Le premier article que j'ai publié sur Arthur Rimbaud traitait de ce poème, "Lecture d'A une Raison" dans le numéro 16 de la revue Parade sauvage en mai 2000. Peu de travaux ont porté sur ce morceau d'une particulière beauté. Yves Reboul, parrain de la publication, avait sélectionné cet article parmi d'autres. Puis, Bruno Claisse m'avait confié s'être fait la remarque qu'aucun rimbaldien n'avait publié un article aussi jeune en témoignant d'une telle connaissance intime de l'oeuvre du poète.
J'envisage toutefois de revenir ici sur le seul titre du poème à partir de trois études : la notice d'André Guyaux dans l'édition de la Pléiade en 2009, la lecture de Bruno Claisse dans son livre Les Illuminations et l'accession au réel, l'analyse de Pierre Brunel dans son livre Eclats de la violence qui propose un commentaire pour chaque pièce du recueil rimbaldien de poèmes en prose.
Dans ses "Remarques sur le manuscrit" (p. 213), Pierre Brunel considère que la majuscule a quelque chose d'intrigant. Il émet avec réserve l'hypothèse à laquelle nous n'adhérons pas un instant que le poète a peut-être d'abord intitulé son poème du seul mot "Raison" avant de l'allonger en omettant de corriger l'initiale en minuscule. Nous aurions affaire à une "apparente anomalie" dont les lecteurs n'ont plus qu'à tirer profit. Le commentaire du critique littéraire est coiffé d'un titre qui oriente d'emblée une compréhension particulière "Pour une raison poétique". L'idée est d'opposer la raison des poètes à la raison humaine. Ce cliché s'appuie ici sur une citation des Cahiers de Barrès : "La connaissance du poète, comme celle du mystique, est une connaissance d'un autre ordre, qui ne peut se ramener aux catégories de la logique ordinaire". En fait, je ne suis pas du tout d'accord avec cette idée : la connaissance du mystique renvoie à un ordre supposé des choses et on peut apprécier à l'aide de la raison ce qui fait que le mystique se réclame d'un savoir autre, alors que cette affirmation d'une raison autre dans le cas du poète n'a pas plus de sens que d'affirmer qu'un objet a une conscience. Ou les poètes ont une autre raison que celle de la rationalité parce qu'ils sont mystiques, ou il faut trouver une autre justification à cet indéfini "une", mais le poète n'a pas une autre raison encore que le mystique qui serait comparable à celle du mystique, car cela c'est du non-sens. Je ne vois pas l'intérêt de supposer une logique autre dont on n'aurait aucun commencement de légitimation théorique. Si Rimbaud a pu revendiquer une logique autre, il nous faut délimiter ce qu'il entend par là en étudiant de près ses textes, mais il n'est dit nulle part dans son oeuvre qu'il croit à une raison de poète qu'il opposerait à la raison humaine. Certes, l'allégorie qu'il vante peut être présentée comme une image de la poésie, une déesse Raison de la poésie, mais la construction intellectuelle proposée par Pierre Brunel est nourrie d'expressions qui ont une histoire ou qui ont des significations qu'on peut aisément suspecter étrangères au poème de Rimbaud : il serait question d'un "savoir imaginaire" qui "ne peut se ramener aux catégories de la logique ordinaire", alors que Rimbaud n'emploie pas vraiment le qualificatif d'imaginaire, ni n'exprime précisément un mépris des "catégories de la logique ordinaire". Brunel parle encore d'une imagination qui prend "la relève de la raison", ce qui permet de jouer avec les mots du poème "la levée des nouveaux hommes", mais ce qui ne coïncide pas avec les termes de Rimbaud qui présente cette Raison comme "levée des nouveaux hommes" et non l'imagination faisant lever ses troupes pour remplacer les insuffisances de la pensée rationnelle. L'étrangeté du titre ne signifie pas une telle substitution, un tel basculement de la raison à l'imagination. D'emblée, je n'admets pas de tels présupposés de lecture. Je ne partage pas non plus du tout l'idée que le discours raisonné n'ait pas sa place dans un poème, et il me semble évident que Rimbaud était un adepte du discours raisonné en poésie. Dans la citation de Barrès, ce qui me choque, c'est la distance établie avec le mystique à l'aide du mot de comparaison "comme". Sans être un mystique pour autant, le poète, Rimbaud ou un autre, ne fera précisément rien d'autre que de poser en mystique quand il opposera les limites de la raison à une vérité supérieure, à moins de conditionner autrement le sens nouveau donné au mot "Raison" comme nous essaierons de le suggérer plus loin.
