dimanche 31 octobre 2021

"Accidents athmosphériques", une expression du dix-neuvième siècle !

Dans les études rimbaldiennes, il ne faut décidément jamais faire confiance aux prédécesseurs, il faut avoir le courage de tout reprendre et de tout vérifier. Le poème "Mouvement", à cause du recours à une forme nouvelle de vers irréguliers finalement rangés dans la catégorie du vers libre moderne, est une des pièces de poésie les plus connues du corpus rimbaldien, et bien des gens ont glosé les "accidents atmosphériques" mentionnés au vers 23, autrement dit au début de la dernière séquence de 4 vers.
En principe, quand aucune recherche lexicale n'est effectuée, le lecteur s'en tient à une interprétation des mots en fonction de leur sens courant. Je vais citer la définition courante du dictionnaire pour le mot "accident". Il s'agit d'un "événement imprévu", voilà pour le sens minimal, et en général le sens courant du monde implique que l'événement imprévu a provoqué des dégâts ou a créé un danger. J'insiste sur cette opposition entre un sens minimal et un sens courant de plus d'étendue, car, dans la mesure où le mot "accidents" est suivi de l'épithète "atmosphériques", les lecteurs de Rimbaud peuvent finalement comprendre différemment le vers. Ils peuvent considérer que le poème n'implique pas un danger. Je ne suis pas dans ce profil de lecture-là, mais j'essaie de tout envisager. Le mot "accident" a aussi un sens philosophique qui ne nous intéresse pas ici : "ce qui n'est pas essentiel, fait accessoire". Je récupère ces définitions à partir d'une recherche "accident définition" sur le moteur de recherches Google, et la page internet précise ceci : "Définitions proposées par les dictionnaires Le Robert". La plupart du temps, quand je recherche la définition d'un mot à partir d'internet, je consulte le dictionnaire CNRTL (abréviation pour "Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales"). Mais, je n'ai jamais effectué une recherche pour le mot "accidents" employé au pluriel dans le poème "Mouvement", et je trouve que la définition brève convient mieux dans le cas présent. Le raffinement peut rapidement perdre tout le monde.
Ceci dit, j'offre le lien pour aller consulter l'entrée "accident" du CNRTLcliquer ici !
Je n'ai jamais effectué de recherches poussées non plus pour cerner le sens de l'adjectif "atmosphériques".  Je fais une transposition basique dans mon esprit : les accidents atmosphériques sont les accidents de l'atmosphère. A cette aune, même si je ne l'ai jamais fait, j'ai plus besoin d'une définition correcte du nom "atmosphère" que de l'adjectif "atmosphérique".
La page Google offre une définition selon les dictionnaires Le Robert qui coïncide avec ce que je viens de dire, et je précise que je n'ai pas eu besoin de cette consultation pour faire l'équation : "atmosphérique"="de l'atmosphère". C'est le b.a.-ba.
Pour la définition du mot "atmosphère", je vous épargne la définition intuitive que je m'en faisais et je vous donne directement les définitions proposées par les dictionnaires Le Robert et sélectionnées par une recherche Google :
1. Couche gazeuse qui englobe le globe terrestre, un astre.
2. Partie de l'atmosphère terrestre la plus proche du sol où apparaissent les nuages, la pluie, la neige.
Je ne pense pas que ces définitions soient limpides en soi. Je les comprends, c'est éclairant, mais, après tout, je ne sais pas quand réellement il cesse d'y avoir une enveloppe gazeuse autour de la Terre. La deuxième définition correspond à nos perceptions empiriques, on peut s'en contenter, même si ce n'est pas suffisant.
Mais, à cause de l'expression "pression atmosphérique", je sais que ces définitions ne suffisent décidément pas. La consultation de l'entrée "atmosphère" du dictionnaire CNRTL permet d'envisager un autre sens important : "air ambiant que l'on respire en un lieu donné" et il est également question en physique d'une "unité usuelle de pression".


Malgré l'importance de la vapeur au dix-neuvième siècle et les idées de "pression atmosphérique", j'ai toujours considéré que dans le poème de Rimbaud il fallait lire une référence aux accidents qui se manifestent dans la couche atmosphérique.
Pourtant, deux rimbaldiens aux noms fort semblables, Paul Claes et Bruno Claisse, ont considéré que les "accidents atmosphériques" de "Mouvement" allaient de pair avec les "accidents de féerie scientique" du poème "Angoisse".
En 2008, un chercheur Belge Paul Claes a publié un livre La Clef des Illuminations et en faisant mes présentes recherches je suis tombé sur la citation suivante de son ouvrage sur Google Books :
[...] Une fois de plus le poète semble évoquer une scène aérienne. L'hypothèse est confirmée par les "accidents atmosphériques" de la strophe finale qui sont des illuminations célestes (pour le sens, voir les "accidents de féerie" d'Angoisse). Le décodage du poème exigera donc la transposition systématique des images de navigation en termes de mouvement aérien.
la lecture d'un tel ouvrage est très problématique. L'auteur étudie les poèmes un par un, mais en les passant à la moulinette d'une clef de lecture insensée. Tous les poèmes décriraient des visions à partir des nuages. Par moments, l'auteur arrive à être intéressant, parce qu'il médite sur la construction intellectuelle de la périphrase en rhétorique ou bien parce que, dans le cas des "herbages d'acier et d'émeraude" de "Mystique", il identifie une métaphore de l'éclat lumineux banalisée auparavant par Vigny et quelques autres écrivains. Malheureusement, il n'en reste pas moins que tout son livre est un délire gratuit et qui se trompe complètement dans l'interprétation poème après poème. Je n'essaie même pas de pousser plus loin ma consultation de l'ouvrage à partir des pages qui me seraient disponibles sur Google Books. Le chercheur douaisien Bruno Claisse (son nom est probablement la forme francisée du nom Claes, d'où mon amusement a commenté leurs points de vue communs au sujet des "accidents atmosphériques) a publié son article avant 2008 dans un numéro de la revue Parade sauvage. Il s'agit soit du numéro double 17-18, soit du numéro 19. Puis il a repris son article dans un livre paru en 2012 qui réunit quelques articles qu'il avait publiés auparavant dans des revues et quelques chapitres inédits mais bâclés (pour des raisons de santé). L'ouvrage s'intitule Les Illuminations et l'accession au réel. L'étude sur "Mouvement" a été intégrée à la septième partie : "Le sursaut de l'humour face au 'moderne' " et elle implique un parallèle avec le poème "Marine", lui aussi réputé avoir été composé en vers libres modernes : "La mise à l'écart des fantasmagories modernes : De Mouvement à Marine" (pp. 227-258).
J'en rendrai compte prochainement. Je ne veux revenir que sur son interprétation des "accidents atmosphériques".
Malgré un luxe de formulations universitaires pédantes flanquées d'exaltations problématiques du côté des écrits de Clément Rosset et d'Henri Meschonnic, il s'agit de l'un des articles les plus importants qui aient été publiés au sujet de l'interprétation d'un poème des Illuminations. Je préfère vous prévenir vu que la citation qui suit d'un extrait de la page 255 a de quoi effrayer le commun des lecteurs :

   La plus brève des quatre parties, telle l'apodose d'une phrase en cadence mineure, fait ressortir la dissidence de deux voyageurs, en l'espèce "un couple" qui file l'allégorie de "l'arche[ ]".
    Celle-ci se voit ici métamorphosée en théâtre de féeries : car ces "accidents" qu'en termes de philosophie on dirait des phénomènes actualisant une essence (le Logos), que sont-ils, sinon, par l'appartenance de l'épithète "atmosphériques" au paradigme scientiste présent dans chaque partie, ceux qu'un précédent poème, Angoisse, avait appelés dans le cadre même du paradigme, "des accidents de féerie scientifique" ? C'est donc en réalité "la lumière diluvienne" qui, en incarnant le Logos dans le monde contemporain, fait de celui-ci le théâtre des phénomènes atmosphériques "les plus surprenants". En songeant aux effets de lumière artificielle, à la télégraphie électrique, à l'aérostation, etc., "Monsieur Figuier" s'enchante ainsi de cet inattendu perpétuel :
                       Quels étranges résultats la science réalise auprès de nous, et quel sujet continuel de surprise et d'admiration elle apporte à notre esprit[ ] !
J'ai supprimé le chiffre 2 après "arche". Dans une note de bas de page, Claisse précise qu'il ne faut pas trop rapidement identifier une allusion biographique au compagnonnage de Rimbaud et de Verlaine, puisque la lettre du voyant envisageait la libération de la Femme. Il pourrait s'agir ici d'un homme et d'une femme. J'ai également supprimé le chiffre 3 après la citation finale de notre extrait. Dans la note 3 de bas de page, Claisse donne sa référence : "Louis Figuier, Les Grandes Inventions dans les sciences, l'industrie et les arts, Hachette, 1861, p. 301."
Ajoutons que, contrairement à ce que j'ai écrit plus haut, Claisse s'intéresse pour sa part au sens philosophique du mot "accidents", et je tiens à rappeler que dans le poème "Veillées II", Rimbaud a écrit "accidences géologiques" au voisinage d'une autre mention de l'adjectif "atmosphériques" : "La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes de frises, de bandes atmosphériques et d'accidences géologiques." La lacune d'une virgule est suspectée entre "de coupes" et "de frises", mais le mot "accidences" impose d'aller s'assurer de son sens dans un dictionnaire. Cette fois, la définition proposée par une recherche sur Google vient du dictionnaire CNRTL. Je la cite : "PHILOS., Qualité, état, possibilité d'être de l'accident."
Une consultation de la page du dictionnaire CNRTL offre une citation intéressante qui permet de mieux comprendre l'intention humoristique de Rimbaud :
Le monde n'est qu'un phénomène et point une réalité en soi... Accidence, substance, causalité ne sont que des formes subjectives de notre entendement. Ch. de Villers, Philosophie de Kant, 1801, p. 337 [...]
Je ne vais pas surinvestir ma compréhension du poème de Rimbaud au moyen d'un tel charabia et d'une telle référence à Kant. Mais, j'ai quand même un problème posé par les risques d'amalgame. Claisse n'a pas cité "Veillées II" tout en impliquant le sens philosophique du mot "accidents", et dans "Veillées II", il est question d'un veilleur et de visions conditionnés par un état psychologique. Dans le cas de "Mouvement", aucun lieu précis n'est décrit. Les vers 1 et 3 décrivent des scènes ferroviaires, tandis que les vers 2 et 4 décrivent des scènes en mer ou sur l'eau. La suite du poème peut inviter à penser que la référence au bateau prédomine enfin, mais les vers 1 et 3 sont suffisants pour nous inviter à une certaine réserve. Le poème décrit par métaphore l'idée d'une science qui comme une arche fait avancer une certaine humanité partie à la conquête du monde. Et, dans "Angoisse", il est bien question aussi d'ironie à l'égard des prétentions scientifiques à contribuer au progrès de l'humanité. Claisse parle de critique du scientisme dans son analyse de "Mouvement", le terme en lui-même est anachronique, mais la pensée scientiste a préexisté à l'invention du concept en quelque sorte. Ceci dit, dans la citation que j'ai faite, Claisse ne définit à aucun moment l'expression "accidents atmosphériques", il ne cite aucune occurrence d'époque alors même que son propos inviterait à une vérification de cette sorte. Claisse joue à rapprocher des textes qui font résonner les mêmes mots : "accidents" ("Angoisse") et "surprise" (Figuier) / "surprenants" ("Mouvement"). Il s'y ajoute certaines suggestions. Il est clair qu'il songe à "Veillées II" qui contient des occurrences rapprochées de "atmosphériques" et "accidences". Il songe à l'emploi du suffixe en "-ique(s)" qui intéresse plusieurs poèmes et aussi plusieurs passages du poème "Mouvement" lui-même : "bandes atmosphériques" et "accidences géologiques" ("Veillées II"), "accidents de féerie scientifique" ("Angoisse"), "accidents atmosphériques", "nouveauté chimique", "fortune chimique personnelle", "route hydraulique motrice", à quoi ajouter "extase harmonique". Le gonflement du rapprochement impose à l'esprit du lecteur l'idée que Rimbaud parle toujours des "accidents" qui viennent de la science dans ces divers poèmes et que le suffixe en "-ique" est utilisé exclusivement pour décrire des productions des sciences appliquées. Et notons que Claisse se sert de l'expression "lumière diluvienne" qui semble reprendre l'expression "lumières inouïes" couplée à la mention "nouveauté chimique" pour nous faire comprendre qu'il en est ainsi au sujet des "accidents atmosphériques". La "lumière diluvienne" est celle créée par la science, et les "accidents atmosphériques", il en est donc de même. Mais, personnellement, cette loi de conséquence ne s'impose pas. Je préfère rechercher des attestations d'époque de l'expression "accidents atmosphériques". Il y a quand même un fait divergent auquel je suis sensible. Dans le cas de "Angoisse", le renvoi à la production scientifique est explicite : "accidents de féerie scientifique". Il est vrai également que j'identifie des prodiges de "féerie scientifique" dans "Mouvement" : "nouveauté chimique", "lumières inouïes", "lumière diluvienne", "route hydraulique motrice",... Mais, pour "accidents atmsophériques", Claisse est obligé de faire fi du sens littéral de l'expression. Il crée un écran de fumée avec ses rapprochements pour nous faire croire que le poème dit que les "accidents atmosphériques" résultent des inventions scientifiques. Mais il n'a pas imposé ce sens par une analyse du passage et de sa construction grammaticale. En clair, la grammaire du texte résiste à l'interprétation qu'il prétend imposer.
Je rappelle également que j'ai un autre problème avec la lecture proposée par Claisse pour ce qui est de la brève séquence finale du poème. Je n'interprète pas comme lui le vers 25. Or, il me faut citer la lecture que fait Claisse de l'avant-dernier vers du poème (p. 257), puisqu'il relie sa compréhension de ce vers à son interprétation des "accidents atmosphériques" :
   - Ainsi donc, ce serait le spectacle des "accidents atmosphériques les plus surprenants", qui aurait ôté aux jeunes gens tout sentiment de culpabilité vis-à-vis d'une "sauvagerie" qualifiée d' "ancienne", parce qu'à la fois ils la portent depuis longtemps en eux et que, au-delà d'eux, elle remonte à une fort lointaine conception de l'éthique[ ]. La "féerie scientifique", autrement dit, les aurait persuadés non seulement du bien-fondé mais du caractère salvateur de leur asocialité fondamentale.
   - C'est pourquoi on doit comprendre que, si le poète recourt à un "on" indéfini, c'est aussi bien pour référer aux pensées probables du couple que pour impliquer sa propre adhésion à cette ancienne sauvagerie, en ce qu'elle constituerait l'anti-modèle du rationalisme technique érigé en fin de l'Histoire par les conquérants du monde.
Je ne souscris pas à ces emplois intempestifs de la conjonction "donc", à ce jargon ("conception de l'éthique" ou "asocialité fondamentale"), à ces modalisations qui embrouillent la lecture : "C'est pourquoi on doit comprendre...", "ce serait", etc. Mais, dans tous les cas, j'attends qu'on m'explique en quoi les "accidents atmosphériques" peuvent être une illustration de la "féerie scientifique". En l'état, ce n'est qu'un présupposé de l'article publié par Claisse. Moi, je veux que quelqu'un me dise ce que sont précisément ces "accidents atmosphériques" dans le texte. Ensuite, je ne comprends rien à cette analyse du pronom "on" qui impliquerait aussi les "pensées probables du couple". La lecture basique est la suivante : "un couple de jeunesse" qui "s'isole" vient d'être décrit, il n'appartient pas au groupe qui commente et regarde, mais celui qui commente devant les spectateurs formule une interrogation les concernant : "Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?" Du point de vue de l'énonciation, cette interrogation peut être sincère ou rhétorique ou ironique, ça oui, il faut que le critique rimbaldien se prononce là-dessus. Mais je ne vois pas ce qui permet de présupposer que ce "on" permet de se référer aux pensées même du couple. Je trouve tarabiscotée la lecture qui présuppose que le couple se pardonne son propre comportement. Il est mille fois plus simple de considérer que ce "couple de jeunesse" semble indigner le public qui le voit alors comme la manifestation d'une "ancienne sauvagerie", sauvagerie qui s'oppose à la science considérée comme une religion providentielle forcément, sauvagerie qui s'oppose au mot "causerie" avec lequel il rime et qui est employé plus haut devant une suite de substantifs dont la présentation chaotique serait pourtant à même de suggérer l'idée de "sauvagerie" : "le sang les fleurs, le feu, les bijoux". Seul le mot "fleurs" échappe au paradigme de la sauvagerie dans cette causerie. Il me semble évident que l'avant-dernier vers est un persiflage qui dit au public ce qu'il veut entendre, mais pour mieux s'en désolidariser et faire sentir une menace. La "sauvagerie" est "ancienne" dans la bouche des gens pour qui la science est une nouvelle religion et cette "sauvagerie" fait écho à l'idée de "barbarie", horizon métaphorique qui engage la référence communarde et qui concerne le poème "Barbare". Je rappelle que, contradictoirement à tous les rimbaldiens, je prétends que cette fois dans "Barbare", les "vieilles fanfares d'héroïsme" ne désignent pas le comportement passé mais semi-récent de Rimbaud, mais l'exaltation des sociétés pour les symboles napoléoniens et sans doute aussi pour les "accidents de féerie scientifique". Mais ne nous égarons pas. J'en reviens à "Mouvement". Il se trouve que les "accidents atmosphériques" impliquent les tempêtes, les orages, et que tempêtes et orages sont solidaires de l'idée de sauvagerie ou barbarie en fait de métaphores de la révolte, en fait de métaphores communardes également.
Bref, j'ai vraiment l'impression que malgré une excellente lecture des trois premières séquences Claisse commet d'importants contresens en ce qui concerne la séquence finale de quatre vers.
Or, pour me donner raison, le dernier recours est de montrer qu'avant Rimbaud l'expression "accidents atmosphériques" a le sens que je lui donne et non celui qu'il lui prête.
Je précise également, même si je n'ai pas vérifié pour les "bandes atmosphériques" de "Veillées II", que sur le manuscrit de "Mouvement", Rimbaud a écrit l'adjectif avec un "h" supplémentaire. Rimbaud a écrit : "accidents athmosphériques". Par conséquent, j'ai décidé de faire deux recherches successives avec le moteur Google.
La recherche "accidents atmosphériques" m'a permis de découvrir le fac-similé d'un article paru en 1867. Nous y rencontrons à deux reprises le syntagme "accidents atmosphériques", et le sens est bien celui d'accidents de l'atmosphère. Une lecture de l'article permet par ailleurs de constater plusieurs occurrences du nom "mouvement".


