dimanche 29 janvier 2017

Prochain article : Rimbaud lecteur des Vagabonds de Mario Proth

Je tombe par hasard sur l'explication et l'histoire filmées récemment du mot "abracadabrantesque" par Alain Rey, lequel fait une série de vidéos assez superficielles à mon goût sur l'origine et l'histoire de plusieurs mots.


Alain Rey s'exprime lui-même bizarrement dans cette vidéo : "Et ce qu'il y a d'assez amusant, c'est que cet adjectif bizarre existait depuis le dix-neuvième siècle, le début du dix-neuvième siècle, et qu'il avait été, croyait-on, immortalisé par Rimbaud." Nous aurions tort de croire que ce mot a été immortalisé par Rimbaud, alors que tel est bien le cas. Alain Rey voulait sans doute dire qu'on a cru à tort que ce mot était une invention de Rimbaud. Mais Alain Rey ne délivre aucune attestation, alors que jusqu'à présent s'il était perceptible que Rimbaud n'était pas un créateur de néologismes son mot "abracadabrantesques" n'en était pas moins la rencontre de deux adjectifs "abracadabrants" et "abracadabresques". Il s'agit d'un doublon que la fusion des suffixes transforme en superlatif. Il restait à démentir que Rimbaud en fût l'inventeur.
Alain Rey fait pour lors la promotion d'une nouvelle publication : "l'Origine et l'Histoire des mots racontées par Alain Rey", ouvrage que dans l'immédiat je ne peux pas consulter. Je n'ai jamais attaché d'importance au travail de ce spécialiste des mots, mais sur internet il semble que ses précédentes publications admettaient le mot comme une création de Rimbaud.
En attendant, une consultation de la page Wikipédia sur le mot "abracadabrantesque" m'a appris qu'une attestation antérieure avait été dénichée non au début du dix-neuvième siècle comme le prétend Alain Rey, mais très peu d'années avant l'occurrence rimbaldienne, à la page 125 d'un livre Les Vagabonds de Mario Proth, auteur du Nord de la France. Ce livre date de 1865. J'ai consulté l'ouvrage sur Gallica et la lecture des extraits, du prologue comme de l'ouvrage proprement dit, tout invite à penser que Rimbaud s'est nourri de cette lecture pour composer une partie de son oeuvre, peut-être le poème "Vagabonds" plus tardif, mais en tout cas les discours des lettres dites "du voyant", sachant que les lettres à Izambard et Demeny de mai et juin 1871 incluent deux versions du poème "aux flots abracadabrantesques". Les bras m'en tombaient. Après une autre recherche, j'ai découvert un article sur internet d'un site nommé "Autour du père Tanguy" où son auteur Bernard Vassor prétend faire tomber le mythe de l'invention rimbaldienne en signalant donc et apparemment pour la première fois qu'une attestation antérieure dans Les Vagabonds de Mario Proth montrait que Rimbaud avait plutôt repris comme d'habitude un mot rarissime qui lui avait beuacoup plu dans le lot de ses lectures les plus variées. Le titre de l'article parodie un autre de Meschonnic "encore une idée reçue". Bernard Vassor n'envisage pas du tout l'importance de l'ouvrage dans son ensemble pour commenter l'oeuvre rimbaldienne, et là il passe vraiment à côté de l'essentiel, mais il souligne quand même les raisons si pas littéraires, au moins "techniques", pour lesquelles nous avons à penser que c'est bien là que Rimbaud a dû prendre son bien (avec juste deux choses à observer : une faute de transcription à relever dans le nom "Proth" et une idée erronée selon laquelle Rimbaud aurait composé "Le Coeur supplicié" à Douai) :

C'est peut-être parce que (Ernest) Mario Prot (1835-1891), journaliste, écrivain était né dans une banlieue de la Ville de Douai (Sin-le-Noble) ville où Arthur Rimbaud séjournait quand il écrivit "Le Coeur supplicié" en mai 1871 (dans une lettre adressée à Georges Izambard, son professeur de rhétorique le 13 mai 1871).
Comme nous pouvons le constater, la date d'édition du roman de Mario Proth est antérieure de 6 ans à la production du texte de Rimbaud.