Si nous revenons à son approche, Brunel explore ensuite les emplois du mot "raison" dans l'oeuvre de Rimbaud, s'attardant dans un second temps sur les mentions de ce mot dans les Illuminations, avant d'en revenir à l'interprétation du poème et de son titre. Le poème Credo in unam est inévitablement convoqué avec le vers sur la "pâle raison nous cach[ant] l'infini". Pierre Brunel relève ensuite un autre emploi original du mot raison puisque la raison de "l'homme juste" dans le poème de ce nom est présentée comme singulière à l'aide du déterminant possessif : "C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines", je précise pour ma part que le mot "raison" a ici un sens spécialisé : la capacité de raisonner spécifique à chaque individu. Pierre Brunel ne manque pas de s'attarder également sur les mentions "Suprême Savant" et "dérèglement raisonné de tous les sens" de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Parmi tous ces relevés, la mention la plus intéressante est celle d'Une saison en enfer qui assimile la "raison" au "bonheur": "Enfin, ô bonheur, ô raison, ..." La sous-partie concernant les Illuminations se contente de mettre en garde contre la récupération par l'étiquette de symboliste de l'oeuvre de Rimbaud et de souligner à juste titre la relative synonymie d'emploi des termes "logique" et "raison" dans son oeuvre.
La dernière sous-partie ne commentera pas le détail des cinq précieux paragraphes du poème et se contentera d'un florilège de citations pour définir la Raison comme imagination poétique, que ce soit à l'aide de commentaires de l'oeuvre de Rimbaud ou à l'aide de références culturelles pourtant bien dissociées. Le rappel essentiel est celui du culte des Révolutionnaires à la "Raison", ce qui est à l'évidence une source à l'allégorie du présent poème. Mais, cela n'empêche pas d'accorder le mot de la fin à l'idée, chinoise s'il en est, que la poésie n'a de discours raisonné que par le support d'une espèce gracieuse de "vent" qui s'agite.
Dans la notice au poème de son édition de la Pléiade des Oeuvres complètes de Rimbaud (p. 956), André Guyaux précise que, sous la Révolution, "à l'initiative des hébertistes, un culte de la Raison avait été institué, qui engendra notamment des Hymnes à la Raison." J'avais déjà indiqué une telle origine à la déification de la raison dans mon article paru en mai 2000. Guyaux écrit encore un peu plus loin : " Rimbaud s'adresse non pas à la Raison, qui elle-même se substituait déjà à un autre objet, mais à une Raison, et l'on a pu voir dans cet indéfini un indice d'ironie. " Il faut ici préciser que la définition universitaire et scolaire de l'ironie se réduit à l'antiphrase, ce en quoi je ne suis pas d'accord. Les emplois courants du mot "ironie" ne se confondent pas tous avec l'antiphrase. Le titre "A une Raison" n'est pas ironique au sens voltairien, alors que je peux admettre une ironie de ce passage dans la mesure où le problème logique qu'il pose invite le lecteur à se poser des questions, ce qui est le vrai sens de l'ironie : l'ironie, c'est formuler les choses de façon à engendrer de la perplexité et à obliger son interlocuteur à reconstruire lui-même une signification implicite. Ce qui fait croire que l'ironie est une antiphrase, c'est que très souvent l'ironie consiste à adopter un point de vue contraire au sien. L'ironiste rapporte la pensée de quelqu'un sans y adhérer, et les définitions trop simplificatrices accentuent la non adhésion au propos au détriment soit du caractère de propos rapporté, soit du jeu avec les paradoxes. La signification du jeu ironique va bien au-delà de l'antiphrase. Ici, le titre est chargé d'ironie fine et ce n'est pas pour autant qu'il faut lire à rebours que notre poète célèbre la déraison, comme certains lecteurs évoqués par Guyaux peuvent le penser.
Enfin, avec une légitime réserve, Guyaux précise que selon Etiemble il serait question d'une "raison banalisée" propre à tout homme pour "motive[r] sa conduite" par opposition à la "Raison universelle", ce qui serait faire dire à Rimbaud si nous le parodions quelque peu : "chaque homme a sa raison, je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens". Il va de soi que la lecture d'Etiemble n'est pas franchement satisfaisante.
