dimanche 23 août 2015

L'article indéfini du titre "A une Raison"

Le premier article que j'ai publié sur Arthur Rimbaud traitait de ce poème, "Lecture d'A une Raison" dans le numéro 16 de la revue Parade sauvage en mai 2000. Peu de travaux ont porté sur ce morceau d'une particulière beauté. Yves Reboul, parrain de la publication, avait sélectionné cet article parmi d'autres. Puis, Bruno Claisse m'avait confié s'être fait la remarque qu'aucun rimbaldien n'avait publié un article aussi jeune en témoignant d'une telle connaissance intime de l'oeuvre du poète.
J'envisage toutefois de revenir ici sur le seul titre du poème à partir de trois études : la notice d'André Guyaux dans l'édition de la Pléiade en 2009, la lecture de Bruno Claisse dans son livre Les Illuminations et l'accession au réel, l'analyse de Pierre Brunel dans son livre Eclats de la violence qui propose un commentaire pour chaque pièce du recueil rimbaldien de poèmes en prose.
Dans ses "Remarques sur le manuscrit" (p. 213), Pierre Brunel considère que la majuscule a quelque chose d'intrigant. Il émet avec réserve l'hypothèse à laquelle nous n'adhérons pas un instant que le poète a peut-être d'abord intitulé son poème du seul mot "Raison" avant de l'allonger en omettant de corriger l'initiale en minuscule. Nous aurions affaire à une "apparente anomalie" dont les lecteurs n'ont plus qu'à tirer profit. Le commentaire du critique littéraire est coiffé d'un titre qui oriente d'emblée une compréhension particulière "Pour une raison poétique". L'idée est d'opposer la raison des poètes à la raison humaine. Ce cliché s'appuie ici sur une citation des Cahiers de Barrès : "La connaissance du poète, comme celle du mystique, est une connaissance d'un autre ordre, qui ne peut se ramener aux catégories de la logique ordinaire". En fait, je ne suis pas du tout d'accord avec cette idée : la connaissance du mystique renvoie à un ordre supposé des choses et on peut apprécier à l'aide de la raison ce qui fait que le mystique se réclame d'un savoir autre, alors que cette affirmation d'une raison autre dans le cas du poète n'a pas plus de sens que d'affirmer qu'un objet a une conscience. Ou les poètes ont une autre raison que celle de la rationalité parce qu'ils sont mystiques, ou il faut trouver une autre justification à cet indéfini "une", mais le poète n'a pas une autre raison encore que le mystique qui serait comparable à celle du mystique, car cela c'est du non-sens. Je ne vois pas l'intérêt de supposer une logique autre dont on n'aurait aucun commencement de légitimation théorique. Si Rimbaud a pu revendiquer une logique autre, il nous faut délimiter ce qu'il entend par là en étudiant de près ses textes, mais il n'est dit nulle part dans son oeuvre qu'il croit à une raison de poète qu'il opposerait à la raison humaine. Certes, l'allégorie qu'il vante peut être présentée comme une image de la poésie, une déesse Raison de la poésie, mais la construction intellectuelle proposée par Pierre Brunel est nourrie d'expressions qui ont une histoire ou qui ont des significations qu'on peut aisément suspecter étrangères au poème de Rimbaud : il serait question d'un "savoir imaginaire" qui "ne peut se ramener aux catégories de la logique ordinaire", alors que Rimbaud n'emploie pas vraiment le qualificatif d'imaginaire, ni n'exprime précisément un mépris des "catégories de la logique ordinaire". Brunel parle encore d'une imagination qui prend "la relève de la raison", ce qui permet de jouer avec les mots du poème "la levée des nouveaux hommes", mais ce qui ne coïncide pas avec les termes de Rimbaud qui présente cette Raison comme "levée des nouveaux hommes" et non l'imagination faisant lever ses troupes pour remplacer les insuffisances de la pensée rationnelle. L'étrangeté du titre ne signifie pas une telle substitution, un tel basculement de la raison à l'imagination. D'emblée, je n'admets pas de tels présupposés de lecture. Je ne partage pas non plus du tout l'idée que le discours raisonné n'ait pas sa place dans un poème, et il me semble évident que Rimbaud était un adepte du discours raisonné en poésie. Dans la citation de Barrès, ce qui me choque, c'est la distance établie avec le mystique à l'aide du mot de comparaison "comme". Sans être un mystique pour autant, le poète, Rimbaud ou un autre, ne fera précisément rien d'autre que de poser en mystique quand il opposera les limites de la raison à une vérité supérieure, à moins de conditionner autrement le sens nouveau donné au mot "Raison" comme nous essaierons de le suggérer plus loin.
