mardi 30 janvier 2024

Parlons légende, parlons du "Cahier de Douai", l'édition GF de Steinmetz et Scepi

 Cette année, au programme de français du Bac, nous avons un recueil imaginaire de Rimbaud intitulé par les rimbaldiens "Cahier de Douai", et énormément d'ouvrages parascolaires sont publiés qui offrent donc le recueil dans un mince volume avec un petit appareil de commentaires adaptés au public lycéen, mais nous avons aussi droit à une édition volumineuse de 180 pages qui date de mai 2023 chez Garnier-Flammarion par Jean-Luc Steinmetz et Henri Scepi au prix fixe de trois euros. On parle d'une édition avec dossier. Jean-Luc Steinmetz a très peu publié d'articles sur Rimbaud, il a surtout publié des livres où il brode des impressions, ce qui n'est pas la même chose. Il est l'éditeur des oeuvres de Rimbaud en Garnier-Flammarion depuis 1989. En 1989-1990, il a fourni une édition qui a été de référence en trois volumes, un volume pour les Poésies en vers réguliers, un volume pour les poésies en vers irréguliers sous le titre apocryphe "Vers nouveaux" et pour le livre Une saison en enfer, puis un volume pour les Illuminations. Récemment, il y a eu une refonte en un seul volume intitulé Oeuvres complètes, mais sans réelle mise à jour du discours critique, et nous avons donc maintenant ce volume à part en collaboration avec Henri Scepi.
Le recueil imaginaire de Rimbaud est flanqué de deux titres avec des tailles de caractères différentes. En gros, le titre "Cahier de Douai", et en plus petit le titre "Recueil Demeny". Vu que l'ensemble ne forme pas un cahier, ce sont des feuillets volants, le titre "Recueil Demeny" a pourtant plus de légitimité.
La présentation du prétendu recueil est fournie par Jean-Luc Steinmetz, tandis que les notes et le dossier sont le fait d'Henri Scepi.
Steinmetz commence par dire que les multiples visages que nous prêtons à un Rimbaud envisagé au plan biographique ont l'inconvénient de "recouvrir la réalité de son parcours d'écrivain, si bref et pourtant si varié." Le problème, c'est que le prétendu recueil "Cahier de Douai" est une imposture intellectuelle qui pour le coup recouvre précisément la réalité du parcours d'écrivain de Rimbaud. L'introduction est pour le moins maladroite.
Pour représenter la poésie de Rimbaud, Steinmetz cite "Le Bateau ivre" en l'affublant du qualificatif "symbolique", ce qui est une allusion voilée au mot de Verlaine : "symbolique, à coup sûr pas symboliste". Je ne sais pas si le public lycéen, enseignants compris, comprendra le rejet impliqué du symbolisme par cette formule : "ce grand poème symbolique où s'expriment son originalité sans égale et son désir de liberté infinie." Au plan didactique, il y a comme un petit problème dans l'écriture de cette présentation.
Steinmetz brode un discours banal sur les problèmes d'établissement d'un corpus non établi par l'auteur lui-même, puis il enchaîne en prétendant qu'au contraire ce que nous avons sous la main a été voulu tel par Rimbaud : "Proposer l'étude de ce qui constitue probablement le premier ensemble voulu par Rimbaud [...]", sauf que l'affirmation contient son aveu de faiblesse dans la hideur pleine et entière de l'adverbe "probablement". Les enseignants sont censés montrer la maîtrise du raisonnement à leurs élèves. On va bien rigoler en les voyant singer le raisonnement : "oui, c'est un recueil de Rimbaud, puisqu'il est probable selon l'opinion autorisée de personnes qui publient régulièrement sur le sujet..." - Mais, c'est un recueil ou pas ? - Oui ! - Un recueil voulu par Rimbaud ? - Probablement !
Et nageant en eaux troubles, Steinmetz nous pond encore un propos ambigu où sans dire que Rimbaud est un symbolisme, on en fait un précurseur revendiqué : "ceux qui, demain, allaient devenir les symbolistes (dont certains se réclameront de Rimbaud.)" Mais, comme dirait Hugo : "arrêtez de m'annoncer les symbolistes, publiez-les plutôt ! S'ils sont géniaux, mais abandonnez Rimbaud, Mallarmé et Verlaine, et parlez-nous des symbolistes ! Allez, des noms ! Quel est le meilleur poète symboliste ? Et le deuxième ? Et le troisième ? C'est qui ? c'est qui ? Des noms, des noms ! Et après les noms, des œuvres à lire ! C'est quoi le plus beau recueil de la poésie symboliste ? Vos noms, là, ils ont fait quoi comme recueils ? Pourquoi on les trouve jamais en librairie ?"
Areuh, areuh ! le symbolisme, areuh aureuh ! le symbolisme ! Areuh areuh ! Et du laid chaud dans mon biberon !
Dans une note de bas de page à cheval sur les troisième et quatrième pages de la présentation, nous avons une nouvelle affirmation sortie d'un chapeau : "[Du second Parnasse contemporain, n]ous disposons de fascicules des première, deuxième et quatrième livraisons annotées par Rimbaud." Ah ouais, ces livraisons appartenaient bien à Rimbaud ? Vous avez les preuves ? Et l'écriture de Rimbaud est attestée ? Vous avez pensé à faire une étude graphologique ? C'est admis par les rimbaldiens, ces annotations. Pas par moi en tout cas. Il n'existe aucun consensus critique pour attribuer ces annotations à Rimbaud, et surtout des réserves se sont exprimées à ce sujet.
Et on soupçonne Rimbaud d'en avoir volé en librairie. Rimbaud pratiquait le vol à l'étalage selon certains. Mais qui sont les accusateurs et les témoins ? Rimbaud n'est plus là pour se défendre. Moi, je n'y crois pas à ces histoires de vol. Sa mère l'aurait accueilli avec des taloches, et un vendeur familier tu le voles une fois pas deux ! On donne encore dans la légende.
Steinmetz soutient que Rimbaud cherche tous les moyens de se faire publier. Ah bon ? Oui, après les honneurs des bulletins académiques, il cherche à faire publier des poèmes dans la presse, en tout cas "Les Etrennes des orphelins" et "Trois baisers", il y aura "Le Rêve de Bismarck", en tant que prose dans un organe de presse local. Et alors ? On peut en tirer des conclusions sur la comète ? Il envoie une lettre à Banville avec trois poèmes, là c'est plus ambitieux, mais dans cette lettre Rimbaud sollicite l'impossible : être publié dans la dernière livraison du Parnasse contemporain. L'humour à comprendre, c'est que d'un côté il y a l'humilité, je viendrais en dernier, et de l'autre le retour de l'humilité en orgueil par la position conclusive dans un recueil collectif, il fixerait le "credo" des poètes. Effectivement, il a cherché à faire partie des livraisons du Parnasse contemporain, et il a échoué. Ceci dit, la demande de publication relève quelque peu de l'implicite. Il y a le propos humoristique osé, mais ce que souhaite avant tout Rimbaud c'est un début de mise en avant dans une publication dans une revue. Il vise le plus gros pour avoir le minimum. Pourquoi enseigner aux lycéens à devenir des débiles mentaux qui ne savent plus identifier le premier et le deuxième degré dans un discours ? Oui, Rimbaud essaie aussi d'approcher le monde du journalisme, mais notons qu'il ne le fait qu'à partir d'une situation politique trouble. Il ne le fait pas avant la guerre, ni avant la fin de l'école. Il le fait en septembre 1870, en pleine guerre, quand le régime impérial est tombé, quand sa région est menacée par les mouvements des armées qui s'affrontent, quand l'école ne rouvre pas encore. Il fuit le domicile maternel et cherche du travail lors de sa fugue en Belgique, on ne peut pas assimiler cela à une simple volonté de faire du journalisme pour publier ses poèmes dans la foulée. La présentation de Steinmetz est encore une fois biaisée.
Et parce que c'est un brodeur ! Steinmetz réactive l'idée que certains poèmes remis à Demeny s'inspirent d'images caricaturales vues même pas sur le marché, mais dans la presse. C'est la légende du sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", alors même que Murphy, qui a publié une étude suivie du poème, a montré l'inanité du lien proposé entre le contenu du sonnet et une prétendue image qui aurait pu lui servir d'inspiration. Ce rejet a plutôt été acté dans la communauté rimbaldienne. Ici, les lycéens ne pourront se faire aucune idée, puisqu'il n'y a aucune précision pour éprouver l'affirmation. Les journaux contiennent des images de caricaturistes qui ont pu influencer certains des textes de Rimbaud. Mais, bien sûr ! Oui, je pense que ça concerne "Vénus anadyomène", "Le Dormeur du Val", "La Maline", "Ma Bohême",... Meuh oui meuh oui !
C'(est sûr qu'on va faire des générations qui voteront Macron ou son successeur Attal ! l'avenir est d'écrire un livre : Macron, l'héritier de Rimbaud, le rimbaldisme en marche !
Les gens nés dans les décennies 1930, 1940 ou 1950, mais c'est des dieux de l'éducation ! Des dieux, vous dis-je !
Tu m'étonnes qu'on n'ait pas de grands écrivains de nos jours ! Ils ont fait un beau travail de sape !
Alors, on arrive au petit Izambard, le petit Izambard ! Qu'est-ce qu'il nous vaut, le petit Izambard ! Vous permettez que je l'appelle le petit Izambard ? Eh bien le petit Izambard, il est introduit comme ayant "une écoute attentive et un regard critique des plus utiles". Heu ? Au fait, les premiers poèmes latins primés de Rimbaud, Izambard il était déjà dans le coup ? Je ne crois pas. Il n'était pas là, Izambard ! Tu parles qu'il est lucide avec une écoute attentif. Izambard, c'est un coq en pâte qui arrive là-dedans, rien d'autre ! On lui a dit que Rimbaud c'était le prodige à estimer, alors oui il fréquente Rimbaud, sauf qu'Izambard, on le sait, par ses écrits ultérieurs, qu'il n'a jamais cru que Rimbaud était un grand poète.
Allez, passons ! Ce n'est pas le plus grave dans les affirmations sans fondement. C'est juste qu'il ne faut pas perdre de vue qu'Izambard il joue un rôle dans cette relation qui n'est pas sans une logique d'amour-propre derrière. Ce n'est pas du tout, le professeur qui a une révélation. Oui, il y a une relation un peu intime qui a un peu changé la donne, mais il faut se garder des illusions rétrospectives. Puis, en fait de "lucidité", je rappelle qu'Izambard suppliait Rimbaud de ne pas produire des pièces osées. Il était scandalisé par "Vénus anadyomène", Un cœur sous une soutane, méprisant à l'égard du "Coeur supplicié"', et si Rimbaud l'avait écouté jamais nous n'aurions eu "Accroupissements", "Les Assis", etc. Je pose le constat quand même !
Et parce que c'est un brodeur ! Steinmetz soutient que Rimbaud nous parle de ses "premières amours", juste après avoir évoqué la lettre de Banville, celle qui contient, vous savez ? du printemps, sauf que c'est précisément à côté de ces textes envoyés à Banville que sont "Sensation" (alors sans titre), "Credo in unam" et "Ophélie" que "Rimbaud conçoit aussi des poèmes plus personnels relatant ses premières amours, notoirement féminines et fictives [...]." Heu ? Heu ? "Ophélie" est écarté des amours fictives, mais à en croire Steinmetz Rimbaud parle de ses "premières amours" réelles ou fictives, non seulement dans "A la Musique", "Au cabaret-vert", "Rêvé pour l'hiver" et "La Maline", mais aussi dans "Roman" et "Ce qui retient Nina"...
Quel brillant lecteur, ce Steinmetz !
Alors, on passe à Delahaye dont les souvenirs auraient été "trop injustement contestés". Ben quand même, oui, il y a des contestations sur lesquels on peut revenir, mais d'autres non. Il mentait tout de même un peu le Delahaye, mais bon...
Oui, il faut savoir faire la part des choses !
On cite enfin Léon Deverrière, "autre enseignant de Charleville". Ah là oui, c'est la grande lacune du rimbaldisme de ne pas l'avoir coincé à l'époque pour lui faire cracher d'éventuels manuscrits.