Quant à Bruno Claisse qui oppose d'emblée cette allégorie à la "sainte Providence", il écrit ceci :
Par un article indéfini ("une"), le titre rimbaldien exclut en outre une dévotion envers la faculté pensante en tant que telle (la Raison) ; l'article engage au contraire le substantif "Raison" dans un mouvement de particularisation ("une Raison"), dont le poème se veut l'illustration. Le lecteur peut donc s'attendre à une "logique" aussi "imprévue" que celle du paradoxe qui sous-tend Guerre. Or, ce qui excède la logique commune constitue une sorte d'énigme. Aussi revient-il au lecteur de se saisir de cet inconnu qui engage l'avenir de l'homme.
Ni Claisse, ni Brunel ne sont les premiers à effectuer un rapprochement évident à tout familier de l'oeuvre de Rimbaud entre la "Raison" du poème, la "logique bien imprévue" de Guerre et la "raison merveilleuse et imprévue" de Génie.
D'autres citations de l'oeuvre rimbaldienne auraient pu être mentionnées. Ainsi, dans Une saison en enfer, le poète s'en prend aux philosophes qui seraient de leur occident, mais je me réserve de revenir un jour sur les spécificités de la philosophie française au dix-neuvième siècle, car c'est assez particulier et peu connu. Dans son texte, Rimbaud critique aussi la science "trop lente" et je vais y revenir plus loin. Enfin, au sein même du recueil de poèmes en prose, il y a une mention capitale à ne pas manquer qui concerne précisément la justification de cet article indéfini du titre A une Raison. Dans Jeunesse II Sonnet, nous avons quand même droit à l'évocation "une raison" ! Il s'agit d'ailleurs d'un poème qui pose un problème d'établissement du texte, sans parler de la mauvaise habitude de le publier en quatorze lignes par respect superstitieux de son état manuscrit, la relation du manuscrit à l'élaboration du titre ne justifiant pas un tel abus. Il faut bien voir qu'il existe des incertitudes quant à la ponctuation de Jeunesse II Sonnet et quant à la transcription d'un mot "et" que certains lisent "est" :
Mais à présent, ce labeur comblé, - toi, tes calculs, - toi, tes impatiences, - ne sont plus que votre danse et votre voix, non fixées et point forcées, quoique d'un double événement d'invention et de succès une raison, - en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers, sans images ; - la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées.
Ce passage pose pour moi un problème de syntaxe, bien qu'il ne soit l'objet d'aucune annotation dans les éditions courantes. Dans son étude du poème, Brunel écrit à ce sujet (p. 586) :
[...] je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a quelque chose de chaotique et probablement d'inabouti dans la deuxième partie de "Sonnet", celle qui est censée correspondre aux deux tercets. [...] Quels que soient les trésors d'invention des exégètes, et les trésors d'indulgence des rimbaldiens inconditionnels, il faut bien avouer que l'expression est ici en défaut. Peut-être, il est vrai, parce qu'elle a voulu l'être, donc parce que Rimbaud a cherché à ce qu'il en fût ainsi.
Deux propositions très claires se font écho : les calculs et les impatiences d'une ou deux personnes tutoyées sont restreints à une danse et une voix, "non fixées et point forcées", puis plus loin il est précisé que c'est "la force et le droit [qui] réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées". Entre ces deux propositions, il y a quelques groupes de mots dont on se demande à quoi précisément ils se rapportent : "quoique d'un double événement d'invention et de succès une raison, - en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers, sans images". Le point-virgule isole la dernière proposition, mais seule la concession "quoique d'un double événement d'invention et de succès" peut en partie, car même dans ce cas ce n'est pas limpide, se rattacher à la première proposition : " les calculs et les impatiences ne sont qu'une danse et qu'une voix, non fixées et point forcées, quoique d'un double événement d'invention et de succès". J'ai tendance à considérer qu'il faut carrément reprendre l'expression "labeur comblé". Je glose ainsi le texte : "une fois ce labeur comblé, tes calculs et tes impatiences ne sont plus que votre danse et votre voix, quoique [ce labeur fût comblé] d'un double événement d'invention et de succès, quoique [cette danse et cette voix fussent comblées] d'un double événement d'invention et de succès". Mais l'apposition de "une raison" à "votre danse et votre voix" devient plus délicate au plan grammatical si tel est le cas.