Si nous revenons à son approche, Brunel explore ensuite les emplois du mot "raison" dans l'oeuvre de Rimbaud, s'attardant dans un second temps sur les mentions de ce mot dans les Illuminations, avant d'en revenir à l'interprétation du poème et de son titre. Le poème Credo in unam est inévitablement convoqué avec le vers sur la "pâle raison nous cach[ant] l'infini". Pierre Brunel relève ensuite un autre emploi original du mot raison puisque la raison de "l'homme juste" dans le poème de ce nom est présentée comme singulière à l'aide du déterminant possessif : "C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines", je précise pour ma part que le mot "raison" a ici un sens spécialisé : la capacité de raisonner spécifique à chaque individu. Pierre Brunel ne manque pas de s'attarder également sur les mentions "Suprême Savant" et "dérèglement raisonné de tous les sens" de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Parmi tous ces relevés, la mention la plus intéressante est celle d'Une saison en enfer qui assimile la "raison" au "bonheur": "Enfin, ô bonheur, ô raison, ..." La sous-partie concernant les Illuminations se contente de mettre en garde contre la récupération par l'étiquette de symboliste de l'oeuvre de Rimbaud et de souligner à juste titre la relative synonymie d'emploi des termes "logique" et "raison" dans son oeuvre.
La dernière sous-partie ne commentera pas le détail des cinq précieux paragraphes du poème et se contentera d'un florilège de citations pour définir la Raison comme imagination poétique, que ce soit à l'aide de commentaires de l'oeuvre de Rimbaud ou à l'aide de références culturelles pourtant bien dissociées. Le rappel essentiel est celui du culte des Révolutionnaires à la "Raison", ce qui est à l'évidence une source à l'allégorie du présent poème. Mais, cela n'empêche pas d'accorder le mot de la fin à l'idée, chinoise s'il en est, que la poésie n'a de discours raisonné que par le support d'une espèce gracieuse de "vent" qui s'agite.
Dans la notice au poème de son édition de la Pléiade des Oeuvres complètes de Rimbaud (p. 956), André Guyaux précise que, sous la Révolution, "à l'initiative des hébertistes, un culte de la Raison avait été institué, qui engendra notamment des Hymnes à la Raison." J'avais déjà indiqué une telle origine à la déification de la raison dans mon article paru en mai 2000. Guyaux écrit encore un peu plus loin : " Rimbaud s'adresse non pas à la Raison, qui elle-même se substituait déjà à un autre objet, mais à une Raison, et l'on a pu voir dans cet indéfini un indice d'ironie. " Il faut ici préciser que la définition universitaire et scolaire de l'ironie se réduit à l'antiphrase, ce en quoi je ne suis pas d'accord. Les emplois courants du mot "ironie" ne se confondent pas tous avec l'antiphrase. Le titre "A une Raison" n'est pas ironique au sens voltairien, alors que je peux admettre une ironie de ce passage dans la mesure où le problème logique qu'il pose invite le lecteur à se poser des questions, ce qui est le vrai sens de l'ironie : l'ironie, c'est formuler les choses de façon à engendrer de la perplexité et à obliger son interlocuteur à reconstruire lui-même une signification implicite. Ce qui fait croire que l'ironie est une antiphrase, c'est que très souvent l'ironie consiste à adopter un point de vue contraire au sien. L'ironiste rapporte la pensée de quelqu'un sans y adhérer, et les définitions trop simplificatrices accentuent la non adhésion au propos au détriment soit du caractère de propos rapporté, soit du jeu avec les paradoxes. La signification du jeu ironique va bien au-delà de l'antiphrase. Ici, le titre est chargé d'ironie fine et ce n'est pas pour autant qu'il faut lire à rebours que notre poète célèbre la déraison, comme certains lecteurs évoqués par Guyaux peuvent le penser.
