vendredi 29 novembre 2024

Tandis que j'agonise (dixit le ver romantique)

Dans son livre L'Art de Rimbaud paru en 2002 (pages 34-36), Michel Murat s'appuie sur les "exemples étudiés par J.-M. Gouvard" pour montrer comment s'opère une "réorganisation rythmique du vers" où la "distribution des mots grammaticaux autour de la césure joue un rôle essentiel. Au lieu de prendre place au début du second hémistiche comme il est habituel dans les vers concordants, il arrive que ces mots se trouvent reportés avant la césure." Murat propose une première catégorie, celle de la "césure sur une préposition ou une conjonction dissyllabique, comme devant, parmi, tandis que, et il cite deux exemples des Contemplations, un recueil romantique publié tout de même tardivement (1856). La barre oblique est utilisée par Murat pour indiquer la césure (césure = frontière entre deux hémistiches (elle n'existe pas, sauf dans l'éducation nationale ou les jury de concours de recrutement des enseignants).

Echevelé, parmi / les ifs et les cyprès ("A celle qui est restée en France, v. 179)

Lui, cependant, tandis / qu'on bave sur sa palme ("Melancholia", v.79)

Murat commente ainsi : "On ne peut considérer ce type, qui se rencontre souvent chez Hugo, comme une forme déviante ; mais le processus de déplacement est caractéristique."*

Je passe directement à l'article de Gouvard paru en 2024 : "Arthur Rimbaud et le vers romantique".
A la page 43, il commente un vers consacré romantique du poème "Les Etrennes des orphelins" en employant pour représenter la césure le signe + habituel à Benoît de Cornulier :

   [...] dans Les Etrennes des orphelins, on lit " - Et tout pensifs, tandis + que de leurs grands yeux bleus" (v. 74), avec cette fois-ci une locution conjonctive à cheval sur la césure médiane. Le procédé n'est pas nouveau. Si une telle configuration ne se rencontre pas chez Chénier, celui-ci avait déjà risqué une fois de placer une locution conjonctive, comparable d'un point de vue prosodique, dans cette position inconfortable pour tout lecteur nourri de la belle harmonie classique et néo-classique, avec "Ne le voit plus, sitôt + qu'il n'est plus sous ses yeux !", un alexandrin qui découle chez lui de constructions comme "Et sa bouche, au moment + que je l'allais quitter," où le premier terme de la locution est non pas bi- mais trisyllabique ("au moment"), ce qui atténue la discordance, l'accent sur le [en] de "moment" étant relativement proéminent. A la génération suivante, c'est Hugo qui, bien avant Ribaud, placera "tandis que" dans cette configuration, et, dès l'automne 1827, lorsqu'il compose "Navarin", l'un des poèmes des Orientales : "Ô spectacle ! Tandis + que l'Afrique grondante". En 1869, l'alexandrin discordant des Etrennes des orphelins, avec son "tandis que" enjambant la césure, reflète donc lui aussi une pratique "romantique" qui s'était installée depuis longtemps chez les poètes contemporains.
Alors, si vous n'aimez pas lire, mais que vous avez envie de vérifier si c'est vrai tout, il y a moyen de consulter les principaux textes classiques en ligne et de rechercher par mots clefs les occurrences de "tandis que". Je précise que lisant les textes classiques j'ai découvert sans ce subterfuge le "tandis que" qui chevauche la césure à la toute fin de la comédie Mélite de Corneille, mais j'ai décidé de donner à ma recherche un petit coup d'accélérateur en abusant de la fonction "rechercher" la forme "tandis".
Lien pour consulter le texte entier de la comédie Mélite : cliquer ici !

