillet 1871.
La première pièce condamnée intitulée "Lesbos" est en quintils ABABA. Je ne me rappelle plus ce que j'ai fait comme rapprochements avec "Accroupissements" dans mon article de 2022 ou dans mes précédentes entrées sur ce blog. Je remarque en tout cas que le poème "Lesbos" est composé de 75 vers, 15 quintils en tout. Or, en mai 1872, à son retour à Paris, Rimbaud a allongé de dix vers le poème "L'Homme juste" pour en faire une version passant de 65 à 75 vers. Les vingt premiers vers semblent être perdus à jamais, nous n'avons que le manuscrit des 55 derniers vers et un doublon du quintil des vers 61 à 65 qui concluait le recueil auparavant. Notons que dans ce prolongement de dix vers, Rimbaud a repris à une pièce récente d'Ernest d'Hervilly la rime "daines"::"soudaines" épinglée par une citation de Banville dans un article de la revue L'Artiste de mars 1872.
En clair, le poème faisait initialement 65 vers, mais en mai 1872 un prolongement a été opéré qu'on peut dire anachronique avec le projet initial, puisque Rimbaud épingle son conflit récent avec certains parnassiens, et selon certains témoignages Ernest d'Hervilly est impliqué, lequel aurait essuyé l'injure suivante de Rimbaud : "Ferme ton con, d'Hervilly !" Bien que cela ait été pas mal minimisé, puisqu'on insiste surtout sur le caractère irascible d'un Rimbaud pas mal éméché, il semble que les disputes étaient liées à l'affichage ostentatoire de la relation des poètes Rimbaud et Verlaine. La réplique "Ferme ton con" va dans ce sens, et le passage du poème "L'Homme juste" à la dimension des quinze quintils ABABA de "Lesbos" a tout l'air d'une blague et raillerie tacite entre Rimbaud et Verlaine.
Bien que le passage de 65 à 75 vers soit tardif, notons également ce rapprochement troublant entre le titre "L'Homme juste" dont on sait qu'il renvoie plutôt à Hugo et le vers répété d'un quintil du poème condamné "Lesbos" : "Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ?" Pour moi, difficile de ne pas songer au lien à la pièce lesbienne condamnée, quand je lis ce vers : "Ô justes ! nous chierons dans vos ventres de grès."
L'influence de ce poème "Lesbos" concerne déjà le poème "Accroupissements" révélé dans la lettre du 15 mai 1871 à Demeny. Or, je relève la mention "crapauds" dans le poème liminaire du recueil Les Epaves qui précède directement la suite des six pièces condamnées : "Le Coucher du soleil romantique". La note nous apprend que les "crapauds imprévus" et les "froids limaçons" du dernier vers sont les "écrivains qui ne sont pas de son école [de l'école de Baudelaire]". Dans "Accroupissements", le frère Milotus fuit le soleil, mais cherche Vénus au ciel à la lumière de la Lune. Le poème "Lesbos" assimile explicitement Sapho à une divinité "des voluptés grecques" "Plus belle que Vénus se dressant sur le monde". Et il est question de s'enivrer de son cri de lamentation la nuit.
Parmi les poèmes inédits du recueil Les Epaves, j'avais signalé à l'attention, ce qui a marché pour Benoît de Cornulier et quelques autres visiblement, que dans la section "Galanteries" nous avions un poème en quintils d'octosyllabes ABABA avec reprise approximative du premier vers au cinquième intitulé "Le Monstre ou Le Paranymphe d'une nymphe macabre" où nous avions l'expression "Nargue" utilisée par Rimbaud dans la prose de la lettre à Demeny, mais aussi la mention à la rime de Veuillot que, sans renvoyer à ce poème de Baudelaire, Murphy soupçonne être l'origine du portrait physique du frère Milotus, et poème où nous avons aussi la mention à la rime "vieux chaudron" au premier quintil à rapprocher du "chaudron récuré" dans "Accroupissements". Accessoirement, ce poème en octosyllabes me fait penser à la manière de "Honte", surtout dans sa partie II, mais je m'égare.
J'en reviens à ma fenêtre chronologique mai-juillet 1871. Le poème "Les Soeurs de charité" est un des rares poèmes où la trace d'une réécriture de Baudelaire a été sensible à mes prédécesseurs, on songe à "Crépuscule du matin", mais aussi à "Femmes damnées".  C'est précisément "Femmes damnées" poème en quatrains ABAB qui suit "Lesbos" dans l'économie du recueil Les Epaves. Le poème se termine sur une propension à fuir l'infini qui peut faire écho à la fin funèbre des "Soeurs de charité".
Je n'ai pas du tout cherché pour l'instant à tirer tout le parti des rapprochements que je fais. En tout cas, j'ai installé les amorces.
Je rappelle que j'ai souligné des réécritures de Baudelaire dans un poème parisien un peu plus tardif "Oraison du soir" en soulignant les passerelles avec "Accroupissements".
Là encore, je n'ai aucune idée du moment où je pourrai développer pleinement toutes mes réflexions. J'ai aussi repéré des réécritures patentes dans le poème en prose "Nocturne vulgaire".
Apparemment, dans le dernier volume de Parade sauvage, il y a un article de Steve Murphy sur l'influence du poème "L'Albatros" sur la composition du "Coeur supplicié", ce qui nous ramène à l'idée de la fenêtre mai-juillet 1871 que je développe ici.
Je n'ai pas encore acheté ce volume d'articles rimbaldiens.
Mon année 2023 est un peu particulière et je lis un peu de littérature du vingtième siècle, m'éloignant des contraintes de toujours lire des ouvrages à mettre en relation avec Rimbaud. Là, je lis ce qui n'est même pas appelé à devenir un classique de la Littérature : Mon tour de France en ballon d'André Gille, rien à voir avec Jules Verne ou le caricaturiste ayant hébergé Rimbaud, mais j'apprécie ma lecture. Bref, je me change les idées et me repose. Je reviendrai en force dans le rimbaldisme dans quelques mois, n'en doutez pas.
De toute façon, les rimbaldiens me boycottent, donc ils ne s'intéressent pas à ce que je peux dire d'intéressant, donc je peux écrire plus tard qu'à tous leurs enterrements finalement, ça n'a aucune espèce d'importance.

dimanche 21 mai 2023

Evolution étrange du monde...