Enfin, avec une légitime réserve, Guyaux précise que selon Etiemble il serait question d'une "raison banalisée" propre à tout homme pour "motive[r] sa conduite" par opposition à la "Raison universelle", ce qui serait faire dire à Rimbaud si nous le parodions quelque peu : "chaque homme a sa raison, je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens". Il va de soi que la lecture d'Etiemble n'est pas franchement satisfaisante.
Quant à Bruno Claisse qui oppose d'emblée cette allégorie à la "sainte Providence", il écrit ceci :

Par un article indéfini ("une"), le titre rimbaldien exclut en outre une dévotion envers la faculté pensante en tant que telle (la Raison) ; l'article engage au contraire le substantif "Raison" dans un mouvement de particularisation ("une Raison"), dont le poème se veut l'illustration. Le lecteur peut donc s'attendre à une "logique" aussi "imprévue" que celle du paradoxe qui sous-tend Guerre. Or, ce qui excède la logique commune constitue une sorte d'énigme. Aussi revient-il au lecteur de se saisir de cet inconnu qui engage l'avenir de l'homme.
Ni Claisse, ni Brunel ne sont les premiers à effectuer un rapprochement évident à tout familier de l'oeuvre de Rimbaud entre la "Raison" du poème, la "logique bien imprévue" de Guerre et la "raison merveilleuse et imprévue" de Génie.
D'autres citations de l'oeuvre rimbaldienne auraient pu être mentionnées. Ainsi, dans Une saison en enfer, le poète s'en prend aux philosophes qui seraient de leur occident, mais je me réserve de revenir un jour sur les spécificités de la philosophie française au dix-neuvième siècle, car c'est assez particulier et peu connu. Dans son texte, Rimbaud critique aussi la science "trop lente" et je vais y revenir plus loin. Enfin, au sein même du recueil de poèmes en prose, il y a une mention capitale à ne pas manquer qui concerne précisément la justification de cet article indéfini du titre A une Raison. Dans Jeunesse II Sonnet, nous avons quand même droit à l'évocation "une raison" ! Il s'agit d'ailleurs d'un poème qui pose un problème d'établissement du texte, sans parler de la mauvaise habitude de le publier en quatorze lignes par respect superstitieux de son état manuscrit, la relation du manuscrit à l'élaboration du titre ne justifiant pas un tel abus. Il faut bien voir qu'il existe des incertitudes quant à la ponctuation de Jeunesse II Sonnet et quant à la transcription d'un mot "et" que certains lisent "est" :

Mais à présent, ce labeur comblé, - toi, tes calculs, - toi, tes impatiences, - ne sont plus que votre danse et votre voix, non fixées et point forcées, quoique d'un double événement d'invention et de succès une raison, - en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers, sans images ; - la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées.

Ce passage pose pour moi un problème de syntaxe, bien qu'il ne soit l'objet d'aucune annotation dans les éditions courantes. Dans son étude du poème, Brunel écrit à ce sujet (p. 586) :

[...] je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a quelque chose de chaotique et probablement d'inabouti dans la deuxième partie de "Sonnet", celle qui est censée correspondre aux deux tercets. [...] Quels que soient les trésors d'invention des exégètes, et les trésors d'indulgence des rimbaldiens inconditionnels, il faut bien avouer que l'expression est ici en défaut. Peut-être, il est vrai, parce qu'elle a voulu l'être, donc parce que Rimbaud a cherché à ce qu'il en fût ainsi.
Deux propositions très claires se font écho : les calculs et les impatiences d'une ou deux personnes tutoyées sont restreints à une danse et une voix, "non fixées et point forcées", puis plus loin il est précisé que c'est "la force et le droit [qui] réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées". Entre ces deux propositions, il y a quelques groupes de mots dont on se demande à quoi précisément ils se rapportent : "quoique d'un double événement d'invention et de succès une raison, - en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers, sans images". Le point-virgule isole la dernière proposition, mais seule la concession "quoique d'un double événement d'invention et de succès" peut en partie, car même dans ce cas ce n'est pas limpide, se rattacher à la première proposition : " les calculs et les impatiences ne sont qu'une danse et qu'une voix, non fixées et point forcées, quoique d'un double événement d'invention et de succès". J'ai tendance à considérer qu'il faut carrément reprendre l'expression "labeur comblé". Je glose ainsi le texte : "une fois ce labeur comblé, tes calculs et tes impatiences ne sont plus que votre danse et votre voix, quoique [ce labeur fût comblé] d'un double événement d'invention et de succès, quoique [cette danse et cette voix fussent comblées] d'un double événement d'invention et de succès". Mais l'apposition de "une raison" à "votre danse et votre voix" devient plus délicate au plan grammatical si tel est le cas.