Je n'ai toujours pas lu l'article dans son intégralité. J'ai effectué une recherche de la séquence "atmosphérique" et une recherche de la séquence "accident".
Nous avons cinq occurrences pour "accident" : "accidents météorologiques", "accidents atmosphériques" (2X), "accidentée" à deux reprises. Mais des citations plus précises vont être intéressantes.
Il y a en revanche 33 occurrences pour la séquence "atmosphérique" : "phénomènes atmosphériques", "onde(s) atmosphérique(s)" (6X), "accidents atmosphériques" (2X), "circonstances atmosphériques", "tranche atmosphérique", "courants atmosphériques généraux" (3X), "circulation atmosphérique" (7X), "perturbation atmosphérique", "construction des cartes synoptiques de l'état atmosphérique de l'Europe", "courant atmosphérique", "le même régime atmosphérique [...]sur les pentes septentrionales de l'Atlas", "Circulation atmosphérique à la surface de l'Europe pendant l'hiver de 1865", "courant atmosphérique dans lequel ils sont plongés", "M. Marié-Davy a, dans un ouvrage publié récemment, expliqué très-clairement comment il y a pendant une moitié de l'année un excès d'air dans un hémisphère, tandis qu'il y a un excès dans l'hémisphère opposé pendant l'autre moitié de l'année ; je ne reviens pas sur le fait de cette double pulsation annuelle de la grande machine atmosphérique", "COURANTS ATMOSPHERIQUES DE CETTE MER", "Toutes les fois que le mistral souffle, il y a un excès de pression atmosphérique à l'O. du golfe du Lion", "l'état atmosphérique de l'Europe à différentes époques de l'année 1865", "Le mouvement atmosphérique se transporte vers l'E.", "la direction générale du mouvement atmosphérique".
Il est très clair que le mot "atmosphérique" est cantonné dans une série d'observation des phénomènes naturelles dans l'atmosphère. Le caractère "scientiste" est lié à une volonté d'étudier ces phénomènes comme une espèce de machine sujette à une compréhension systématique simplifiée, ce qui est dit en toutes lettres dans cet article. Il est amusant également de songer que l'expression "mouvement atmosphérique" permet de lire le poème en opposant très clairement les "accidents atmosphériques" et donc de la Nature au "mouvement" de l'arche scientifique qui tantôt est bateau, tantôt locomotive et rails.
C'est l'interprétation courante qui s'impose et non celle de Claisse, et par conséquent ma lecture de la séquence finale prend nettement l'ascendant sur la sienne. Et je rappelle qu'à deux reprises dans cet article nous avons le groupe nominal "accidents atmosphériques" en tant que tel. Précisons les citations au sujet de la séquence "accident".
La première occurrence "accidents météorologiques" apparaît au tout début de l'article et il convient de citer une portion significative de ce début d'article pour que nos lecteurs comprennent bien son sujet et la nouveauté de ses propos scientifiques (appréciez en passant les occurrences "très-ancienne" et "toute récente") :

   La Météorologie est très-ancienne, mais sa constitution comme science distincte est d'origine toute récente. Halley le premier expliqua les calmes équatoriaux. Le soleil échauffant la terre à l'équateur plus qu'en tout autre point, l'air doit être appelé des deux hémisphères vers la zone équatoriale, d'où il s'élève par sa légèreté dans les hautes régions de l'atmosphère. Cette origine des alizés est encore admise par la plupart des météorologistes actuels. Halley et quelques savants du XVIIIe siècle firent faire de notables progrès aux diverses parties de la Physique qui touchaient la Météorologie.
   La notion du transport général de l'air, et avec lui des accidents météorologiques, avait déjà pris assez de consistance pour que Lavoisier s'unît à Borda afin d'organiser à la surface de la France un réseau d'observateurs chargés de suivre la marche progressive des orages et des tempêtes sur notre pays.
J'en profite pour rappeler que le sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia mentionne les "vents alizés" au vers 7, ce qui renforce mon sentiment que "Mouvement" a bien été composé à partir d'une référence à ce morceau satirique parnassien publié dans le volume collectif Sonnets et eaux-fortes.
Passons à la deuxième occurrence, il s'agit cette fois d'une mention du syntagme qui nous intéresse directement :

   A la fin du siècle dernier, le transport des météores, tels que les orages, les ouragans, etc., d'un lieu dans un autre, avait été reconnu ou du moins deviné suffisamment pour qu'on crût pouvoir se servir du télégraphe à signaux, nouvellement imaginé, pour annoncer l'arrivée des mauvais temps. Lavoisier avait déjà établi sur la France un grand nombre d'observatoires météorologiques munis des instruments nécessaires à l'observation des accidents atmosphériques. Malheureusement la mort arrêta ses travaux.
Passons directement à la citation suivante qui concerne le mot "accidentée" :
      L'alizé, dévié à sa partie septentrionale vers l'Afrique, y prend une direction N., puis N.-N.-O., et devient cette mousson de N.-O. si redoutée à cause des orages et des coups de vent qui l'accompagnent.
     Entre ces influences si diverses, la Méditerranée ne présente au premier abord rien de bien saillant. La circulation semble des plus accidentées à sa surface, et les faits généraux conclus jusqu'alors de son examen sont peu nombreux.
La quatrième occurrence concerne aussi le mot "accidentée", mais à proximité d'une mention "atmosphérique" :

   La circulation atmosphérique est encore plus accidentée pendant le mois de novembre, ainsi que le montre la carte d'ensemble. Une tourmente passe au commencement du mois de Gascogne sur l'Italie et l'Egypte ; [...]
Enfin, la dernière occurrence correspond à la deuxième mention du syntagme "accidents atmosphériques" au sein de cet article :

   Les plus petits accidents atmosphériques, tels que les orages de peu de durée, de petits coups de vent insuffisants pour interrompre une période de calme, se rattachent à la circulation générale, et les mouvements de l'air qui les engendrent se transportent avec le courant général. [...]
Il devient évident que, dans "Mouvement", Rimbaud parle dans le langage des scientifiques d'orages, de tempêtes, de bourrasques, de coups de vent. Je n'en suis pas surpris, c'est la lecture immédiate que j'ai toujours faite du vers 23 de "Mouvement".
Je me suis arrêté à ce premier document découvert. Passons maintenant à la recherche du syntagme "accidents athmosphériques", puisque nous pouvons présupposer que l'orthographe adoptée par Rimbaud est le reflet de la lecture qu'il a pu faire dans un ouvrage scientifique.
Ma recherche "accidents athmosphériques" avec le moteur de recherches Google m'a conduit à nouveau sur un fac-similé d'un ouvrage mis en ligne sur Google Books. Voici la citation qui provient d'un compte rendu de "Séances générales" dans un ouvrage qui porte en titre Congrès scientifique de France :
    M. DAGONEAU nous a entretenu de ses observations astronomiques et météorologiques ; il est en outre l'auteur d'une Notice sur la division des temps chez les divers peuples de la terre.
   M. HOUDBERT (père) vous a fait connaître annuellement l'influence des accidents athmosphériques sur les productions végétales.
Le document est daté de 1839. Je précise que le moteur de recherches privilégie les mentions du poème de Rimbaud lui-même et ces deux mentions datées de 1867 (orthographe moderne) et de 1839 (orthographe avec "h" supplémentaire).
Je ne vois pas au nom de quoi Rimbaud n'utiliserait pas dans son sens courant l'expression dans son poème "Mouvement". Quant aux rapprochements avec "Angoisse" et "Veillées II", ils sont très pertinents, mais pas de l'ordre de la synonymie.
Fin du débat.

vendredi 29 octobre 2021

"comfort" et "accidents atmosphériques"