Après la répression de la Commune, l'opinion française était dans un étrange déni. Les massacres de la semaine sanglante ne comptaient pas face à trois, quatre morts qu'on prétendait lui reprocher. Dans une troisième République naissante, héritière de la Révolution française et des morts qui furent nécessaires à son cheminement, l'échec de la révolution communaliste n'inspirait que les injures aux vainqueurs, et les vaincus devaient se terrer dans le silence. C'est un peu ce qu'a vécu Rimbaud et on sait que les intellectuels et grands écrivains conspuaient la Commune à l'époque, y compris des gloires quarante-huitardes telles que George Sand. De nos jours, la vapeur s'est renversée et c'est une fierté de commémorer la Commune, un exercice dont nombre de politiques ou intellectuels veulent s'honorer.
L'histoire récente n'est pas tout à fait comparable, mais on a quand même une étonnante obligation de silence sur la vérité en Ukraine dans le monde occidental. La différence, c'est que malgré d'énormes souffrances actuelles le peuple du Donbass et le peuple russophone du sud-est de l'Ukraine va voir une victoire de la Russie contre l'Ukraine et l'Otan dans les années à venir, leur cause étant atroce actuellement mais non perdue.
Evidemment, la plupart des gens, à l'époque de la Commune comme aujourd'hui, ne pensent qu'à leur confort et qu'à l'autorité de la parole publique légitimée, et face à de puissants arguments leur réaction est de faire profil bas et de se contenter de se dire qu'eux ne s'investissent pas dans ses réflexions et que s'ils ont un trublion en face d'eux fort en argumentation il y a des contre-argumentations disponibles ailleurs, on a simplement la honte de ne pas l'avoir ça, et puis quelque part vivre en société c'est ne pas chercher à tout prix la vérité, il faut bien s'accorder quelques petits mensonges pour la rendre habitable. Des mensonges ? Rien de grave : un peu d'omission, des répliques évasives pour laisser croire..., puis une dose de bonne volonté pour accompagner le consensus social.
Puis, ce gars qui vous tance, il croit qu'il détient la vérité, mais il se trompe parfois, et quand il se trompe il défend son erreur avec autant de sincérité et de conviction tant qu'il n'a pas vu son erreur. Il a l'apparence de la vérité quand il parle, mais on n'en sait rien, il fait surtout chier les gens qui se plient de bonne volonté à la marche de la société.
Pourtant, les gens qui cherchent la vérité peuvent avoir défendu bec et ongles une erreur, ils se ravisent et changent de discours. La vérité s'imposant à eux, qu'ils fassent mea culpa ou qu'ils soient plus discrets sur leurs fautes passées, ils ont une passion renouvelée pour réorienter leurs arguments vers toujours plus de vérité.
La poésie de "voyant" de Rimbaud est admise comme importante dans la mesure où elle fait partie du projet de quête de la vérité. Rimbaud n'est pas là en 2023, mais, s'il était là, défendrait-il un pré carré ou voudrait-il défendre la vérité ? C'est cette pente de l'alternative que nous nous flattons d'espérer de lui. Sans cela, sa quête poétique perd d'évidence une majeure partie de l'intérêt un peu fou que nous lui portons.
Et nous en revenons alors au combat des arguments et des contre-arguments. Quand on ne sait pas contre-argumenter, on suppose que les arguments de l'adversaire nous dominent sans être pour autant l'expression de la vérité. Nous démissionnons parce que nous ne trouvons pas la faille, nos certitudes demeurées tout intactes. Et si, dans les arguments, il n'y avait pas que les arguments, mais des faits inattaquables. Celui qui cherche la vérité, quand il trouve dans l'opposition des points inattaquables et sans réplique, il peut encore continuer à débattre quelque temps, mais la graine est semée et au moins dans les moments de solitude qui vont suivre il va effectuer sa grande mise au point. C'est d'ailleurs lui qui sort grandi de la cascade des débats, alors même que fatigant par ses interventions on va le traiter de borné.
Dans la guerre en Ukraine, certains traitent Poutine de fou de faire la guerre, mais parmi ceux qui suivent la guerre depuis 2014 il y a tous ceux qui étaient désespérés que la Russie n'agisse pas immédiatement pour secourir les gens du Donbass. Une patience de sept ou huit ans ? C'est déjà un événement qu'il faut considérer. Puis, dans l'exercice diplomatique, vous voyez une réunion entre chinois et américains en Alaska en 2021. Les chinois ont refusé de venir à Washington et la réunion s'est faite à mi-chemin, et les américains ont commencé à critiquer les chinois pour les minorités, leur politique intérieure, et les chinois ne leur ont pas laissé trois minutes, il leur ont dit que ce jeu-là était fini désormais. Macron a essuyé une humiliation à Moscou au début de 2022 avec une table immense qui mettait l'interlocuteur français à distance dans une symbolique claire, nette et précise pour tout être humain. Et récemment, les chinois ont reconduit ce type d'humiliation avec cette spectaculaire table ronde où Macron était mis au même niveau qu'Ursula von der Leyen avec de vulgaires chaises à roulettes et une position inconfortable pour bouger les pieds et les jambes. Deux pitres venaient déblatérer un projet d'entreprise face à une force étatique chinoise alignée. La symbolique de la table était à nouveau assez claire, même si je doute que les gens en aient compris le dispositif à l'égard de von der Leyen, laquelle est repartie à l'aéroport en étant contrôlée et fouillée comme le quidam. En clair, les chinois interrogent les européens sur le statut politique de von der Leyen et à venir parler avec elle en Chine Macron n'est plus reconnu en tant que président de la France puisqu'il déchoit lui-même en acceptant d'être à tu et à toi avec von der Leyen, une femme sans statut.
Parce que quand les gens traitent Poutine de fou avec cette guerre, sans même avoir à parler des états de santé époustouflants de Joe Biden et Hillary Cinton, ils pensent donc identifier de la connerie. Il me semble malheureusement que dans l'exercice diplomatique nous avons d'un côté des occidentaux qui ne sont pas formés, qui sont brouillon, qui font n'importe quoi, qui se ridiculisent, qui se présentent comme des phénomènes (et la blague de Laurent Gerra sur RTL du "cirque Zelensky" sonne tout à fait juste), et d'un autre côté des gens magnifiquement rompus à ce genre d'exercice.
Il y a plusieurs faits actuels que les gens n'affrontent pas pour s'aligner sur ce que les américains nous imposent à travers un contrôle drastique des médias.
Les gazoducs Nordstream, leur destruction est un acte de guerre économique contre l'Allemagne, la France et quelques pays européens. Vous voulez longtemps faire comme le dilettante Montebourg qui explique d'une main que la quasi totalité des ingérences sont le fait des américains et qui, de l'autre, vous dit que Poutine a envahi sans raison l'Ukraine et qu'il faut donc s'aligner sous la bannière étoilée ? Une main chasse l'autre, au point qu'on oublie qu'elle existe.
Vous voulez faire comme Michel Onfray qui croit qu'il va passer à la postérité tel un Camus quand il dénonce d'un côté l'Otan et de l'autre n'oublie pas de bien charrier Poutine jusqu'au point Godwin ?
Certes, le grand affrontement entre les Etats-Unis et la Russie est une réalité, mais outre que à partir du moment où Onfray et d'autres concèdent que l'Otan a forcé cette crise avec la Russie et l'a poussée à la guerre, c'est reconnaître que la Russie n'attaque pas du tout l'Ukraine pour les raisons qu'Onfray consent à lui prêter pour ne pas froisser le consensus qui fait qu'on sera bien vus ou non, il y a un deuxième niveau du conflit à l'intérieur de l'Ukraine elle-même. Si, après des événements sur plusieurs années qu'on ne rappellera pas, les américains ont précipité un coup d'état pour renverser un président élu et mettre en place un gouvernement à leur botte de leur composition avec des ministres dont la naturalisation ukrainienne a été précipitée dans quelques cas, c'est bien qu'il y avait une difficulté électoralement à faire passer la volonté américaine, c'est bien qu'il y avait une moitié du pays au moins qui ne marchait pas droit dans l'idée.