En revanche, à partir de "une raison", il y a un problème de syntaxe apparent, une virgule devant "une raison" permettrait d'envisager une distribution symétrique et donc une apposition de "une raison" à "votre danse et votre voix" : les calculs et les impatiences ne sont plus que votre danse et votre voix, [ne sont plus qu'] une raison. A cette aune, on peut alors penser que la concession (quoique) est plus proche de "une raison" que du couple "votre voix et votre danse". En tout cas, "en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers" se comprend comme une apposition des adjectifs "fraternelle" et "discrète" au nom "raison" avec un chiasme dans la distribution des compléments "fraternelle en l'humanité et discrète par l'univers". Selon Martineau et Fongaro toutefois, on peut lire un "s" dans le prétendu "et", ce qui ferait apparaître une troisième proposition : "une raison, en l'humanité fraternelle est discrète par l'univers", ce qui laisse quand même présents le problème de l'absence de ponctuation devant une "raison" et cet autre nouveau de la virgule après "une raison", puisque si c'est le sujet de la proposition la virgule ne se justifie plus, sans oublier que personne n'a suivi la thèse de Martineau et Fongaro d'un "est" au lieu d'un "et". Dans son relevé des "Principales variantes du manuscrit", Pierre Brunel fait remarquer qu'il faudrait lire "forcies" et non pas "forcées" et il ajoute que sur le manuscrit "figure, avant 'une raison', un signe +" qu'il faudrait lire selon lui comme un "tiret barré", ce que certains pensent un début de majuscule biffé. Et il écrit encore que "la lecture de Martineau 'est' ne paraît pas devoir être retenue, même si la graphie n'est pas nette. Murphy (IV, 634) suggère que 'et' est venu surcharger s (commencement prématuré de "sans images"). Enfin, variante qui intéresse directement notre réflexion, "les trois premières lettres [du nom 'raison'] surchargent" une suite "log" début probable du nom "logique". Nous traiterons une autre fois de l'énigme complexe de la lecture de Jeunesse II Sonnet. Ce qu'il importe de cerner, c'est que la raison est "fraternelle" et "discrète" au sein de l'univers, discrétion qui la rapproche du Génie qu'il faut savoir reconnaître et héler. Rimbaud n'a pas employé la majuscule apparemment, mais cela n'empêche pas de constater qu'il mentionne exactement la même allégorie de la "raison" flanquée du même article indéfini "une" et que l'adjectif "discrète" permet de motiver une telle détermination indéfinie. Il ne s'agit pas de la raison qu'on possède, il s'agit d'une raison qu'il faut trouver, guetter, cerner et reconnaître.
Maintenant, il convient de rappeler quelques autres notions fondamentales. Une grande partie des gens du dix-neuvième siècle croyaient au progrès et donnaient à ce mot un sens providentiel qui n'est plus le nôtre. Dans le cas du mot "raison", le culte révolutionnaire est une partie de l'explication, l'allégorie rimbaldienne est contre-évangélique évidemment et la parenté de ce poème avec Génie ne permet pas d'en douter. Par la raison, l'homme se distingue des animaux et de leur vie dominée par les instincts. Il s'agit d'une faculté et appliquée au monde elle donne des résultats universels. Mais la religion s'est déjà défiée des insuffisances de la raison, car la vie n'est pas une science, c'est un art, et la raison, comme simple usage d'une faculté, n'apporte pas de réponse pleine et entière à tout ce qui relève de l'art. Il convient également de distinguer la science et la raison, bien que la science soit parallèlement un objet de méfiance pour les religieux, les philosophes spiritualistes, etc., sachant que les allégories rimbaldiennes ont inévitablement des affinités avec une résistance spiritualiste de la pensée philosophique. Le discours de Rimbaud porte très précisément sur la finalité de la vie, une finalité qui n'est pas à portée de la pensée scientifique, une finalité qui n'admet pas le discours chrétien. Telle est la raison profonde du recours à l'article indéfini. Il n'y a qu'une seule raison finale, mais les discours des hommes mettent en concurrence plusieurs conceptions sur les finalités, et fervent défenseur de ses convictions Rimbaud ne met pas tant l'article indéfini par modestie que par souci de pousser les hommes à mieux partir en quête d'un savoir sur l'unique occasion de "dégager nos sens", ce qui assimile quelque peu la "raison" à une quête de "bonheur".