Steinmetz affirme aussi sans preuve que "Bal des pendus" date du printemps 1870 et non de septembre, ce qui s'oppose tout de même à la lecture post-Sedan envisagée par Steve Murphy, mais bon je suis moi-même tenté de penser que "Bal des pendus" date réellement d'une telle époque, alors je me contente de signaler que ça manque seulement de preuves.
Et Steinmetz, parce qu'il écrit en poète improvisé ! nous sort une formule alambiquée à la page 10 : Rimbaud veut faire partie de l'élite des poètes, mais "l'Histoire le rattrape (à supposer qu'il ait jamais pris du retard sur elle)." Heu ? L'Histoire le rattrape, à supposer qu'il ait jamais pris du retard sur elle ? C'est hallucinant à méditer ces deux bouts de phrase mis ensemble ! L'Histoire le rattrape, mais il n'était pas derrière elle. OK, d'accord ! C'est un peu loufoque comme raisonnement, mais bon ! On en a vu d'autres !
Au fait, s'il n'y avait pas eu la guerre, Rimbaud serait retourné à l'école pour deux ans. Il serait monté à Paris et aurait rencontré le milieu des poètes, Verlaine, tout ça, en septembre 1873... Oui, Paris vaut bien une bouteille et avec des si on met la capitale dans une messe, oui !
Boah ! il connaissait Bretagne, un pote à Verlaine, il y aurait eu une autre histoire...
Il ne serait pas plus simple de dire que Rimbaud voulait publier précocement comme un adulte. C'est surtout ça qui se profile. Il a fait publier "Les Etrennes des orphelins" et "Trois baisers", et entre-temps, il a essayé de placer trois poèmes dans des revues parisiennes en sollicitant le soutien de Banville. C'est certain qu'il aurait travaillé à se faire publier régulièrement dans des revues, préparant le terrain à une consécration ultérieure avec un recueil. Mais c'est tout ce qu'on peut dire, il faut arrêter les plans sur la comète. Au contraire, c'est la guerre qui va accélérer ses démarches, d'ailleurs infructueuses, auprès des journaux belges, auprès du Progrès des Ardennes, auprès des parisiens en mars 1871, auprès du Nord-Est. Non, le paradoxe, c'est plutôt qu'une fois à Paris Rimbaud ne va rien publier toute une année durant, rien de septembre 1871 à septembre 1872, jusqu'aux "Corbeaux", alors que cela avait été si rapide pour "Les Etrennes des orphelins" et "Trois baisers". Ce n'est pas l'Histoire qui a empêché Rimbaud de publier, c'est les plumes de la presse parisienne qui vont faire barrage, à moins que, d'accord avec des proches tels que Verlaine, Rimbaud ait initialement consenti à patienter quelques mois, ce qui est étrange vu qu'il demeurait une bouche à nourrir.
Page 11, nous avons une synthèse biographique de la première fugue de Rimbaud. Je note une étrangeté du raisonnement à propos de l'incarcération à Mazas : les nouvelles des événements filtraient à travers les murs de la prison, et aurait appris à Rimbaud la défaite de Sedan, puis "quelques jours plus tard" le 4 septembre, la proclamation de la République. Heu ? ce n'est pas très logique ? Les nouvelles de Sedan arrivent de loin, celles de Paris viennent de tout près. La chute de Sedan, c'est le 2 septembre et la proclamation de la République le 4 septembre. Rimbaud a pu apprendre la chute de Sedan le 3 septembre et il a forcément été au courant de la proclamation de la République le 4 septembre même, à la limite en ne considérant cela encore que comme une rumeur, mais il a pu apprendre les deux événements en même temps, ou bien à un jour d'écart, éventuellement à deux jours d'écart, mais certainement pas dans l'espace de "quelques jours".
Il est dit que Rimbaud n'est resté à Douai en septembre qu'une dizaine de jours. Heu ? Pourquoi on a deux poèmes datés du 22 et du 29 septembre 1870 "Les Effarés" et "Roman", dont le dernier avec un clair ancrage douaisien dans la description, puisqu'il est question d'une ville brassicole ? On a aussi une réunion rue d'Esquerchin dans la dernière dizaine du mois de septembre 1870. Cette délimitation de dix jours, ce n'est pas très clair.
Et puis, on nous place le fait que Demeny était "copropriétaire de la Librairie Artistique" à Paris, et que cela importait beaucoup à Rimbaud en septembre 1870.
En septembre 1870, Rimbaud n'avait pas encore écrit "Les Effarés" et "Roman" puisque datés des 22 et 29 septembre sur les manuscrits. Selon la thèse des dix jours de Steinmetz, "Roman" n'a pas été composé à Douai par Rimbaud, mais à Charleville. Désolé de prendre au mot les affirmations qui nous sont balancées ! On ne sait pas s'il a déjà écrit "Rages de Césars" avec incendie du cigare et pensée pour Saint-Cloud. Il n'a pas encore les sept sonnets dits du cycle belge d'octobre 1870. En clair, quand Izambard met Rimbaud en relation avec Demeny, d'abord c'est le fruit du hasard de la situation concrète, et ensuite Rimbaud a à peine composé la moitié des vingt-deux poèmes qui vont former le prétendu "Cahier de Douai" ! Puis, cet ensemble thématiquement hétéroclite de vingt-deux poèmes est de toute façon assez léger pour faire un recueil. Et donc, Rimbaud, c'est un mec qui pense recueil : "Ah oui, vous êtes copropriétaire d'une maison d'édition, ah oui, j'ai trois poèmes, on peut faire une plaquette tout de suite, tout de suite ? Je fais une crise cardiaque si vous me la refusez !"
Je n'arrive pas à comprendre votre manque de recul... ça m'échappe complètement !
Et Steinmetz ne se gêne pas pour confondre les contextes en écrivant ceci : "Pour cette raison précise sans doute ["la copropriété, la copropriété, man ! La copropriété !"], il se met en devoir de recopier un certain nombre de ses poèmes et d'en former un recueil présentable."
Les rimbaldiens, ils n'ont pas l'air de connaître la vie. De toute façon, déjà, Steinmetz confond les contextes, puisque la stratégie d'écriture de Steinmetz c'est de dire que Rimbaud sitôt faite la connaissance de Demeny recopie ses poèmes, sauf que Rimbaud rencontre Demeny avant la mi-septembre 1871 en gros. D'ici à la fin octobre 1870, Rimbaud va repartir à Charleville, fuguer une nouvelle fois, essayer de trouver un emploi à Charleroi, séjourner à Bruxelles, revenir à Douai, et pendant ce temps il compose plein de nouveaux poèmes, la moitié environ de ce qui a été remis à Demeny en septembre-octobre 1870.
En lisant la suite, on se rend compte que Steinmetz suppose que Rimbaud a recopié le tout du premier ensemble à l'exclusion des sept sonnets d'octobre dits du cycle belge. Mais on n'en sait rien si Rimbaud a recopié le premier ensemble plutôt en septembre. "Roman" est daté du 29 septembre, ce qui est contradictoire avec les dix jours de séjour prêtés par Steinmetz pour le mois de septembre. La datation doit être faite au cas par cas pour les feuillets volants distincts du cycle belge de toute façon.
Et puis, si Rimbaud avait trouvé un emploi à Charleroi, il aurait envoyé les manuscrits des nouvelles créations à Demeny par la poste ? Je ne sais pas, je pose la question ? Rimbaud, il écrit des poèmes, c'est bien pour être lu. Il ne peut pas tout simplement être content d'avoir un lecteur à Douai. Il écrit un poème en deux ou trois exemplaires tout simplement, et il remet un jeu d'exemplaires à Demeny. Rimbaud, il n'arrive pas entre la poire et le dessert pour dire à Demeny : "allez, allez, s'il te plaît, s'il te plaît, s'il te plaît, j'ai le manuscrit, je te donne deux minutes pour le lire, s'il te plaît, s'il te plaît, ah attention, ne renverse pas de la confiture dessus, s'il te plaît, s'il te plaît, lis le manusse unique, s'il te plaît, s'il te plaît ?"
Je me demande dans quelle réalité parallèle peuvent bien vivre les rimbaldiens, l'Education Nationale, les universitaires, pour ne pas comprendre ces choses de la vie ? Je ne sais pas ! En octobre 1870, Rimbaud s'est rabattu sur Douai, faute de trouver une issue belge, oui ou non ? Je ne sais pas, je pose la question ?
Et on arrive à la farce habituelle, une sous-partie intitulée : "La Constitution du Recueil Demeny" qui refait un galop d'histoire de l'année 1870 sous l'angle de la naissance de Rimbaud à la poésie, et puis nous arrivons à la légende de la création d'un recueil remis entre les mains de Demeny, copropriétaire de la Librairie Artistique, nom de Dieu ! En douce, pardon ! avec douceur, Steinmetz remplace le grand titre de grand caractère "Cahier de Douai" par celui de "Recueil Demeny". Et regardez comme c'est divinement dit : "La constitution du recueil dit Demeny, du nom de celui à qui furent confiées ces pages volantes, fut organisée - on le présume - en deux temps qui correspondent aux séjours successifs qu'il fit à Douai, comme nous l'avons décrit plus haut." Je ne commenterai pas le vague subtil de "comme nous l'avons décrit plus haut". Laissez-vous subjuguer par la magie verbale de Steinmetz. Moi, j'aurais dit : "on le hume", mais Steinmetz il sait écrire, et il choisit de dire : "on le présume" ! Il n'y a rien à redire à cela, c'est mieux d'écrire "on le présume" que le "on le hume". Et puis, imaginez si Steinmetz avait gardé le vrai titre, toutes nos pensées en eussent été bouleversées : "La constitution du dit Cahier de Douai, pour appeler d'un terme noble ces feuilles volantes..." Non, il a évité l'impair ! Quelle classe ! Bon, il y a un tour de passe-passe qui interroge un peu sur la sincérité de l'écriture, mais les lycéens et les farceurs qui leur servent d'enseignants n'y verront que du feu.
Je passe sur les billevesées d'un recopiage de poèmes sus par coeur par Rimbaud. La moitié des poèmes furent composés en septembre-octobre 1870, donc Rimbaud ne les connaissait pas par coeur. L'autre moitié, si Rimbaud devait en connaître des versions par coeur, sauf qu'il les modifiait au fur et à mesure.
Bref, il ne les modifie pas en les recopiant par coeur... Ujn peu de bon sens !
Steinmetz cite une lettre de Rimbaud à Demeny de juin 1871 où il est question de "tous les vers" confiés, comme si c'était une preuve de l'existence du recueil. Oui, un seul vers vient à manquer, et le recueil est dépeuplé, mais là il dit bien "tous les vers", c'est un recueil, c'est incontestable !
Oui, j'en ai marre de lire des conneries pareilles !
Et on passe à la troisième idée pour les lycéens que Rimbaud devait être un "précurseur incontesté du symbolisme". Mais, va les lire tes poètes symbolistes, Steinmetz, mais publie-les. Faéis-nous sonner Klingsor, mais oui ! Que tes ongles griffus jouent de la vielle avec Vielé-Griffin, mais oui ! Vas-y, remet au goût du jour Stuart Merrill, Ephraïm Mikhael, Jean Moréas. Et pourquoi pas, oui ! j'ose, Rodolphe Darzens ! Mais oui, vas-y, publie-les nous, qu'on en parle, qu'on en fasse des revues universitaires, des poètes symbolistes ! Trop de Saint-Pol-Roux, trop de Francis Jammes et d'henri de Régnier ? Pourquoi Apollinaire et Valéry toujours devant ? Pourquoi Reverdy, pourquoi René Char, pourquoi Supervielle ? Mais merde quoi ! J'en pleure ! Oh putain, mon gros Toulet, mon gros Verhearen, mois je veux du Gustave qui tient sur ses deux Kahn... J'en rêve la nuit ! Mais René Ghil, mais merde, pourquoi, mais pourquoi on ne peut pas acheter sa poésie, merde, bouhouhouhouh ! Marie Krysinska, et pas toujours Marie Curie ! Rodenbach et Maeterlinck. Des belges ! Putain, des symbolistes belges, ça me donne la frite !
En fait, j'ai mal à la tête depuis ce matin, ce n'est pas en écrivant cet article et en lisant de la merde que ça va passer.
Je ferai une suite et je soulignerai en quels termes Scepî parle du prétendu recueil dans la partie dossier et notes.
Et je vous parlerai des ouvrages parascolaires. On va en parler de la position conclusive de tel sonnet pour Pierre Brunel et du coup pour les éditions parascolaires en 2023, on va en parler.
En attendant, je crache sur ce titre : "Cahier de Douai" comme je crache sur ce titre : "Recueil Demeny" : Rik peuh !