La Crimée a été offerte à l'Ukraine en 1954, elle n'a jamais été ukrainienne en tant que telle, et en 1954 sa nouvelle frontière n'était pas celle d'un pays. L'éclatement de l'URSS en 1991 fait un peu rapidement statuer les occidentaux sur l'intangibilité des frontières et les problèmes d'état de droit. Les régions du Donbass, surtout les oblasts de Donetsk et Lougansk, ne sont pas ukrainiens d'origine. Ce sont deux régions russes qui ont été mises en Ukraine au moment de l'apparition de l'URSS. Puis, tout le sud de l'Ukraine n'est pas ukrainien. Les tatars n'ont pas été chassés que de la péninsule qui porte le nom de Crimée aujourd'hui. Tout le sud de l'Ukraine avec des noms de ville grecs donnés par les russes qui les créaient, c'est pas exactement un pêuple ukrainien, c'est beaucoup plus compliqué que ça. Les ukrainiens de l'ouest et de Kiev sont dans la captation d'héritage pure et simple. Mais, plus simplement, les français, au pays de la Révolution de 1789, connaissent le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Les gens de l'est ils sont russophones, et ils ne sont pas russophones parce qu'on les aurait empêchés de parler l'ukrainien de la région de Lvov. Ils n'ont jamais parlé l'ukrainien de Lvov, ni eux ni leurs ancêtres. On leur promet un pays acquis à l'occident qui va les opprimer et les obliger à devenir des ukrainiens de l'ouest pour ne pas être tout à fait de seconde zone. Non seulement ils ont le droit de disposer d'eux-mêmes, mais ils ont un droit fondamental à résister à l'oppression.
Bien sûr, si vous ne connaissez rien de ce qu'il se passe en Ukraine, vous pouvez toujours penser que je tiens des propos hors-sol sur la résistance à l'oppression et le droit de disposer de soi-même. Renseignez-vous quand même à un moment donné avant d'opposer votre opinion. C'est le minimum requis.
On dénonce la menace nucléaire que représenterait la Russie avec son impérialisme et son audace à attaquer l'Ukraine. Il y a plusieurs centrales nucléaires en Ukraine. Etrangement, les bombes tombent sur la centrale de la région zaporogue occupée par les russes, mais pas sur les autres. C'est bien les ukrainiens de l'ouest qui risquent de précipiter un accident nucléaire dans une région où les leurs n'ont visiblement pas si grande importance. Et en disant absurdement que les russes tirent eux-mêmes sur cette centrale, les médias occidentaux les couvrent à la demande expresse des gouvernants.
Il y a quelques jours, une formidable explosion a été filmée à Khleminitsky, et dans les moments qui ont suivi on a constaté une augmentation de la radioactivité dans la région, avec un nuage se dirigeant vers l'ouest, survolant la Pologne. Les russes ont détruit un dépôt de munitions considérable d'où l'immensité de l'explosion et cela a emporté l'uranium appauvri des anglais et autres dans l'atmosphère. Il est question de métaux lourds, ce n'est pas eux qui expliquent l'immensité du jet, plutôt de la poussière qui va avec. Avoir des métaux lourds dans son corps, c'est déjà pas le top pour la santé, mais il s'agit d'une contamination du genre du polonium au rayon alpha. Une feuille de papier peut s'interposer entre vous et un rayonnement alpha, c'est plutôt sympathique vu comme ça, mais l'ingestion est problématique. Une fois absorbé par un corps, le rayon alpha le détruit à petit feu, et si certains malins diront que des marins en mer utilisent parfois des substances radioactives on fera la différence entre un adulte qui manie ce qu'il sait ne pas devoir porter de sa main à sa bouche et des enfants de l'Ukraine de l'ouest qui doivent dire merci à leurs parents. Après Tchernobyl on rempile avec Ternopil. Les ukrainiens de l'ouest se contrefichaient d'envoyer des bombes sur Donetsk en 2014, ils pensaient que l'uranium appauvri ça allait retomber sur les gens du Donbass et l'armée russe, sauf que là ça leur est retombé dessus de manière imprévue. Les russes l'avaient dit qu'il ne fallait pas reconquérir à l'uranium appauvri, c'est bien les occidentaux qui ont donné cette tournure sale au conflit. Et on voit bien sur des images vidéos d'un entrepôt détruit que des robots téléguidés sont envoyés en pompier pour éteindre le feu sur les débris.
Et comme si cela ne suffisait pas les ukrainiens et les américains n'ont rien trouvé de mieux à faire que de jouer au défi en prétendant avoir détruit un missile supersonique kinjal. Cela a duré quelques jours. Cela ne coûte rien à être affirmé, puisque le kinjal volant à dix mille kilomètres à l'heure se désintègre en l'air, donc on peut inventer en détruire puisqu'il n'y a pas à prouver qu'on y parvient. Les ukrainiens ont commencé, les américains sont entrés dans la combine et ont voulu confirmer. La réplique ne s'est pas fait attendre. Les russes ont détruit avec un seul kinjal une installation de missiles Patriot dans l'aéroport de Kiev et on a les vidéos. On ne voit pas de flashs d'une destruction d'un quelconque kinjal en l'air et il y a un seul impact de kinjal au sol. Si on prend en compte la proportion masse et vitesse au carré, un kinjal est cent fois plus puissant qu'un missile de croisière tomahawk qui va à mille kilomètres heure. Les ukrainiens prétendent avoir détruit six kinjals. Où sont les explosions dans le ciel sur les vidéos de l'événement ? On voit en revanche que trente-deux missiles patriots ont été tirés et qu'ils suivent une trajectoire qui évolue au fur et à mesure assez brouillonne avant de s'autodétruire. On peut supposer que deux lanceurs patriots de dernière génération ont tiré tous leurs missiles, puisque les lanceurs dernière génération peuvent avoir jusqu'à seize missiles et qu'on en dénombre précisément trente-deux sur les vidéos. Les américains avaient installé des lanceurs de missiles à proximité les uns des autres, au moins deux, sans considérer que le souffle d'une seule explosion de kinjal pouvait tous les atteindre en même temps. Pire encore, ils avaient installé des défenses fixes sur l'aéroport de Kiev visibles sur les images satellites. Normalement, un tel matériel, tu le disperses, il vaut mieux rester sur des lanceurs de huit missiles et les mettre bien loin l'un de l'autre. Un missile Patriot coûte cinq millions de dollars l'unité. Il est prouvé que cent-soixante millions de dollars ont été tirés pour rien. Allez, rassemblez-vous pour la photo ! Il va y avoir un flash. Tout ce qui était au sol a été détruit, il y a eu des flashs au sol prouvant d'autres explosions de matériel après l'impact du kinjal. Il y a toute une équipe avec plusieurs véhicules autour de chaque lanceur et surtout il y a un radar qui coûte à lui seul sans doute aussi cher que la moitié des missiles tirés. Au minimum, trois cent millions de dollars de matériel militaire américain sont partis en fumée. Tous les gouvernants du monde qui ne sont pas d'Amérique du nord, d'Europe, du Japon ont compris l'importance de ce qui s'est passé. Le matériel américain a connu une grosse perte de crédibilité et les russes ont gagné visiblement des parts de marché, surtout que du point de vue du matériel c'est un pays seul contre la trentaine de pays de l'Otan. Le kinjal fonce à dix mille kilomètres heure, il fait mille kilomètres en six minutes, et il fait cela à seulement un kilomètre d'altitude (les américains atteignent difficilement les huit mille kilomètres par heure, mais en étant déjà quasi dans l'espace). En gros, les gouvernants européens, il faut impérativement connaître leur localisation exacte toutes les douze minutes si on veut espérer les protéger efficacement...
Sur les faits militaires, vous avez des russes qui vous semblent demeurer maladroitement à l'est de l'Ukraine, ils ont lâché des territoires qu'ils tenaient précédemment et ils mettent un temps infini à conquérir certaines villes, Bakhmut de son nom ukrainien, Artiomovsk de son nom russe, est la dernière en date. Elle a été reconquise dimanche.