La recherche inclut les variantes et quelques passages en prose. Il n'y a que deux formes "tandis" dans l'ensemble, deux fois au sein d'un alexandrin.
Je cite le premier cas :
Qu'il cherche femme ailleurs, tandis que de ma part
J'attendrai du destin quelque meilleur hasard.
Pour ce qui est de mon attente, elle n'est pas très longue, puisque l'autre occurrence "tandis" correspond à un vers romantique selon le principe définitoire de Gouvard :
Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
Nourrice, va t'offrir pour maîtresse à Philandre.
Je vous conseille vivement de consulter le lien ci-dessus, parce que la comédie Mélite fut la première création théâtrale de Corneille et elle a été remaniée à de multiples reprises. Des vers ont été supprimés, d'autres ont été remaniés, et les remaniements avaient aussi à voir avec un souci de plus grande correction, et de plus grande facture "classique" des vers. Or, ce vers n'a jamais été retouché.
Dans mon article de 2006 : "Ecarts métriques d'un Bateau ivre", où je citais quelques autres vers de Mélite, j'accordais un intérêt aux critères retenus par Gouvard, mais j'émettais des réserves : "alexandrins [...] qu'on supposera, sans s'offusquer d'un certain arbitraire problématique, représentatifs du romantisme, selon la définition esquissée par J.-M. Gouvard", je choisissais la forme "tandis que" comme unique exemple du critère de la locution conjonctive, et après la liste je précisais tout de même ceci : "Rappelons que ces formes antécésurales se rencontrent dans les œuvres mêmes de Corneille, Racine et Molière, sans même parler de la présence de certaines à l'entrevers au XVIe siècle."
Mon discours est bien distinct de celui de Gouvard en 2024, et j'étais déjà bien plus précis que lui. Je fais remarquer que Gouvard soutient clairement que Chénier n'a pas tout à fait le courage de pratiquer le chevauchement de la césure par la locution "tandis que", il ose sur une forme où le sens justifie mieux un effet suspensif : "sitôt que..." ou il ose sur des formes trisyllabiques, et c'est Hugo qui serait le premier à avoir eu le courage de passer le cap.
Je cite un "tandis que" dans la première comédie de Corneille.
Quelles sont vos lectures de vers classiques ? Vous avez le théâtre en vers de Corneille, Molière et Racine, puis vous avez des anthologies de poèmes de Malherbe, Mainard, Théophile de Viau, Saint-Amant, Vincent Voiture, Mathurin Régnier et quelques autres, puis les écrits en vers de Nicolas Boileau, et on inclura le cas particulier des vers libres de La Fontaine. C'est le premier ensemble de lectures imposées. Après, vous pouvez lire les tragédies de Rotrou, La Marianne de Tristan l'Hermite, les tragédies et les poésies de Voltaire, une anthologie de poésies du dix-huitième siècle, et peu d'entre vous iront réellement au-delà. Vous lirez peut-être aussi la Sophonisbe de Mairet, des poésies de Scarron, mais si vous lisez tout ça c'est que vous aurez lu aussi les comédies de Corneille qui ont précédé Le Cid.
Alors, j'ai continué l'enquête jusqu'à Œdipe inclus, puis j'ai épluché Suréna, et il n'y a plus jamais de "tandis que" enjambant la césure, mais je fais remarquer que Corneille emploie aussi le mot "tandis" seul, sans le "que", et que la forme "tandis que" n'apparaît pas tant que ça dans les vers de l'auteur. Alors, on peut se dire que Corneille évite la forme par souci de classicisme, par respect pour les préceptes de Malherbe et de l'avignonnais Pierre de Deimier, mais bon Corneille pratique rarement le rejet d'épithètes, mais il le pratique dans une version originelle répudiée d'un vers de Mélite et il y revient dans un vers non répudié de Polyeucte, l'une de ses quatre pièces les plus réputées. Dans sa dernière pièce, la tragédie Suréna, Corneille pratique deux fois la césure sur la conjonction "Mais", et dans La Suite du Menteur, comédie qui vient après bien des chefs-d'œuvre et bien des débats sur le classicisme à tenir, Corneille se permet un cas exceptionnel de "e" languissant : "Comme toutes les deux jouent leur personnage !"