Voilà donc, sans m'y appesantir, quelques articulations qu'il me semblait nécessaire de faire sentir aux lecteurs désireux de mieux profiter de la lecture des poèmes de Rimbaud. Il y a une pensée précise dans son oeuvre et des articulations fines dans son vocabulaire, et ce n'est pas se rendre service à soi lecteur que de s'épaissir l'énigme rimbaldienne en renâclant à comprendre de quoi il retourne clairement dans les écrits de diamant de ce remarquable poète et penseur.

A suivre.

jeudi 20 août 2015

Pour la lecture de Solde

Beaucoup de lecteurs pensent que le poème Solde représente une braderie par le poète lui-même de tout l'idéal de sa quête de poète voyant. Nous pouvons glaner de telles présentations du poème sur le net : citons cette phrase pour l'exemple "Rimbaud abandonne tous ses rêves, il les liquide et même s'en affranchit", il s'agit d'une citation d'un site Préfigurations sur les arts figuratifs où le poème est cité in extenso dans le corps d'un article intitulé "Rimbaud et la boîte à bonheur", article qui propose également de changer le titre "solde" en une périphrase lourdement explicative : "dernières ventes avant liquidation totale". Cependant, certaines lectures (Fongaro, puis Claisse) contestent cette optique et soulignent que le pluriel "vendeurs" invite à penser que le poète ne parle pas de lui-même mais met en scène une société de vendeurs. Certains pourront penser que le pluriel n'exclut pas la participation du poète à cette action collective. Un deuxième débat concerne la signification du titre "solde", car l'idée de vente au rabais qui nous est familière aujourd'hui serait anachronique à l'époque de composition du poème. Un troisième élément de compréhension vient de la violence politique particulière de son amorce : "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu [...]". Dans la deuxième et dernière étude qu'il a consacrée au poème Solde, Bruno Claisse qui envisage le solde comme vente au rabais écrit : "Nulle trace d'antisémitisme dans cette mention, puisque les 'Juifs' étaient spécialistes de la vente "au déballage", i. e. au rabais, et que cette vente allégorise la liquidation, par la collectivité, du don tragique révélé par Les Illuminations." Nous considérons que cette note est maladroite, car il n'est que trop évident que la mention faite par Rimbaud a une résonance politique, notamment peu d'années après le décret Crémieux de novembre 1870, et nous estimons que le critique littéraire ne doit pas procéder à un toilettage des textes et de la pensée des auteurs classiques à cause d'un traumatisme lié aux événements du vingtième siècle.

