Beaucoup de lecteurs pensent que le poème Solde représente une braderie par le poète lui-même de tout l'idéal de sa quête de poète voyant. Nous pouvons glaner de telles présentations du poème sur le net : citons cette phrase pour l'exemple "Rimbaud abandonne tous ses rêves, il les liquide et même s'en affranchit", il s'agit d'une citation d'un site Préfigurations sur les arts figuratifs où le poème est cité in extenso dans le corps d'un article intitulé "Rimbaud et la boîte à bonheur", article qui propose également de changer le titre "solde" en une périphrase lourdement explicative : "dernières ventes avant liquidation totale". Cependant, certaines lectures (Fongaro, puis Claisse) contestent cette optique et soulignent que le pluriel "vendeurs" invite à penser que le poète ne parle pas de lui-même mais met en scène une société de vendeurs. Certains pourront penser que le pluriel n'exclut pas la participation du poète à cette action collective. Un deuxième débat concerne la signification du titre "solde", car l'idée de vente au rabais qui nous est familière aujourd'hui serait anachronique à l'époque de composition du poème. Un troisième élément de compréhension vient de la violence politique particulière de son amorce : "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu [...]". Dans la deuxième et dernière étude qu'il a consacrée au poème Solde, Bruno Claisse qui envisage le solde comme vente au rabais écrit : "Nulle trace d'antisémitisme dans cette mention, puisque les 'Juifs' étaient spécialistes de la vente "au déballage", i. e. au rabais, et que cette vente allégorise la liquidation, par la collectivité, du don tragique révélé par Les Illuminations." Nous considérons que cette note est maladroite, car il n'est que trop évident que la mention faite par Rimbaud a une résonance politique, notamment peu d'années après le décret Crémieux de novembre 1870, et nous estimons que le critique littéraire ne doit pas procéder à un toilettage des textes et de la pensée des auteurs classiques à cause d'un traumatisme lié aux événements du vingtième siècle.
En fait, le poème Solde a une forme satirique conventionnelle et saillante, fondée sur l'anaphore "A vendre". Rien que par ce constat, nous pouvons dire que les "vendeurs" et les "voyageurs" n'incluent pas le poète, mais que le poète dénonce le culot de cette insolente mise en vente. Le révolté énonce ce qui lui répugne, procédé ironique et satirique banal. Et son modèle n'est autre que Les Châtiments de Victor Hugo auxquels il reprend tout à la fois le thème, le recours à l'anaphore et à la métaphore, le caractère de mot d'ordre impensable et tout le sens de l'excès : "Vends ton Dieu, vends ton âme" (Le Te Deum du premier janvier 1852), "Ici, derrière toi, martyr, on vend ton Dieu", "Ils vendent Jésus-Christ ! ils vendent Jésus-Christ !", "Les pleurs de l'orphelin, ils vendent tout cela", "Ils vendent l'arche... Ils vendent Christ... Ils vendent la sueur qui sur son front ruisselle...", "Ils vendent au brigand.... Le grand crucifié.... Ils vendent sa parole, ils vendent son martyre, Et ton martyre à toi par-dessus le marché", "Ils vendent ses genoux meurtris, sa palme verte,..." "Ils vendent le sépulcre, ils vendent les ténèbres", "Ils vendent, ô martyr, le Dieu pensif et pâle" (A un martyr), "Vend la loi" (Au peuple), "La Liberté n'est pas une guenille à vendre" ("Ainsi les plus abjects..."), "[...] et vend Jésus dans sa chapelle" (Splendeurs), "Vendez l'état" (Joyeuse vie), "Parce que vous allez vendant la sainte vierge / Dix sous avec miracle et sans miracle un sou" (A des journalistes de robe courte), "Sibour revend le Dieu que Judas a vendu" (Ultima verba). Notez qu'Hugo prolonge cet emploi rhétorique avec un calembour précisément sur le mot "soldats" : "Soldats payés, tribuns vendus" et qu'il joue également, quoique plus gratuitement que Rimbaud, avec la critique communautaire : "Grecs, juifs, quiconque a mis sa conscience en vente" (Nox).
Le rapprochement avec le poème A un martyr est éloquent. Hugo s'indigne d'une conduite mercantile au sein de l'Eglise. Il crée des alliances de mots impossibles entre l'argent et la religion. Il joue aussi sur la superposition des plans : vendre un crucifix et vendre le crucifié. La satire est alors fondée sur le scandale de toute âme chrétienne qui se respecte, ce qui permet de souligner le dévoiement des institutions. En même temps, étant donné la divinité du Christ, la vente a un caractère d'absolu indépassable qui rend l'ironie nettement grinçante.
Hugo rappelle que Jésus a été vendu par Judas et il répète plusieurs fois qu'il est loisible de le vendre aux gens d'Eglise. Or, dans le Nouveau Testament, la crucifixion de Jésus-Christ résulte d'un choix du peuple juif qui a préféré la délivrance du brigand ou séditieux Barabbas à celle du Christ. Il me semble difficile de lire l'attaque du poème Solde sans que n'y fasse écho un tel arrière-plan culturel et symbolique.
Maintenant, si le poème Solde ne suppose pas la mise en vente de la religion chrétienne comme dans le cas hugolien, il construit clairement l'idée de valeurs et même d'expériences supérieures inatteignables où la pratique du solde est considérée comme une atteinte au sacré, sinon une méconnaissance du sacré pour filer la métaphore biblique. Enfin, les oxymores n'ont pas tous à être devinés à la lecture, puisque le poème se referme quelque peu sur une antiphrase explicite : "A vendre [...] ce qu'on ne vendra jamais", ce qui assimile la vente à une imposture.