Evidemment, du côté de Victor Hugo, cet exemple sur "tandis que" donne encore plus de crédit à ma thèse d'un Victor Hugo qui a relu plume à la main tous les vers classiques pour identifier les moments où une césure chaloupée était passée et avait été quelque peu avalisée par un Racine, un Corneille, un Agrippa d'Aubigné, etc. Hugo s'est essayé à la forme "tandis que" à cheval sur la césure, parce qu'il a identifié cette forme dans l'un des derniers vers de la comédie Mélite.
Mais il faut mener l'enquête du côté des autres auteurs classiques. Prenons le cas de Molière. Une bonne partie de son théâtre est en prose, et on sait que sur ses trois premières pièces en vers : L'Etourdi, Le Dépit amoureux et Sganarelle, il y a un lot de vers à faire fuir l'amoureux du beau vers classique. Ce n'est pas tellement vrai de L'Etourdi, mais la versification du Dépit amoureux jouit d'une mauvaise presse qui est tout à fait fondée. Et avant de vous parler de Sganarelle, je rappelle que lire les vers de Molière, ça inclut un petit nombre de pièces finalement dont une écrite officiellement par Corneille Psyché. Vous avez Tartuffe, Le Misanthrope, L'Ecole des femmes, Les Femmes savantes, L'Etourdi, Le Dépit amoureux, Sganarelle, Psyché (bien qu'il ait avoué qu'elle ait été versifiée par Corneille), Dom Garcie de Navarre, L'Ecole des maris, Les Fâcheux, La Princesse d'Elide, Mélicerte, Amphitryon, la Pastorale comique. Vous me direz que ça fait quand même un certain nombre de pièces à passer au crible, mais ce n'est rien du tout à faire comme travail. Un universitaire qui publie sur la versification peut lire les comédies en vers de Molière en une semaine, et prendre des notes en même temps avec un peu d'organisation. On peut consacrer un mois de sa vie à l'œuvre en vers de Corneille, et puis consacrer une semaine ou deux aux vers des pièces de théâtre de Racine. La recherche par mots clefs permet un irrésistible gain de temps dans le cas de la forme "tandis que".
Pour consulter le texte de la comédie L'Etourdi et y effectuer vous-même la recherche : cliquer ici !
Aucune occurrence de la forme "tandis" dans la comédie L'Etourdi. Je ne m'y attendais pas.
Une seule dans Le Dépit amoureux : "Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu," réplique de Mascarille. Pour vérifier par vous-même : cliquer ici !
Une seule occurrence dans Sganarelle ou le cocu imaginaire : "En le tuant, tandis qu'il tourne le derrière." La réplique est de Sganarelle lui-même, et vous notez que la forme conjonctive enjambe la césure !
C'est le deuxième contre-exemple à la thèse de Gouvard d'un procédé romantique partiellement hérité de Chénier et mis au point par Hugo.
Deux occurrences en tête de vers dans Dom Garcie de Navarre.
Aucune dans L'Ecole des maris.
Deux occurrences dans Les Fâcheux en début de vers : "Tandis que..." ou "Et tandis que..."
Aucune occurrence dans L'Ecole des femmes, aucune dans La Princesse d'Elide, une seule en tête de vers dans Tartuffe (Acte V), une seule en tête de vers dans Le Misanthrope, aucune occurrence dans Psyché, une seule dans Les Femmes savantes en tête de vers (Premier Acte).
Il y a quelques autres vers de Molière dans des poésies diverses, dans des intermèdes lyriques (Le Bourgeois gentilhomme, etc.), mais le bilan est déjà très clair. La forme "tandis que" est rarement employée, il s'agit d'un groupe de trois syllabes peu chargé de sens qui prend de la place. On peut se dire que la rareté du chevauchement de la césure prouve que le principe n'est pas admis comme très heureux, mais il ne s'agit pas d'une audace romantique, il s'agit d'un cas considéré comme de moindre correction pour lequel il y avait une faible tolérance. Et, je suis désolé, mais ce n'est pas la même conclusion... Il y a une distinction nette entre les deux conclusions, celle de Gouvard étant démentie de toute façon par les faits.
Dois-je aller plus loin ?
Murat met sur le même plan que les locutions conjonctives avec une tête à deux syllabes : "tandis que", les prépositions de deux syllabes comme "parmi". Notez qu'à propos de "parmi" vous avez un vers de Mélite où "parmi" est suivi d'un mot au singulier, usage réputé verlainien... Eh oui !
Mais, j'ai déjà cité une césure après la préposition "après" dans Iphigénie de Racine :