Mais nous ne sommes pas dans une guerre fluide. Dans les deux camps, il y a des armes antichars redoutables, et une surveillance radar maximale de l'Otan est mise au service du pouvoir en place à Kiev. Mais les russes tirent beaucoup d'avantages du fait de faire la guerre à l'est. Il y a bien sûr un crève-coeur, c'est que les villes détruites sont celles des gens du Donbass et que cette population civile souffre des dégâts de cette guerre, pendant que sur les médias occidentaux on plaint les destructions pour les ukrainiens de l'ouest en blâmant les séparatistes. Mais au plan militaire, les russes ne sont pas dans des localités hostiles comme à Lvov, etc. Ils récupèrent le territoire du Donbass qui est une préoccupation majeure du conflit, ils peuvent s'appuyer sur leur frontière russe proche, ils n'ont pas encore à s'exposer en ayant franchi le Dniepr qui est fleuve extrêmement large coupant l'Ukraine en deux de haut en bas pour dire vite. Mais ce n'est pas tout. Ils obligent les ukrainiens à dépenser de l'essence pour aller de l'ouest de l'Ukraine au front tout à l'est, dépense d'est et manoeuvres repérables. Les russes au lieu d'avancer et de toujours devoir faire de nouvelles fortifications, méditer de nouveaux axes défensifs, n'ont qu'à consolider les fortifications existantes et des positions acquises depuis le début du conflit.
L'armée ukrainienne vient se faire laminer. Il sera temps plus tard de débouler sur le reste du pays quand les ukrainiens seront épuisés. Evidemment, il y a un crève-coeur. Les groupuscules nazis, les mercenaires de l'Otan encadrent l'armée ukrainienne pour ne pas qu'il y ait de rébellion, et on recrute de force des civils dans les régions à forte population russophone. Des vidéos montrent sur le front, du côté ukrainien, un soldat d'Odessa ou de je ne sais quelle ville qui fait cette répartie humoristique : "le mauvais patriote, il est russophone et il est envoyé sur le front, le bon patriote, il parle ukrainien et il est chez lui à plus de mille kilomètres du conflit !"
Mais justement, quoi que vous pensiez de l'état d'esprit des ukrainiens, ils sont bien envoyés à la mort jusqu'au dernier pour que les américains puissent exercer une totale domination sur le continent européen. Ces gens n'ont aucun espoir de gagner la guerre. Par définition, ils ne vont pas renverser la Russie et monter à Moscou ou foncer à Vladivostok. Concrètement, comment peuvent-ils gagner cette guerre ? Ils vont reprendre le Donbass et les russes vont dire qu'ils y renoncent à jamais ? Les russes se sont lancés dans cette guerre parce que, et je rappelle qu'il y a eu des accords de Minsk, il fallait obtenir certains droits pour les peuples du Donbass dans les institutions politiques, ils devaient aussi pouvoir parler leur langue natale qui est le russe. Les ukrainiens auraient cédé, mais ils ne l'ont pas pu à cause des américains, anglais et consorts, le Donbass serait un région autonome de l'Ukraine, la Crimée serait russe et il n'y aurait pas tous ces morts ! Là, la jeunesse ukrainienne est décimée au point qu'on interdit de prendre des photographies ou de filmer dans les cimetières, et plusieurs autres régions sont en passe d'être perdues. La région zaporogue au-dessus de la Crimée et une partie de Kherson, mais on s'attend à d'autres pertes, l'oblast d'Odessa, l'oblast de Kharkov, l'oblast de Dnipopetrovsk...
Là, les américains essaient d'imaginer la défaite de l'Ukraine en envisageant des négociations où on arrête tout dans la limite des territoires actuellement conquis par la Russie. Mais les américains ne savent pas admettre qu'ils sont des perdants, ils ne comprennent pas la situation. Hollande et Merkel ont reconnu qu'ils se contrefichaient du contenu des accords de Minsk I et II, puisque leur seul but était de gagner du temps pour réarmer l'Ukraine. Au plan diplomatique, la crédibilité des occidentaux, américains et européens, est plus que compromise, elle est perdue, et pour longtemps. Les russes vont devoir assurer la sécurité de Moscou en termes de portée de missiles. Et vu les dégâts engagés, et vu que maintenant la population russe a pris l'état mental d'accepter cette guerre qui pouvait encore la surprendre en février 2022, je ne vois pas comment cette guerre pourrait s'arrêter rapidement ou en tout cas sans occupation totale de l'Ukraine par la Russie. On dirait que les occidentaux n'ont pas compris dans quel merde ils se sont fourrés. Surtout les européens, dont le déclin est désormais une absolue certitude. Alors les occidentaux ont sans doute cru aux fragilités de la Russie, ils ont cru aux sanctions économiques. Le résultat, un mouvement de dédollarisation est en cours. L'industrie allemande va s'effondrer, et ce n'est pas qu'une question d'énergies, gaz et pétrole, c'est aussi une question de matières premières, les prix seront préférentiels entre russes, chinois et divers alliés dans le monde. Le niveau de vie occidental européen ne va peut-être pas chuter du jour au lendemain, mais dans trente ans on sera pas comme le Brésil ou l'Argentine, et ça continuera d'empirer. C'est ce qui va arriver, il ne faut pas être aveugle. C'est la fin, il n'y a même pas un espoir. Il y aura des petits trucs brillants, mais grosso modo les soins d'hôpitaux, le confort, le pays qui fonctionne bien, c'est terminé. Et plus cette guerre dure longtemps, plus les pays de l'union européenne vont souffrir économiquement. La durée de guerre, elle est un problème pour les russes et les ukrainiens qui meurent, mais après cette guerre, on aura un peuple russe très aguerri qui vaudra mieux pas aller défier qui repartira de plus belle. Et les américains, nos alliés, c'est nous qui sommes leurs fous à lier, mais la relation elle ne marche pas en sens inverse, faut arrêter d'être naïf. Les gazoducs Nordstream, ça veut tout dire. Les ukrainiens, ils meurent pour l'Otan, et donc Washington. Evidemment, dans leur impérialisme, les américains et les ukrainiens sont très stupides, parce que dans quarante ans c'est leurs échecs qu'on appréciera dans toute leur étendue. Les américains vont s'en sortir, mais ne seront pas gagnants, il faut bien avoir ça aussi à l'esprit. Après, je conseille à chaque européen de connaître les gens qui ont détruit le futur de leurs pays ; Sullivan, Nuland, Blinken, Biden... Ce sont des gens qui comptent beaucoup pour vous, ils ont un poids dans le futur de vos familles que vous n'imaginez pas.
Enfin, bref ! On en est à envoyer des F16 à l'armée ukrainienne. Un avion  de chasse qui devra approcher les lignes d'artillerie ennemies s'il veut espérer être efficaces et qui sera piloté par des ukrainiens pas assez formés, sachant que quand on pilote un nouvel avion il faut se défaire d'anciens réflexes pour en acquérir d'autres, c'est certainement assez vital en combat. Je pense que quand un avion est détruit une fois sur deux le pilote n'en réchappe pas. Il doit y avoir mille F16 dans le monde, 400 de prêtables aux ukrainiens histoire de faire un carnet de ventes au complexe militaro-industriel américain. Il va falloir les trouver les pilotes ukrainiens, surtout celui qui survivra à quinze destructions de F16 pour en piloter un seizième.
Mais bon, vous êtes les gentils, vous soutenez l'Ukraine parce que l'envahir c'est mal, vous acceptez d'identifier un insigne nazi sur un bataillon Azov ou autre et de dire que ce n'est pas bien, puis vous allez à une manifestation où il y a ce genre de drapeau pour soutenir la guerre du camp que vous soutenez, et vous avez peut-être des activités pour empêcher d'envoyer des dons aux gens du Donbass, les principaux civils victimes de la guerre jusqu'à plus ample informé, les principales victimes de gens du bataillon Azov depuis 2014, des gens qui ont le tort de vouloir décider eux-mêmes de ce qu'ils sont et de leur avenir en tant que peuple, des gens qui ont le tort de ne pas vouloir s'éteindre sur ordre en ayant une vie de citoyen de quinzième ordre, bien en-dessous des chiens et des chats parfois au plan des droits.
Enfin, bref ! L'histoire est en cours, et quoi que nous pensions les uns les autres tout ce qu'il y a à voir c'est le fiasco des occidentaux et des ukrainiens de l'ouest.