jeudi 25 janvier 2024

Voix du fou et voix du sage dans "Alchimie du verbe", mise à l'épreuve d'une idée de Bardel

Dans son livre Une saison en enfer ou Rimbaud l'introuvable, Alain Bardel formule une thèse qui semble son principal apport original de chercheur au sujet du livre rimbaldien. Rimbaud change de voix dans Une saison en enfer, ce qui contribue à en rendre la lecture difficile, et Bardel semble donner l'impression d'avoir une méthode pour distinguer les voix entre elles au fur et à mesure du récit. Cette idée bénéficiait déjà d'une étude à part sur son site internet "Arthur Rimbaud, le poète", je ne la retrouve pas à l'instant, mais peu importe, je vais faire avec les données de son essai. Puis, cette idée est liée au titre de son essai "Rimbaud l'Introuvable". Bardel ne fait pas que commenter le texte ici, il donne une thèse de lecture avec des indices généraux ou avec une méthode transversale. Je rappelle que son livre ne fournit pas un commentaire suivi partie par partie. Nous avons un essai général avec une introduction sur la genèse du projet, puis l'essai va étudier trois thèmes présents dans la Saison : la littérature, le travail et la vie affective, et en préalable à cela nous avons une étude préliminaire pour développer la thèse d'un labyrinthe de l'énonciation à aborder méthodiquement.
Il est question d'oralité et de flux de conscience, et je reviendrai une autre fois sur ces idées, en me concentrant plutôt sur les modèles antérieurs à Rimbaud, par exemple le discours confus d'Elias dans la nouvelle de 1868 de Catulle Mendès flanquée du titre de genre "Etude".
Et donc à la page 34, j'arrive sur le terrain des multiples voix qui se contredisent dans Une saison en enfer. Bardel a choisi d'illustrer son propos par des commentaires tirés de "Alchimie du verbe", de "L'Impossible" et de la section 7 de "Mauvais sang".
Dans le cas de "Alchimie du verbe", le seul qui va nous intéresser aujourd'hui, Bardel pose que deux vois parlent en alternance, une voix du sage et une voix du fou. C'est une évidence pour tout lecteur qu'il y a un locuteur revenu de son expérience qui parle de son passé comme d'une folie, et inévitablement nous identifions un discours de fou au sein du témoignage. Mais, peut-on parler d'une alternance réelle de deux voix comme le fait Bardel ? C'est ce que nous allons mettre à l'épreuve. Notons que Bardel commence lui-même par préciser que "Alchimie du verbe" est le récit du livre où l'énonciation est la plus classique et la moins déroutante :
   Le chapitre "Alchimie du verbe" est celui qui présente le système énonciatif le plus - relativement - classique et le moins - relativement - déroutant pour le lecteur. C'est aussi le seul qui corresponde aux caractéristiques d'un texte narratif, telles qu'on les observe, par exemple, dans une autobiographie.
Si tel est le cas, que va nous apporter comme enseignement le discours de Bardel sur l'alternance voix du sage et voix du fou ?
Comme c'était prévisible, Bardel identifie un récit au passé où c'est essentiellement la "voix du sage" (la voix du présent de l'écriture) qui s'exprime, puisque Bardel constate inévitablement que pour l'essentiel les folies sont enchâssées dans un témoignage qui rapporte les faits avec une mise à distance, qui les juge. Il va de soi que la voix du fou ne peut correspondre qu'à des énoncés où le narrateur va faire comme s'il était encore pris dans la folie. Dès qu'il y a un élément de distance critique, le témoignage est le fait de la voix de celui qui désavoue, condamne, remet en place en même temps qu'il nous dévoile un acte insensé ou une pensée folle du passé. Bardel décrit des indices évidents pour montrer que c'est la voix qui juge de manière négative qui prend la parole dans certains énoncés. C'est un peu la partie de la réflexion qui est courue d'avance. Je vais directement me pencher sur ce que dit Bardel de l'émergence d'une voix du fou. Cette voix est avant tout perceptible dans les poèmes insérés. Bon, là, l'évidence est sans intérêt en soi, il convient simplement d'élargir cela à deux citations prises dans la prose : d'abord la citation d'une partie du premier vers de "Voyelles", ensuite les propos rapportés entre guillemets sur le général invité à bombarder la ville. On n'apprend toujours rien, on fait simplement un relevé précis. Mais Bardel parle encore d'un passage subrepticement accordé à la voix du fou, et il en donne un exemple avec le paragraphe sur les "autres vies". La première phrase emploie un verbe modalisateur (sembler) qui met à distance : "A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues." La suite du paragraphe est considérée comme un flashback et Bardel mentionne le passage au présent de l'indicatif : "Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange[,]" ou : "Cette famille est une nichée de chiens."
Il n'y a pas grand-chose à redire à ce cas, mais en relisant "Alchimie du verbe" je considère qu'on ne peut pas systématiser les remarques sur les indices. Et, d'ailleurs, la dernière phrase de ce paragraphe est au passé simple et pourtant elle est formulée sans distance critique : "je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies." Enfin, j'ai quand même des réserves sur le fait que Bardel dise que la voix du fou prenne le dessus dans "Alchimie du verbe", car au contraire l'absence de distance critique s'appuie sur le confort pour le lecteur qu'il sait faire le départ entre la voix du fou et la voix du sage.
Je dois ajouter une précision. Non seulement les phrases comportant un indice de critique ou jugement sont assurées par la voix du présent de l'écriture, mais il faut aussi inclure les phrases qui décrivent des faits du passés non suspects d'étrangeté. Les seules phrases qu'on peut attribuer au fou sont celles qui font part d'une idée en principe folle, mais sans aucun mode de mise à distance. Je conseille d'ailleurs de ne pas proposer des études opposant les deux voix, seul le relevé des phrases étranges a de l'intérêt pour l'analyse.
Je vais donc citer l'intégralité des passages en prose de "Alchimie du verbe". J'ai souligné en jaune les passages que je considérais comme émergence de la voix du fou. J'ai supprimé les poèmes en vers mentionnés et j'ai souligné quelques répétitions de mots sur lesquelles je vais effectuer quelques remarques. J'ai aussi transcrit "moderne" en rouge pour le débat sur le correct établissement du texte, puisque, personnellement, je ne vois pas clairement pourquoi "modernes" n'est pas accordé au pluriel avec à la fois "peinture" et "poésie".

Citation des passages en prose dans "Alchimie du verbe" :

A moi. L’histoire d’une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J’inventai la couleur des voyelles !A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rhythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.

 

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La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très-franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots !

Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j’enviais la félicité des bêtes, - les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !

Mon caractère s’aigrissait. Je disais adieu au monde dans d’espèces de romances : […]

 

**

 

J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.

« Général, s’il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante… »

Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !

 

**

 

Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature.

De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible : […]

 

**

 

Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.

A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. – Ainsi, j’ai aimé un porc.

Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu’on enferme, - n’a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.

Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.

Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.

Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq, - ad matutinum, au Christus venit, - dans les plus sombres villes : […]

 

**

 

Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté.