Lui, votre père ! Après son horrible dessein, (Acte III, scène 6, Achille à Iphigénie)
On notera le discours similaire de Joas face à Athalie dans la tragédie Athalie, quand nous avons la suspension "Et pour..." à la césure suivi de l'insultant "Pour quelle mère !"
Gouvard a cherché aussi à attribuer à Chénier les césures après un mot grammatical de trois syllabes. Relevons donc quelques-unes des formes "en faveur de" dans la comédie Mélite de Franz-Albert Corneille :
Cependant, en faveur de ma longue souffrance...
Quel grand romantique, ce Franz-Albert Corneille !
Je souhaite en faveur de ce reste de foi
Corneille varie ses emplois, puisque nous avons "en faveur de" en tête d'un autre vers, ou bien en tête d'un second hémistiche, l'expression apparaît aussi dans une didascalie en prose, et une deuxième fois en début de second hémistiche dans une variante.
Certes, on peut minimiser l'audace en considérant que "faveur" est perçu plutôt comme un nom par Corneille, même s'il est utilisé sans déterminant, un peu comme nous avons cela dans le vers de la même comédie : "M'avoir fait bonne part de son aveuglement." Il est vrai qu'on peine à trouver un autre cas semblable de structure préposition + de chevauchant la césure, mais alors que l'analyse en autonomie de "bonne part" ne pose aucun problème, nous avons tout de même une locution prépositionnelle devenue nettement telle en langue française pour l'expression "en faveur de..."
Mais je reviens sur le livre L'Art de Rimbaud et sa page 34 qui dit explicitement reprendre des exemples formulés par Gouvard. Murat cite un deuxième cas de configuration nouvelle dans la poésie en vers, avec deux mots grammaticaux d'une syllabe placés devant la césure et il cite le vers suivant de Victor Hugo :
Toi que l'homme par qui notre siècle commence [...]
Oui, l'hémistiche "Toi que l'homme par qui" n'est pas des plus heureux. Mais je peux vous citer de tels hémistiches étranges à partir des pièces de Corneille.
Toutefois, ce que met en avant ici Murat, d'après Gouvard, c'est la suite des deux mots grammaticaux "par qui" devant la césure. Murat souligne la succession préposition + relatif. Or, ce qui induit en erreur Murat dans son relevé, et je suppose Gouvard, c'est que dans le vers de Victor, la forme "par qui" introduit une subordonnée. Mais il y a un problème d'analyse. Le "qui" n'a pas sur lui cette valeur introductrice et ça change tout. Il y a une unité rytmique de la forme "par qui" à l'intérieur de la subordonnée. Et de toute façon, Murat exhibe bien le "type préposition + relatif" devant la césure, pas le fait que les deux mots formeraient une tête de subordonnée.
Et à partir de là je n'ai plus qu'à vous fournir les contre-exemples. Je viens de les chercher par mots clefs dans les pièces de Molière, mais parce que je savais de mémoire qu'il y avait de tels contre-exemples dans Les Femmes savantes ou L'Ecole des femmes. Je commence donc par L'Ecole des femmes, je cherche "de quoi" en premier lieu et je tombe rapidement sur ce vers :
Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.
Le vers a même l'intérêt d'offrir une tête de construction infinitive dépendante d'un verbe principal (je fais exprès d'éviter une terminologie grammaticale stricte).
Je vous montre un autre exemple dans cette pièce (on passe du premier au troisième acte) où cette fois vous pouvez apprécier "de quoi" comme une fin de groupe de mots :
Et voilà de quoi sert un sage directeur.
On peut étendre la recherche avec "de qui", "à qui", "à quoi", etc. Dans mon souvenir, les vers de Molière offrent des exemples de césure après "de qui" ou "à qui".
Je passe aux Femmes savantes, je commence par chercher "à qui" et je trouve immédiatement un exemple :
Des bassesses à qui vous devez la clarté[.]
Vous me permettrez d'arrêter là l'exercice, en ce qui concerne cette configuration.
Dans son article de 2024, Gouvard fait d'autres propositions. Etrangement, il n'appuie pas sur le simple rejet d'épithète. En revanche, il commente des coordinations d'épithètes, mais voyez comme là encore il met en avant Chénier. Gouvard cite un vers du début des "Etrennes des orphelins" : "De deux enfants le triste + et doux chuchotement" (vers 2 du poème). L'analyste dit ceci :
[...] Une telle configuration ne se trouve pas chez André Chénier, lequel, lorsqu'il place un syntagme nominal à cheval sur les deux hémistiches, s'arrange pour que le premier adjectif soit polysyllabique :