Même si les derniers articles sont exceptionnels, je ne résiste pas à l'envie d'enchaîner.
Dans "Mouvement", Rimbaud épingle l'idée d'une science qui serait l'arche du progrès de l'humanité. On dit souvent que Villiers-de-l'Isle-Adam, contemporain de Verlaine et Rimbaud célébré par Mallarmé, dénonçait le scientisme dans ses œuvres. La science expérimentale devient la source de tout savoir par opposition aux religions, superstitions, etc. Renan parlait d' "organiser scientifiquement l'humanité" et il emploiera le terme de scientisme dans les années 1890 pour opposer la croyance chrétienne qu'il rejette à la science. Renan est, rappelons-le, une cible clef du poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Ceci dit, le terme de scientisme est apparu plus tard. Il est plus sage de voir dans la poésie de Rimbaud une contestation des idées nettement constituées à son époque avec une certaine religion du progrès, un courant positiviste déjà bien attesté et le mot de Renan d'organiser scientifiquement l'humanité est en effet plus ancien. J'insiste enfin sur l'importance du vocabulaire anglo-saxon dans "Mouvement" et "Solde", avec "comfort" et "sport" et même "stocks" dans le cas du poème en vers libres. Quant au sens de "solde", je ne vais pas trop me prononcer et rester prudent car fixer le sens d'un mot à l'usage à l'époque c'est un peu risqué de ne s'en fier qu'aux premières attestations écrites d'un nouveau sens. Je déballerai ce que je pense plus tard.
Mais, au sujet des "accidents atmosphériques", je remarque qu'il y a un débat. Spontanément, j'interprète ces "accidents atmosphériques" comme les phénomènes naturels de l'air ambiant et du ciel. Je considère que la formulation un peu scientifique "accidents atmosphériques" est servie avec du gros sel, puisque tout le long du poème un étalage scientifique a été moqué par le poète. Et surtout, tout au long de "Mouvement", la science élimine les accidents. C'est pour cela qu'il n'y a pas de sentiment de danger "sur la berge des chutes du fleuve" qui pourrait se nommer Niagara, face au "gouffre", face aux "trombes du val / Et du strom". Les "conquérants" "voyagent". Ils y éprouvent un certain "vertige", mais celui-ci se mêle à un certain "Repos". Par conséquent, dans la dernière séquence, je ne lis pas que le couple "s'isole" en s'opposant "Aux accidents atmosphériques les plus surprenants", mais qu'au contraire, et cela m'a l'air de mieux correspondre au tour grammatical déployé, ce couple s'isole en s'exposant aux "accidents". Et cette exposition permet plus naturellement de songer à un abandon à une "ancienne sauvagerie" face à une société scientifique où l'exposition à la Nature est révolue. La société ne voit que son "stock d'études" et tout son "héroïsme de la découverte" est là-dedans et coupé de la relation aux accidents et surprises du monde.
J'ai rangé mes livres de critique rimbaldienne dans une armoire et des caisses bloquent l'accès à cette armoire. Je n'ai donc pas encore relu l'article de Claisse sur ce poème, et, à défaut, je consulte le site d'Alain Bardel.


Si vous cliquez sur le lien qui précède, vous vous retrouvez face à une page de considérations analytiques sur le poème avec quatre rubriques : "lexique", "Interprétations", "commentaire" et "bibliographie". Vous pouvez remarquer que le mot "sport" ne fait l'objet d'aucune annotation. Seul le mot "comfort" est annoté. Le passage où les termes "sport" et "comfort" est repris dans "Solde" est cité, mais il n'en est pas tiré de véritable conséquence, malgré ne fût-ce que la mention significative du mot "avenir". Au passage, je crois que c'est dans le texte intitulé L'Avenir des peuples que Renan a parlé d'organiser scientifiquement l'humanité. Il n'y a aucune note sur "stocks" non plus. Et l'idée de souligner la séquence "or" dans "fortune", "sport" et "comfort" passe également à la trappe. Mais, au moins, le lien au poème "Solde" est cité et aussi nous avons droit à la citation du mot "comfort" dans Une saison en enfer : "Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !" Seulement, l'idée soulignée, c'est que l'orthographe singulière "comfort" est adoptée par Rimbaud à cette époque-là, signe d'une période de transition pour ce mot qui revient dans la langue française qu'il avait quittée depuis le Moyen Âge. En français, il convient d'orthographier un tel mot avec un "n", et cela donnera "confort". Le "m" est réservé pour les voyelles nasales "p" et "b". Mais je vous invite à garder à l'esprit la citation du livre Une saison en enfer, parce qu'il y a un autre parti à en tirer. Nous allons y revenir dans quelques instants.
Pour le mot "stock", je me trompe. Je ne comprends pas bien l'opposition entre les parties "lexique" et "interprétations", puisqu'en effet le mot "stock" fait l'objet d'une annotation dans la seconde rubrique "interprétations". Il n'en reste pas moins que les termes "comfort", "strom" et "stocks" sont traités de manière éparse, le mot "sport" ne l'étant pas, alors qu'en rassemblant les trois mots d'origine anglaise "comfort", "sport" et "stocks" la critique idéologique du poème devient plus sensible. Et je rappelle que "sport" et "comfort" sont en fonction sujet du verbe "voyagent", et qu'ils sont à rapprocher d'une "éducation" traitée elle-même comme un bagage "Ils enmènent..."
J'en arrive alors au passage qui m'intéresse au début de la quatrième séquence. Dans la rubrique "Interprétations", Bardel a commenté le vers 23 : "Aux accidents atmosphériques les plus surprenants". Bardel précise que Claisse a rapproché cette formule d'une autre du poème "Angoisse" qu'il cite : "Se peut-il [...] / Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?..."
A défaut du commentaire de Claisse lui-même, Bardel offre la conséquence qu'il tire lui-même du rapprochement en la maintenant au conditionnel :
Il ne s'agirait pas d'accidents atmosphériques naturels, comme on l'entendrait normalement, mais de phénomènes "surprenants" produits par la technique (la "lumière diluvienne" et tout ce qui s'observe sur "l'arche" et autour d'elle depuis le début du poème. [...]
Et Bardel oppose à cette idée qui semble bien celle de Claisse l'opinion de Pierre Brunel qui :
au contraire, entend l'expression dans son sens courant. Il glose : "C'est une manière de dire : par tous les temps, même les plus insolites" [...]
Même si je suis plus proche de la lecture de référence de "Mouvement" établie par Bruno Claisse. En plus, Murphy et Reboul peuvent attester que cas à part de l'identification du train qui me manquait j'avais rédigé une lecture de "Mouvement" avant la conférence de Claisse en 2002 qui développait déjà une lecture de cet ordre-là, à une époque où tout le monde prétendait encore que "Mouvement" parlait de la poétique du voyant.
Cependant, dès février 2002, lors d'une conférence qu'il faisait à Paris VIII dans le cadre d'un séminaire Rimbaud-Verlaine, j'avais indiqué à Claisse que sa lecture de la quatrième séquence ne me convenait pas, pour le vers 25, mais le vers 23 pose aussi problème dans sa lecture. Il faut savoir que Claisse n'aurait pas sorti son article sur "Nocturne vulgaire" en mai 2000, puis fait sa conférence en 2002 sur "Mouvement", vous auriez eu très rapidement mes articles sur "Nocturne vulgaire" et "Mouvement". Le plus drôle, c'est que mon article sur "Nocturne vulgaire" était déjà écrit avant mai 2000, je ne l'ai jamais retouché depuis et il est toujours inédit, en sachant qu'il a plein d'autres axes d'analyse inédits et plein de sources de Baudelaire référencées. Même sur internet, on ne peut pas le trouver. L'article sur "Mouvement" n'a jamais été publié sous aucune forme, même si j'ai produit des articles qui délivrent un peu de sa substance. Mais bon,
Pour moi, le rapprochement de Claisse est pertinent au plan de la manière de parler. Il n'est pas vain de rapprocher "Angoisse" et "Mouvement". Mais, dans "Angoisse", il s'agit explicitement des "accidents" de la science traitée comme une fée, alors que dans "Mouvement" on retrouve le suffixe en -ique" comme pour "scientifique", mais il est appliqué au mot "atmosphériques".
Il est vrai que "Angoisse" exalte du coup les surprises de la science, et que cette idée peut s'entendre même dans "Mouvement" avec des mentions telles que "la nouveauté chimique". Mais il me semble que dans "Mouvement" la science est une digue contre les "accidents", "l'étambot" maîtrise le danger du gouffre, et ainsi de suite. Puis j'ai du mal à m'expliquer la construction grammaticale de "Mouvement" par rapport à la lecture de Claisse que je dois dès lors gloser ainsi : "Les gens étant passés au plan d'appréciation des "accidents atmosphériques" causés par la science, un couple se rebelle". Je trouve que la lecture de Claisse implique une forte mobilisation de sous-entendus pour justifier le recours à la préposition peu précise "Aux". Je peux me tromper, mais c'est ce que je ressens.
Ma lecture est plutôt de penser que le "couple de jeunesse s'isole sur l'arche", en s'exposant "Aux accidents atmosphériques". Le lieu où il s'isole est celui où se manifeste les "accidents atmosphériques". Et l'expression "accidents atmosphériques" ne fait que désigner scientifiquement un phénomène naturel.  ce que je comprends, c'est qu'ils en ont marre de la "route hydraulique motrice", ils veulent prendre le vent, ils veulent le sentir. Dans "Angoisse", le poète va parler des "accidents" de la science comme jouissance, mais d'une part ce n'est pas ce qui est dit dans "Mouvement", car il faut extrapoler "accidents atmosphériques" pour supposer une action de la science les provoquant, et d'autre part dans "Angoisse" les accidents ne sont pas satisfaisants de toute façon. On peut toujours dire que, justement, les "accidents atmosphériques les plus surprenants", c'est bien ces "accidents de féerie scientifique" que le poète dans "Angoisse" trouvent insuffisants et le motif de la mer se rencontre dans les deux poèmes. Oui, mais dans "Angoisse" l'abandon à la vague reconduit l'idée des éléments naturels auxquels s'exposer, sur un mode dépressif tout de même, et dans "Mouvement" on a tout de même la dénonciation d'un mouvement très encadré avec du "repos", des "études" qui balisent tout jusqu'à créer une digue face au réel. Dans tous les cas, quelle que soit la lecture adoptée, la science n'est pas assez surprenante. J'ai tendance à penser que dans "Mouvement" les "accidents atmosphériques" sont l'élément naturel qui justifie l'opposition à la sécurité de la conquête scientifique, malgré tout. Quels seraient ces "accidents" pour le public ? Et selon quelles modalités en jouiraient-ils ?
Or, dans Une saison en enfer, Rimbaud dit qu'il "redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort", autrement dit il joue sur une inversion du discours attendu. C'est une saison plus rude, mais lui la dénonce dans son rapport au "comfort". Le sens polémique s'impose de lui-même. Le "comfort" en hiver sera celui des vainqueurs en société face à ceux qui n'y ont pas accès, et ce que redoute le poète c'est moins l'hiver que le cadre propice à un renforcement de la société du "comfort" et de son discours. Rimbaud dénonce le "comfort" dans "Solde" et l'avenir qu'il fait (pour réécrire le passage en question), il dénonce le "comfort" comme transformation de l'aventure en voyage méprisant la vie, la Nature, les forces réelles du monde face à soi. Si on lit "accidents atmosphériques" causés par la science dans "Mouvement", ce rapport au réel devient plus implicite. Nous n'avons plus qu'un couple de jeunes qui s'isolent et qui passent pour des sauvages. L'idée de l'étendard qu'ils se choisissent disparaît alors de la lecture du poème.
Je ne suis pas à 100% certain de ma lecture du vers 23 et si je le relisais à la manière de Claisse ma lecture d'ensemble du poème serait inchangée à 99%, mais là à tout le moins les termes du débat sont bien exposés. Mais, en une brève synthèse, pour moi, "accidents de féerie scientifique" et "accidents atmosphériques" ne sont pas synonymes et l'identification d'accidents scientifiques daubés ne signifie pas qu'on impose ce sens au vers 23 de "Mouvement". Les "accidents atmosphériques" ne sont pas lexicalement des "accidents" provoqués par les sciences appliqués, ce n'est pas le sens courant ou justifiable grammaticalement de l'expression. 
Quant au vers 25, là il est clair que Claisse ne les chargeait pas d'un sens ironique. En février 2002, j'étais intervenu parce qu'il considérait que la question "-Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?-" était interprétée comme pensée par le poète avec hésitation, alors que pour moi, non, c'est du persiflage en imitant les gens indignés. Et c'est pour cela que ma citation des "Conquérants de l'or" de Heredia m'importe tant : "C'était chose qui scandalise..." Le poète a décrit le tableau du progrès scientifique, et il se termine par la révolte du couple. Le dernier vers : "Et chante et se poste" détermine cette opposition. Le poète prend clairement le parti du "couple de jeunesse". Cela est indiscutable. Encadré par deux tirets, le vers 25 est une sorte de parenthèse qui imite le discours des gens indignés par ce "couple". D'ailleurs, nous observons l'opposition comique entre "jeunesse" et "ancienne". Ce n'est pas le poète qui hésite et se dit que le "couple de jeunesse" est "ancienne sauvagerie". Le vers 25 véhicule une contradiction grossière pour mieux discréditer la thèse de l'ancienne sauvagerie. Quand nous persiflons, une de nos phrases peut imiter le discours adverse, c'est exactement ce que fait le vers 25 dans le poème. Je n'étais pas d'accord avec Claisse qui ne voyait pas de sens polémique à ce vers 25 lors de sa conférence de février 2002, et pour son article il faudra que je relise prochainement pour vérifier au plus près sa manière de présenter son explication du passage en question.

jeudi 28 octobre 2021

"Michel et Christine", le début du roman de Viellerglé et les sept quatrains de Rimbaud