Fait remarquable, il n'y a aucune réelle émergence de la voix du fou dans les deux premières parties en prose. J'ai souligné en jaune : "J'inventai la couleur des voyelles", "je réglai..." et "J'écrivais...", parce qu'il s'agit de passages sans mise à distance critique et parce que si deux citations sont au passé simple, l'autre est à l'imparfait. Ce n'est pas la voix du fou qui parle, c'est la voix du présent qui se dispense de critiquer.
Dans le deuxième passage en prose, je cite une proposition relative à l'indicatif présent : "qui réprésentent l'innocence des limbes" et du coup le syntagme nominal qui suppose l'ellipse du même verbe : "le sommeil de la virginité". La voix du présent prend en charge des affirmations tout de même étranges.
Ces cas sur les deux premiers passages en prose ne sont pas trop importants à prendre en considération sans doute. En revanche, dans le troisième extrait en prose, nous avons un propos rapporté que j'ai mis en jaune, mais il est sur le même plan du passé que les poèmes cités (j'aurais pu souligner en jaune la quasi citation du premier vers de "Voyelles"), et ce qui est impressionnant, c'est que ce discours rapporté le cède à une exclamation qui vaut pour le temps présent de l'écriture puisque non mise entre guillemets. Et c'est un fait assez troublant. Il y a une continuité de pensée de l'un à l'autre discours. Le moucheron dissout dans l'ambiance peu hygiénique de la pissotière est en parfaite correspondance avec le projet de bombarder de blocs de terre sèche les magasins splendides, les salons, de faire manger sa poussière à la ville... Il serait un peu court de dire que l'interjection "oh !" exprime une réprobation. On sent plutôt un relent dans l'instant présent, en même temps qu'une dérision.
Et c'est précisément à partir de ce moment-là que le poète va laisser passer les idées de folies sans aucune distance critique, puisqu'après la citation d'un poème, le poète dit qu'il a écarté l'azur du ciel, sans dire si c'était une illusion, une simple prétention.
Il va pourtant de soi que le lecteur identifie la folie et qu'il y a une connivence avec le narrateur qui se moque de son moi passé.
Passons alors à un nouveau segment en prose qui commence par la phrase : "Je devins un opéra fabuleux", opéra reprend l'idée des "opéras vieux" qui allaient avec des "refrains niais". Il s'agit donc visiblement de mimer la niaiserie. Notez la rime entre "opéras vieux" et "opéra fabuleux". La phrase suivante est introduite aussi par un passé simple : "je vis que", tandis que les verbes de la subordonnée sont au présent de l'indicatif, mais il s'agit de mentionner des sortes de vérités de la connaissance : "l'action n'est pas la vie..." La phrase : "La morale est la faiblesse de la cervelle[,]" est détachée, séparée, mais on comprend qu'il s'agit d'un extrait de foi ancienne.
La voix de la folie prend-elle le dessus ? La question se pose évidemment. Nous avons évoqué l'image du moucheron comme relent. Au passage, la bourrache n'est pas n'importe quelle plante, puisqu'il semble s'agir d'une plante qui était utilisée au Moyen Âge dans les armées pour donner du courage face à la mort. C'était aussi une plante censé donner du courage aux amoureux, et puis une plante aphrodisiaque.
Nous avons ensuite le paragraphe cité en exemple par Bardel et que j'ai déjà commenté, mais ce qui m'intéresse en contexte c'est que nous enchaînons avec un paragraphe très particulier. Le poète dénonce sa folie passé jusque-là, et ici il se vante d'avoir conservé le système mis au point quand il était fou, et on voit que l'opposition voix du sage / voix du fou est problématique, puisque c'est bien la voix réprobatrice du présent à l'égard de la folie, mais sa prétention à détenir le système est-elle sage ?
Sur toute la suite du texte, il n'y a plus aucune émergence de la voix folle du passé, le témoignage étant parfaitement encadré par les indices d'une distance critique.
Dans cette étude, aucun procédé grammatical ne permet de distinguer automatiquement les deux voix. Il y a toujours nécessité de recourir à une appréciation intime au cas par cas.
On constate également que le narrateur perd le contrôle à deux moments. Premièrement, quand il évoque le désir de destruction avec l'image du "moucheron" qui permet alors de glisser à une fusion de l'être dans la lumière et la nature. Deuxièmement, quand il prétend détenir le système de production des folies, sauf que cette prétention-là est résolument assumée tout en maintenant la distance avec le passé : "je pourrais les redire tous"... C'est un point de prétention du passé qui n'est pas dénoncé, renié.
On aboutit donc à un résultat plus nuancé et moins net que celui envisagé par Bardel finalement, bien que dans l'opération nous avons minimisé l'importance de l'émergence de la voix du fou pour la plupart des passages. Il suffit de considérer que le narrateur ne ressent pas le besoin de fixer sa distance critique, le lecteur doit comprendre naturellement. En revanche, il se joue quelque chose quand il affirme détenir le système et il y a aussi un flottement réel dans l'image du moucheron, même si après pour l'azur écarté la dérision est signifiée après coup avec "De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible".
Il y aurait peut-être des choses à dire sur la ponctuation et l'usage des doubles points. Remarquez que j'ai pris la peine de souligner la reprise "enchantements". Elle peut passer inaperçue vu que nous passons du début de la section à sa fin, mais précisément cet écho entre le début et la fin impose d'y faire attention au plan de l'analyse critique.
Je n'ai pas souligné toutes les répétitions, j'ai même oublié de souligner la deuxième mention "ange" alors que j'ai mis en vert la première.
Je vous laisse apprécier par vous-même ces soulignements.
Je me permets tout de même d'insister sur certains rapprochements à effectuer. J'ai souligné plusieurs emplois du verbe "devoir" dans un même passage en prose de "Alchimie du verbe" : "A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues" et dans un même paragraphe : "Je dus voyager", "elle eût dû me laver d'une souillure".
Il m'arrive souvent de me demander si "Vagabonds" ne serait pas un poème initialement prévu pour Une saison en enfer, mais réarrangé en poème en prose indépendant. Dans les poèmes en prose des Illuminations, les répétitions de mots ont une organisation sensible, ce qui n'est pas vraiment le cas dans "Vagabonds" où je relève à peine la reprise du mot "frère" de "Pitoyable frère" à "pauvre frère". Or, "Vagabonds" décrit des moments symétriques à ceux du passage en question de "Alchimie du verbe". Le poète se vante de créer de nouvelles fleurs, d'inventer la couleur des voyelles, dans la Saison, et dans "Vagabonds" les "fantômes du futur luxe nocturne" ravalé ensuite à une "distraction vaguement hygiénique" qui fait songer à une fantaisie masturbatoire assez vaine, masturbation au sens métaphorique puisqu'il s'agit ici d'imaginations creuses. Mais, surtout, l'état de folie est celui cette fois du compagnon avec son "songe de chagrin idiot" qui correspond à l'état de déperdition du poète dans "Alchimie du verbe" qui poursuivait (au sens de continuer mécaniquement) les "rêves les plus tristes". Le verbe "devoir" ainsi conjugué avec sa forte voyelle en "u" se retrouve à l'attaque du poème : "Que d'atroces veillées je lui dus !"
Notons aussi que le mot "idiot" est commun à "peintures idiotes" et "chagrin idiot".
Je ne m'attarde pas sur ce rapprochement pour l'instant et je m'empresse d'en signaler un autre.
Les scènes de "Alchimie du verbe" ne décrivent pas le moment où le poète a pris conscience du risque de mourir par un "dernier couac", mais ils développent très clairement les alinéas qui suivent le rejet de la beauté. Il est clair que la phrase : "ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté[,]" fait écho au rejet de la Beauté comme étant amère et au fait de s'armer contre la "justice" qui mobilise la force des fléaux et des bourreaux. Du coup, l'idée d'une vie dévouée à autre chose que la force et la beauté confirme que cette vie est le trésor confié aux sorcières haines et misère, et en même temps cette vie est qualifiée de "trop immense" ce qui confirme qu'elle soit estimée comme trésor dont la Beauté et la justice sont indignes, et ce qui permet de comprendre les "autres vies" comme des déversoirs d'immensité.
Et j'ajoute qu'il y a une articulation forte à cerner avec le passage où le poète dit qu'il va demeurer "avare comme la mer" ! C'est plus fort encore, vu que du coup ça permet le rapprochement net avec le poète qui se vantant d'avoir tous les talents parle de ne pas répandre son trésor, donc sa vie, et dit en même temps sa compétence d'alchimiste : je ferai de l'or !"
Pour montrer que ces liens manquent aux études rimbaldiennes, il me suffit de citer la note de Bardel  pour "je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer", sachant que "riche" fait écho au désir de réduire en poussière brûlante les richesses des splendides magasins :
L'auteur précise son principe d'écriture : succession d'images mentales décousues, supposées être des "hallucinations" [...] mais il ne nous révèlera rien de ce qui est important [...] Pour ne pas rendre jaloux ses collègues voyants ?
Quand on songe à la vie comme trésor immense expliquant la révolte contre la Beauté on comprend l'insuffisance du commentaire effectué ici.
Je veux manger, donc je vais arrêter de commenter les citations du critique commentant des passages rimbaldiens ici.
Le poète était mûr pour le trépas, il est bien confirmé que cela se passait avant le risque du "dernier couac". Et l'image de la boue est bien exhibée dans "Alchimie du verbe" comme un moyen d'attaquer l'ordre établi et ses richesses, les blocs de terre sèche sur les salons et les magasins sont l'équivalent de l'image du poète qui se faisant sécher dans la boue est une vision sale insupportable à la société.
Je n'ai pas remarqué que les rimbaldiens s'empressaient de signaler à l'attention ces genres de liaisons, ces reprises qui précisent le sens du discours rimbaldien dans sa prose liminaire.
A bientôt pour une suite, je suppose !

lundi 22 janvier 2024

"Il faut être absolument moderne" et "posséder la vérité dans une âme et un corps", j'investigue !