N'ont connu qu'une oisive + et morne indifférence,

Qui vient d'une insensible + et charmante langueur

Il a dans sa paisible + et sainte solitude

    Chez Victor Hugo, la première attestation se trouve dans "Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813", avec l'alexandrin "Les marronniers, la verte + allée aux boutons d'or," soit assez tardivement puisque le poème a été composé au printemps 1839. [...]

L'analyse est un peu étrange, puisque nous glissons d'une analyse sur les coordinations d'épithètes à une analyse sur l'adjectif monosyllabique en suspens devant la césure. Nous constatons aussi que Gouvard ne mentionne pas les vers de théâtre. Il pourrait au moins souligner que même dans ses vers de théâtre il n'y a pas une telle configuration chez Victor Hugo avant 1839.
Les remarques ne sont pas infondées sur l'importante influence hugolienne en ce qui concerne le placement d'un adjectif monosyllabique en contre-rejet à la césure, mais en réalité la pratique du rejet ou contre-rejet d'épithète est carrément une reprise romantique d'après Malfilâtre et Chénier par opposition au classicisme, il s'agit d'un retour des contre-rejets et rejets d'épithètes, puisqu'il s'en trouvait dans la poésie du XVIe siècle, dans Les Antiquités de Rome de du Bellay notamment, puisqu'il s'en trouvait de rares exemples dans des pièces de Corneille et Molière, ou bien au dernier vers du poème "Le Mondain" de Voltaire : "Le paradis terrestre est où je suis." Dans mon article "Ecarts métriques d'un Bateau ivre" paru en 2006 dans une revue d'importance pour les métriciens disciples de Cornulier, je citais déjà le vers de Polyeucte : "Adieu, trop vertueux + objet, et trop charmant" (vers 580). Je précise qu'il y a un rejet de l'adjectif monosyllabique "rouge" à la fin de Marion de Lorme, drame de Victor Hugo daté de 1831. Et le rejet d'un adjectif d'une syllabe est lui-même sensible et neuf dans ce cadre hugolien, parce que dans les vers de Chénier cités plus haut, nous avons certes des adjectifs d'une syllabe après la césure "morne" ou "sainte" mais la coordination avec "et" ne fait pas du tout un rejet d'une syllabe, et il n'y a même pas de rejet du tout vu que les seconds hémistiches ont une unité grammaticale mélodique : "et morne indifférence", "et sainte solitude". Gouvard n'a pas à comparer ces deux cas à un contre-rejet "De deux enfants le triste..." En revanche, il aurait dû citer la chronologie d'émergence de rejets d'adjectifs d'une syllabe : "Tranquille. Il a deux trous + rouges au côté droit." "Je pisse vers les cieux + bruns, très haut et très loin," ("Le Dormeur du Val" 1870, "Oraison du soir", 1871). Gouvard confond clairement les plans d'analyse. Enfin, en ce qui concerne la coordination d'épithètes à cheval sur la césure avec un contre-rejet de l'adjectif antéposé, il y en a plein d'exemples dans les pièces classiques, sept ou huit de mémoire dans la Sophonisbe de Mairet que je vous ai énumérés dans un article récent, j'en citais de Racine lui-même dans mon article de 2006 : "J'ai su par une longue + et pénible industrie" (Mithridate), et je soulignais aussi les constructions particulières du type : "De la douce liqueur rousoyante du ciel" (Mathurin Régnier), ce que je mettais en lien avec un vers de Lamartine dans ses Harmonies poétiques et religieuses : "Douce et tendre, et l'accent + mâle et grave du père."
Gouvard n'arrête pas dans son article de citer une liste de grands spécialistes de l'analyse du vers dans laquelle il se place, il ne cite jamais mon article de 2006, alors que, pour qui lit les deux articles, le spécialiste du vers n'est pas celui qui professe.
Alors, je vous explique une recette : vous faites une recherche de la forme "et", et vous faites défiles les textes en vers en vous concentrant sur le centre et vous cherchez les coordinations d'épithètes à cheval sur la césure. C'est un travail ingrat, mais vous ferez des relevés qui pourront faire l'objet d'un travail universitaire. C'est un gain informatif facile à faire, et vous pourrez briller en société en montrant maîtriser un sujet sur lequel les métriciens n'ont pas fait les bonnes observations qui s'imposaient.
Et entre la parole d'autorité, le fait constaté et la validation scientifique d'un propos, le plus fragile ça reste la parole d'autorité, il n'y a rien à faire messieurs les rimbaldiens, c'est comme ça !