Le dernier alinéa du poème a un caractère conclusif. Les mentions "les Corps, les voix" font office de récapitulatif et "l'immense opulence inquestionable" avec son anglicisme inédit affirme solennellement et métaphoriquement l'idée d'une richesse reconnue par tous qui ne se monnaye pas. Il est tant de trésors qui ne sont pas pour le commerce, mais pour l'Histoire, la Culture et l'Humanité. Pour illustrer l'idée, quelque archéologue amateur qui a trouvé une pièce de monnaie d'un peuple disparu, étrusque ou autre, possède un trésor qui n'a pas de valeur marchande et qui promet d'autres découvertes. Or, une alliance de vendeurs et de voyageurs en a décidé autrement du trésor unique dont il est question dans le poème, si ce n'est que l'antiphrase explicite "A vendre ... ce qu'on ne vendra jamais" réduit leurs efforts à une entreprise comique parce que dérisoire, démente et ravageuse parce que contre-nature : "Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si tôt !"
Les expressions "être à bout de solde" et "rendre sa commission" ne sont pas courantes, mais elles sont parallèles et la seconde a un sens très clair : "se démettre de la charge qui a été confiée". Le sens est clair : avec de tels projets de ventes, ni les voyageurs ni les vendeurs ne sont près de la cessation d'activité.
Le mot "solde" ne signifie pas une vente à bas prix, une "liquidation" d'un stock, mais il signifie simplement ici la "mise en vente" de tout ce qui vous tombe sous la main, et nous constatons que le sens rappelé par Albert Henry de "vente au moment où l'on cesse toute affaire" est lui-même évoqué, puisqu'il est question de la menace d'un épuisement du stock "être à bout de solde" et pour les voyageurs de peut-être rendre leur commission. La vente est contaminée par un sentiment d'urgence que la fin du poème tourne en dérision en rappelant qu'il n'a pas lieu d'être. Qu'ont eu besoin ces gens d'aller nicher la nécessité de vendre à de telles hauteurs ? Tel est le sarcasme à l'oeuvre dans le poème. La farce sera pourtant tragique tant qu'il y aura des clients. La vente est fortement dépréciative et on pourrait parler de vente au rabais si le procédé ne sentait l'imposture. On ne vend pas aux gens ce qui est le fait d'une "possession immédiate", on ne vend pas à un humain son sourire, son pas en avant, etc. Ce n'est là qu'un jeu de dupes.
Le premier paragraphe est la mise en scène d'une vente exceptionnelle. "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu", c'est revendiquer de vendre tout ce qu'on n'a pas encore songé à mettre en vente, et les couples égrenés (noblesse et crime, amour maudit et probité, temps et science) permettent de présenter le bien à posséder comme totalement inconnu du genre humain, que ses représentants soient nobles ou criminels, odieusement débauchés ou insupportablement probes, sans pour autant qu'il ait été jamais apprécié par le travail du temps et expliqué par la science.
Le discours du poète Rimbaud, on le sait, c'est que l'homme ne se travaille pas, ne se connaît pas lui-même, ce qui justifie également que dans la démarche du soldeur il ne soit pas question que d'un bien précieux dont jouissent déjà les hommes, mais d'un bien nouveau qui n'a jamais été éprouvé par quiconque. Ce bien, c'est la réalisation de soi, et elle ne passe pas par l'argent. Les éléments de la réalisation de soi sont détaillés dans les six paragraphes ou alinéas ou versets centraux de ce poème qui en compte huit. Le deuxième alinéa construit la référence à la "nouvelle harmonie", à la "phrase musicale" et à la "musique savante" des poèmes A une Raison, Guerre et Conte des Illuminations, à l'invention musicienne du poème Vies également. Il est aussi question du "dégagement rêvé" de Génie. Il conviendrait de parler de passages des poèmes réunis sous le titre Jeunesse où il est question de "voix instructives exilées", de "la danse et la voix à présent seulement appréciées", et encore des "possibilités harmoniques et architecturales [qui] s'émouvront autour de ton siège". Nous reviendrons prochainement sur ces expressions parentes, mais nous constatons que Rimbaud construit une représentation dualiste originale qui peut faire songer à Platon et au monde des Idées. Tantôt le poète estime qu'il se sent exilé du monde idéal (Vies) et tantôt il juge que ce sont les "voix instructives" qui se sont "exilées" par refus de ce monde (Jeunesse III Vingt ans).
Les Illuminations ne sont donc clairement pas concernées par la restriction finale d'Une saison en enfer, quand le poète renonce à son orgueil et prétend qu'il a "une réalité rugueuse à étreindre". Appliquer la leçon du livre de 1873 aux poèmes en prose des Illuminations est un contresens.
Je n'ai guère commenté que le début et la fin du poème Solde. Il s'agissait ici de montrer que la vente n'est pas celle de lots à liquider, mais celle d'un inventaire à l'infini qui relève de l'escroquerie et qui pour ceux qui s'en contentent signe la faillite d'une vie humaine faute d'entendre ce que doit être la réalisation harmonique de soi. Il nous fallait souligner les articulations satiriques nettes d'un poème trop souvent interprété à contresens en tant qu'oeuvre de désillusion du poète. J'ai mis en avant quelques liens avec d'autres poèmes qui annoncent une suite à l'aide d'un commentaire de poèmes en prose variés. Les poèmes Guerre, Génie, A une Raison, Vies sont essentiels pour comprendre la pensée profonde du poète et le mouvement auquel il s'oppose est celui raillé dans Solde et Mouvement.
A suivre...
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