En fait, le poème Solde a une forme satirique conventionnelle et saillante, fondée sur l'anaphore "A vendre". Rien que par ce constat, nous pouvons dire que les "vendeurs" et les "voyageurs" n'incluent pas le poète, mais que le poète dénonce le culot de cette insolente mise en vente. Le révolté énonce ce qui lui répugne, procédé ironique et satirique banal. Et son modèle n'est autre que Les Châtiments de Victor Hugo auxquels il reprend tout à la fois le thème, le recours à l'anaphore et à la métaphore, le caractère de mot d'ordre impensable et tout le sens de l'excès : "Vends ton Dieu, vends ton âme" (Le Te Deum du premier janvier 1852), "Ici, derrière toi, martyr, on vend ton Dieu", "Ils vendent Jésus-Christ ! ils vendent Jésus-Christ !", "Les pleurs de l'orphelin, ils vendent tout cela", "Ils vendent l'arche... Ils vendent Christ... Ils vendent la sueur qui sur son front ruisselle...", "Ils vendent au brigand.... Le grand crucifié.... Ils vendent sa parole, ils vendent son martyre, Et ton martyre à toi par-dessus le marché", "Ils vendent ses genoux meurtris, sa palme verte,..." "Ils vendent le sépulcre, ils vendent les ténèbres", "Ils vendent, ô martyr, le Dieu pensif et pâle" (A un martyr), "Vend la loi" (Au peuple), "La Liberté n'est pas une guenille à vendre" ("Ainsi les plus abjects..."), "[...] et vend Jésus dans sa chapelle" (Splendeurs), "Vendez l'état" (Joyeuse vie), "Parce que vous allez vendant la sainte vierge / Dix sous avec miracle et sans miracle un sou" (A des journalistes de robe courte), "Sibour revend le Dieu que Judas a vendu" (Ultima verba). Notez qu'Hugo prolonge cet emploi rhétorique avec un calembour précisément sur le mot "soldats" : "Soldats payés, tribuns vendus" et qu'il joue également, quoique plus gratuitement que Rimbaud, avec la critique communautaire : "Grecs, juifs, quiconque a mis sa conscience en vente" (Nox).
Le rapprochement avec le poème A un martyr est éloquent. Hugo s'indigne d'une conduite mercantile au sein de l'Eglise. Il crée des alliances de mots impossibles entre l'argent et la religion. Il joue aussi sur la superposition des plans : vendre un crucifix et vendre le crucifié. La satire est alors fondée sur le scandale de toute âme chrétienne qui se respecte, ce qui permet de souligner le dévoiement des institutions. En même temps, étant donné la divinité du Christ, la vente a un caractère d'absolu indépassable qui rend l'ironie nettement grinçante.
Hugo rappelle que Jésus a été vendu par Judas et il répète plusieurs fois qu'il est loisible de le vendre aux gens d'Eglise. Or, dans le Nouveau Testament, la crucifixion de Jésus-Christ résulte d'un choix du peuple juif qui a préféré la délivrance du brigand ou séditieux Barabbas à celle du Christ. Il me semble difficile de lire l'attaque du poème Solde sans que n'y fasse écho un tel arrière-plan culturel et symbolique.  
Maintenant, si le poème Solde ne suppose pas la mise en vente de la religion chrétienne comme dans le cas hugolien, il construit clairement l'idée de valeurs et même d'expériences supérieures inatteignables où la pratique du solde est considérée comme une atteinte au sacré, sinon une méconnaissance du sacré pour filer la métaphore biblique. Enfin, les oxymores n'ont pas tous à être devinés à la lecture, puisque le poème se referme quelque peu sur une antiphrase explicite : "A vendre [...] ce qu'on ne vendra jamais", ce qui assimile la vente à une imposture.
Le dernier alinéa du poème a un caractère conclusif. Les mentions "les Corps, les voix" font office de récapitulatif et "l'immense opulence inquestionable" avec son anglicisme inédit affirme solennellement et métaphoriquement l'idée d'une richesse reconnue par tous qui ne se monnaye pas. Il est tant de trésors qui ne sont pas pour le commerce, mais pour l'Histoire, la Culture et l'Humanité. Pour illustrer l'idée, quelque archéologue amateur qui a trouvé une pièce de monnaie d'un peuple disparu, étrusque ou autre, possède un trésor qui n'a pas de valeur marchande et qui promet d'autres découvertes. Or, une alliance de vendeurs et de voyageurs en a décidé autrement du trésor unique dont il est question dans le poème, si ce n'est que l'antiphrase explicite "A vendre ... ce qu'on ne vendra jamais" réduit leurs efforts à une entreprise comique parce que dérisoire, démente et ravageuse parce que contre-nature : "Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si tôt !"
Les expressions "être à bout de solde" et "rendre sa commission" ne sont pas courantes, mais elles sont parallèles et la seconde a un sens très clair : "se démettre de la charge qui a été confiée". Le sens est clair : avec de tels projets de ventes, ni les voyageurs ni les vendeurs ne sont près de la cessation d'activité.