David Ducoffre, commis de cuisine. Belle société française qui marche sur la tête... Je fais ça sur mon temps libre, mon travail n'est pas reconnu. Bravo pour vos compétences et la mise à profit de vos excellentes conditions de travail, messieurs les ombrageux universitaires. Bravo, bravo !

jeudi 28 novembre 2024

Rimbaud, "romantique attardé" et versification romantique

Je ferai prochainement une étude plus poussée sur "Ophélie" en tenant compte de l'article de Philippe Rocher publié dans le volume Le XIXe siècle à la loupe, hommage à Steve Murphy paru en septembre dernier.
Je reviens ici sur l'article de Gouvard paru plus tôt en 2024 sur la versification romantique de Rimbaud, article au sein d'un numéro collectif spécial Rimbaud n°5 "Les Romantismes de Rimbaud" dans la Revue des Lettres modernes.
Je vous propose d'écouter l'album suivant pour le confort de la route.


Dans son article, Gouvard fait remonter le jugement négatif de Mendès à propos de Rimbaud selon lequel Rimbaud était un romantique attardé, opinion pensée comme mal veillante. Rimbaud n'aurait pas pris le pli du temps de se retourner contre l'expression du Je lyrique, il serait dans tous les excès du romantisme. Mendès prend le parti du troisième Parnasse contemporain qui a rejeté en 1876 Verlaine et Mallarmé. Il prend le parti de l'art pour l'art selon Gautier et Leconte de Lisle, au détriment des autres modèles parnassiens que furent Baudelaire et Banville. Il doit y avoir aussi un parallèle à faire avec l'opposition du réalisme et du naturalisme au romantisme, bien qu'en réalité Zola ne soit célèbre que parce qu'il était un disciple de la manière de Victor Hugo, et pour strictement aucune autre raison.
Dans ses lettres de 1870 à Banville ou de 1871 à Demeny, Rimbaud disait pourtant autre chose. Les parnassiens étaient la suite des maîtres de 1830. Il n'opposait pas les romantiques et les parnassiens, et ce discours est depuis un quart de siècle une affaire entendue parmi les rimbaldiens, du moins ceux qui collaborent à la revue Parade sauvage. Mais, aussi, dans sa lettre à Demeny, Rimbaud cite Gautier, Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire comme les "seconds romantiques", et les parnassiens ne sont que les poètes de la nouvelle génération qui commence à publier dans la décennie 1861-1870. Je précise que même si l'idée de deux époques du romantisme apparaît aussi dans les écrits de Gautier, je n'ai jamais rencontré nulle part avant Rimbaud la formule "seconds romantiques". Je ne me suis pas échiné à essayer de la trouver, mais cette formule d'apparence dérisoire est propre à Rimbaud.
Comme Rimbaud a écrit à Banville que lui aussi voudrait devenir parnassien, on tend à penser que Banville est un parnassien maître d'école. Mais il n'en est rien. Pour Rimbaud, Banville est un romantique avant d'être un parnassien. Baudelaire a clairement écrit que malgré l'échec des Burgraves son époque était toujours romantique.
Bref, on peut s'éloigner de la stratégie injurieuse de Mendès pour identifier Rimbaud à un poète romantique tardif, mais qu'est-ce que le romantisme ? Stendhal s'est revendiqué romantique, et il a écrit une des brochures emblématiques précoces participant de ce débat de société. En 1823 ou 1824, il a écrit un Racine et Shakespeare qui prend la défense du romantisme comme mouvement de la modernité. Et pourtant, il ne correspond pas à l'idée qu'on se fait du romantisme.
Pour définir le romantisme, il faut des angles d'attaque. Le premier angle d'attaque est celui du traitement d'un Moi lyrique qui va être définitivement distinct du "moi lyrique" des siècles antérieurs. Avant le dix-neuvième siècle, le Moi en Littérature n'excède pas un certain ancrage de la personne en société. Marot parle de lui-même, Villon aussi, Ronsard aussi et ainsi de de suite, mais ils parlent de la religion ou de leur vie en société en se tenant à leur place et en ne se prêtant pas une lecture de la réalité au-delà de leur éducation. Les philosophes des Lumières n'excéderont pas non plus ce cadre.
Le deuxième angle d'attaque est celui de la forme. Mais, à la base, il y a une alternative : conserver les formes en place ou les remettre en cause. Il faut affiner si nous ne voulons pas parler d'un romantisme définitif qui se prolonge en 2024. Il convient donc de donner un cadre à la transformation des formes, remise en cause du classicisme, et il faut envisager le moment où le combat contre le classicisme a perdu son sens, un moment où les formes nouvelles créées par les artistes ne peuvent que singer le romantisme ou relèvent d'un autre plan de l'histoire des arts et de la littérature.
Le troisième angle d'attaque est celui de la dimension prophétique du romantique, celui de sa prétention à être un mage pour la société.
Le quatrième angle d'attaque pourrait être celui d'un mouvement de pensée quelque peu néo-platonicien. Le sujet est périlleux, mais il doit être posé. Le romantisme est traversé par un mode d'énonciation spiritualiste et dualiste. Bien sûr, Rimbaud se présente comme athée, il parle d'un futur matérialiste, et personnellement je n'ai aucun début d'estime pour le dualisme de Socrate et Platon. Le "monde des Idées", ça ne peut mal d'emporter mon adhésion. De plus, les poètes ne lisaient pas Platon attentivement, et au-delà de Lamartine et Hugo on bascule avec Baudelaire et Rimbaud du côté de profils de poètes qui héritent de cette manière de dialectique néo-platonicienne en la subvertissant pas mal de l'intérieur. Lamartine est plus sagement platonicien, tandis que Victor Hugo en prend sa part mais il fait vivre cela dans un état assez protéiforme. Et étudier si Rimbaud ou Baudelaire sont platoniciens, ça pose pas mal de difficultés, puisque le prétexte à la réflexion peut créer des biais de confirmation.
Pour le présent article, je vais m'attaquer à un sujet terre à terre, les formes de la versification romantique chez Rimbaud, en revenant sur certaines idées clefs de Gouvard.