Le fait est connu depuis l'été 2020 : le roman Michel et Christine de Viellerglé, et notamment son début (sa première page même), est une source au poème "Michel et Christine" de Rimbaud.
Depuis longtemps, les rimbaldiens avaient identifié dans le titre "Michel et Christine" une allusion à un vaudeville d'Eugène Scribe, à cause d'une phrase de la section "Alchimie du verbe" du livre Une saison en enfer : "Un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi !" Parmi les poèmes du printemps et de l'été 1872 à la versification irrégulière, "Michel et Christine" répondait à ce genre de définition. Notons qu'une telle identification présuppose dans la foulée que la composition non datée "Michel et Christine" est bien antérieure à la composition du livre Une saison en enfer. Rappelons également que, selon des considérations propres à Jeancolas qui ne se retrouvent pas dans les travaux philologiques de Murphy, les manuscrits connus de "Juillet" ("Platebandes d'amaranthes...") et "Michel et Christine" ont des pliures similaires et une tache en commun qui invite à penser que ces deux manuscrits étaient significativement joints ensemble dans le dossier des manuscrits rimbaldiens. Et comme si cela ne suffisait pas, Murphy a souligné que "Michel et Christine" avait plusieurs mots en commun avec le poème "Malines" des Romances sans paroles, et que ces liens étaient plus étroits encore avec une version manuscrite de "Malines" antérieure à celle qui s'imposa comme définitive en étant imprimée. Tout invite à penser que le poème "Michel et Christine" date avec "Juillet" de la période de fugue en Belgique des poètes Rimbaud et Verlaine du 7 juillet au 7 septembre 1872, avec une préférence naturelle pour le mois d'août. En effet, nos deux poètes ne sont pas arrivés le 7 juillet à Bruxelles et ils ont connu quelques péripéties importantes avec Mathilde Verlaine autour du 22 juillet. Le poème "Malines" lui-même est daté du mois d'août. Le poème "Juillet" décrit une journée de ciel bleu et donc un climat d'été exceptionnel, quand "Michel et Christine" décrit un orage avec une belle pluie. Même si un poète peut écrire un poème sur la neige en été ou un poème sur la pluie un jour de beau temps, des recherches météorologiques sur l'état du ciel belge du 10 juillet au 7 septembre 1872 ne serait peut-être pas vaine. Et il resterait à méditer sur la comparaison des deux poèmes "Juillet" et "Michel et Christine", voire sur le lien possible de "Michel et Christine" avec l'événement biographique majeur que fut la dernière tentative de Mathilde Verlaine pour ramener Verlaine au foyer conjugal.
Mais le titre du vaudeville de Scribe Michel et Christine pose problème. Le contenu de la pièce semble ne pas justifier le moindre rapprochement avec le contenu du poème de Rimbaud. Murphy a plaidé une comparaison formelle intéressante. Le nom du personnage féminin "Christine" est souvent abrégé en "Christ." dans l'introduction des dialogues, ce qui justifie minimalement la saillie du dernier quatrain du poème de Rimbaud : "Et verrai-je [...] - Michel et Christine, - et Christ ! - fin de l'Idylle." Et même si cela semble exagéré nous pouvons imaginer que ce nom "Christ" est la part du titre qui provoque l'épouvante du poète, comme il le prétend dans "Alchimie du verbe". Cela n'était tout de même pas pleinement satisfaisant. Il faut ajouter que le début de "Michel et Christine" parodie un air connu d'époque que Baudelaire lui-même a pratiqué : "Ah zut alors si Nadar est malade..." Le titre "Michel et Christine" étant repris au dernier vers du poème de Rimbaud avec la décomposition "Christ", il faut bien cerner que nous avons donc un début et une fin de poème "Michel et Christine" de Rimbaud qui tendaient à leurs lecteurs les plus avertis deux perches, deux allusions potachiques clefs.
Je précise qu'avant l'été 2020 j'avais déjà moi-même découvert que la première page du roman de Viellerglé était une source décisive au poème "Michel et Christine" de Rimbaud et je me gardais cela de côté pour une publication fouillée inédite ultérieure. Bien mal m'en a pris, puisque j'ai été pris de vitesse et moqué pour d'autres articles que j'avais développé sur "Michel et Christine", laissant reposer ma découverte. Mais peu importe. Actuellement, même si Alain Bardel a recensé sur son site l'article qui a révélé cette source, il se trouve que l'article lui-même n'est plus disponible. Je suppose qu'il fera l'objet d'un article dans la revue Parade sauvage.
Je vais toutefois revenir sur cette source pour commencer à l'exploiter au plan littéraire.
Viellerglé est un pseudonyme de l'écrivain Auguste Le Poittevin et son roman Michel et Christine et sa suite a été publié en 1823. Ce roman rend hommage à l'auteur Scribe dont il s'inspire, et l'idée de "suite" est à rapprocher du cas de la pièce Le Chandelier de Musset qui a eu pour suite un opéra-comique d'Ofenbach La Chanson de Fortunio qui reprend le poème célèbre exploité par Musset dans sa pièce et développe une intrigue altérant profondément la psychologie des personnages de la pièce initiale. Et Rimbaud, influencé par une préface de Glatigny à ses oeuvres, a écrit le poème "Ce qui retient Nina" sur le modèle du quatrain de la "Chanson de Fortunio" en tenant compte d'une lecture tant de la pièce originale de Musset que de quelques poèmes de Musset et aussi du texte de l'opéra-comique d'Ofenbach. Le poème "Michel et Christine" offre ainsi un nouvel exemple d'un titre qui fait allusion à deux oeuvres antérieures, à une œuvre de référence et à sa suite.
La première page décrit un décor qui a inspiré Rimbaud pour la scène de son poème, mais en ce qui concerne la phrase du récit formulé dans "Alchimie du verbe" : "Un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi!" Il n'est pas vain de souligner les éléments textuels en marge du roman. Il convient de commencer par citer la dédicace "A MM. Scribe et Dupin", où Le Poitevin déclare : "Je vous suis doublement redevable ; car j'ai passé bien des heures agréables à voir et à lire Michel et Christine, et surtout à le paraphraser." Cela pourrait inviter à lire de manière perfide la mention "Et verrai-je... Michel et Christine..." du dernier quatrain du poème rimbaldien. Ensuite, nous pouvons nous intéresser à la préface, où parmi les quatre ingrédients utiles au succès, Le Poitevin fait état de l'importance du bon titre. Faisons une petite citation conséquente :

   Quant à moi qui ai essayé un peu de toutes ces choses, je suis maintenant convaincu qu'il en faut quatre pour réussir :
   I°. Un nom d'auteur, qui sonne agréablement à l'oreille ou qui impose ;
   2°. Des articles dans le plus grand nombre possible de journaux, non pas de ces articles qui vous louent ou vous critiquent en conscience, mais bien de ces articles qui vous exaltent ou vous dénigrent à tort et à travers ;
   3°. Un titre !.. Ah ! la belle chose qu'un titre !.. Il n'en faut pas davantage pour mettre un homme à la mode, exemples : Jean Sbogar, le Pied de Mouton, Ali-Baba, la Pie Voleuse et Tutti Quanti.
   4°. Enfin, de l'esprit, de l'imagination, du talent !.. Ce quatrième article n'est pas absolument indispensable.

Cela sent le persiflage et l'autodérision de la littérature mondaine, boulevardière. N'oublions pas que Rimbaud et Verlaine suivaient de près une telle littérature d'actualité. La littérature mondaine les concernait également, comme aujourd'hui beaucoup de gens lisent des oeuvres de littérature éphémère et pas simplement des classiques de la Littérature. En 1868, Verlaine composait avec Coppée le poème "Qui veut des merveilles ?" Nous ne découvrons pas soudainement un certain horizon des lectures courantes de Verlaine et Rimbaud. Malheureusement, ces lectures passent encore pas mal sous le radar.
Le point qui nous intéresse, c'est que la mention 3° justifie que ce soit le titre même du vaudeville qui suscite une émotion d'artiste dans "Alchimie du verbe". Rimbaud singeait alors le discours de Le Poitevin dans sa préface. Et cela renforce considérablement l'idée que le titre évoqué dans "Alchimie du verbe" est bien celui du vaudeville Michel et Christine.
Après avoir énuméré ces quatre ingrédients indispensables au succès, Le Poitevin expose les choix qu'il a faits en conséquence, en développant avec perfidie qu'il a changé son nom anti-poétique de Viellerglé en "de Saint-Alme", comme si Viellerglé n'était pas déjà un pseudonyme, et quand il en vient au plan du titre il revendique béatement le mérite d'avoir repris celui d'un succès à la mode :

   Pour agir conséquemment à l'article 3, j'ai pris le titre d'un ouvrage qui a obtenu une vogue méritée.

La suite de la préface consiste à justifier l'œuvre avec désinvolture. Indifférent à la "gloriole littéraire", Le Poitevin se moque bien d'être traité de plagiaire, il se range dans l'humble catégorie des "paraphraseurs" des idées d'autrui, ce que Rimbaud pourrait taxer d'abandon à la "poésie subjective" d'un satisfait "n'ayant rien voulu faire". Le Poitevin déclare pour sa part que, si la critique vient à lui faire des reproches, que ce soit sous un angle comique. Et il enchaîne en précisant le lien de son roman au succès de la pièce écrite par MM. Dupin et Scribe :
   J'ai applaudi, comme tout Paris, à la charmante Comédie qui m'a donné le sujet de ce roman. Mais, tout en applaudissant, je me suis fâché contre cette Christine, si douce et si cruelle, si compâtissante et si exclusive, si bien femme enfin !.. de plus aussi sensible que beaucoup de belles dames ; le sort du brave Stanislas m'a navré. Tellement que, dominé par toutes ces sensations, j'ai voulu améliorer la situation de deux êtres qui m'avaient si vivement intéressé, que mon imagination frappée se les représentait souvent, non comme des esquisses charmantes et fantastiques, mais comme des réalités souffrantes. Je pris donc la plume, et m'amusai à composer un roman, que je partageai en trois volumes. Le premier devait contenir tout ce que le public et moi connaissions des aventures de Stanislas, Michel et Christine. Dans cette première partie, j'empruntai beaucoup à MM. Scribe et Dupin, et je le fis sans scrupule ; car, écrivant bien plus pour mon plaisir que pour celui des autres, je crus n'avoir rien de mieux à faire que de prendre ce qui était le mieux possible. L'idée du second volume me fut suggérée par le caractère de Michel, tel que je crus le découvrir dans l'ouvrage de mes guides ; si le style en est un peu rembruni, ce n'est pas trop ma faute, il me fallait avant tout songer à Stanislas qui attendait de moi une félicité que j'étais bien résolu de lui rendre. Le troisième volume a été consacré à cette bonne œuvre.
Et avec des citations des poètes latins Ovide et Horace, la préface se ponctue par une métaphore de la pluie appliquée à la critique du public :
Ainsi donc, bien que je me sois efforcé de ressembler au conteur dont parle Ovide :
(..Auditisaliquidnovusadjicitauctor.)
je m'abandonne, sans beaucoup de soucis, aux divers jugemens que le caprice de mes lecteurs va faire pleuvoir sur mon oeuvre ; Horace me console car il a dit quelque part :
Qui te deridet, caudam trahit.
La première page du roman de Viellerglé offre la description d'un paysage qui retrouve le soleil après l'orage, et à cette aune le poème de Rimbaud procède par inversion. Il suffit de comparer la première ligne du roman et le premier vers du poème pour s'en rendre compte :
Zut alors, si le soleil quitte ces bords !
Fuis, clair déluge ! Voici l'ombre des routes.
Dans les saules, dans la vieille cour d'honneur,
L'orage d'abord jette ses larges gouttes.
Le soleil vient de percer les nuages qui le cachaient ; la terre, rajeunie par les parfums des fleurs qu'elle renferme dans son sein ; le chant des oiseaux, qui avait cessé pendant l'orage, recommence avec plus d'harmonie que jamais ; [...]
Nous pouvons relever le lieu commun de la "terre rajeunie" qui doit nous faire songer à "Credo in unam" et ces lignes de prose peuvent aussi suggérer un rapprochement intéressant avec le poème des Illuminations qu'est "Après le Déluge". Mais, pour ce qui est de l'inversion des motifs du début de ce roman, il se trouve que cela se poursuit avec quelques autres éléments dans les vers de Rimbaud :
[...] les moutons qui s'étaient abrités dans les buissons et sous les arbres, regagnent doucement la plaine. La campagne a repris son calme habituel...
O cent agneaux, de l'idylle soldats blonds,
Des aqueducs, des bruyères amaigries,
Fuyez ! plaine, déserts, prairie, horizons,
Sont à la toilette rouge de l'orage !