jeudi 11 mai 2023

Les Forceurs de blocus de Verne et Le Bateau ivre de Rimbaud

Rimbaud était un lecteur de romans populaires de son époque, ce dont il témoigne en faisant cas d'ouvrages d'Amédée Achard et de Pontmartin (La Robe de Nessus et Costal l'Indien). Les cent vers du "Bateau ivre" portent la trace de réécritures du couple de poèmes de La Légende des siècles de 1859 "Pleine mer" et "Plein ciel" ainsi que du poème "Le Vieux solitaire" de Léon Dierx et j'ajouterai du poème "Le Drapeau rouge" de Victor Fournel, mais le roman Vingt mille lieues sous les mers fait partie des candidats les plus sérieux à la présence de réécritures rimbaldiennes dans son poème en vingt-cinq quatrains. La série des "Voyages extraordinaires" de Verne, nom qui peut faire cortège à celui de Baudelaire pour ses traductions d'Edgar Poe, s'est organisée de 1863 à 1867 et poursuivie ensuite. Verne est l'un des auteurs les plus lus et les plus traduits au monde, alors qu'il partage avec Alexandre Dumas le fait d'être un écrivain classique populaire non étudié dans les collèges et les lycées. Son succès a commencé en 1863 et avant que Rimbaud ne compose "Barbare" ou "Le Bateau ivre", il y a plusieurs récits sur la conquête du pôle ou l'exploration du monde océan.
Qu'on prenne pour repère 1871 ou 1875, Rimbaud n'a pu lire qu'une mineure partie des récits de Verne, et j'ai pris le parti d'une lecture systématique. Il faut prendre garde que certains récits ont été publiés en revue et ne pas se contenter de dater les publications en volume. Les variantes peuvent avoir du coup une relative importance.
Le roman Les Forceurs de blocus, si roman est l'appellation générique qui convient, est un récit court, une centaine de pages au format d'un livre de poche. Il était publié par livraisons dans des périodiques en 1870 et 1871, à peu près à la même époque que Vingt mille lieues sous les mers, et surtout il l'était au moment de composition du "Bateau ivre" (début de l'année 1872 en gros) et à la fois au moment des événements de l'année terrible qui donnaient de la résonance au mot "blocus".
Le roman de Verne est agréable à lire, il contient un emploi adjectival de "vite" en lieu et place du plus attendu "rapide", il fait état de la dangerosité de la région des Bermudes, preuve s'il en est que le triangle des Bermudes est une fumisterie amplifiée après la Seconde Guerre Mondiale et qui vient de la dangerosité évidente des courants, ouragans dans ce golfe américain aux contours terrestres déchiquetés.
Le récit prend prétexte de la guerre de Sécession en Amérique pour créer un glissement d'un contexte politique internationale à une intrigue romanesque avec un triangle entre les Nordistes, les confédérés, et des britanniques en principe neutres. Au début du roman, des négociants indifférents aux belligérants veulent faire des affaires en forçant le blocus de la ville sudiste de Charleston pour y récupérer à bon marché du coton (qui ne sera pas anglais, mais américain) qui sera revendu autrement plus cher, ce à quoi répond la phrase finale qui ne parle pas des yeux horribles des pontons mais de la saveurs des commissions : "J'ai vendu mes cotons à trois cent soixante-quinze pour cent de bénéfice !"
Le nom de la ville américaine résonne avec la déformation de Charleville dans la correspondance de Rimbaud, "l'atroce Charlestown". Il est questions de cotons sur un bateau de négociants anglais.
Le vocabulaire maritime et technique de Verne ne ressemble jamais à celui du "Bateau ivre", ce qui ne plaide pas pour des réécritures, mais la ligne narrative retient l'attention, car la comparaison contrastée peut être poussée très loin comme on le sent bien quand je compare la phrase finale du roman et le dernier vers du "Bateau ivre".
L'intrigue est romanesque. Un père et sa fille sont montés à bord de l'expédition pour aller sauver un père prisonnier des confédérés à Charleston, et le charme de la fille sur le capitaine de navire fait que l'aventure des négociants devient un acte de bravoure dans un contexte politique.
Au début du roman, le bateau descend le fleuve depuis longtemps fort aménagé pour rejoindre souplement la mer, et quand il y arrive nous avons une danse qui se fait sentir sur l'embarcation. Nous sommes très loin des images du "Bateau ivre", mais nous avons un parallèle de descente tranquille du fleuve jusqu'au contact de l'océan.
Je n'ai pas trouvé cette lecture vaine, d'autres vont suivre.
Je pense aussi aux écrits de George Sand. Je me suis procuré le volume Nouvelles féeriques chez l'éditeur Fantask. Je préfère lire des récits dans un format de livre souple, je ne suis pas enchanté par le format de livre universitaire un peu rigide, mais passons. J'ai lu les deux pages du récit La Maison déserte, nouvelle d'Hoffmann. Ce n'est pas comme je le croyais une nouvelle de Sand attribuée à Hoffmann, c'est un récit de Sand oui mais qui renvoie à la nouvelle homonyme d'Hoffmann par le truchement d'un dessin de Maurice Sand.
En revanche, le volume contient le récit La Coupe qui a été publié en volume trop tard pour Rimbaud, mais qui fut initialement publié en revue en 1864. Le récit a une facture nettement poétique qui rend indispensable d'en parler en regard de poèmes en prose tels que "Conte" ou "Enfance", que Rimbaud ait lu ou non le récit sandien.
Vous verrez, je prépare une réaction à ce sujet...

dimanche 16 avril 2023

Pourquoi Mauriac n'a-t-il pas d'entrée fournie par Adrian Cavallaro dans le Dictionnaire Rimbaud paru en 2021 ?

Paru en 2021, le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Vaillant, Cavallaro et Frémy contenait un grand nombre de notices de divers auteurs du vingtième siècle que Rimbaud avait pu influencer. Adrien Cavallaro était lui-même l'auteur d'un pourcentage conséquent de ces sortes de revues critiques de la postérité rimbaldienne en Littérature. Mais ce qui m'avait frappé, c'est que la liste avait un caractère aléatoire, elle semblait conduite au gré des envies du rédacteur lui-même. Les profils d'auteurs inspirés par Rimbaud n'étaient pas toujours évidents et bien des noms manquaient à l'appel. Or, déjà, à cette époque, j'avais en tête le titre d'un roman de François Mauriac Le Désert de l'amour qui me semblait la reprise du titre rimbaldien au pluriel Les Déserts de l'amour. Mauriac a eu un temps une certaine presse en tant que romancier français du vingtième siècle et, si, catholique, il n'est pas spécifiquement rimbaldien, il n'aurait en aucun cas détonner parmi les rubriques de Cavallaro du Dictionnaire Rimbaud. Reprendre un titre de Rimbaud en le faisant passer du pluriel au singulier, ce n'est tout de même pas un acte anodin.
En plus, il s'agit d'un roman qui a contribué à lancer la carrière romanesque de Mauriac, à une époque où les titres plus connus Thérèse Desqueyroux, Le Nœud de vipères ou Le Mystère Frontenac, et à plus forte raison Le Sagouin, n'avaient pas encore été inventés. Et ça ne s'arrête pas là. Mauriac a écrit son roman à peu d'années de distance de la révélation du titre rimbaldien, et avant d'être romancier Mauriac a essayé d'être poète et il s'est identifié à Rimbaud dans son affrontement à une sorte de désert en idée, Harar, en faisant le lit d'une interprétation claudélienne, puisque en son poème Mauriac dit chercher comme Rimbaud le Christ.
Mauriac devrait donc avoir sa place parmi les auteurs se réclamant de l'influence séminale rimbaldienne. Notons que je ne vois même personne commentant le roman de Mauriac s'empresser de préciser que c'est un titre repris à une pièce en prose de Rimbaud. L'expression "désert de l'amour" a eu quelle vie avant Rimbaud pour que la filiation entre les deux titres ne soit pas pleinement assumée, établie ?
Il est certain que les premières pages du roman ne favorisent pas tant les rapprochements. J'ai bien aimé l'écriture du Sagouin ou de l'un ou l'autre des trois autres titres connus cités plus haut, mais je dois dire que j'ai trouvé très maladroit le style de l'auteur dans les premiers chapitres de son Désert de l'amour. Pourtant, je n'ai pas manqué de rire à haute voix avec la phrase rapportée dans un dialogue : "- Et le scandale, alors ? ça ne compte pas ?" signe que cela est pour le moins bien amené.
Mis en alerte, j'essaie évidemment de repérer les renvois à Rimbaud. Je remarque qu'on a dès le début l'idée de lectures érotiques clandestines qu'on peut songer à rapprocher des livres cachés ayant trempé dans l'océan de l'ami habillé en prêtre du poème rimbaldien. Le récit de Mauriac suppose une relation triangulaire qui implique un père et son fils, et ce fils a précisément dix-sept ans, l'âge du niais moqué par Rimbaud dans le poème qui porte précisément le titre "Roman", sachant que traditionnellement les lecteurs n'ont aucun recul critique et s'imaginent que Rimbaud se décrit lui-même et ses aspirations dans cette pièce douaisienne en réalité satirique. J'ai nettement l'impression en lisant certaines phrases du roman mauriacien que les mentions "dix-sept ans" sont comme ostentatoires, comme une pensée tendue vers les écrits de Rimbaud. J'ai relevé aussi une réécriture un peu facile et pauvre du "Je est un autre", quand le jeune dans un transport en commun admire et convoite une femme et je ne me rappelle plus le passage, mais en gros il se sent devenu un autre. C'est à peu près les mots employés par Mauriac.
Je n'en suis qu'au milieu du roman, mais je trouve quand même impressionnant que plusieurs dictionnaires Rimbaud oublient de mentionner le titre Le Désert de l'amour et Mauriac alors qu'une liste importante d'auteurs plus obscurs nous est imposée.
En plus, c'est aller à l'essentiel que de faire une rubrique sur Mauriac (ou en français moderne : "c'est aller à l'essentiel de faire une rubrique sur Mauriac...") dans une revue de la postérité rimbaldienne. En effet, Rimbaud s'inspire de grandes poses méditatrices, tantôt chrétiennes, tantôt apparentées (La Confession d'un enfant du siècle de Musset), avec un emploi de la notion très chrétienne de "désert" et on se trouve au centre de cette réflexion sur la capacité de Rimbaud à jouer avec les préoccupations métaphysiques chrétiennes tout en rejetant la foi. Nous avons cela dans Les Déserts de l'amour, dans Une saison en enfer, ailleurs encore, et finalement c'est un excellent exercice de définir et clarifier les statuts des discours en amont et en aval des productions rimbaldiennes. Connaître rimbaldiennement Les Déserts de l'amour et Une saison en enfer c'est identifier les subtilités d'un son de cloche qui n'est pas Musset, Sainte-Beuve, Chateaubriand, ni Claudel ou Mauriac par la suite.