Notre écrivain serait mort la même année que Rimbaud. Le lien avec Douai est frappant, Rimbaud ayant déjà intéressé Verlaine à la poétesse douaisienne Marceline Desbordes-Valmore. Les arguments sont frappés au coin du bon sens. En 2017, il n'est pas d'autre attestation antérieure de ce mot "abracadabrantesque". Six ans d'écart, un écrivain douaisien, voilà qui rend plausible l'idée d'une filiation directe. Mais l'intérêt c'est de voir que sans arrêt le texte des Vagabonds fait écho avec la production écrite de Rimbaud. Or, les liens ne manquent pas (histoire universelle, intelligence humaine, Rolla, vagabonds juifs-errants, vagabonds littéraires qui seraient Rabelais, Voltaire, le mouvement vie et le repos mort, regard sur l'avenir, etc., etc.), et c'est ce que je vais désormais m'attacher à étayer.

mardi 3 janvier 2017

Rimbaud à Walcourt

Le poème "Walcourt" des Romances sans paroles de Verlaine a peu retenu l'attention. Pour l'essentiel, cette pièce de "juillet 1872" est un témoignage biographique prévisible sur la fugue belge des poètes Rimbaud et Verlaine. Son originalité est esthétique dans la mesure où il ne comporte que des phrases sans verbe, malgré l'expression d'une vie et d'une animation intenses. Il crée par exemple une réelle impression de fuite dans son dernier quatrain à l'aide uniquement de phrases nominales.

            Walcourt

     Briques et tuiles,
     Ô les charmants
     Petits asiles
     Pour les amants !

     Houblons et vignes,
     Feuilles et fleurs,
     Tentes insignes
     Des francs buveurs !

      Guinguettes claires,
      Bières, clameurs,
      Servantes chères
      A tous fumeurs !

      Gares prochaines,
      Gais chemins grands...
      Quelles aubaines
      Bons juifs errants !

                                 juillet 1872.