Chien noir, brun pasteur dont le manteau s'engouffre,
Fuyez l'heure des éclairs supérieurs ;
Blond troupeau, quand voici nager ombre et soufre,
Tâchez de descendre à des retraits meilleurs.
Nous pouvons observer que les éléments inversés se succèdent à l'identique dans les deux textes. Rimbaud développe tout de même sur deux quatrains l'idée plus sommaire des moutons qui ont fini de s'abriter de la pluie sous les buissons. La reprise du nom "plaine" participe de la référence inversée. Les moutons, après l'orage, veulent regagner la "plaine" dans le roman, et, dans son poème, Rimbaud souligne qu'elle leur est au contraire inaccessible à "l'heure des éclairs supérieurs". Amplifiant sa matière, Rimbaud a introduit l'idée du berger et de son chien, sorte de description réaliste qui tend à ironiser sur la référence directe à l'idylle, mention qui, là encore, ne provient pas de l'extrait parodié de Viellerglé.
Les trois premiers quatrains sont clairement une inversion et quelque peu une amplification de la première moitié du premier paragraphe du roman de Viellerglé. Or, dans le poème de Rimbaud, le quatrième quatrain est introduit par l'adversatif "Mais" qui va permettre de créer une opposition d'idées. Dans les trois premiers quatrains, le poète semblait "compâtissant" pour parler comme le romancier. Le quatrième quatrain va révéler un tout autre état d'esprit personnel du poète. De nouveaux éléments parodiques vont apparaître dans la suite du poème rimbaldien, mais je tiens à souligner l'articulation parodique de ce quatrième quatrain dont le "Mais" introductif a sa mention correspondante décisive dans la suite immédiate du premier paragraphe du roman Michel et Christine et sa suite. J'ai pour l'instant cité en deux temps le début du roman et j'ai mis cela en parallèle avec une citation en deux temps des trois premiers quatrains du poème de Rimbaud. Or, le début du roman décrit un paysage après l'orage, sauf qu'il s'agit d'un instant instable. Le beau temps est à peine rétabli que les hommes viennent répandre un nouveau drame dans le décor, la métaphore de l'orage servant à désigner la guerre et ses ravages, et même la "rage de destruction" des humains selon les termes de l'extrait des Pensées de Chamfort qui a été mis en exergue en tête de ce premier chapitre. A ce sujet, Rimbaud commence à complexifier les procédés d'inversion. Déjà, au sein des trois premiers quatrains, notre poète a appliqué la métaphore militaire en présentant les "agneaux" comme de comiques "soldats blonds". A partir du quatrième quatrain, l'orage décrit devient le prétexte à soit une métaphore de la guerre, soit à une vision fantasmatique d'images guerrières qui prennent le relais de la description d'un orage. Et l'autre procédé d'inversion, c'est que le narrateur qui parle à la première personne dans le roman est effrayé par l'orage de la guerre qu'il déplore, tandis que le poète s'en réjouit. Il ne s'agissait donc pas simplement d'observer les motifs communs aux deux textes en soulignant les inversions, il y a aussi une inversion du discours.
[...] mais bientôt ce calme est de nouveau troublé ; ce n'est pas le tonnerre, ce ne sont pas les torrens qui menacent de bouleverser nos champs ; un autre bruit, création de l'orgueil et de l'ambition des hommes, vient attrister la nature. Les tambours et les trompettes retentissent ; des masses d'infanterie débouchent de la forêt ; des escadrons s'élancent. Tout s'agite au bruit de cette musique infernale... Je vois deux drapeaux ; j'entends deux cris de guerre ; le canon gronde ; on va s'égorger...
Mais moi, Seigneur ! voici que mon Esprit vole,
Après les cieux glacés de rouge, sous les
Nuages célestes qui courent et volent
Sur cent Solognes longues comme un railway.

Voilà mille loups, mille graines sauvages
Qu'emporte, non sans aimer les liserons,
Cette religieuse après-midi d'orage
Sur l'Europe ancienne où cent hordes iront !

Après, le clair de lune ! partout la lande,
Rougis et leurs fronts aux cieux noirs, les guerriers
Chevauchent lentement leurs pâles coursiers !
Les cailloux sonnent sous cette fière bande !
J'ai hésité à citer trois quatrains au lieu de deux. Il ne nous reste plus que le quatrain final du poème "Michel et Christine" à citer, mais nous avons déjà constaté qu'il entrait en résonance avec des éléments périphériques au roman (titre, dédicace et préface). L'avant-dernier quatrain du poème implique une rupture temporelle : "Après, le clair de lune !" Cependant, j'ai tenu à le citer dans la mesure où le mot "guerriers" renvoie à la mention du mot "guerre" lui-même dans la fin du paragraphe composé par Le Poitevin, tandis que le vers : "Les cailloux sonnent sous cette fière bande !" justifie un rapprochement avec deux extraits, d'un côté avec le passage : "Les tambours et les trompettes retentissent", d'un autre côté avec la mention : "le canon gronde" qui fait d'ailleurs suite à l'expression "deux cris de guerre". Le motif du bruit est prédominant dans l'extrait cité de Le Poitevin, puisque cette métaphore est le support d'une critique de la guerre : "un autre bruit, création de l'orgueil et de l'ambition des hommes". Ainsi, la citation du quatrain avec une chevauchée où le bruit se fait musique créée par une avancée militaire même me semblait s'imposer. Nous avons bien six des sept quatrains du poème "Michel et Christine" qui sont construits en fonction du seul premier paragraphe du roman quasi homonyme de Le Poitevin.
Mon découpage progressif vous permet de bien mesurer l'importance d'une reprise symétrique d'un mot-outil, la conjonction "mais". Vous pouvez mettre en relation "mais bientôt ce calme est de nouveau troublé..." avec "Mais moi, Seigneur..." et ce "Moi" est inévitablement à rapprocher du surgissement de la voix du narrateur s'exprimant pour la première fois à la première personne vers la fin du paragraphe : "Je vois deux drapeaux ; j'entends deux cris de guerre..."
Je vais revenir sur cette mention "Je vois deux drapeaux" un peu plus loin. Rimbaud développe dans ses quatrains plusieurs idées étrangères au passage parodié : la comparaison ferroviaire, le motif des "graines sauvages" et le "clair de lune". En revanche, tout en jouant sur l'image traditionnelle de l'homme en tant que loup pour l'homme, la mention des "loups" est une amplification par rapport au motif initial des "moutons", lesquelles doivent s'abriter de la pluie comme de la rage destructrice des hommes. J'hésite à mentionner la rage comme lien entre les deux textes, puisque le mot "rage" renvoie plutôt aux chiens (dont nous savons que ce sont des loups à part entière depuis environ 1993, mais cela ne saurait s'imposer au plan de l'analyse littéraire des textes du passé) et qu'il est contenu dans la citation en exergue des Pensées de Chamfort. Toutefois, je peux justifier le rapprochement avec le verbe "égorger" qui clôt le paragraphe support de la réécriture rimbaldienne. Quant à la mention des "graines sauvages", dans la mesure où c'est la fécondation qu'elles supposent qui devient une menace, il s'agit par conséquent d'un contrepied à l'idée d'une agression qui empêche les champs de produire : "qui menacent de bouleverser nos champs". Le danger se déplace d'un sentiment de destruction à un persiflage sur une fertilisation qui modifierait les sols et les récoltes. L'allusion à un enfer était déjà désignée par la mention à la rime "soufre" dans un quatrain précédent du poème rimbaldien, mais ici nous observons un énième procédé d'inversion allant de l'idée de "musique infernale" à celle d'une "religieuse après-midi d'orage". Et l'idée du calme perdu fait l'objet d'une autre inversion encore. Le romancier dénonce cette perte à cause de la guerre comme orage, mais le poète parle d'un vol qui correspond à la plénitude de l'oiseau planant dans les cieux. Le poète parle de sa propre sérénité qui loin d'être troublée se plaît à contempler l'événement.
Au passage, le vers "Mais moi, Seigneur ! voici que mon Esprit vole," est étonnant au plan des échos au corpus rimbaldien même : adresse au "Seigneur" du poème "Les Corbeaux", idée de l'Esprit à rapprocher de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et idée d'un vol planant dans "Ô saisons ! ô châteaux !" : "Il fait qu'elle fuie et vole !" ("ma parole"). Tout ceci renforce l'idée de poèmes tous composés au printemps et à l'été 1872. Ces rapprochements permettent aussi de réenvisager la question des références littéraires des poèmes en vers irréguliers de 1872, puisque nous pourrions avoir tendance à maintenir le contraste entre les vers de chanson de moins de huit syllabes et les vers à césures. Nous observons que la référence au vaudeville et à un roman sans prétention conforte l'idée d'une unité esthétique par-delà le relatif contraste des vers employés à cette époque.
Je pourrais essayer de pousser plus loin les rapprochements, mais il en est encore que je veux souligner. J'ai déjà signalé que l'attaque du dernier quatrain "- Et verrai-je [...]", a l'intérêt de faire écho au propos de Le Poitevin qui se vante d'avoir souvent vu le vaudeville de Scribe, et ce verbe "voir" est en même temps une reprise du verbe de l'expression : "Je vois deux drapeaux". Par cette reprise du verbe "voir", de "vois" à "verrai", le dernier quatrain du poème de Rimbaud est également partiellement lié à un travail de réécriture de cet unique premier paragraphe du roman de Le Poitevin. Or, dans cet ultime quatrain, Rimbaud ne manque pas non plus de reprendre un élément du début du deuxième paragraphe. Dans le syntagme "le bois jaune", la tête nominale "bois" est une reprise d'un nom de lieu un peu facile qui figure en italique au début du second paragraphe.
- Et verrai-je le bois jaune et le val clair,
L'Epouse aux yeux bleus, l'homme au front rouge, ô Gaule
Et le blanc Agneau Pascal, à leurs pieds chers,
- Michel et Christine, - et Christ ! - fin de l'Idylle.
   La ferme des Bois, tel est le nom des bâtimens qui se trouvent au milieu de la petite plaine qui borde la forêt ; la ferme des Bois, dis-je, est occupée par un bataillon de grenadiers Français et par quelques centaines de paysans, produit de la levée en masse faite dans le pays. Ces forces disproportionnées se disposent néanmoins à se défendre vaillamment contre les troupes prussiennes qui les entourent ; et tous jurent, les grenadiers tout hauts et les paysans tout bas, de mourir plutôt que de livrer à l'ennemi le poste important, confié à leur courage.

La réécriture ne s'arrête donc pas à la seule première page et au seul premier paragraphe. Le quatrain avec ses idées de couple et de Christ fait fortement contraste à la scène militaire décrite qui va vers une toute autre espèce de fin d'idylle. La mention "bois" n'est à l'évidence pas un petit déclencheur anodin de rapprochement entre les deux extraits. Et si mon article a essentiellement suivi la progression symétrique des deux textes, j'ai déjà expliqué que certaines reprises de Rimbaud étaient déplacées et ne suivaient pas ce rythme progressif. Or, dans l'idée d'amplification du motif des "moutons", le poète a parlé de "soldats blonds". Nous pourrions songer au cliché des prussiens, mais il ne convient pas d'aller si vite en besogne. Il est vrai que la guerre du poème de Rimbaud rappelle les événements récents de la guerre franco-prussienne et que cela permet de désigner les mêmes ennemis que le début de roman de 1823 où il est question de Français et de prussiens, à l'époque du Premier Empire, quand la guerre franco-prussienne concernait l'empire du neveu, Napoléon III. Or, signe qu'il ne faut pas aller trop vite en identification, outre que la mention "religieuse après-midi d'orage" a peu de chances d'être d'obédience chrétienne, dans le troisième paragraphe du roman que nous allons maintenant citer, un paysan Français est caractérisé en tant que "jeune blondin" précisément. Cette caractéristique peu valorisante en contexte est accentuée dans son portrait ("l'air candide et même un peu simple"), et le visage qui nous est ici donné à voir n'est autre que celui de Michel :
  Parmi les paysans qui juraient tout bas de mourir, il s'en trouvait deux qui prêtaient le même serment encore plus bas que les autres. La figure du premier, jeune blondin, au teint animé, à l'air candide et même un peu simple, contrastait fortement avec l'expression de la physionomie de son compagnon. Celui-ci, âgé de trente-six ans environ, portait un de ces visages qu'il suffit de voir une fois pour en garder long-tems le souvenir. Sa figure, ordinairement pâle, était livide alors ; ses deux petits yeux gris, pleins d'un feu malin, conservaient encore, malgré le bruit du canon, une partie de leur expression habituelle. Le balancement de sa tête, et le sourire dédaigneux qui venait, de temps en temps, contracter ses traits, annonçaient un homme infatué du mérite qu'il se supposait, et un critique peu indulgent pour les actions des autres. Cette excessive sévérité était cependant fort déplacée, car personne n'avait plus besoin d'indulgence que Pierre Durand... Mais n'anticipons point ; et écoutons-le causer avec Michel, son jeune compagnon.
Et, par le truchement du dialogue, le quatrième paragraphe introduit rapidement à la suite le nom et le personnage de Christine :
- Eh bien ! Michel, avais-je raison de vouloir te faire quitter la ferme des Bois, cette nuit ?... Sans ta ridicule amitié pour ta cousine Christine, tu serais maintenant à dix lieues d'ici, peut-être à D***,  peut-être déjà présenté au Directeur des droits réunis ; peut-être employé..... qui sait ?..... Tandis que ton regard est cause que nous avons été obligés de prendre les armes [...]
Il devient difficile de citer plus longuement ce roman. Le document fac-similé mis en ligne sur Gallica a d'évidents problèmes de mise en page et l'essentiel de la réécriture rimbaldienne a été cerné. Toutefois, une lecture d'ensemble du roman s'impose pour éclairer les intentions parodiques de Rimbaud et repérer éventuellement quelques autres réécritures, par exemple un peu plus loin une prière au ciel en italique peut être rapprochée de l'adresse au "Seigneur". Nous allons nous arrêter là pour l'instant, en constatant qu'il ne faut pas négliger d'exploiter la source sous prétexte que le rapprochement avec le premier paragraphe est déjà bien nourri. Il faut bien évidemment en dire plus. Il faudra ensuite s'intéresser aux rapprochements avec le poème "Malines" de Verlaine et il faudra parler encore du problème de repérage de la césure dans ce sonnet et enfin des motivations profondes de Rimbaud à l'écrire en explorant ce qui ne relève pas de la réécriture parodique du roman de Le Poitevin.
Et dans ce début de roman, que se proposent de faire Pierre Durand et Michel le jeune blondin ? De fuir et descendre à des retraits meilleurs...

mercredi 27 octobre 2021

Qu'est-ce que "naissances latentes" ?