Quand j'étais étudiant, que j'étais déjà à fond dans les poèmes de Rimbaud mais que je n'avais encore rien publié comme article, j'ai fait la rencontre de la phrase : "Il faut être absolument moderne", comme slogan de la vie courante à deux occasions. Je reprends volontairement le mot "slogan" à l'étude de Meschonnic, mais je ne la connaissais pas encore. La première occasion, c'était dans les rues de Toulouse, il y avait un magasin d'objets de décoration intérieure, et il y avait un tableau accroché au mur d'un portrait de Rimbaud avec la phrase citée ainsi : "Il faut être résolument moderne." L'erreur de la citation me frappait, et à l'époque il n'y avait pas internet (1995-1999). J'ai rencontré depuis l'origine de la citation avec l'adverbe "résolument", mais j'ai déjà oublié d'où ça venait. Je sais juste que c'est une erreur qui vient de loin, ce n'est pas l'artisan qui s'est trompé. Là, une recherche sur Google me fait tomber sur plusieurs emplois erronés avec le mot "résolument", mais pas sur la source. Je suis convaincu que j'avais repéré une source vraiment du début du vingtième siècle, proche des réflexions littéraires rimbaldiennes, c'est con de ne pas l'avoir noté, mais tant pis. J'ai autre chose à faire que d'essayer de la retrouver. La deuxième occasion, c'est qu'un ami passait des concours de la fonction publique et que cette phrase faisait partie de la panoplie du discours "jeuniste" et avait été le point de départ d'une, je crois, sorte de dissertation dans un concours. Et la phrase était prise au premier degré. Or, cette phrase pose un problème linguistique que moi et mon ami nous étions amusés à soulever en échangeant ensemble. L'idée linguistique, c'est que face à un terme aussi fort que "absolu", le terme "moderne" contient l'idée contraire de relativité. Dire : "Il faut être absolument moderne", c'est comme "il faut être absolument relatif", et c'est absurde, c'est un non-sens. J'avais d'ailleurs fait un relevé des emplois par Rimbaud des mots des familles "mode" ou "moderne" pour étendre la réflexion. Malheureusement, il y avait un problème que moi et mon ami avions fini par envisager c'est que ce n'était pas si simple que ça. L'adverbe "absolument" dans son emploi tel quel ne supposait pas automatiquement l'anéantissement du "relatif" contenu par "moderne". Le plus simple était d'ailleurs d'envisager que si "absolument" ne voulait pas dire "résolument" il n'était pas employé dans son sens littéral, mais dans une sorte de sens hyperbolique : "Il faut être pleinement moderne", "il faut être le plus moderne possible". La notion d'absolu n'était pas le maître mot de l'emploi de l'adverbe "absolument", le terme était un peu hyperbolique, un peu métaphorique, un peu familièrement galvaudé comme dans "Il faut être vachement moderne" si je puis dire.
Et donc j'ai laissé tomber ce sujet.
Pourtant, ce qui se passait d'étonnant, c'est qu'au même moment les rimbaldiens s'y intéressaient. Quelques années auparavant, Jean-Pierre Bobillot avait publié un article sur "Il faut être absolument moderne[,]" où il est question de Meschonnic, et surtout à partir de l'année 2000, Bruno Claisse a commencé à publier des articles sur les poésies de Rimbaud où il était tout le temps question d'Henri Meschonnic et de ses thèses sur le rythme, et à la marge Claisse parlait lui aussi de la phrase : "Il faut être absolument moderne", à la lumière du livre de Meschonnic. Ce livre date de 1988 et s'intitule Modernité modernité.
La thèse de Meschonnic a aussi un aspect linguistique, puisqu'il souligne que "Il faut" n'est pas "je dois". Il souligne une nécessité extérieure à la volonté du sujet. Cependant, il faut aussi avouer que partant de l'opposition entre "il faut" et "je dois" Meschonnic affirme un peu vite que les deux lectures sont opposables. La lecture "il faut..." comme contrainte sur le sujet ne va pas de soi pour autant. Et d'ailleurs, Bruno Claisse, quand il va publier sur cette phrase, part de l'idée que Meschonnic s'est quelque peu trompé et finalement Claisse développe l'idée d'une acceptation amère de la modernité qui n'est pas l'idée initiale de Meschonnic.
Là, je résume tout cela selon mon ressenti, comme on dit, je ferai les mises au point plus tard, je raconte mon segment de vie dans tout ça pour bien poser les choses, pour qu'on voie comment ce slogan vit en société. Evidemment, Meschonnic lui il a retiré le slogan à la modernié, la phrase de Rimbaud est ironique, et basta !
Et avant la relecture en acceptation amère par Claisse, il y a eu d'autres réflexions sur cette phrase par d'autres rimbaldiens. Yann Frémy avait du mal avec l'idée de Meschonnic, mais je n'ai pas vraiment lu attentivement ce qu'il a publié. Je voulais le faire, mais les années ont passé, et je ne l'ai jamais fait.
Bref, il est temps d'y revenir.
Pour l'instant, cet article est improvisé en même temps que je fais un relevé, mais j'ai deux idées fortes à faire remonter : c'est un extrait de "Mauvais sang" sur le "viatique" et un extrait de "Ville" sur l'évacuation de tout monument de superstition.
Allez, on y va !