 Deux vagabonds ont saisi la chance d'un bon moment et un nouveau départ en train leur promet déjà de nouvelles perspectives enchanteuses. A fort juste raison, ce poème est volontiers rapproché d'un courrier contemporain mais non daté avec précision de Verlaine à Lepelletier où dans une orthographe capricieuse entre l'ardennisme et le belgicisme il est confié "je voillage vertigineusement". Même la mère de Verlaine ne connaît pas le trajet suivi et cela cadre parfaitement avec l'idée d'une escale énigmatique à Walcourt. Car c'est la raison d'un arrêt à Walcourt qui doit interpeller le biographe de l'un ou l'autre des deux poètes. Le premier quatrain essaie de dresser un tableau en peu de mots, mais la référence à de petites maisons en briques et tuiles ne caractérise pas spécialement la ville de Walcourt qui aurait pu être évoquée en surplomb en évoquant la jolie forme de la basilique Saint-Materne, ou en contrebas en appréciant la forme arrondie et surélevée de l'enchaînement des maisons à la limite du village, précisément le long du chemin pris par le train. Le premier quatrain a le mérite surtout de l'humour et de l'indice biographique. En revanche, les deuxième et troisième quatrains ne sont pas anodins quant à la description de la ville de Walcourt qui a actuellement encore pas mal de cafés, sur sa place. Walcourt est une ville où l'on vient boire. La fin du troisième quatrain renforce de manière saisissante l'humour du premier quatrain avec cette figure de "servante" qui fait songer à un motif rimbaldien, celui des sonnets "Au Cabaret-Vert" et "La Maline". Verlaine n'a peut-être pas connu ces deux compositions précoces de Rimbaud, mais ce dernier a visiblement attiré l'attention sur la générosité des serveuses. Le trait d'esprit vient ici de ce que les deux amants sont Rimbaud et Verlaine, tandis que la femme légitime de Verlaine a été abandonnée à Paris. Cela ne se lit pas tel quel dans le poème, mais il est capital de comprendre les résonances personnelles profondes pour Verlaine de chaque expression choisie. Le troisième quatrain avec sa note de tabagie ouvre à une certaine liberté sexuelle que le peuple de Walcourt, au milieu duquel nos deux poètes sont immergés, n'aurait sans doute pas entendue de la même façon.
Mais pourquoi Walcourt, cet endroit "mau stitchi" comme nous pourrions dire en wallon ? D'autres villes de Belgique à base de tuiles et de briques, où l'on boit, auraient très bien pu faire l'affaire. Dans son édition au Livre de poche, Olivier Bivort se contente de faire remarquer qu'il s'agissait d'un village de 1000 habitants en juillet 1872 dans la province de Namur. Rimbaud et Verlaine se sont rendus à Bruxelles en passant par Walcourt et Charleroi. Il n'y aurait rien de plus à en dire. Or, nous savons qu'entre le 22 juillet et le 09 août 1872, Rimbaud et Verlaine ont fait un tour de la Belgique et qu'ils sont repassés par Charleroi. En effet, nous savons que les deux poètes ont déclaré arriver de Charleroi dans le registre des étrangers du nouvel hôtel bruxellois où ils ont pris leurs quartiers pour le mois d'août 1872.
Sans aucune forme de preuve, à part des témoignages invérifiables, les biographes de Verlaine et Rimbaud pensent que nos deux poètes ne sont pas venus en train en Belgique. Ils seraient venus à pied ou en carrioles. Il est tout de même étonnant de penser de la sorte quand on songe que la correspondance de Verlaine et les poèmes de Verlaine ne cessent de parler du train: "psitt ! - psitt ! Messieurs, en wagon !", tel est le cri enthousiaste de Verlaine dans la lettre à Lepelletier déjà citée plus haut. Il est question de "Gares prochaines" dans le poème "Walcourt", de "gares" qui "tonnent" dans "Charleroi". Il est question de paysage défilant vu d'un train dans "Bruxelles Simples fresques I" et dans "Malines" il est ironiquement question du silence du train sur la plus ancienne voie ferrée du continent : "Les wagons filent en silence", "Le train glisse sans un murmure," "Chaque wagon est un salon [...]". De son côté, Rimbaud n'est pas en reste. Le train est bien présent dans le couple de poèmes contemporains "Juillet" et "Michel et Christine".
L'expérience du train est au centre du vagabondage de Rimbaud et Verlaine, et mieux encore le train est une image industrielle clef de la Belgique. Et là, il faut expliquer les choses avec quelques éléments d'histoire de la Belgique, mais aussi avec une référence littéraire qui va mettre en perspective les impressions de voyage de Verlaine.