Je me sens en forme, alors autant en profiter avec un deuxième article dans la même journée. J'y reviens sans cesse à ce sonnet de contemplation du monde qu'est "Voyelles".
Commençons par quelques anecdotes. Dans "Alchimie du verbe", "Voyelles" est le premier poème cité pour illustrer la prétention du poète, mais le paradoxe c'est que Rimbaud qui n'a pas écrit "Alchimie de la parole", mais bien "Alchimie du verbe", illustre sa pratique par un sonnet où le verbe n'est pas inexistant, mais à la marge. Il n'est pas le principe moteur qui fait avancer le discours. Il dirige l'énoncé des deux premiers vers avec le futur de l'indicatif "dirai", mais pas le reste où les verbes sont relégués à un rôle second au sein de propositions subordonnées relatives : "Qui bombinent", "Qu'imprime l'alchimie" ou "que l'alchimie imprima" selon les versions, ou bien il s'en tient à une forme plus proche de l'adjectif en tant que participes passés : "sang craché", "pâtis semés d'animaux", "Silences traversés".
Il existe aussi un discours ambiant récent, causé par les élucubrations autour du chiffre de la Bête, sur l'idée que le dernier vers de la version autographe serait entouré de deux tirets. Je ne crois pas à ce tiret. Il n'a pas les caractéristiques d'un signe de ponctuation et autant le tiret qui lance le vers est centré et appuyé avec une insistance dans le trait chargé, foncé et épais, autant ce signe n'a pas une forme nette et commence bêtement à hauteur d'un point final. L'encre en est pâle et la signature et le paraphe suivent immédiatement. Il ne s'agit pas d'un tiret, il est trop bas, trop gondolé. Puis, s'il y avait deux tirets, ce serait la fin d'une parenthèse, ce qui n'a pas de sens, et dans tous les cas pour la compréhension, ce qui joue c'est l'isolement du vers et le tiret d'attaque est suffisant. Le sens ne saurait en aucun cas être modifié par la prise en considération d'un tiret final. Les éditeurs n'ont jamais pris au sérieux cette "indice" graphique sur le manuscrit. Il n'en est pas question sur le manuscrit de la copie établie par Verlaine. Il n'en est pas question dans le cas de la copie établie pour Les Poètes maudits qui, je le rappelle, ne provient pas nécessairement d'une consultation du manuscrit autographe connu et détenu à l'époque par Blémont.
Bref !
En revanche, il faut s'attarder sur l'effet du tiret. Il va de soi que ce tiret impose un décrochage, une sorte de rupture dans le récit, mais cette rupture n'est pas complète. L'Oméga est une sublimation du "O bleu", un renchérissement qui sublime les considérations sur le "O bleu" en passant au "Oméga" "violet".
Il s'agit d'un à-coup dans le récit, et c'est assez intéressant de considérer que le poème se déploie ainsi. Nous avons deux premiers vers qui s'adressent non pas à des lecteurs humains, mais à des voyelles. Les deux premiers vers sont identiques à l'expression : "Je crois en Toi !" du poème "Credo in unam". Dans "Credo in unam", le poète s'adresse, et en tout cas au plan du passage cité à la divinité elle-même, en l'occurrence Vénus. Il tutoie Vénus. Dans "Voyelles", le poète ne tutoie pas ou ne vouvoie pas la déesse, mais les voyelles. La divinité est une présence tierce ("Ses Yeux"). Il vouvoie les voyelles. Mais les deux poèmes sont des contemplations du monde avec invocation du divin. Dans "Voyelles", le poème dit finalement aux voyelles qu'il croit en elles quand il annonce qu'un jour il mettra en formule ou en récit leurs "naissances latentes". Or, il est question du verbe divin qui alimente le monde, et donc nos cinq voyelles couleurs naissent d'un dieu, et précisément le sens du tiret qui attaque le dernier vers, c'est le sursaut qui fait que après avoir délié des vers 3 à 13 une célébration des cinq voyelles couleurs comme principes de ce monde, le poète qui ne voulait pas raconter immédiatement le fait des "naissances latentes", le fait involontairement par l'image sublime du "Oméga". Le "O" bleu qui dans l'articulation de l'ensemble occupe une place finale d'importance précipite une révélation, et le dernier vers consiste à dire précisément les "naissances latentes", et partant de là, non, l'indicatif futur simple n'est pas une promesse ironiquement remise aux calendes grecques. Le "Oméga", en lien avec le "O Suprême" deux vers auparavant (et je rappelle que "Suprême" veut dire "ultime", à la fois dernier et supérieur, et Rimbaud en joue déjà dans la lettre du voyant avec l'expression "Suprême Savant"), désigne le rayon violet d'un regard de la divinité, il y a identification d'un attribut de la divinité, mais aussi vision soudaine de la divinité elle-même. Le "Oméga" est ici saisi à sa source et c'est en ce sens-là bien évidemment qu'il est "naissanc(e) latent(e)", et nous comprenons que les "naissances latentes" annonçaient la révélation des origines divines des couleurs voyelles élémentaires à toute représentation du monde.

J'en profite pour parler aussi du problème d'actualisation dans le poème. Le poème actualise progressivement les couleurs voyelles au moyen d'images qui gagnent parfois en précision. Il va de soi que l'actualisation ne va pas jusqu'au bout. D'abord, l'actualisation parfaite en langue n'est pas envisageable. Le langage ne peut remplacer le fait d'une personne qui marche, parce que nous décririons avec un luxe de précisions quelqu'un qui marche. L'actualisation en langue ne rejoint pas le réel physique. Ensuite, l'actualisation maximale en langue consisterait à décrire un événement historique avec son cadre, son contexte et notamment sa date. "Le 22 mai 1209, telle personne a agi ainsi et c'était du I rouge", pour donner un exemple ! Le poème aurait été assez lourd et pataud avec de telles mentions précises. Mais on comprend que c'est l'aboutissement logique d'une démarche allant vers toujours plus d'actualisation dans un discours. Une actualisation se perfectionne avec des précisions chronologiques, une distribution fine sur l'axe du temps entre passé, présent et futur, avec donc des emplois fins de différents verbes à différents temps de l'indicatif. Tout de même, il y a un principe d'affinement de l'actualisation du discours voyelle-couleur par voyelle-couleur. C'est sensible dans les cas du "I rouge" et du "U vert". Le mot "pourpre" est très vague en comparaison de "rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes". Le mot "cycles" est déjà plus actualisé que le singulier "cycle", puisque le pluriel implique une énumération qui fait système. Il s'agit toutefois d'éléments vagues et la suite du texte enclenche un luxe de précisions par des images plus spécifiées et plus concrètes. Mais Rimbaud n'actualise que ce qui lui est nécessaire pour que nous ayons une saisie intuitive des idées principales et passe ensuite à la lettre suivante. Par ailleurs, il actualise juste ce qu'il faut, pour que nous comprenions le mécanisme qui évidemment peut devenir infini, puisque de cinq couleurs-voyelles nous débouchons sur une infinité de visions possibles. Il donne le La, à nous de comprendre qu'on peut étirer les possibilités du jeu.
Evidemment, il s'agit d'exposer les principes du langage qui permet de voir et s'expliquer le monde, donc dans mes articles j'ai déjà développé ce qui s'exprimait symboliquement pour chacune des cinq séries. Et j'ai montré comment elles s'articulaient les unes aux autres.
J'en profite donc pour préciser deux autres points. D'abord, les cinq voyelles sont capitales à comprendre comme un tout, et Rimbaud fait exprès de nous entretenir sur ce plan, bien que les rimbaldiens le négligent quand ils commentent ce poème. En effet, Rimbaud ne range pas cinq voyelles couleurs dont l'enchaînement serait aléatoire, ainsi que la quantité. Le premier vers a énuméré les cinq voyelles couleurs, donc à partir de la reprise du vers 3, quand nous lisons "A noir" nous sommes déjà dans l'anticipation du "Oméga", du "O bleu" tout du moins pour s'en tenir au déjà énoncé. Cette logique exhaustive, je me bats désespérément pour la faire comprendre à une société bien obtuse de rimbaldiens. C'est pourtant, du bon sens et de la logique pure en fait de composition. Ensuite, les mentions simples A, E, I, U et O, sont des mentions de noms, ce qui invite à ne pas s'appesantir sur l'idée qu'il y aurait le phonème ou la lettre voyelle A, puis que le poète ferait une transposition analogique pour l'envisager comme "noir" ou lié à telle ou telle image. Les mentions A, E, I, O et U, sont les noms de cinq voyelles couleurs, et pas le nom des cinq voyelles admises par l'alphabet des signes écrits de la langue française. Et ces cinq voyelles couleurs sont exclusives, il n'y a pas malgré le sonnet de Cabaner une sixième voyelle nasale "on", ni une septième "oeu", ni une huitième "au", ni rien de tout ça. C'est une liste fermée de cinq éléments. D'ailleurs, en proposant sa version, Cabaner est dans une liste fermée à sept éléments, sauf qu'il est maladroit et n'a pas le génie de Rimbaud pour offrir le reflet de modèles fermés culturellement identifiables. Ainsi, à partir du vers 3, quand Rimbaud reprend l'énumération des cinq voyelles-couleurs, nous avons une attaque par la mention de cinq noms qui coïncident avec les cinq voyelles de l'alphabet des lettres de la langue française écrite (ne perdez pas de temps à déblatérer sur le Y), et puis il ne rappelle pas les mentions de couleurs telles quelles, il en diffracte les mentions dans des syntagmes nominaux descriptifs, soit qu'il nomme le "noir" en tant qu'épithète d'un nom dans le détail de ce qu'il décrit, soit qu'il varie la mention de couleur "pourpre", etc. Il y a donc bien l'idée d'amener son lecteur à ne pas s'obnubiler sur la correspondance d'une voyelle et d'une couleur, mais à s'intéresser à la dimension d'un ordonnancement du monde à partir d'une synthèse en cinq éléments primordiaux. Il y a une organisation progressive de ces cinq éléments, et le "O" final qui hérite de toute la poussée des quatre autres éléments permet alors l'accident du sonnet où le poète qui croyait maîtriser son discours et reporter à une date ultérieure la révélation des naissances latentes se surprend à en formuler l'idée dans le vers final du poème.

Je peux apporter un autre éclairage important. Dans les lettres du voyant, Rimbaud dénonce comme poésie subjective un art qui consiste à se croire l'auteur de sa pensée alors qu'on ne fait que proférer de quoi séduire pour obtenir une reconnaissance des autres. Rimbaud précise aussi que les premiers romantiques ont été voyants et il donne des noms tels que ceux de Lamartine, Hugo avant la série Banville, Leconte de Lisle, Gautier et Baudelaire. Il va de soi que le verbe est divin en tant que création du monde, mais que le poète est "voyant" dans la mesure où sa parole va faire entendre ce qu'est le monde divin, c'est une position similaire à celle en religion du prophète en regard du Dieu créateur. Le prophète ne dit pas l'avenir parce que simplement il a une capacité spéciale qui fait envie. Le prophète dit l'avenir ou aussi bien le passé, parce qu'il sait interpréter les signes de la providence divine. Et Rimbaud qui se veut voyant est dans ce rôle-là, mais sur un plan laïc ou antichrétien, avec une divinité qui est la Vénus sinon le Génie ou la Raison des Illuminations. Or, si on joue le jeu des lettres du voyant, on sait que Lamartine et Hugo ne sont que partiellement voyants et qu'il reste donc pour l'essentiel dans une certaine poésie subjective plus proche d'Izambard. C'est ça qui est intéressant. Rappelons qu'avec ses Méditations poétiques Lamartine a entraîné un renouveau des prétentions des poètes dans le champ de la poésie française. Lamartine se drape dans la dignité d'un voyant qui entrevoit des vérités cosmiques, et Hugo développe bien évidemment l'idée métaphorique d'un monde comme livre que le poète sait déchiffrer. Mais Rimbaud ne les reconnaît pas pleinement en tant que voyants. Il y a de la singerie et de la rouerie rhétorique dans les prophéties hugoliennes, dans ses sentences oraculaires, etc. Rimbaud a voulu jouer une partie plus sincère. Il va de soi que "Voyelles" est un jeu de l'esprit et non pas l'exposé d'une vérité qu'il prétendrait avoir découverte. Toutefois, Rimbaud essaie d'être dans un rapport au monde plus exact et plus scrupuleusement authentique qu'Hugo ou d'autres quand il compose soit "Credo in unam", soit "Voyelles", soit "Génie", car il engage des convictions dans ce qu'il dit et met en forme. Et, dans Une saison en enfer, on sent bien qu'il y a une sincérité évidente au plan de sa détresse à ne pas pouvoir mener le monde. Car Rimbaud ne voulait pas créer une formule de prophète qui dise ce que le monde est comme cela n'avait jamais été envisagé. Rimbaud espérait que la formule poétique allait aussi avoir des effets sur les lecteurs, des effets de vérité instinctive, intuitive en quelque sorte, et cela n'a pas eu lieu. La simplicité apparente de maints vers du printemps et de l'été 1872 semble une recherche d'effets immédiats sur des lecteurs qui ne peuvent pas se braquer contre un texte dont ils n'ont pas la traduction, mais cette voie poétique ne fonctionnait pas, et je suis convaincu que Rimbaud cible ce problème dans Une saison en enfer. Voilà.

On rappellera cruellement que les rimbaldiens préfèrent pour parler de "Voyelles", citer Etiemble, citer les thèses du numéro "Avez-vous lu Rimbaud ?", citer le chiffre de la Bête d'après l'ouvrage d'un comique de France Inter. Je vous laisse apprécier leur sérieux. Ici, ce qu'on raconte fait autrement rêver et est autrement plus intéressant et enthousiasmant en fait de poésie.
Pierre Brunel, après ton numéro sur les 150 ans du "Bateau ivre", mais surtout n'oublie pas de rédiger un livre sur les 150 ans du sonnet "Voyelles" en 2022, et ajoute un paragraphe sur le mal des pommes de terre comme dirait Rimbaud. Oui, je suis belge, et j'ai la frite quand je parle de "Voyelles", donc je ne serai pas cité non plus dans ton prochain ouvrage, alors parle bien du mal des pommes de terre. T'est le meilleur !