La seconde section de "Adieu" utilise de manière paradoxale l'adjectif "nouveau". Dans la première section, le poète avoue son échec dans l'invention personnelle du nouveau : "nouvelles fleurs", "nouveaux astres", "nouvelles chairs", "nouvelles langues", il a "cru", il a "essayé", mais il a échoué, et il doit enterrer tout ça. Malgré tout, il y a bien une "heure nouvelle", ce qui a un sens fort. Le poète sort de l'enfer, donc une "heure nouvelle", c'est vraiment un départ sur de nouvelles bases. Mais il s'agit d'un départ sur un constat amer "très-sévère". Et cette heure nouvelle est clairement associée à un triomphe personnel : "la victoire m'est acquise". Et c'est dans ce contexte que va surgir la phrase : "Il faut être absolument moderne."
Donc, précisons comment cette phrase intervient. Et, pour cela, au lieu de seulement commenter phrase par phrase la seconde section de "Adieu", constatons aussi qu'il y a une composition en paragraphes ou alinéas.
Le premier paragraphe prend acte d'une leçon amère : "Oui l'heure nouvelle est au moins très-sévère."
Le deuxième paragraphe correspond à un mouvement de balancier. Si je n'analysais que le sens des phrases, nous passerions insensiblement de la phrase parlant à la victoire à la phrase imaginant la possibilité de se venger :
   Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais !
Je trouve intéressant de souligner l'unité du paragraphe, parce que la vengeance est alors comprise non comme l'expression de détresse à un moment très-sévère, mais bien comme la jouissance de revanche du vainqueur. Enfin, c'est un peu compliqué, vu que si le poète se vengeait ce ne serait plus l'heure nouvelle. Se venger, ce serait retourner en enfer. On sent un petit flottement interprétatif. Avec le double point, on comprend que la victoire est dans le recul des "soupirs empestés" et des "grincements de dents". Rimbaud cite la Bible avec "les grincements de dents", cela confirme que Pierre Brunel a raison d'identifier une référence au plan de la prose liminaire à un festin de l'évangile selon saint Mathieu, puisque ceux qui refusent d'aller au festin sont condamnés aux "grincements de dents" de l'enfer. Notez aussi que, parmi les "regrets" qui "détalent", il y a les "jalousies" pour les "amis de la mort". Or, depuis la section "L'Eclair", le poète a dit se révolter contre la mort et c'est à partir de là qu'il voit une lumière de vie pour sortir de l'enfer avec la section "Matin" et la concrétisation dans la seconde section de "Adieu" de ce mouvement libératoire. Il va de soi aussi que Rimbaud exploite le sens métaphorique du mot "arriérés" face à l'idée d'heure nouvelle et de sortie de l'enfer. Et donc, empli d'un sentiment de triomphe, le poète passe tout de même à se venger. La victoire donne l'ivresse d'un désir de revanche en quelque sorte, mais en réalité se venger ce serait une rechute, et ce qui prouve que la victoire est acquise c'est que le poète ne va pas céder à ce sentiment. Et pour ne pas céder à ce sentiment de vengeance, le mot d'ordre va être précisément cette formule : "Il faut être absolument moderne" où on sent encore une fois le contrepoint métaphorique avec le mot "arriérés". Cette phrase fait alinéa à elle seule, mais l'articulation entre les aliénas est capitale. La formule : "Il faut être absolument moderne", est calée entre la fin de paragraphe : "Damnés, si je me vengeais !" et l'attaque du suivant : "Point de cantiques : tenir le pas gagné."
Si on laisse de côté : "Point de cantiques", nous avons l'idée qu'être absolument moderne c'est "tenir le pas gagné" et donc ne pas se venger, car se venger n'est pas le signe d'un grand vainqueur.
Je laisse de côté "Point de cantiques" me contentant de faire remarquer que les cantiques sont des chants de remerciement à Dieu et qu'il y a une construction en boucle du paragraphe de "Point de cantiques" à la célèbre phrase : "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul."
Donc, Rimbaud tient le pas gagné, mais ne l'enrobe pas d'un discours de mage en gros.
En clair, si le poète chantait un cantique, il jouerait au mage ou à l'ange, il se nourrirait aussi de mensonge, puisque si "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul" il ne pourra pas développer les idées fortes de son cantique. Il ne pourra pas dire "merci à Dieu de m'avoir sauvé parce que tu penses ceci, cela, et tatati et tatata." C'est ça l'idée.
Le poète se contente d'aspirer à la vigueur et à la tendresse réelle, et il retrouve l'idéal de patience. Voilà pour l'avant-dernier alinéa. Puis, nous basculons dans l'alinéa final, et on a à nouveau un mouvement de balancier entre alinéas, puisque nous venons de parler d'un poète ouvert à la tendresse réelle, et l'ultime alinéa tourne en dérision l'idée de "main amie".
Il faut comprendre qu'on ne peut pas prendre n'importe quel main pour de la "tendresse réelle". Il y a une restriction qui participe de la sévérité de l'heure nouvelle. Il n'y a pas qu'une désillusion sur soi, il y a l'acceptation de la cruauté du monde avec sa réalité rugueuse.
Et Rimbaud ou le poète si vous préférez ne dit pas qu'il va posséder la vérité, mais il choisit le mot "loisible". En clair, il dit simplement qu'il est dans un état favorable à l'accueil en soi de la vérité. Les rimbaldiens négligent ce mot "loisible", ils affirment que le poète se fixe pour objectif de trouver la vérité, de s'en emparer, et je suis très réservé là-dessus. Il vient de dire que "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", donc pour moi l poète ne veut pas se nourrir de mensonge, veut rester dans la vérité, sans pour autant pratiquer une débauche d'énergie pour découvrir la vérité. Il y a une connaissance sur la justice à laquelle il renonce, et je trouve que le mot "loisible" nous avertit clairement des limites de l'ambition actuelle du poète. Il n'est pas en train de nous dire qu'il va arriver lui à la vérité, il dit que lui est dans de meilleures dispositions que nous pour y accéder. Ce n'est pas le même discours.
Et justement, croire atteindre la vérité, par exemple de Dieu, c'est justement ce qu'il a dénoncé comme mensonge, donc pour moi les rimbaldiens sont sur une pente interprétative qui confine au contresens.
Je passe sur le pluriel d'implication : "armés d'une ardente patience", qui suppose que le "nous" ne désigne pas que le "Je". Je ne peux pas tout traiter à la fois.
J'ai expliqué la liaison pour "l'enfer des femmes" au-delà de "Vierge folle" à l'enfer de la caresse et aux caresses parasites des bonshommes, j'ai expliqué que "posséder la vérité dans une âme et un corps" c'est une formule dualiste chrétienne qui permet de donner une chute ironique à Une saison en enfer, puisque la citation chrétienne, étant faite contre la société chrétienne, vaut rejet du christianisme. C'est ça le rire final contre les "vieilles amours mensongères".
Je rappelle d'ailleurs un paradoxe de composition d'Une saison en enfer. Il y a une résolution qui se fait dès la prose liminaire, mais qui, du coup, ne concerne pas du tout la fin "Adieu" du récit. C'est dans la prose liminaire que le poète comprend que le festin n'a jamais existé, qu'il n'a fait qu'en rêver, puisqu'il est lié à l'exercice de la charité. Dans "Adieu", le poète a toujours une perception vague du "festin" ancien et il n'a toujours pas compris son lien avec la "charité". Dans "Adieu", les "souvenirs immondes" reculent, mais dans la prose liminaire le faux souvenir chrétien disparaît lui complètement. On a bien la preuve d'un emploi antichrétien de la formule chrétienne : "posséder la vérité dans une âme et un corps".
C'est assez unique dans l'histoire de la littérature de relire le début de l'ouvrage comme la suite chronologique et la mise au point au-delà de la dernière page. C'est très particulier, mais cela a été réellement bien médité par Rimbaud.
Or, il reste un peu à creuser ce que c'est qu'être moderne, parce qu'en l'état nous avons une lecture où nous constatons qu'être absolument moderne c'est ne pas se venger et ne pas composer de cantiques, mais est-ce que c'est ça que signifie "moderne" ?
C'est pour cela qu'une citation du poème "Ville" des Illuminations s'impose fortement à mon esprit :
   Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une ville crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! [...]
En clair, la modernité est vue ici par ceux qui ont fait évoluer l'architecture urbaine anglaise comme un moyen de supprimer les références culturelles au passé, la modernité est une forme de table rase dans l'expression artistique. Rimbaud dénonce tout de même une fausse définition de la modernité : "crue moderne" dit-il. En clair, il ne suffit pas de supprimer toute référence à un goût connu pour être moderne. En revanche, la deuxième phrase n'est pas sous le coup du reproche de fausse croyance en la modernité et elle contient l'idée essentielle d'une absence de renvoi à la superstition ! C'est exactement ce que nous avons dans le "Il faut être absolument moderne" de "Adieu", puisqu'il est articulé à un refus de la superstition : "Point de cantiques" ! J'ai cité également la phrase sur la réduction de la morale et de la langue à leur plus simple expression pour deux raisons. Première raison : la morale est souvent rejetée comme étant la faiblesse de la cervelle dans la Saison ("Alchimie du verbe"), tandis que la langue est aussi un sujet subrepticement traité avec les passages discrets de "Mauvais sang" ("quelle langue parlais-je ?") et de "Adieu" ("de nouvelles langues"). La deuxième raison, c'est que la formule "plus simple expression" va de pair avec l'idée de "tenir le pas gagné" sans l'enrober de "cantiques".
Voilà donc la piste d'investigation la plus sérieuse pour définir ce que c'est qu'être "absolument moderne", et on retrouve mon idée forte que non seulement "être absolument moderne" va du côté d'un refus de l'enrobage du mensonge, mais que le poète cherche plutôt un état compatible avec la vérité (loisible) qu'à se donner les moyens d'y orgueilleusement accéder. Le moderne est un moyen d'évacuation et de réduction (je cite le mot "réduite" de "Ville"), et non pas un accès royal à l'abondance.
Et j'en arrive à mon autre citation clef dans "Mauvais sang".
Dans la deuxième section de "Mauvais sang", le poète dit que s'il a des souvenirs du passé il n'arrive pas à s'y représenter pour autant, il ne sait même pas quelle langue il parlait, alors même qu'il se voit danser avec des sorcières ou "bivaqué" lors de certaines guerres ou être présent en terre sainte lors des croisades. Il constate qu'il est un bête "fils de famille" du dix-neuvième siècle dont le néant aurait pris fin avec la "déclaration des droits de l'homme". Il n'est plus une bête, il est devenu un homme en quelque sorte, et dans cette table rase encore récente tout fils de famille est identique à lui. Et le credo est la science. Et là il faut faire attention, parce que la ville anglaise était "crue moderne", mais il y avait encore à faire, et dans "Mauvais sang" le poète va critiquer la notion de "science" et finalement l'envisager comme une nouvelle superstition, ce qui sera confirmé dans "L'Eclair" où le statut de religion n'est pas anodinement fixé par l'expression "Tout le monde".
Et ce qui fait que nous pouvons dire que nous visons juste dans notre rapprochement avec "Il faut être absolument moderne", c'est que Rimbaud se moque de ce que la science a à apporter pour l'âme et pour le corps, le double lieu de la vérité à posséder. Je cite l'extrait clef de "Mauvais sang" :
   Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, - le viatique, - on a la médecine et la philosophie, - les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangés. [...]
Pour l'instant, je n'ai pas d'avis s'il y a coquille ou non ("arrangés" ou "arrangées"), je ne vais pas m'imposer de certitude spontanément, ce n'est pas le sujet ici. Le mot "viatique" a un sens chrétien fort, c'est l'extrême-onction, c'est la communion donnée à quelqu'un en danger de mort. On, retrouve l'idée du tas "d'âmes et de corps morts et qui seront jugés" (première section de "Adieu") et l'idée de "posséder la vérité dans une âme et un corps", au bout d'une réflexion où sortir de l'enfer c'est refuser la mort. La science est la nouvelle superstition qui réarrange un discours mensonger sur le sens de la vie dressé en vérité divine, qui réarrange aussi un discours mensonger sur la vie éternelle du corps et de l'âme. La philosophie est le nouvel accès à une éternité de l'âme, la médecine sauve les corps. Alors, certes, la médecine sur les corps, cela ne s'entend pas comme accès à une vie éternelle, mais il y a l'idée d'une fausse musique. Traiter médicalement un corps peut finalement donner autant d'illusions sur sa bonne santé que les vieux remèdes superstitieux d'autrefois. Il y a un effet guérissant et apaisant, et on croit le tour joué. C'est encore plus flagrant dans la prétention à la sagesse pour l'âme. Et dans "L'Impossible", qui est nettement un texte écrit dans le prolongement de "Mauvais sang", nous avons bien la raillerie à l'encontre des "philosophes" qui en réalité nous vendent de la pensée occidentale en chute libre avec des apories du genre "ameublez-vous un Orient si c'est ça votre désir !" J'ai écrit : "ameublez" pour citer "Ville" à nouveau bien sûr !
Le "Pourquoi ne tournerait-il pas ?" de "Mauvais sang" est intéressant à rapprocher de la formule : "Tenir le pas gagné !" qu'on rapproche plus spontanément de "le monde marche". Le poète va marcher, mais il ne va pas dire "le monde marche", il va simplement marcher, parce que s'il disait que le monde marche il prendrait le risque d'être contredit par l'alternative selon laquelle il pourrait bien tourner.
La modernité serait donc d'accepter la réalité immédiate de la science, mais pas le discours qui la fait passer pour une providence pleine de promesses divines.
Voilà, cette étude est un peu improvisée, mais on sent bien que je vais quelque part, que je ramène des citations clefs non exploitées jusqu'à présent dans les commentaires de "Adieu" si je ne m'abuse.
Je rappelle que dans "L'Impossible", il y a aussi la phrase : "Pourquoi un monde moderne si de pareils poisons s'inventent ?" J'avais prévu de traiter de ces poisons comme de superstitions qui font que la modernité échoue parfois à être la critique des illusions du passé qu'elle prétend être.
Je reviendrai sur tout ça.
***
J'ai d'autres sujets en vue. Comparer le poème "Antique" à plusieurs passages des poésies d'Horace, à plusieurs des Odes en tout cas.
Je dois aussi enfin refaire ce sujet ancien que j'avais traité étudiant antérieurement à toute publication d'article, c'est les sources du poème "Nocturne vulgaire" du côté de Baudelaire et Vigny. Pour "Corbillard de mon sommeil", Rimbaud s'inspire de "Horreur sympathique" et de "Rêve parisien" notamment, d'un autre poème dont le titre m'échappe, tandis que "panneaux bombés" figure dans "Le Beau navire". Je devrai réactiver tout ça.
Puis, j'ai d'autres sujets comme toujours, sur la métrique des vers de 1872, sur les répétitions de mots. Je dois reprendre sur l'influence de Desbordes-Valmore. Je dois faire une lecture de "Accroupissements" en fonction de "Un voyage à Cythère", et j'ai encore des tonnes et des tonnes de sujets laissés en plan.
Bye.


Petite note :

Pour "posséder la vérité dans une âme et un corps", même si esprit et âme sont des concepts distincts, le rapprochement avec "esprit sain dans un corps sain" a du sens, cela n'est pas un rapprochement contradictoire. En revanche, quand les rimbaldiens disent que Rimbaud critique le dualisme de l'esprit et du corps dans "posséder la vérité dans une âme et un corps", outre qu'il est absurde de ne pas admettre que l'énoncé est en soi dualiste dans sa formulation, l'écart conceptuel entre "esprit" et "âme" est problématique, parce que cette fois le mot "esprit" utilisé par les rimbaldiens leur fait faire des développements que ne suppose pas le mot "âme". Les rimbaldiens vont dire que la vérité s'adresse plutôt à l'esprit qu'au corps chez les chrétiens, sachant qu'on joue de manière confuse sur le fait que c'est aussi l'impression de bon sens la mieux partagée du monde. Le corps ne s'occupe pas de posséder une vérité que nous sachions. La vérité est intellectuelle ou n'est pas. Bref, les rimbaldiens jouent au sous-entendu : Rimbaud est tellement génial qu'il entrevoit une notion de vérité applicable au corps. Bref, si oui, il y a une vérité du corps, ce sera dans une conformité comportementale à une vérité de sens pour l'esprit. Mais, Rimbaud, s'il avait voulu contester le dualisme, il n'aurait pas employé le mot "âme", il aurait employé le mot "esprit", parce que le mot "esprit" est ontologiquement plus neutre, plus "réduit", que le mot "âme" qui est lui très enrobé de conceptions superstitieuses.
Rimbaud ne combat pas le dualisme, il dit : "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul." La phrase finale d'Une saison en enfer, elle est clairement dualiste, mais, après, elle est ironique, ce qui veut dire que Rimbaud ne s'engage pas particulièrement à croire au mot "âme".  Il fait avec le langage tel qu'il lui parvient.