Nous le savons, le dix-neuvième siècle a connu une importante révolution industrielle et à partir des années 1830 un essor important du train. Pour les voyageurs attachés à l'ancien monde, le train a retiré du charme au joie du tourisme. Le poème emblématique à ce sujet date de 1843 déjà, c'est "La Maison du berger" d'Alfred de Vigny. Mais la société belge n'a pas réagi avec le même air de réprobation, encore que selon les coûts financiers, les profits, les accidents mortels et les inaugurations l'humeur de la population ait souvent varié. Que s'est-il passé ? La Belgique a obtenu son indépendance face aux Pays-Bas en 1830. Aussitôt, il a été question de développer économiquement le pays et de profiter d'une situation de carrefour. Les canaux ne suffisaient pas à cela, d'autant que certains étaient à cheval entre la Belgique et les Pays-Bas. Les belges ont pensé également un temps que le pays serait enrichi de certaines régions comme Maastricht (prononcer "Maastrikt"), aujourd'hui aux Pays-Bas, et ils eurent un énorme projet de chemins de fer distribués à partir de Malines comme centre axial sur toute l'étendue de la Belgique. Ils ont dû renoncer à Maastricht, mais le projet a très vite pris forme, les dangers d'un tel financement ayant été minorés par des devis optimistes qui furent largement excédés par la suite. Evidemment, le mérite n'en revient pas purement et simplement à l'état belge. Les sociétés de chemins de fer étaient soutenues par des capitaux anglais et les belges profitèrent de l'installation en Belgique d'un entrepreneur anglais John Cockerill avant même que la révolution belge n'ait lieu. Cet industriel est passé de la construction de bateaux à la construction de locomotives et chemins de fer, et bien qu'il n'ait pas été favorable à la révolution belge, il était orangiste, il a contribué de manière décisive à l'essor industriel du pays, au point qu'avec le plus grand sérieux du monde les enseignants belges apprennent à leurs élèves aujourd'hui en 2016 que la Belgique était la deuxième puissance industrielle mondiale en 1900. (Authentique ! J'ai essuyé plusieurs témoignages convaincus.) Les projets de chemin de fer des années 1830-1834 ne vont être que progressivement mis en oeuvre dans les années 1840 et 1850. Ce n'est qu'à partir des années 1860 que le réseau est à peu près en place et devient un atout pour la prospérité économique du pays. Dès 1835, la première ligne continentale fut toutefois inaugurée, celle de Bruxelles-Malines, ligne aujourd'hui démantelée, mais c'est celle même qu'évoque Verlaine dans le dernier poème de sa série de "Paysages belges". Les français étaient pour leur part en retard sur la Belgique dans le cas des installations ferroviaires. Comprenons que les lignes de chemin de fer atteignaient la France avant que des lignes de chemin de fer correspondantes permissent de poursuivre le voyage en France. Toutefois, dans les années 1860, il est remédié à ce problème. C'est ici qu'il faut faire attention. Lorsque Mathilde est venue rechercher son mari à Bruxelles en juillet 1872, elle l'a emmené dans un train en direction de Paris qui franchissait la frontière dans le Hainaut, au niveau de la commune de Quiévrain, à côté de Mons. C'est de cette époque des chemins de fer que date le jeu de mots "d'outre-Quiévrain" entre Belges et Français par analogie avec l'expression d'Outre-Rhin. Or, Verlaine est resté sur le quai de cette gare où officiait le service des douanes, il a planté sa femme qu'il n'a plus jamais revue par la suite et il est parti rejoindre Rimbaud. L'histoire ne dit pas si Rimbaud était dans le train ou pas. En effet, le velléitaire Verlaine était complètement ivre et il avait accepté d'embarquer dans un wagon pour Paris avec sa femme. Imaginer Rimbaud dans le train, cela permet d'envisager que Rimbaud et Verlaine se soient vus sur le quai à l'écart de Mathilde et que Rimbaud l'ait convaincu de revenir avec lui. L'explication néanmoins peut être plus triviale. Verlaine a fait un choix soudain, peut-être motivé par le spectacle d'un passage à la douane, et on peut penser qu'il n'a pu que reprendre un train en sens inverse pour rejoindre Rimbaud à Bruxelles. Il n'y avait pas d'autre trajet ferroviaire qui s'offrait à lui en gare de Quiévrain. Nous ne sommes pas encore dans la ramification des réseaux ferroviaires propres au dix-neuvième et au vingtième siècle. Finalement, l'hypothèse d'un Rimbaud présent dans le train n'a rien d'indispensable. Verlaine a rejoint Rimbaud à Bruxelles avant même que celui-ci n'ait eu l'occasion de réagir et de repartir pour sa part, en principe à Charleville, chez sa mère. Se rejoignant à Bruxelles, en revanche, les deux poètes ont accompli un voyage inconnu entre le 22 ou 23 juillet et le 08 ou 09 août en Belgique, avec un probable séjour à Charleroi comme l'atteste le registre des étrangers cité plus haut. La mère de Verlaine elle-même aurait-elle pu nous renseigner ? Et les Dehée ?
Dans de telles conditions, que penser du couple de poème "Walcourt" et "Charleroi" ? S'agit-il de souvenirs de la période allant du 22 juillet au 09 août ? Ou s'agit-il d'un témoignage de l'arrivée en Belgique peu après le 7 juillet ?