"Mouvement" : remarques autour de "Cipango" et puis du poème "Les Conquérants de l'or"

Dans le précédent article, j'ai développé les liens entre le poème en vers libres "Mouvement" et le sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia qui avait été publié dans le volume parnassien collectif Sonnets et eaux-fortes qui date de l'hiver 1868-1869. On observe un relatif parallélisme entre les quatre parties du poème de Rimbaud (séquences) et les quatre parties du sonnet du poète d'origine cubaine. Parfois, certains éléments sont décalés, comme la mention du "soir" qui est en fin de deuxième séquence dans le poème de Rimbaud et en début de premier tercet chez Heredia. Le rapprochement le plus sensible vient des débuts de deuxième séquence de "Mouvement" et deuxième quatrain du sonnet hérédien, en faisant jouer très précisément le rappel du titre "Les Conquérants".
Il va de soi que, malgré tout, il y a aussi beaucoup de différences entre les deux poèmes et on pourrait avec un peu de volonté rétive considérer que les rapprochements sont noyés dans les divergences entre les deux poèmes. Pourtant, une clef de lecture tend à s'imposer. Rimbaud dénonce l'esprit de conquête de ses contemporains à partir d'un déplacement de l'aventure vers la maîtrise scientifique. Les conquistadors ne sont pas décrits positivement dans le sonnet d'Heredia, mais il y a l'idée d'une aventure avec un ciel qui change (étoiles nouvelles se levant à l'horizon). Dans le poème de Rimbaud, nous avons des inversions. Loin d'avoir un portrait de héros, il s'agit de voyageurs qui s'exaltent par de la causerie. Il est clair que le "stock d'études" participe d'une construction d'une arche qui protège des dangers du monde, mais le "couple de jeunesse" refuse cette vie coupée de la sève et se tourne vers l'atmosphère pour s'exposer à ses "accidents les plus surprenants", seul rapport vrai à la vie. Le couple "sport" et "comfort" (et non "confort" selon l'orthographe française finale) indiquent que Rimbaud cible un discours anglo-saxon diffusé dans la presse, ce couple de mots revient dans "Solde" et il y a par conséquent fort à parier que, d'une part, "Mouvement" et "Solde" soient deux compositions proches dans le temps l'une de l'autre, et que, d'autre part, un emploi dans la presse du couple "sport" et "comfort" permettent un jour de suggérer avec force une source aux deux poèmes de Rimbaud. Mais ce ne sera pas le sujet ici.
J'ajoute quelques précisions au sujet du sonnet "Les Conquérants". Je viens de corriger une coquille de l'article précédent où je disais que le recueil Les Trophées avait été publié en 1885, alors qu'il ne le fut qu'en 1893, ce qui est plus tardif encore pour un recueil emblématique du mouvement parnassien. En fait, l'article de Verlaine sur Heredia dans la rubrique des Hommes d'aujourd'hui est antérieur à la publication du recueil Les Trophées et il parlait déjà de la grande célébrité du sonnet "Les Conquérants". Il faudrait un historique des diverses publications de ce sonnet, mais c'est déjà la preuve que le recueil collectif Sonnets et eaux-fortes n'était pas une publication parnassienne anecdotique. Si le sonnet de Heredia était réputé, le recueil Sonnets et eaux-fortes qui le contenait était forcément très connu lui aussi. Il est un peu malheureux d'avoir à rappeler une telle évidence, mais c'est une réalité que la plupart des rimbaldiens sont indifférents aux publications parnassiennes. L'article de Verlaine a d'autres aspects qui m'interpellent, il se termine par la devise "Fais ce que doys" qui était propre à la revue Le Monde illustré et à François Coppée avec sa pièce de théâtre homonyme. Verlaine signale aussi que le poème Les Tierces rimes a été publié dans la Revue des Deux-Mondes et la phrase est formulée de telle sorte qu'on peut se demander si Les Conquérants de l'or n'ont pas été eux aussi publiés dans la Revue des Deux-Mondes, bien que nous puissions déjà vérifier que le poème a été publié dans le second tome du Parnasse contemporain. Il faudrait vérifier les annotations de l'édition des Trophées de Heredia dans la collection Poésie / Gallimard ou faire une recherche sur les dates de publication de poèmes de Heredia dans la presse.
Je voulais ajouter aussi quelques remarques au sujet du poète Heredia. L'homonymie avec le conquistador Pedro de Heredia a son importance dans la gravure de Popelin qui accompagne le sonnet dans le recueil Sonnets et eaux-fortes. La ville de Carthagène des Indes a une réputation désastreuse au plan des différents trafics en Amérique. Dans ses poèmes, Heredia exalte quelque peu l'aventure, mais il fait la satire des conquistadors. Rimbaud ne présuppose donc pas que Heredia s'est simplement exalté pour ce passé. J'ai aussi oublié de préciser qu'avec son origine cubaine José-Maria de Heredia joue sur une autre confusion, puisque l'île de Cuba elle-même a été assimilée un court instant à la "Cipango" de Marco Polo par Christophe Colomb, l'identification a concerné par la suite des îles voisines comme Hispaniola et puis une autre.
Faisons un historique du sujet.

Au XIIIe siècle, Venise a corrompu la quatrième croisade qui a procédé au pillage de la ville de Constantinople. Des comptoirs commerciaux se diffusent à l'est de la Méditerranée et remontent jusqu'en Crimée. Et à la fin du XIIIe siècle, Gênes, nouvelle puissance montante, met un terme définitif à la puissance maritime de Pise lors de la bataille de la Meloria en 1284, et, ayant entamé une rivalité avec la ville de Venise, elle est solidaire des grecs qui ont repris la ville de Constantinople aux vénitiens en installant l'empereur Michel VIII le Paléologue. Et en 1298, les vénitiens ont perdu des batailles importantes contre les génois. Il y a d'abord eu une prise de vingt-cinq galères vénitiennes dans le golfe d'Alexandrette près de la ville de Laïas, puis il y a eu début septembre 1298 la bataille de Curzola, île de l'actuelle Croatie le long de la côte dalmate. Et c'est lors de cette bataille que le marchand Marco Polo fut pris et envoyé en captivité à Gênes où il se retrouva en présence du Pisan Rustichello, apparemment prisonnier exceptionnel depuis 1984. Les conditions de détention ne devaient pas être de l'ordre du cachot, peut-être chez l'habitant. Rustichello a accepté d'écrire le récit de Marco Polo, essentiellement sous la dictée vu l'allure du texte écrit qui nous est parvenu. On peut supposer que Marco Polo a également utilisé des cartes routières sur le modèle des turcs et des perses avec des distances en journées de voyages (sur le modèle du texte du IXe siècle d'Ibn Khordadbeh). En réalité, au milieu du XIIIe siècle, il y a eu au moins quatre ambassades occidentales officielles pour se rendre à la cour du principal khan mongol, deux à l'initiative du pape, deux à l'initiative de Saint-Louis. Les quatre ambassades ont échoué. La première ambassade envoyée par le pape a fait l'objet d'une relation écrite par l'ambassadeur Jean de Plan Carpin (nom italien francisé) qui a effectué le trajet à soixante ans passés accompagné d'Asselin de Lombardie. La première ambassade envoyée par saint Louis n'a pas de relation écrite, mais le chargé de la mission André de Longjumeau avait signalé à l'attention qu'il y avait des prisonniers allemands au cœur de ce lointain empire. La seconde ambassade envoyée par saint Louis a été conduite par le flamand Guillaume de Rubrouck, flamand des régions de France actuelle, puisque la ville de Rubrouck est en France, pas en Belgique. Guillaume de Rubrouck a fait une relation écrite de son ambassade qui est recommandée pour son intérêt historique et littéraire, mais qui est très peu connue. Guillaume de Rubrouck a rencontré des français, un artisan joaillier dont le frère avait une enseigne à Paris et une native de Metz surnommée Paquette. Toutefois, il faut se méfier, il s'agit de gens faits prisonniers par les mongols lors de leurs raids qui ont atteint la Hongrie et puis les portes de Vienne. Nos ambassadeurs furent les premiers à se rendre en Mongolie librement, grâce évidemment à des accords politiques. A la différence de Jean de Plan Carpin, Guillaume de Rubrouck a visité la capitale mongole de l'époque, Karakorum. Et l'empereur mongol Mongka lui a imposé une controverse religieuse dont il rend compte également, puisque diverses religions étaient représentées à la cour mongole : religion des mongols, bouddhisme, religion musulmane, christianisme nestorien. Et Guillaume de Rubrouck représentait le catholicisme. Les ambassades échouèrent et il ne faut pas perdre de vue que l'empire mongol était divisé en quatre et que les états européens furent plus souvent en contact avec soit le khan de la Horde d'Or, soit le khan régnant plutôt sur la Perse. Or, dans la décennie 1260, le père et l'oncle de Marco Polo commerçaient dans une ville de Crimée, Soudak, importante notamment pour les fourrures. Mais ils pratiquaient aussi le commerce des pierres précieuses, comme on le verra encore au XVIIe siècle avec les marchands d'origine protestante Chardin et Tavernier. Or, à cause des tensions entre Venise et Gênes, puis des guerres au sein de la Horde d'or elle-même, les marchands ont eu l'idée d'aller à la rencontre du khan de la Horde d'or, Berké, qui leur a acheté toutes leurs pierres précieuses pour deux fois leur valeur, et surtout il leur a donné des tablettes officielles pour pouvoir voyager avec sa bénédiction princière dans tout l'empire mongol et il les a mis au courant du fonctionnement des escortes à travers l'empire, du système des relais postaux militairement escortés de l'empire mongol. Il faut évidemment arrêter de croire que les marchands Polo voyageaient à deux ou à trois en frappant aux maisons. Le père et l'oncle de Marco Polo ont fait des affaires et n'ont pas voyagé aussi rapidement que les ambassadeurs précédemment cités, ils vont mettre des années de trajet aller et des années de trajet retour. Ils ne resteront que quelques semaines à la cour de Kubilaï Khan, empereur encore différent des deux ou trois rencontrés par les quatre ambassades précédemment citées. On dit qu'ils ont rencontré Kubilaï Khan à l'ancienne capitale de Karakorum, ce qui ne me semble pas crédible. D'abord, ils auraient constaté la présence des occidentaux rencontrés une décennie auparavant, ou quinze ans auparavant, par Guillaume de Rubrouck. Ensuite, de 1260 à 1264, il y a eu une guerre de succession, vu que Kubilaï Khan fut contestée, et ce n'est pas Kubilkaï Khan qui résidait à Karaokorum. Je suis convaincu que la rencontre s'est faite à Shang-dou (une variante de ce nom est Xanadu, version très répandue dans la littérature anglo-saxonne et qui se retrouve en nom de palais dans le film Citizen Kane). Ils ne semblent y être demeurés que quelques semaines, mais Kubilaï Khan, frère de feu son prédécesseur Mongka qui avait imposé une controverse religieuse à Guillaume de Rubrouck, a demandé aux deux Polo de revenir avec cent savants de la religion chrétienne. Je ne vais pas raconter tout ce qui fait que le projet a fait long feu. Les deux Polo sont revenus en Europe en passant par saint Jean d'Acre, soit en avril 1269 (ce qui est envisagé en général), soit en avril 1270 (ce qui ne me paraît pas vain non plus à envisager du tout, l'erreur sur le manuscrit et le fait que l'ancien légat quitte en avril 1270 la ville d'Acre plaident quelque peu en ce sens). A Venise, Niccolo Polo découvre que sa femme est morte et qu'il ne lui reste qu'un fils Marco. On s'accorde pour dire qu'il était parti quand sa femme était enceinte, mais cela ne s'impose pas du tout à la lecture des manuscrits, et notamment du plus ancien et du plus fiable. Peu importe. Les trois Polo repartent pour la Mongolie, sans attendre l'élection du pape. Ils n'ont pas encore quitté l'Arménie pour entrer dans les terres de l'empire mongol qu'ils sont rappelés par le pape qui leur colle deux missionnaires, mais une attaque du sultan d'Egypte qui n'a rien à voir avec les mongols font que les missionnaires abandonnent les Polo avant même d'avoir franchi les terres de l'empire mongol. Les marchands Polo vont voyager de longues années. Pour éviter les galères de la route terrestre, ils se rendent dans le golfe persique, mais effrayés par la mauvaise qualité des bateaux, ils rebroussent chemin et font finalement un parcours terrestre. Kubilaï Khan constatera la vacuité des prétentions du pape des chrétiens, puisque les cent savants sollicités ne sont pas là. En tout cas, il apprécie les Polo qui sont un peu comme des objets exotiques dont il dispose et évidemment il les retient à sa cour. Ceux-ci vont y trouver leur compte et faire des affaires. Au plan sexuel, Marco Polo parle suffisamment abondamment de la prostitution pour qu'on comprenne qu'ils ont très bien accepté cette vie étrange loin de leurs foyers. Marco Polo exagère sans doute son rôle et son importance, il efface d'ailleurs le récit des activités de son père et de son oncle, mais en gros il était un marchand dans l'empire asiatique et participait à des missions de l'empereur constituées d'opérateurs étrangers divers. Marco Polo faisait des séjours assez longs dans diverses parties de Chine, cela à au moins quatre ou cinq reprises, trajets et séjours de plusieurs mois et années, il n'était pas constamment à la cour impériale donc, et un de ses trajets a concerné l'Inde. Marco Polo n'est pas en Chine comme on le dit souvent. Il ne s'intéresse pas aux chinois et attribue l'invention de la monnaie à l'empereur mongol, pas aux chinois. Pékin est la capitale de l'empire mongol, puis, Marco Polo oppose le Cathay et le Mangi, il ne peut mal d'identifier l'unité du peuple chinois. Il n'est pas du tout tourné vers la culture chinoise, alors même que l'empereur Kubilaï Khan si. La dynastie Yuan est fondée en 1276 quand Marco Polo vient d'arriver à la cour impériale. Il est arrivée en 1275 à Shang-dou, puis découvre la capitale d'hiver Pékin (Cambaluc, où Cam veut dire "Khan"). Marco Polo a raté de peu les échos du premier échec d'invasion mongole du Japon en 1274, mais il était là, en 1281 (sauf cas d'une mission de quelque temps dans une contrée lointaine), lors de la seconde tentative d'invasion du Japon, celle avec la tempête qui a imposé le mot "kamikaze" (vent divin). Marco Polo n'a pas mis le pied au Japon, il le décrit d'après des ouï-dire qui relève du fantasme et même la bataille n'est pas racontée de manière bien fidèle par rapport à la réalité historique. Toujours est-il que dans son livre Le Devisement du monde ou Le Livre des merveilles il est le premier occidental à parler de l'existence du Japon. Même les musulmans ignoraient encore l'existence du Japon, puisque les premières mentions dans les écrits musulmans dateraient de 1430, centre trente ans plus tard.
On prétend pourtant que le Japon est mentionné dans l'écrit du IXe siècle d'Ibn Khordadbeh. C'est faux. En réalité, les musulmans désignaient par Wakwak l'île de Madagascar, un territoire d'Afrique orientale et une île indonésienne, et une confusion partielle était encore possible avec le nom que les chinois donnaient jadis aux japonais, pays des petits hommes, wak-ouo. En réalité, Ibn Khordadbeh parle d'une île d'Indonésie qui avait des mines d'or et une production importante d'ébène, dans un contexte de IXe siècle où des pays de culture hindoue se développaient fortement soit sur le pourtour du continent, soit en Indonésie. Au IXe siècle, l'empire khmer commence à prendre son envol, par exemple. On peut se demander si les mongols qui ont parlé à Marco Polo du Japon n'ont pas eux-mêmes fait la confusion entre l'île d'Indonésie et le Japon. En tout cas, l'idée d'un pays en or était fantasmé et dans le meilleur des cas il ne s'agissait que de dorure. Une description d'un palais un peu similaire à celle de Marco Polo, mais en moins exagérée, est faite par François Caron, commerçant néerlandais d'origine française, présent au Japon en 1640, peu avant sa fermeture définitive.
Le récit de Marco Polo a eu pendant deux siècles une diffusion manuscrite. La version originale est en langue d'oïl flanqué d'italianismes. La langue d'oïl était une langue littéraire de prestige en Italie du Nord à l'époque. Une seule copie intégrale nous est parvenue et c'est la meilleure référence à citer. Quelques extraits d'autres copies ont été retrouvés. Il y a ensuite eu des versions en dialecte vénitien, en dialecte toscan et en latin qui se sont diffusées dans toute l'Italie. Il y a eu enfin une version française avec dominante du dialecte champenois, puisqu'en 1307 Marco Polo a remis une copie à Thibaut de Cepoy, celui qui devait diriger les armées de Charles de Valois pour s'emparer de Constantinople. Le projet a avorté, mais Charles de Valois, frères du roi de France Philippe le Bel, avait épousé l'héritière de l'empire latin de Constantinople. La version française possède ainsi un avant-propos d'un copiste français qui n'a rien à voir avec Marco Polo, mais qui est d'une importance capitale pour nous assurer de l'authenticité du récit de Marco Polo. Il y eut enfin une deuxième version latine avec des ajouts, mais celle-ci est mystérieuse. On a retrouvé deux manuscrits au vingtième siècle, une à Milan, une à Tolède, et on constate que les ajouts coïncident avec des informations délivrées au XVIe siècle par l'érudit vénitien Ramusio. On suppose que Marco Polo a été invité à faire une version en latin avec quelques ajouts. Enfin, il faut remarquer que si le récit est authentique il contient dès le départ un petit ajout, admis donc par Marco Polo, d'une relation sur des événements historiques qui concernent la Horde d'Or et qui sont forcément d'un autre témoin que Marco Polo lui-même puisque datés du temps de son incarcération en 1298-1299. Mais, pour le reste, le texte est authentique, surtout la version franco-italienne.
En revanche, avec l'apparition de l'imprimerie, c'est une version en latin qui a été privilégiée. Elle a été abrégée, censurée par le bénédictin Pipino, et elle comporte des erreurs, notamment en ce qui concerne le Japon. Pipino a confondu la description du Japon et de l'attaque mongole avec la description d'autres îles, à tel point que dans la version de Pipino le Japon est riche à la fois d'or, de perles et d'épices. Cette version a été imprimée à Anvers en 1285 et elle était la version possédée et annotée par Cristophe Colomb. On prétend que Colomb a annoté de sa main cette version du récit de Marco Polo, ainsi qu'un ouvrage de l'Histoire naturelle de Pline l'ancien (principal ouvrage de l'Antiquité qui parle de l'Asie) et l'Ymago Mundi de Pierre d'Ailly. Je ne sais pas s'il est pleinement avéré que ces documents aient été annotés par Colomb lui-même, ce n'est pas clair et limpide. Toutefois, aucun document ne révèle que Christophe Colomb ait parlé de Cipango avant son premier voyage, ce n'est qu'à partir du second voyage qu'il cherche à identifier une île à Cipango. Pour rappel, Christophe Colomb est mort en 1506 sans savoir qu'il avait découvert un nouveau continent. Cette découverte date de 1503 avec Amerigo Vespucci et Colomb ne semble pas en avoir eu connaissance.
Je vous laisse apprécier le sens que cela donne aux vers du sonnet hérédien. Le poète d'origine cubaine fait allusion à un personnage qui confondait la région de Cuba avec la région du Japon. Christophe Colomb est mort en cherchant à se persuader qu'il avait découvert le Japon.
En revanche, il n'est pas vrai qu'en 1492 il cherchait à rejoindre le Japon directement.
La première mention d'une possibilité d'atteindre Cipango par l'ouest date pourtant d'un écrit antérieur à 1492, la lettre de Toscanelli du 25 juin 1474, où noter d'ailleurs qu'il est aussi question de l'île légendaire d'Antillia :
De la ville de Lisbonne, en droite ligne du côté de l'occident, il y a sur la carte dessinée, 26 espaces chacun desquels mesure 250 milles jusqu'à la très noble et très grande ville de Quisnay. Elle a en effet 100 milles de circuit et possède 10 ponts.
Cet espace couvre environ le tiers du globe terrestre.
Ladite ville est située dans la province de Mangi, voisine de celle du Cathay, où se trouve la résidence du roi du pays. Mais de l'île d'Antilia, que vous connaissez, à l'île très fameuse de Cipangu, il y a 10 espaces. Cette île est en effet très riche en or, en perles et pierres précieuses et l'on y couvre des temples et les maisons avec de l'or massif.
 L'idée de cette route occidentale vient des grecs, elle était déjà formulée par Aristote. Parmi l'équipage de la première expédition de Christophe Colomb, la famille Pinzon serait la plus susceptible d'après les documents d'avoir songé à privilégier la découverte de Cipango. Le problème du côté de Colomb, c'est que les témoins ont trafiqué les écrits a posteriori, notamment Bartholomé de Las Casas (pour info, le même que dans la controverse de Valladolid, si je ne m'abuse). C'est ce document trafiqué qui invite à penser que Colomb cherchait dès le départ à trouver le Japon avec la confusion première en date du "Dimanche 21 octobre" entre Cipango et Cuba :
[...] puis je partirai pour une autre île beaucoup plus grande qui, je crois, d'après les gestes que me font ces Indiens, que j'emmène avec moi, doit être Cipango, qu'ils appellent Colba [...]
Dans son Historia de las Indias, Las Casas ne cesse de renforcer l'idée que Colomb a spontanément considéré que l'île d'Hisapniola correspondait à l'île de Cipango, une région de l'île s'appelant "Cibao".
Voilà, vous avez tout ce qu'il faut pour comprendre les subtilités du texte du poète Heredia. Je n'ajoute pas le massacre des indigènes que la quête de l'or a causé rien qu'au plan des expéditions de Colomb. Je n'insiste pas sur le fait que les annotations d'ouvrages attribuées à Christophe Colomb ne sont que des mentions avides de l'or et des richesses dont s'emparer ("or en grandissime abondance", "perles rouges", "pierre aux effets admirables", "épices infinies, poivre blanc", etc.). 
On peut aussi s'amuser à comparer l'idée d'étudier des cartes et l'idée du "stock d'études" scientifiques dans "Mouvement".