Le mot "solde" ne signifie pas une vente à bas prix, une "liquidation" d'un stock, mais il signifie simplement ici la "mise en vente" de tout ce qui vous tombe sous la main, et nous constatons que le sens rappelé par Albert Henry de "vente au moment où l'on cesse toute affaire" est lui-même évoqué, puisqu'il est question de la menace d'un épuisement du stock "être à bout de solde" et pour les voyageurs de peut-être rendre leur commission. La vente est contaminée par un sentiment d'urgence que la fin du poème tourne en dérision en rappelant qu'il n'a pas lieu d'être. Qu'ont eu besoin ces gens d'aller nicher la nécessité de vendre à de telles hauteurs ? Tel est le sarcasme à l'oeuvre dans le poème. La farce sera pourtant tragique tant qu'il y aura des clients. La vente est fortement dépréciative et on pourrait parler de vente au rabais si le procédé ne sentait l'imposture. On ne vend pas aux gens ce qui est le fait d'une "possession immédiate", on ne vend pas à un humain son sourire, son pas en avant, etc. Ce n'est là qu'un jeu de dupes.
Le premier paragraphe est la mise en scène d'une vente exceptionnelle. "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu", c'est revendiquer de vendre tout ce qu'on n'a pas encore songé à mettre en vente, et les couples égrenés (noblesse et crime, amour maudit et probité, temps et science) permettent de présenter le bien à posséder comme totalement inconnu du genre humain, que ses représentants soient nobles ou criminels, odieusement débauchés ou insupportablement probes, sans pour autant qu'il ait été jamais apprécié par le travail du temps et expliqué par la science.
Le discours du poète Rimbaud, on le sait, c'est que l'homme ne se travaille pas, ne se connaît pas lui-même, ce qui justifie également que dans la démarche du soldeur il ne soit pas question que d'un bien précieux dont jouissent déjà les hommes, mais d'un bien nouveau qui n'a jamais été éprouvé par quiconque. Ce bien, c'est la réalisation de soi, et elle ne passe pas par l'argent. Les éléments de la réalisation de soi sont détaillés dans les six paragraphes ou alinéas ou versets centraux de ce poème qui en compte huit. Le deuxième alinéa construit la référence à la "nouvelle harmonie", à la "phrase musicale" et à la "musique savante" des poèmes A une Raison, Guerre et Conte des Illuminations, à l'invention musicienne du poème Vies également. Il est aussi question du "dégagement rêvé" de Génie. Il conviendrait de parler de passages des poèmes réunis sous le titre Jeunesse où il est question de "voix instructives exilées", de "la danse et la voix à présent seulement appréciées", et encore des "possibilités harmoniques et architecturales [qui] s'émouvront autour de ton siège". Nous reviendrons prochainement sur ces expressions parentes, mais nous constatons que Rimbaud construit une représentation dualiste originale qui peut faire songer à Platon et au monde des Idées. Tantôt le poète estime qu'il se sent exilé du monde idéal (Vies) et tantôt il juge que ce sont les "voix instructives" qui se sont "exilées" par refus de ce monde (Jeunesse III Vingt ans).
Les Illuminations ne sont donc clairement pas concernées par la restriction finale d'Une saison en enfer, quand le poète renonce à son orgueil et prétend qu'il a "une réalité rugueuse à étreindre". Appliquer la leçon du livre de 1873 aux poèmes en prose des Illuminations est un contresens.
Je n'ai guère commenté que le début et la fin du poème Solde. Il s'agissait ici de montrer que la vente n'est pas celle de lots à liquider, mais celle d'un inventaire à l'infini qui relève de l'escroquerie et qui pour ceux qui s'en contentent signe la faillite d'une vie humaine faute d'entendre ce que doit être la réalisation harmonique de soi. Il nous fallait souligner les articulations satiriques nettes d'un poème trop souvent interprété à contresens en tant qu'oeuvre de désillusion du poète. J'ai mis en avant quelques liens avec d'autres poèmes qui annoncent une suite à l'aide d'un commentaire de poèmes en prose variés. Les poèmes Guerre, Génie, A une Raison, Vies sont essentiels pour comprendre la pensée profonde du poète et le mouvement auquel il s'oppose est celui raillé dans Solde et Mouvement.

A suivre...