En fait, si nous étudions les lignes de chemin de fer en  1872, nous comprenons que Rimbaud a profité, comme en 1870 d'ailleurs (songeons à "Rêvé pour l'hiver"), de la ligne française qui permettait d'aller de Charleville à Givet, à proximité de la frontière belge, puis il a enchaîné avec la ligne de l'Entre-Sambre-et-Meuse. Dès 1870, Rimbaud avait pris ce train de la Société du chemin de fer de l'Entre-Sambre-et-Meuse au niveau de Mariembourg apparemment et il était remonté à Charleroi, et il avait longé la ville de Walcourt et il avait stationné nécessairement dans la gare de cette petite ville. Et s'il vous prenait l'envie de revivre un peu de ce passé, sachez qu'il existe depuis 1973 un chemin de fer à vapeur des Trois Vallées Mariembourg-Treignes que j'ai pris étant très jeune en compagnie de mes grands-parents paternels, à une époque où les noms de Rimbaud et Verlaine ne me disaient rien du tout.
Mais revenons à Rimbaud qui en juillet 1872 se souvenait de son trajet effectué même pas deux ans auparavant. Il a alors proposé le même trajet, le même itinéraire à Verlaine, avec les mêmes éléments de mythologie fantastique personnelle (la figure de la servante notamment). Il est absurde de penser que Rimbaud et Verlaine aient fait le trajet à pied ou en carrioles, alors que nos deux compères parlent sans arrêt du train et que, mieux encore, les poèmes de Rimbaud et Verlaine autour de la Belgique, puis de l'Angleterre, représentent un tournant dans la représentation poétique des voyages en train, avec ce passage d'une vision négative à une vision émoustillée en particulier. Surtout, au plan littéraire, la signification est forte, puisque l'unique chemin de fer reliant Charleville dans les Ardennes à Charleroi en Belgique dévoile non pas une similarité de parcours, mais une identité de trajet qui fait de la fugue de l'été 1872 la redite de la fugue adolescente de Rimbaud d'octobre 1870. En même temps, l'arrêt à Walcourt s'éclaire pour deux raisons. D'abord, l'itinéraire est imposé. Ensuite, Rimbaud avait sans doute préalablement repéré le charme de cette ville, l'ambiance ouvrière festive qu'elle semblait respirer, et il devient sensible que cette ville de Walcourt a d'abord été une ville au goût de Rimbaud avant d'être une ville inspirant Verlaine. A moins d'un coup de coeur soudain à l'arrivée en gare, c'est Rimbaud qui a proposé la destination.
En effet, le passage de nos deux poètes à Walcourt était jusqu'à présent pour moi une énigme. Walcourt est une ville de ma province natale. Je suis né à Namur. J'ai vécu mon enfance à Florennes, une ville où j'ai bien connu la gare sauf qu'elle était désaffectée. Je n'en appréciais que la façade. Il n'y avait pas de train. Mes grands-parents paternels habitaient un village Villers-deux-églises à proximité de Philippeville, et aussi à proximité de Senzeilles, Cerfontaine et Walcourt. Mes grands-parents maternels habitaient eux à Sivry, village frontalier dans la province du Hainaut, en-dessous de Beaumont. Quand je me rendais chez mes grands-parents maternels, je partais de Florennes, je passais par Philippeville, Mes parents laissaient la route de Villers-deux-églises à ma gauche, et nous suivions la route principale en passant non pas par Walcourt, mais en passant par Silenrieux et Boussu-lez-Walcourt. Il était possible de passer par Walcourt plutôt que Silenrieux, mais cela rallongeait le trajet et nous prenions alors une plus petite route. En partant de Villers-deux-Eglises, il y avait un autre chemin par Senzeilles et Cerfontaine, mais dans mon souvenir nous ne passions pas par Walcourt. Enfin, cette région de Walcourt n'était pas connue dans mon enfance pour les trains, même si la gare de Walcourt est toujours en activité, mais elle l'était pour le barrage de l'Eau d'Heure, un cours d'eau peu important qui passe à Walcourt, mais qui fonde étonnamment le plus grand barrage électrique de Belgique. Je connaissais évidemment ce barrage, mais pour moi Walcourt était un petit village à l'écart des grands axes. Quand j'étais vraiment petit, mon père qui aimait pêcher nous emmenait parfois à la Truite d'or, un bassin en contrebas de la ville de Walcourt. L'établissement avec son enseigne existe encore. J'ai suivi la route qui longe la ville de Walcourt et qui permet de voir la gare actuelle, si ce n'est pas celle de 1872, et donc le bassin de la truite d'or, puisque par exception j'ai pris les petits chemins avant de reprendre la route principale à Silenrieux. Et c'est à cette occasion que j'ai fait une recherche internet sur les chemins de fer belges qui m'a délivré le secret de Walcourt. La ville de Walcourt était une gare importante de la ligne de chemin de fer de l'Entre-Sambre-et-Meuse, même la gare de Florennes était importante au dix-neuvième siècle. Ce que j'ai compris, c'est que la ville de Walcourt, qui aujourd'hui n'est plus guère qu'une ville connue pour ses