Maintenant, je voulais parler quelque peu du poème "La Détresse d'Atahuallpa" qui est flanqué de sous-titres "Prologue" et "Les Conquérants de l'or". Dans l'édition des Trophées, le poème n'a pas de suite, mais les mentions "La Détresse d'Atahuallpa" et "Prologue" disparaissent, il n'est plus question que du titre "Les Conquérants de l'or". Au fait, pourquoi Verlaine à une époque où le recueil Les Trophées n'existe pas encore parle-t-il du poème "Les Conquérants de l'or" et non du poème "La Détresse d'Atahuallpa" ?
Dans le second tome du Parnasse contemporain, nous n'avons pas comme pour le premier tome une partie finale de sonnets de divers contributeurs. Le volume s'ouvre par le poème "Kaïn" de Leconte de Lisle, nous passerons à l'orthographe "Qaïn" quand le poème sera repris dans les recueils de poésie de Leconte de Lisle si je ne m'abuse. Et il se termine par un long poème de Heredia "La Détresse d'Atahuallpa". Cette symétrie avec le "Kaïn" de Leconte de Lisle renforce l'idée que Rimbaud a dû considérer avec une certaine importance le long poème de Heredia. Personnellement, je trouve le poème inégal avec des parties mal écrites, mais peu importe. Verlaine l'exalte pour sa part dans sa notice.
Passons à l'analyse du poème.
Il s'appuie sur des références historiques et il est satirique à gros sabots en maints passages. La présentation est la suivante sur la première page de transcription : nom de l'auteur, titre "La Détresse d'Atahuallpa" repris dans la table des matières, mention "Prologue" et puis titre du prologue "Les Conquérants de l'or", avec ensuite le chiffre I en caractère romain, puis les vers du poème sur plusieurs pages.
On notera de manière amusant qu'après l'océan inconnu nous avons les "bois non frayés" (vers 2). J'ai même envie de rappeler que "route" veut dire "rupture" étymologiquement, mais passons.
On peut apprécier la présence très tôt à la rime dans ce poème du mot "berge" (vers 7), puis du mot "Monstrueux", deux mots qui ont un relier dans "Mouvement". Je cite le vers suivant : "Et, mêlant avec l'or des songes monstrueux, / [...]".
Un très grand nombre de vers font écho à ceux du poème "Les Conquérants". Je relève aussi l'idée de "bord fuyard" que peut supposer tel vers : "L'Eldorado promis qui fuyait devant eux," au vers qui précède la mention des "songes monstrueux".
Il est question d'atteindre les "bords où germent les béryls". Plusieurs mentions de "l'or" sont à relever. Le début du poème a un vocabulaire qui se rapproche à la fois du sonnet hérédien et du poème "Mouvement". Les références au sonnet "Les Conquérants" sont si appuyées et vont si naturellement de soi que je ne vais plus en parler ici. Vous pouvez vous amuser à une pêche miraculeuse. Je dirai seulement que le mot "routier" a un emploi moins problématique dans "La Détresse d'Atahuallpa" que dans le sonnet "Les Conquérants". En revanche, à part ce début de poème où les échos lexicaux pourront paraître incertains aux plus réticents, les rapprochements avec "Mouvement" ne vont pas s'imposer pour une bonne partie de ce poème en rimes plates. Je vais essayer de ne pas communiquer mes songes de "zénith brûlé de pierreries", etc. Outre les rapprochements possibles avec "Le Bateau ivre" (ce pays n'était qu'un marais), on peut éventuellement songer à "Ce qu'on dit au Poète..." avec les quelques occurrences des mangliers, mais je vais m'en tenir à ce qui est plus sensible et à ce qui concerne "Mouvement". Je relève le vers : "La berge s'élevait par d'insensibles pentes". Toutefois, dans "Mouvement", il est question du train qui au vers 1 longe la berge des chutes d'une sorte de Niagara et au vers 3 la pente est celle du système ferroviaire même.
Les aventuriers admirent le spectacle en voyant des fleuves luire, etc.
Je relève la mention vertige aux vers suivants : "Et que broutent, miracle à donner le vertige, / [...] Des moutons d'or [...]" et "le vertige, plus haut, les gagna. [...]", "Et bravant le vertige & brûlant le chemin", à quoi ajouter "L'espoir vertigineux...". Je ne relève pas les quelques mentions de la famille du nom "découverte".
Je remarque la tournure affectée : "Mais, à ce dernier mot, Pizarre se dressa /  Et lui dit : que c'était chose qui scandalise / Que d'ainsi rejeter du giron de l'Eglise, / Pour quelques onces d'or, autant d'infortunés [...]". Dans "Mouvement", il est question d'une arche et d'un pardon, donc d'une certaine Eglise, et d'un rejet : "- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?" Et nous avons le même tour affecté dans la construction grammatical, cette question étant la marque de quelqu'un qui se scandalise.
Mon rapprochement est-il gratuit ?

Ce sera tout pour l'instant. Je vais compléter cette série sur "Mouvement" par un grand article de mise au point sur le problème de la syllabation au-delà du vers et des césures. J'ai déjà rédigé un premier jet, mais que je remanierai pour l'occasion, et ce n'est qu'ensuite que je reprendrai la série sur les lettres du voyant.