lundi 27 mars 2023

La Ville noire de George Sand et Après le Déluge de Rimbaud

A partir du moment où Rimbaud écrit en prose, et a fortiori en développant un style lyrique qui ne correspond pas à l'écriture courante, il convient de lui chercher des modèles. Les écrits de nature religieuse sont un bon terrain d'investigation, étant donné le persiflage satirique pratiqué dans le livre Une saison en enfer ou dans des pièces telles que "Génie". Une enquête sur les exemples antérieurs de poésies en prose est bien sûr d'importance, avec les exemples de Judith Walter, de Charles Cros et quelques autres. Et comme Michel Murat l'a souligné dans son livre L'Art de Rimbaud, la poésie en prose de Rimbaud relève d'un genre artiste et non d'un abandon à la prose en tant que telle comme ce fut le cas de Baudelaire, même si un morceau tel que "La Chambre double" ne manque pas d'intérêt pour une comparaison esthétique avec "A une Raison", "Matinée d'ivresse", etc. Rimbaud n'a pas adopté non plus le lyrisme expansif d'une prose poétique à la Maurice de Guérin, et il ne fait pas du Alphonse Rabbe. Et si la poésie en prose d'Aloysius Bertrand est elle-même fort artiste, les deux auteurs ne partagent pas vraiment une même manière d'écrire et d'organiser leurs idées poétiques. On va de Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand à Stèles de Victor Segalen sans vraiment s'arrêter à Rimbaud, un Rimbaud qui peinerait à trouver ses semblables dans la pourtant vaste étendue des poèmes en prose du vingtième siècle. Rimbaud a une manière d'écrire, assez télescopée, qui lui est propre. Maintenant, il faut aussi considérer que les poèmes en prose ont une importante variété de modèles de référence en prose comme l'atteste aisément les présentations alinéaires très contrastées entre poèmes des Illuminations.
Rimbaud jouant sur la scansion et les répétitions, on pourrait penser qu'il a médité les traductions en prose de pièces de vers de langues étrangères, mais il me semblerait assez vain de prendre cette idée tout à fait au sérieux. Elle me paraît restrictive à maints égards.
Un autre axe de recherche est celui des écrivains qui demeurent des poètes en prose. Il faut écarter ceux qui ont une réputation de prose poétique comme Chateaubriand. Gautier ou Nerval ne répondent pas pleinement à cette idée, et encore une fois on en revient à Victor Hugo "Lui, toujours lui" comme dirait l'auteur même des Orientales (à vous de trouver la référence).
Au plan du roman, nos traditions scolaires et universitaires nous font privilégier les romanciers réalistes ou quelque peu assimilables, et le fait que Rimbaud cite Flaubert dans la lettre à Andrieu de 1874 récemment divulguée n'est pas faite pour corriger le tir. Certes, Rimbaud manifestement s'intéressait à Flaubert et cela remet sur le tapis l'idée d'une influence notamment de La Tentation de Saint-Antoine parue à peu près au milieu de l'année 1874. Toutefois, l'écriture de Rimbaud ne ressemble pas  du tout à celle d'un Flaubert, ni à celle des frères Goncourt, encore moins à celle d'un Stendhal, et ainsi de suite, tandis qu'il n'a pu connaître qu'une mince partie de l'oeuvre de Zola, lequel est du point de vue de l'esthétique et du style un héritier de Victor Hugo. Rimbaud n'a pu connaître les nouvelles de Maupassant, ni de différents romanciers de la fin du dix-neuvième siècle, réalistes ou non.
Or, Rimbaud ayant une propension à une écriture plus spécifiquement romanesque, il conviendrait un jour de faire un panorama des romanciers connus du dix-neuvième siècle avant 1870 en quelque sorte, et on peut élargir cela à certaines formes de narration en prose qui ne sont pas romanesques, puisque Michelet peut aller de pair avec Hugo sur un certain plan d'expression poétique en prose.
On peut penser à Erckman-Chatrian, à Paul Féval, à Eugène Sue, et à tant d'autres, et puis il y a George Sand. C'est une romancière de premier plan au dix-neuvième siècle malgré le mépris d'un Baudelaire, et sa célébrité ne tenait pas exclusivement aux romans champêtres privilégiés par Proust ou par les universitaires au vingtième siècle. J'ai lu pas mal de romans de George Sand, mais j'avoue que les rapprochements ne s'imposent pas en foule à mon esprit. L'œuvre est vaste, il ne faut pas désespérer, et il n'est peut-être pas vain de privilégier aussi des œuvres moins connues mais de la décennie 1860, dans la mesure où le très jeune Rimbaud a dû avoir des lectures d'actualité qui ne sont pas devenues pleinement des classiques mais qui firent un tant soit peu autorité au moment où elles furent publiées.
George Sand développe l'idée d'une égalité entre hommes et femmes qui rejoint certains propos sur le monde des idées des femmes dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, et elle a eu un engagement "socialiste", au sens de l'époque, en soutenant les mouvements révolutionnaires en 1848. Toutefois, en 1871, George Sand est sous l'influence bourgeoise de Gustave Flaubert, Maxime du Camp et d'autres, et elle manifestera une haine de la Commune qui ira jusqu'à se réjouir des exécutions et du massacre non encore baptisé de la Semaine sanglante. Sand s'est exprimée dans la presse contre la Commune, notamment dans un article du journal Le Temps, au début du mois d'octobre 1871, article que je n'ai pas encore lu, mais je prévois d'y remédier.
Ce revirement politique de George Sand entre 1848 et 1871 va nous intéresser plus loin, mais George Sand est aussi l'occasion de méditer un autre angle de recherches au sujet des modèles de la prose de Rimbaud. Je ne sais pas ou ne sais plus si un rapprochement entre la nouvelle de Sand "Ce que disent les fleurs" et le poème en vers "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" est anachronique ou non, je dois refaire la vérification, et de toute façon le rapprochement est surtout sensible au plan des titres, mais Sand a écrit plusieurs récits brefs publiés dans la presse qui ont l'allure de contes dans le phrasé simple "il y a", etc., et dans les mots choisis. Il y a aussi toute une enquête à mener sur les modèles de contes qui peuvent être à la source de la série "Enfance" ou du poème "Conte". Dans mon précédent article, j'attirais l'attention sur le fait qu'un récit court de Sand portait la mention en sous-titre "Nouvelle d'Hoffmann", ce qui ne cherchait nullement à tromper le lecteur, puisque dans les premières lignes du récit le personnage était décrit comme sortant de l'univers de Hoffmann, ce qui n'aurait aucun sens si à tout prix on voulait faire croire que le romantique allemand tient la plume. Et je rapprochais cela du poème "Famille maudite" devenu "Mémoire" avec sa précision "d'Edgar Poe" en surtitre.
Rimbaud a parodié Armand Silvestre au début de l'Album zutique avec le quatrain "Lys", et je prétends que le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." et le sonnet "Voyelles" cible également quelque peu les deux premiers recueils en vers du même Silvestre. Or, dans "Lys", Rimbaud fait discrètement allusion à la préface de Sand au premier recueil de poésies de Silvestre paru en 1866, et notamment à la formule inspirée de Molière de "spiritualiste malgré lui", avec les "clysopompes d'argent". Rimbaud épingle un poète d'origine toulousaine qui a écrit contre la Commune, tout comme la patronne qui l'a initialement parrainé. Qui plus est, on n'avait pas manqué de remarquer que Sand avait dû trouver d'autant plus piquant de préfacer le premier recueil de ce poète lyrique qu'elle avait l'année précédente, en 1865, publié un roman intitulé Monsieur Sylvestre, nous avions un parfait homonyme au glissement près du "y" au "i" ou du "i" au "y" selon le point de vue que l'on adopte. Et Rimbaud semble jouer sur cette étrangeté dans son quatrain "Lys", puisque le mot peut s'orthographier "lis" et que de toute façon il transforme le poète Silvestre en personnage d'un roman de Sand le spiritualiste Sylvestre. Il faut d'ailleurs noter que le roman Monsieur Sylvestre a eu une suite en 1866 intitulée Le Dernier amour, suite disponible actuellement sur le marché au format de poche.
Rimbaud écrit d'ailleurs son quatrain "Lys" en octobre 1871, selon toute vraisemblance en tout cas après la rencontre d'Armand Silvestre au dîner des Vilains Bonshommes à la toute fin du mois de septembre, et de fil en aiguille il n'est pas aberrant de penser que Rimbaud a écrit son quatrain après le 3 ou le 4 octobre, et donc après avoir pris connaissance de l'article de George Sand contre la Commune paru dans le journal Le Temps. On voit qu'il est plus que temps de consulter cet article d'époque...
Au-delà de toutes ces convergences, il y a maintenant le cas particulier de passages en prose de Rimbaud. Dans Une saison en enfer, Rimbaud s'écrie : "La ville est rouge ou noire", caractérisation synthétique de la ville assez remarquable. Or, en 1860, George Sand, la spécialiste des histoires champêtres, a publié un roman dans le milieu ouvrier, et il s'agit d'une idylle, d'une pastorale où les personnages parlent un langage des plus châtiés, mais au travers de ce roman la femme de lettres s'intéresse crûment aux questions sociales de son époque. Et ce roman sur le monde ouvrier s'intitule La Ville noire. Il paraît que le modèle de la ville du roman n'est autre, dans le Puy-de-Dôme, que la ville de Thiers, ça ne s'invente pas ! Le nom Thiers n'est tout de même pas mentionné dans le roman. Il s'agit d'une ville qui concentre une activité industrielle le long d'un cours d'eau et à proximité d'une cascade. La "ville noire" désigne la partie ouvrière de la ville, et George Sand joue sur le symbolisme usuel du bas et du haut en opposant la ville basse des ouvriers, la ville noire, à la ville haute, la ville "peinturlurée", la ville où le bourgeois rit "sous de faux cieux" pour citer "Bonne pensée du matin", la ville haute attire à elle les énergies, les désirs, tout comme les barques sont tirés vers la mer, "étagée là haut comme sur les gravures". Il est question dans "Ouvriers", le poème de Rimbaud, d'un couple traînant sa jeune misère, malgré les aspirations de l'homme, et dans La Ville noire, dès les premières pages, on a une opposition entre un ouvrier marié avec deux enfants qui ne peut épargner, qui n'a plus d'espoir d'ascension sociale et qui parle donc de sa misère, tandis qu'un jeune de 24 ans célibataire peut encore espérer aller trouver une place à l'échelon supérieur, avec un poste de commerçant dans la ville haute. Il est aussi question de charité sociale, de l'opposition de deux amitiés comme il est question de deux amours dans Une saison en enfer, etc. Je ne suis pas en train de déterminer par des rapprochements frêles que le roman de Sand est une source à plusieurs écrits de Rimbaud. Ce que je souligne, c'est que Sand et Rimbaud appartiennent à une même époque, et que des échos évidents se manifestent entre leurs deux œuvres, échos qui peuvent profiter à une meilleure compréhension de l'œuvre plus spécifiquement hermétique d'Arthur Rimbaud.
Nous rencontrons aussi un thème d'époque du personnage dont les idées considérées comme utopiques l'amènent à être rejetés par les autres hommes et à devenir fou. Au dix-neuvième siècle, la folie, surtout en tant que thème littéraire, est souvent associée à cette perte d'intégration sociale de l'idéaliste ou du rebelle, thème nettement présent dans Une saison en enfer, et cela permet encore de jeter une passerelle entre le roman sandien de 1860 et la poésie rimbaldienne.
Or, en 1860, Sand prend ses distances avec les idées révolutionnaires, dénonce les utopies sociales, et dans le roman La Ville noire on a l'expression du désenchantement grinçant, une sorte de Nous nous sommes tant aimés dans l'analyse psychologique des personnages. Le héros masculin veut passer à une classe sociale supérieure et coincé par diverses raisons dans la ville industrielle il connaît une rédemption par l'amour en quelque sorte, le roman idyllique se finissant par un mariage. Et le seizième et ultime chapitre offre alors sur plusieurs pages un rendu en prose d'une composition en vers de cet ouvrier un peu fou, Audebert, que j'évoquais ci-dessus. Et ce qui m'a frappé, c'est la ressemblance formelle avec le passage lyrique plein d'injonctions du poème "Après le Déluge" :