jeudi 18 janvier 2024

Un peu de Catulle Mendès, Elias

Catulle Mendès fait partie de ces auteurs sur lesquels il me faudra à un moment donné consacrer du temps de lecture pour quelques articles de mise au point.
Permettez-moi une petite digression initiale, j'ai besoin d'en toucher un mot.
Là, je lisais la préface de Catulle Mendès de 1884 au recueil L'Idylle éternelle de Jacques Madeleine dont j'ai ensuite lu une bonne partie du recueil. C'est assez stupéfiant, Jacques Madeleine fait partie d'un ensemble de poètes parnassiens tardifs, puisque publiant dans la décennie 1880, qui offrent l'occasion de constater la survie de thèmes et de formes que Verlaine et Rimbaud ont traité auparavant. Il y a plein de comparaisons à faire dans les poèmes de Jacques Madeleine avec des poèmes en vers de Rimbaud, "Tête de faune", "Les Réparties de Nina", "Rêvé pour l'hiver". J'ai la conviction que Madeleine, dont le recueil est d'ailleurs dédié à Léon Dierx, a beaucoup apprécié les recueils de Verlaine, car je pressens les reprises. En revanche, malgré ce que dit Mendès dans sa préface, Jacques Madeleine n'est pas un très bon poète. Il est inintéressant au possible et il n'a pas du tout une maîtrise subtile de la langue des vers.. Pourtant, il pratique les césures acrobatiques des parnassiens et il a même osée la césure sur le déterminant "une" des poèmes diaboliques de Verlaine encore inédits à l'époque, césure sur laquelle joue la clausule de "Guerre" des Illuminations. Mendès annonce aussi un auteur candide et plusieurs poèmes sont clairement sensuels et faunesques. Dans sa préface, Mendès raille l'idée que désormais il est difficile de faire de mauvais vers, et il vient sur ce terrain dans des mots qui mériteraient un rapprochement avec le tour excessif de Rimbaud dans "Alchimie du verbe" : "je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne". Le livre en prose de Rimbaud était encore inédit en 1884, il en va différemment de l'édition des Poètes maudits et étonnamment Mendès parle d'une époque où extraordinaire et monstrueux n'étonnent plus avec les poètes sataniques de notre époque.
Puis, attiré par le titre, j'ai survolé, mais vraiment superficiellement, le roman Le Chercheur de tares. Je me suis dit : "Tiens ! ça me fait penser au titre de poème "Les Chercheuses de poux" qui est une parodie en partie d'un poème de Catulle Mendès. Un truc inattendu m'a frappé, j'étais en train de penser que Mendès pouvait avoir déjà lu Une saison en enfer à ce moment-là, il  y avait un festin au début du prologue avec du Swedenborg, et puis à la toute fin du prologue, il y avait une sorte d'envoi satanique et le début du chapitre on passe à un souvenir de la mère du narrateur, mais un souvenir traité comme incertain. Je me demande du coup si Mendès ne s'est pas inspiré d'Une saison en enfer, mais je ne m'aventurerai à rien au sujet d'un livre que je n'ai pas encore lu. Puis, j'ai lu le recueil d'épigrammes contre le Journal de Toulouse et Pujol paru en 1859.
Et enfin, j'en reviens au recueil Histoires d'amour paru en 1868. Je rappelle cette bonne vérité de La Palice que pour qu'un texte de Mendès ait eu une influence sur Rimbaud il faut qu'il ait pu le lire à l'époque où il s'adonnait à la poésie. Or, si on considère Mendès comme un écrivain prolifique, on ne lui attribue la composition de romans, contes et nouvelles que tardivement et postérieurement à la carrière poétique de Rimbaud. Tout se passe comme si à l'époque de Rimbau Mendès n'était qu'un poète. Même le théâtre n'est pas tellement mis en avant. C'est à se demander si la date donnée 1868 n'est pas erronée pour le recueil Histoires d'amour.  Ce qui m'intéresse, c'est le tout premier récit intitulé "Elias", il est flanqué d'un sous-titre qui vaut requalification ironique en genre littéraire : "Etude". Rimbaud songera écrire des "études néantes", donc dans la genèse d'emploi du terme par Rimbaud on peut déjà faire rentrer ce document qu'est "Elias".
La nouvelle est précédée d'une lettre adressée "A madame Juliette Chardin" signée "C. M." Elle est assez perfide puisque l'auteur feint de taire le dénouement réel du récit qu'il va nous faire sous prétexte de ne pas divulguer des faits qui font culpabiliser madame Chardin. Catulle Mendès déclare que cette étude a été écrite d'après les souvenirs de cette femme et du docteur Delton.

Le recueil Histoires d'amour est disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France où je l'ai trouvé et téléchargé.

Pour se faire une idée de l'humeur ironique de cette nouvelle, il convient d'en citer le tout début :

   Dans son remarquable traité Uber die Krankheite des Kinder und ihren Einflus auf die Entwickelung der moralischen Kraefte, c'est-à-dire : Des Maladies du premier âge et de l'eur influence sur le développement des facultés morales, le professeur Spitzberg, vice-président de l'académie médicale de Dusseldorf, met en lumière plusieurs exemples de précocité vraiment extraordinaires chez des enfants de sept ou huit ans malades depuis leur naissance, et croit pouvoir en tirer cette conclusion que, dans les cas où de continuelles souffrances n'oblitèrent pas absolument l'intelligence des jeunes malades, elles peuvent au contraire en précipiter l'épanouissement. Les innombrables réflexions sur lesquelles le docteur Spitzberg appuie sons système ne pourraient qu'intéresser vivement la plupart de mes lecteurs ; mais il me serait asser difficile de les exposer, ces réflexions étant, de leur nature, si délicates, si subtiles, et, d'autre part, formulées en un langage si peu mesuré à la portée présumable des esprits ordinaires, qu'il m'a radicalement été impossible d'en comprendre une seule. Je me bornerai à ajouter que la vie et la mort du baron Elias de Borg, qui forment le sujet de cette étude, semblent militer assez vigoureusement en faveur de la théorie ci-dessus mentionnée [...]
Vers la fin de l'année 1853, le comte suédois Nils-Agrippa de Borg était en mission diplomatique à Berlin et entretenait une liaison avec la fille d'un colonel prussien qui passe de "secrète" à "scandaleuse". Il est du coup obligé contre ses grands projets de se marier à cette femme pauvre qui, une fois épouse, n'a plus droit au moindre amour. Elle est emmenée en Suède, puis cloîtrée dans une maison isolée de Norvège, au milieu des forêts, "dans la malsaine contrée de Dormsô", une sorte de retraite à la campagne en hyperbolique. Lorsque le comte reçoit, on lui fait comprendre qu'elle n'a pas intérêt à s'y montrer. Sa santé fragile se révèle, elle dépérit "malade de la poitrine". Bien que délaissée, elle est enceinte et met au monde un enfant plus malingre qu'elle, le petit Elias, dont vous remarquerez qu'il a environ l'âge d'Arthur Rimbaud finalement, ce que Mendès en 1868 n'a évidemment pas fait exprès. La première fois qu'il voit Elias, le comte demande ce qu'est ce monstre, et son épouse lui répond offensée que c'est son fils, ce qui lui vaut cette réplique faite en passant la porte : "Dites le vôtre, madame".
Et, ce nouveau coup du sort l'accable encore plus et ceci nous vaut une description d'une mère comtesse en un pays étranger qui ne quitte plus son lit :

[...] Dans ce climat, par ces chagrins, l'état de la comtesse s'aggravait d'heure en heure. Bientôt elle ne quitta plus sa chambre, une chambre ancienne, très-profonde, qui avait de grandes fenêtres. Elle restait là tout le jour, à demi couchée dans un large fauteuil et considérant, à travers les vitrages, le vaste ensemble mélancolique de la forêt sombre et du ciel ténébreux. Elias, qui avait cinq ans, jouait à côté d'elle, rampant. C'étaient des heures d'une tristesse affreuse. Le soir, elle pleurait. L'enfant, dont l'intelligence se développait avec une rapidité peu fréquente, s'efforçait de consoler sa mère d'une douleur dont il paraissait deviner la cause. Mais la comtesse n'osait point garder trop longtemps Elias auprès d'elle, craignant qu'il ne fût malsain pour ce pauvre être déjà si maladif de demeurer dans une chambre presque mortuaire, où l'odeur douceâtre de quelque potion se mêlait seuel à l'atmosphère fadement tiède qui émane des phtisiques proches de leur fin. Lorsqu'un blanc rayon septentrional venait à caresser les vitres, elle montrait le soleil à Elias, le soleil et les bois, et lui disait : "Va jouer, Elias." L'enfant partait. [...]
Le maître autorisant les domestiques à exprimer leur répugnance pour l'enfant, celui-ci joue seul, s'allonge dans les bruyères et quand il revient sa mère l'appelle de la fenêtre, et elle admire son identique air triste en le cajolant dans ses jupons.
La mère est sur le point de mourir, le père ne daigne pas revenir malgré une lettre, elle meurt en disant à son fils de pardonner à son père. Il ne pleure pas, il a huit ans. Il parle à la pierre muette, et passe de solitaire à farouche. Ses difformités s'accentuent : "nain, boiteux et bossu." Le père se remarie, mais reste sans héritier, il se rappelle l'existence de l'avorton et l'emmène à Paris pour voir des médecins. Ils vont demeurer faubourg Saint-Honoré. Le troisième étage est spécialement réservé au baron Elias. Nous avons droit à la description de la "chambre à coucher" :
[...] La troisième pièce était une chambre à coucher, obscure tant elle était vaste, et que singularisaient de pesantes tentures de satin cramoisi sombre surchargée d'armoiries en cuivre peint ; il y avait au fond, dans un coin morne, un lit d'ébène massif, sans sculptures, très-grand, très-haut, qui ressemblait à un sépulcre de marbre noir. [...]
Tout cela fait dire que les meubles ont un "pressentiment de l'agonie" à venir. Puis, nous avons une vue de l'extérieur floral qui nous est précisée :

[...] A côté du lit, une portière en étoffe, presque toujours à demi relevée, permettait d'apercevoir un large balcon qui donne sur la cour intérieure de l'hôtel et que la volonté du jeune baron avait transformé un une serre opulente, à la toiture et aux murs de cristal. Mais le voisinage de ce jardin suspendu, plein de floraisons éclatantes et d'aromes délicieux, ne réussissait pas à égayer la sombre chambre de repos : c'était une tombe, il y avait des fleurs à l'entour.
Mendès ne s'est pas trop foulé, la chute n'est pas du tout habilement amenée : "il y avait des fleurs à l'entour."
Après dix-huit mois, l'enfant a onze ans et d'une pâleur toujours plus inquiétante. Nous avons droit à une description de ses cheveux :
[...] Ses cheveux, longs, directs, presque blancs tant ils étaient blonds, serraient, comme entre deux plaques de vermeil dédoré, un front volumineux qui surplombait le reste de la face, approfondissant l'azur triste des yeux et prolongeant une ombre jusqu'aux ailes trop minces du nez. [...]
Et puis, il finit par avoir la vision de la femme aimée de fenêtre à fenêtre :