nombreux cafés de la place, un lieu de guindailles à notoriété purement locale, était une ville dynamique au dix-neuvième siècle. La grande ville industrielle était Charleroi pour le charbon, mais comptait aussi l'extraction du fer dans des villes comme Walcourt, Fraire, etc. La liaison ferroviaire entre Walcourt et Charleroi était économiquement capitale, et les stations de Charleroi et de Walcourt étaient les deux gares essentielles, les deux gares qui justifiaient l'installation du chemin de fer dans l'Entre-Sambre-et-Meuse. Il faut non pas penser en termes de voyageurs, mais en termes de marchandises. Et évidemment, en repassant quelques jours après, dans la région, j'ai été plus sensible à la question des hauts fourneaux en ruines au bord de la route, parce que j'ai mieux compris l'articulation de Charleroi à Walcourt, et au plan littéraire, et au plan industriel. Dans la famille de mon père, j'aurais pu apprendre plus tôt la raison de cette importance de la ville de Walcourt au dix-neuvième siècle, mais je n'avais pas pensé à leur poser la question directement.
Enfin, il y a deux autres points à soulever en ce qui concerne le choix de la ville de Walcourt. C'est une ville de buveurs et de francs grivois, une ville à l'époque ouvrière avec une campagne animée par de bons vivants, c'est entendu, mais il y avait aussi des fêtes à Walcourt en juillet 1872. Il était question de la fête de Notre-Dame le 16 juillet, je suppose. Rimbaud et Verlaine ne sont peut-être pas passés un 16 juillet, mais peu s'en faut, cependant, ils ont sans doute apprécié la ville quand elle avait un air de fête plus prononcé. L'autre remarque, c'est que la section des "Paysages belges" dans Romances sans paroles est accompagnée d'une épigraphe "Conquestes du Roy" tirée de "vieilles estampes". Cette idée de vieilles estampes est sans doute présente dans les corruptions orthographiques du poème "Juillet" de Rimbaud ("boulevart", etc.), mais ce n'est pas le sujet ici. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il y a eu une bataille de Walcourt qu'un français qui connaît bien l'Histoire peut avoir en mémoire. Walcourt était une ancienne ville fortifiée et elle fut le théâtre d'une bataille où les français ont affronté des armées néerlandaise et anglaise en 1869, lors de la guerre de la ligue d'Augsbourg, quand la Belgique faisait en gros partie des Pays-Bas espagnols. Cette bataille ne fut pas une réussite pour l'armée de Louis XIV qui eut des pertes importantes, mais en 1872 deux alcooliques mettent à sac la ville de Walcourt en s'assimilant toutes leurs bières. Cette idée de conquête est appuyée par le déplacement en train, moyen de conquête touristique s'il en est. Les conquêtes allaient s'étendre à Charleroi, Bruxelles et Malines. Rimbaud et Verlaine font alors état d'une Belgique apprivoisée, à rebours des expériences méprisantes d'un Gautier ou d'un Baudelaire qui y promenèrent leur suffisance. Je n'ai jamais travaillé à lire certains poèmes de Rimbaud et Verlaine à la lumière du pamphlet de Baudelaire La Belgique déshabillée, mais il est de fait que les ardennais Rimbaud et Verlaine appréciaient la Belgique et il me semble assez sensible que Verlaine a pris le contrepied du récit de voyage de Théophile Gautier qui a traversé la Belgique en 1836 en compagnie de Gérard de Nerval et qui en a fait un récit sarcastique "Un tour en Belgique et en Hollande" qu'on peut retrouver dans le volume Caprices et zigzags. Je vais proposer un article complet sur ce texte de Gautier rapproché des poèmes de Verlaine et Rimbaud, mais quelques citations intéressent la présente étude que je viens de conduire sur l'intérêt amusé de Verlaine pour la ville de Walcourt et les gares belges. En effet, dès 1836, quand les lignes ferroviaires belges n'existaient pas encore, à l'exception de la ligne Bruxelles-Malines, Gautier évoquait le futur industriel du pays belge en ces termes : "Avant de commencer le récit de ma triomphante expédition, je crois devoir déclarer à l'univers qu'il ne trouvera ici ni hautes considérations politiques, ni théories sur les chemins de fer, ni plaintes à propos de contrefaçons, ni tirades dithyrambiques en l'honneur des millions au service de toute entreprise dans cet heureux pays de Belgique, véritable eldorado industriel [....]". Le défilé rapide du paysage à bord de la diligence, les analogies avec la peinture, le repérage d'houblons et vignes dans la décoration, le poncif de villes de briques et d'ardoise, le fait d'ingurgiter quantité de bières et boissons belges, tous ces éléments sont dans le récit de Gautier. La différence est dans le traitement humoristique. L'avis sévère et agressif de Gautier est retourné par Verlaine, sinon Rimbaud. Gautier et Baudelaire étaient snobs, Rimbaud et Verlaine sont des gens plus simples qui aspirent à jouir des instants parmi les bons vivants.