   - Sourds, étang, - Ecume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, - éclairs et tonnerres, - montez et roulez ; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
Il va de soi que Rimbaud joue sur la métaphore révolutionnaire du peuple émeutier qui devient flot, à la suite de toute une culture historique où prime la référence hugolienne. Il est aisé de constater la scansion poétique simple, avec le moyen premier des répétitions de phonèmes ou de mots, avec le moyen rythmique premier des coordinations binaires. Mais Rimbaud ne s'inspire-t-il pas d'un modèle en prose ou d'un modèle de chant ?
Il n'est pas question visiblement dans "Après le Déluge" de critiquer l'abandon au mariage du roman sandien, encore qu'il soit question de fausseté des idylles avec une "Eucharis" prétendant annoncer le printemps, mais tout au long de son roman ouvrier Sand déploie une métaphore de l'eau qui coule, jouant sur le fait que la ville noire est construire autour d'une cascade. Au milieu du roman, ce qui va renverser la situation et commencer à rapprocher le couple des héros, c'est précisément un torrent qui a failli emporter la maison du héros et c'est la femme Tonine qui sauve l'homme de la noyade. Et, dans le poème d'Audebert "adapté" en prose par Sand à la fin de son roman, quelle n'est pas notre stupeur au milieu de mentions de "chœur", "récitatif", "strophes", "cantate", de tomber sur la reprise d'éléments martelés dans trois alinéas étonnamment proches d'allure de celui que nous venons de citer de Rimbaud.
Citons le "chœur" qui débute la transcription (édition Le Temps des cerises, 2022, p. 183) :

   Taisez-vous, rouages terribles ! Tais-toi, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, faites silence ! Laissez chanter l'amour ; c'est aujourd'hui la fête d'hyménée.

Ce chœur reprend de la voix plus loin (page 186) :

   Et maintenant, criez, rouages terribles ; maintenant, chante et bondis, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, commandez la danse ! Vous ne couvrirez pas les voix de l'amour. C'est aujourd'hui la fête d'hyménée.
Et cela revient en conclusion de la pièce (page 190) à trois paragraphes de la fin du roman lui-même :

   Et maintenant criez, rouages puissants ! Chante et bondis, rivière bénie ! Fers et feux, enclumes et marteaux, saintes voix du travail, commandez la danse. Vous ne couvrirez pas les voix de l'amour ; c'est aujourd'hui la fête d'hyménée !