   Par le vitrage où s'appuyait la tête du jeune baron, on pouvait apercevoir, au delà des bâtiments intérieurs de l'hôtel de Borg, une partie de la cour et la façade tout entière d'une maison voisine. C'était à une fenêtre, d'ailleurs fermée, de cette maison que s'attachait le regard d'Elias, regard fixe où se lisait l'angoisse d'une longue déception. Depuis deux heures l'enfant était là, invisible et guettant. Soudain, la fenêtre qu'il observait s'étant ouverte, une femme très-jeune, blonde, une jeune fille sans doute, s'y accouda, lointaine et gracieuse. Les yeux d'Elias, éblouis, se fermèrent ; il retira vivement sa tête [...] [P]ar instant ses narines se gonflaient comme aspirant un parfum lointain, et il semblait extraordinairement heureux. Il resta ainsi très-longtemps. La jeune fille accoudée à sa fenêtre ne se doutait guère de la joie que donnait sa vue à un pauvre enfant malade qui la contemplait de si loin. Elle semblait plongée en un rêve doux et long. Il se pouvait qu'elle attendît quelqu'un, car ses regards interrogeaient fréquemment l'allée d'une porte cochère située en face de sa croisée. [Ce fut de ce côté que se montra bientôt un homme aux allures élégantes, qui la salua d'un geste familier, traversa la cour et disparut sous la marquise d'un perron. [...]
Elias voit rouge, la beauté de la joie cède la place à la hideur de regard fixé sur cet homme, mais quand Elias se reprend, la fenêtre de la femme est déjà refermée. L'état d'Elias empire en toux rauque. Il essaie de se rassurer en pensant que cet homme est le frère de cette jeune fille. Le domestique introduit alors le docteur Delton et le narrateur nous offre un effet de réel, en le présentant comme célèbre grâce à un portrait de Flandrin qui fit du bruit au Salon de peinture de 1852, quand il n'avait pas encore trente ans. C'est un médecin qui s'attire des inimitiés de ses collègues : "[o]n sait qu'il attribue une large part d'influence à la santé de l'âme sur la santé du corps". Mécontent, Elias va s'asseoir pour permettre au docteur Delton sa consultation.
J'évite de détailler le dialogue avec le docteur. Celui-ci dit qu'il n'a pas besoin de prendre le pouls, il décrit les bourdonnements des tempes du malade, sa fièvre et sa difficulté pour dormir. L'enfant dit que la guérison c'est être normal de corps, il préfère mourir. Il ne sera pas aimé. Et on a ce propos important au récit sur la précocité du malade, ce qui fait qu'on peut lui parler du désir d'amour malgré son jeune âge de onze ans. Et il ne manque pas l'assimilation des femmes bonnes à des anges. Cela s'accompagne de l'idée que les femmes auront pitié d'Elias, ce qui n'a pas l'air d'enchanter celui-ci, mais le docteur Delton arrive à le persuader que même si ça commence par de la compassion cela tourne en véritable amour ensuite.
Mais cela retombe un peu en défiance. Le médecin sent que l'état s'aggrave à cause d'un chagrin caché, et il veut un aveu du patient tant que le mal est encore latent. Elias se retire dans la serre, en colère.
Elias ne veut pas révéler son secret, son amour pour la mystérieuse voisine à la fenêtre. Il se dit qu'il a une "reconnaissance de tendresse" pour les femmes à cause de son vécu, mais il se demande "Pourquoi tant de désirs inexpliqués ? Pourquoi des larmes ? Pourquoi de la jalousie ?" Un soir, à la serre, il comprend que c'est soir de bal chez l'énigmatique jeune fille. Il reconnaît le bel homme qu'il avait vu passer et qu'il "détestait de préférence" à tous les hommes, lui étant boiteux, etc :
[...] Une musique joyeuse se faisait entendre ; des couples très-rapides passaient en dansant derrière les croisées en flamme. Elias songea à ses jambes contournées, à ses genoux cagneux, et sourit amèrement. Il n'y avait qu'une fenêtre, éclairée cependant, où ne transparussent point les formes fugitives : c'était celel qui était chaque jour l'objet de la contemplation d'Elias. L'enfant, ce soir, la regardait encore avec douceur [...]
Et tout-à-coup, la fenêtre s'ouvre et la belle vient s'accouder "au rebord de la croisée". Le narrateur ironise sur ce "grand amour", puisque la femme ne voit pas Elias "pleurer" et probablement se repose après une valse. "L'inconnue, dans la nuit, semblait un doux fantôme blanc." Et elle est soudain rejointe par le fameux homme que maudit Elias. Il la baise même sur l'épaule. Elias s'évanouit dans une chute bruyante qui amène le domestique. L'enfant est mis au lit comme mort et on part en quête du docteur Delton qui est à un bal pour le mariage de Juliette de Poean avec monsieur Chardin. Alors que le docteur Delton a fait sortir le domestique et veille auprès du lit, Elias se réveille et parle dans une sorte de délire du baiser, de la femme et de l'homme, il va dans la serre. La femme est à sa fenêtre seule, mais c'est pour dire au revoir au beau monsieur qui passe dans la cour. La scène finie, il s'attaque au docteur en riant amèrement du mensonge des femmes angéliques qui ont pitié. Pour lui, ça n'existe pas ! Elias essaie de tuer le docteur avec une serpe en le confondant avec le beau monsieur, mais il finit par être épuisé. Elias sous le contrôle du domestique semble calme, mais dans son âme il voit défiler sa vie et se rappelle "la chambre ancienne, où sa mère était assise devant les vitrages peints d'une haute croisée." Il passe par divers états d'oppression, de soif brûlante et sue, puis une lumière douce de la fenêtre semble le rasséréner, et il réalise qu'il est dans son lit et que la femme est venue à son chevet, puisqu'évidemment le docteur Delton a fait le lien et est allé la chercher. Et dans ce récit où les motifs des vitrages, de la fenêtre et de la croisée sont si importants, insistons bien sur l'image du rayon entrant par la fenêtre :
[...] il s'imagina que l'on ouvrait les rideaux d'une fenêtre par où il entrait du soleil. [...]
La jeune fille est "délicieusement belle" avec des "violettes dans les cheveux", elle a "dix-sept ans", un bleu saisissant dans ses tendres yeux, de l'or pour cheveux, une candeur de la peau blanche comme des lis, et le sourire d'une sainte. Les Beach Boys auraient pu dire qu'elle avait des cheveux blonds et un sourire comme une star du cinéma.
Elle semble "l'ange chargé de recueillir et d'emporter l'âme de l'enfant moribond".
Elias pleure abondamment en se disant que finalement il est vrai qu'il existe des femmes qui sont comme des anges. Evidemment, il lui reste peu d'instants à vivre et il passe par un tourbillon d'émotions fortes. Il se fâche quand elle l'appelle enfant, il ne veut pas en être un pour elle, ce qui effraie Juliette. Il lui parle des mauvais traitements qu'il a subis, de sa laideur d'être boiteux et tordu. Puis il se remet en valeur en disant que sa mère aimait ses cheveux :

[...] Je suis trop laid. Regardez-moi. Ma mère me disait que j'avais de beaux cheveux. [...]
Incohérent, il finit par se dire un enfant dont elle va s'occuper, et il décrète qu'elle est sa soeur :
[...] Puis vous pourriez être ma soeur. Voilà vous êtes ma soeur. [...]
Elias a de la suite dans les idées, il lui demande si elle est venue seule, elle mentionne la présence de sa mère, elle est prête à l'appeler, elle serait ainsi deux à s'occuper de lui, mais il lui demande sans prévenir si son frère est là aussi, elle répond qu'elle n'a pas de frère, et il renie son rôle d'enfant, fait savoir qu'il est jaloux. Mendès qui imite depuis quelque temps un style larmoyant de personnage complaisant à la Hugo aligne quelques formules, donc toujours sur le modèle hugolien rêvé : "je suis né homme comme je suis né bossu", "je vous aime comme un homme ! Je ne suis pas un enfant, je suis un nain et je suis jaloux." Cette dernière réplique est sans doute la principale réussite littéraire de tout le récit. Il annonce qu'il a voulu tuer le docteur, qu'il veut tuer le beau monsieur et puis il l'agresse et la chasse. Effrayée, elle va pour se retirer, le docteur entre alarmé. Comprenant qu'elle veut partir, il se calme pour qu'elle reste et repasse en mode chantage affectif et apitoiement. Le docteur les laisse, il raconte son amour depuis un an. Il la voit à la fenêtre, elle non, elle ne le pourrait pas puis il se cache. On retrouve le motif de la croisée. Il parle de ses rêves heureux, de ses songes plus agités. Presque de manière anodine, il précise qu'il va mourir dans le lit où il se trouve présentement, mais lui parle de sa vision d'elle et lui transportés au château de sa mère en Norvège. Il s'imagine sa mère sortant de la tombe et rentrant avec lui et Juliette au château, pendant que les bûcherons chantent en abattant les mélèzes.
Et il la remercie de l'avoir fait mourir.
Cela lui arrache deux larmes, et l'émotion est tellement forte pour lui qu'en lui prenant la main il est attaqué par les "convulsions dernières". La mère de Juliette reproche au docteur ce qui arrive à sa fille, Elias demande qu'elle reste et Juliette obéit comme à une injonction "magnétique". Exploitant l'instant de sa mort sans vergogne, Elias demande à Juliette le serment qu'elle n'appartiendra à aucun autre (nous savons ce qu'il en est vu la lettre de l'auteur au début du récit). Roulée dans la farine de la manière la plus sale, elle jure au dernier instant de vie d'Elias. Mendès trouve ça beau, moi je trouve ça abject : on n'a pas les mêmes valeurs. Evidemment, ça finit en pirouette : "si vous saviez ce que j'ai juré", dit-elle au père d'Elias qui arrive à l'instant et compose une visage de circonstance, et le docteur dit qu'elle est un ange, mais qu'elle est une enfant. Le récit est daté "Octobre 1866".
Voilà, j'ai résumé le récit et j'ai cité je pense tous les passages à plus volontiers rapprocher des "Chercheuses de poux". Certes, les deux récits sont nettement distincts, mais du point de vue des ingrédients la relation de reprise parodique par Rimbaud est plus que certaine.