En revanche, à partir de "une raison", il y a un problème de syntaxe apparent, une virgule devant "une raison" permettrait d'envisager une distribution symétrique et donc une apposition de "une raison" à "votre danse et votre voix" : les calculs et les impatiences ne sont plus que votre danse et votre voix, [ne sont plus qu'] une raison. A cette aune, on peut alors penser que la concession (quoique) est plus proche de "une raison" que du couple "votre voix et votre danse". En tout cas, "en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers" se comprend comme une apposition des adjectifs "fraternelle" et "discrète" au nom "raison" avec un chiasme dans la distribution des compléments "fraternelle en l'humanité et discrète par l'univers". Selon Martineau et Fongaro toutefois, on peut lire un "s" dans le prétendu "et", ce qui ferait apparaître une troisième proposition : "une raison, en l'humanité fraternelle est discrète par l'univers", ce qui laisse quand même présents le problème de l'absence de ponctuation devant une "raison" et cet autre nouveau de la virgule après "une raison", puisque si c'est le sujet de la proposition la virgule ne se justifie plus, sans oublier que personne n'a suivi la thèse de Martineau et Fongaro d'un "est" au lieu d'un "et". Dans son relevé des "Principales variantes du manuscrit", Pierre Brunel fait remarquer qu'il faudrait lire "forcies" et non pas "forcées" et il ajoute que sur le manuscrit "figure, avant 'une raison', un signe +" qu'il faudrait lire selon lui comme un "tiret barré", ce que certains pensent un début de majuscule biffé. Et il écrit encore que "la lecture de Martineau 'est' ne paraît pas devoir être retenue, même si la graphie n'est pas nette. Murphy (IV, 634) suggère que 'et' est venu surcharger s (commencement prématuré de "sans images"). Enfin, variante qui intéresse directement notre réflexion, "les trois premières lettres [du nom 'raison'] surchargent" une suite "log" début probable du nom "logique". Nous traiterons une autre fois de l'énigme complexe de la lecture de Jeunesse II Sonnet. Ce qu'il importe de cerner, c'est que la raison est "fraternelle" et "discrète" au sein de l'univers, discrétion qui la rapproche du Génie qu'il faut savoir reconnaître et héler. Rimbaud n'a pas employé la majuscule apparemment, mais cela n'empêche pas de constater qu'il mentionne exactement la même allégorie de la "raison" flanquée du même article indéfini "une" et que l'adjectif "discrète" permet de motiver une telle détermination indéfinie. Il ne s'agit pas de la raison qu'on possède, il s'agit d'une raison qu'il faut trouver, guetter, cerner et reconnaître.
Maintenant, il convient de rappeler quelques autres notions fondamentales. Une grande partie des gens du dix-neuvième siècle croyaient au progrès et donnaient à ce mot un sens providentiel qui n'est plus le nôtre. Dans le cas du mot "raison", le culte révolutionnaire est une partie de l'explication, l'allégorie rimbaldienne est contre-évangélique évidemment et la parenté de ce poème avec Génie ne permet pas d'en douter. Par la raison, l'homme se distingue des animaux et de leur vie dominée par les instincts. Il s'agit d'une faculté et appliquée au monde elle donne des résultats universels. Mais la religion s'est déjà défiée des insuffisances de la raison, car la vie n'est pas une science, c'est un art, et la raison, comme simple usage d'une faculté, n'apporte pas de réponse pleine et entière à tout ce qui relève de l'art. Il convient également de distinguer la science et la raison, bien que la science soit parallèlement un objet de méfiance pour les religieux, les philosophes spiritualistes, etc., sachant que les allégories rimbaldiennes ont inévitablement des affinités avec une résistance spiritualiste de la pensée philosophique. Le discours de Rimbaud porte très précisément sur la finalité de la vie, une finalité qui n'est pas à portée de la pensée scientifique, une finalité qui n'admet pas le discours chrétien. Telle est la raison profonde du recours à l'article indéfini. Il n'y a qu'une seule raison finale, mais les discours des hommes mettent en concurrence plusieurs conceptions sur les finalités, et fervent défenseur de ses convictions Rimbaud ne met pas tant l'article indéfini par modestie que par souci de pousser les hommes à mieux partir en quête d'un savoir sur l'unique occasion de "dégager nos sens", ce qui assimile quelque peu la "raison" à une quête de "bonheur".
Voilà donc, sans m'y appesantir, quelques articulations qu'il me semblait nécessaire de faire sentir aux lecteurs désireux de mieux profiter de la lecture des poèmes de Rimbaud. Il y a une pensée précise dans son oeuvre et des articulations fines dans son vocabulaire, et ce n'est pas se rendre service à soi lecteur que de s'épaissir l'énigme rimbaldienne en renâclant à comprendre de quoi il retourne clairement dans les écrits de diamant de ce remarquable poète et penseur.
A suivre.