Que Rimbaud ait lu ou non ce passage du roman de George Sand, les ressemblances ne sauraient être considérées comme anodines, puisqu'il n'est pas possible de ne pas considérer le discours du poème "Après le Déluge" comme un pied-de-nez, un parfait contrepied, à la pensée développée par Sand en 1860 !

samedi 25 mars 2023

Interlude : pourquoi une contradiction dans Théorie du vers et remarque à propos de la mention "d'Edgar Poe"

Pendant que Circeto s'impose en membre de la revue Parade sauvage en ayant pris son bien dans un article non publié sur ce blog par une personne qu'il déteste, ce qui à mon avis ne doit pas le rendre spécialement heureux mais bon... (pour briller en ayant de l'estime de soi-même, ce n'est pas le plus judicieux), je continue sur ma lancée avec la recension du livre Théorie du vers de Cornulier. Je suis en train de patiemment étudier à quel moment on a vraiment l'affirmation (illusoire selon moi) d'une réalité du semi-ternaire qui se met en place. Au-delà de Théorie du vers, il me faudra accéder à la thèse de Gouvard, et je rendrai compte aussi de l'étude sur le sonnet "Ma Bohême" de Cornulier paru dans la revue Littératures en 2006 et de son article plus récent sur les trimètres d'Agrippa d'Aubigné et Pierre Corneille. C'est un sujet important. Il faut bien comprendre que Cornulier constatait bien évidemment les audaces à la césure et comme ces audaces étaient surabondantes dans le cas des poèmes "nouvelle manière" de 1872 et donc pour les vers de douze syllabes dans le cas des deux pièces "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." et "Mémoire" (avec la variante "Famille maudite"), Cornulier pouvait envisager de considérer qu'il n'y avait donc pas de césure et qu'il avait affaire à des poèmes non pas en alexandrins, mais en vers de douze syllabes purs. Cornulier ne s'est pas foncièrement arrêté, même s'il y a pensé, à l'idée d'une lecture métrique forcée tout du long et a autant de provocations à une reconnaissance métrique normale. Or, en 1982, il s'appuie nettement sur l'idée de sa loi de perception des huit syllabes qu'il applique à tous les poètes, y compris Rimbaud, alors même qu'il prétend que la majorité des gens n'ont pas une reconnaissance de la limite des huit syllabes. Mais le problème ne s'arrête pas là. La thèse de Cornulier, et qui est juste, c'est qu'on peut avoir le sentiment d'égalité de successions identiques. On peut avoir la perception d'un même nombre de syllabes qui revient vers après vers, vers de une à huit syllabes, on peut avoir une perception d'égalité pour des combinaisons, soit des combinaisons d'hémistiches quatre plus six pour le décasyllabe littéraire, cinq plus cinq pour le décasyllabe de chanson, six plus six pour l'alexandrin, soit des combinaisons de vers : 3+5 ou 8+6+6, etc. Or, avec la thèse du vers d'accompagnement, on a des anomalies. En Italie, apparemment, je ne suis pas spécialiste de leur versification, on peut intervertir les hémistiches du décasyllabe de temps en temps. L'essentiel du poème a un décasyllabe de quatre et six syllabes, mais de temps en temps on peut opter pour l'ordre inverse six puis quatre syllabes. Cette inversion existe-t-elle en français ? C'est un premier problème. Elle n'apparaît nulle part dans la poésie française du XVIe au XIXe siècle. Verlaine ne la pratique pas. Voltaire, et encore pour une petite partie de son oeuvre en vers, serait le seul candidat à un recours partiel à cette spécificité italienne.
Dans le cas des alexandrins, c'est le trimètre qui est vers d'accompagnement. Le poème tout en trimètres n'existe pas avant l'époque parnassienne, et rareté absolue j'ai trouvé un poème tout en trimètres sous la plume de Charles Coran. En 1982, Cornulier envisageait déjà que le trimètre n'empêchait pas de considérer la pertinence de la césure normale, mais ce n'était pas si clair, et la thèse de Cornulier que cette fois-ci je ne soutiens pas c'est que les la familiarisation des oreilles avec le trimètre a favorisé l'émergence d'alexandrins sans césure normale. Et Cornulier constatant que dans ce dérèglement progressif les vers ayant des allures ternaires se disloquaient en types 5-3-4 ou 3-5-4 ou 4-5-3 ou 4-3-5 au-delà donc du parfait 4-4-4 a théorisé un semi-ternaire, hérité de Martinon mais adapté à sa sauce, qui supposait un point d'appui sur l'une ou l'autre des deux bornes externes du trimètre, et qui se légitimait sur l'idée de la limite des huit syllabes, sauf que la limite des huit syllabes n'existe qu'en fonction d'une reconnaissance de récurrence à l'identique. Un 4-8 ou un 8-4 au milieu de 6-6, cela n'a objectivement rien à voir avec la limite de reconnaissance d'une égalité entre segments de huit syllabes. C'est pour ça que je parle de contradiction interne majeure dans Théorie du vers. La thèse de la stabilité du semi-ternaire ne rendait pas indispensable de s'acharner à montrer les effets de sens et la permanence de la césure normale entre deux hémistiches de six syllabes, premier effet dommageable, mais en plus elle n'est pas cohérente avec les lignes directrices qui fondent la réflexion métrique de Cornulier.
Cette question du semi-ternaire revient dans la thèse de Gouvard soutenue au début des années 1990 environ et publiée un peu avant le nouveau millénaire.
En plus, toute l'analyse des vers classés dans le semi-ternaire devient historiquement différente et par moments problématique quand on repose les choses à plat.
Cornulier sait cela, puisque je lui en ai directement parlé, mais après personne n'a conscience du problème. Et c'est l'histoire générale de l'alexandrin français qui est en cause, ce n'est pas qu'une histoire de spécialistes de Rimbaud. Tout professeur d'université qui parle des alexandrins de Racine et Corneille, tout autre qui parle de Ronsard, Régnier et Aubigné, tout autre qui parle d'Hugo, Vigny et Lamartine, tout autre qui parle de Baudelaire et Mallarmé, tout autre qui parle de Banville et Leconte de Lisle, tout autre qui parle de la versification au vingtième siècle, tous doivent savoir de quoi ils parlent.
Le semi-ternaire, c'est la thèse qui doit encore voler en éclats pour que le public reconsidère enfin le problème des effets de sens à la césure dans la poésie de Rimbaud et de Verlaine, mais aussi d'Hugo, Baudelaire, Banville, Leconte de Lisle, Mallarmé et compagnie. C'est aussi indispensable pour qu'on comprenne pourquoi au début du vingtième siècle ils ont dit n'importe quoi sur la libération des césures.
Puisque notre cerveau n'identifie pas le nombre syllabique lui-même, et qu'il n'y a pas d'égalité dans le semi-ternaire, il n'y a aucune raison de donner un primat aux mesures 4-8 et 84, avec sous-découpage 5-3 ou 3-5 de la mesure, par rapport à des découpages 2-5-5, 3-6-3, 5-2-5, etc.
Toute l'analyse du semi-ternaire est à refaire, et il n'y a pas un spécialiste de versification qui a envisagé le problème, pas un !
Dans Théorie du vers, les chapitres sur la mesure complexe avec le vers d'accompagnement trimètre n'entre pas eux-mêmes dans la définition du semi-ternaire, cela vient empiriquement sur le tard lors de l'étude statistique des poèmes de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. J'ai besoin de temps pour démêler tout ça.

Mais, pour patienter, une idée qui m'est venue. Rimbaud a écrit une première version de "Mémoire" intitulée "Famille maudite" avec le sous-titre "d'Edgar Poe". Or, vu que la théorie des correspondances vient selon les dires de Baudelaire de E. T. A. Hoffmann, et vu que Poe a été pour Baudelaire une sorte de Hoffmann américain à traduire, je signale à l'attention qu'il existe une courte nouvelle de George Sand en deux pages je crois avec deux parties numérotées en chiffres romains, qui a pour sous-titre "Nouvelle d'Hoffmann". Mais la nouvelle ne m'a pas semblé offrir de rapprochements intéressants, ce qui m'a frappé c'est la similitude d'implication des sous-titres "Nouvelle d'Hoffmann" et "d'Edgar Poe" pour des récits courts, du coup "apocryphes".