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Je fais quelques rappels. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, les poètes concevaient leurs vers en fonction de règles prescriptives. Il fallait une césure à l'alexandrin après la sixième syllabe et il y avait un ensemble de configurations qui étaient proscrites à la césure ou fortement déconseillées. Mais, avec l'influence de l'abbé italien Scopa, une théorie a vu le jour qui faisait passer les vers français pour accentuer. Déjà, à l'époque de Victor Hugo, et donc de Verlaine et Rimbaud, il circulait une théorie de l'alexandrin tétramètre dans l'enseignement avec les traités de Quicherat notamment, et cette théorie est exhibée comme une évidence au début du dix-neuvième siècle par Martinon et d'autres, et elle sert même à évaluer le dérèglement du vers propre au dix-neuvième siècle. Puis, tout au long du vingtième siècle, les théories gratuites sur l'accentuation du vers ont proliféré, et l'enseignement scolaire n'a plus fait apprendre la composition de l'alexandrin comme c'était le cas dans les traités utilisés par les poètes, mais on a eu droit à une théorie de l'alexandrin à quatre accents comme régulier et à l'acceptation de tout le reste comme des licences productrices d'effets.
Donc, de 1978 à 1982, les livres de Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier La Vieillesse d'Alexandre et Théorie du vers ont procédé à une remise à plat. Cornulier a mis à mort la question de l'importance de l'accent dans l'analyse de la mesure du vers, et Roubaud et Cornulier ont permis le retour à l'idée de l'importance de la césure normale. Bien qu'il se soit délesté de la théorie des accents, Cornulier en a maintenu sous des formes adaptées l'idée que avant de devenir complètement libre au vingtième siècle par méconnaissance de ce que doit être la mesure l'alexandrin a été assoupli par le trimètre et puis par le semi-ternaire qui peut être 84 ou 48 avec une vague allure ternaire (534, 354, 435, 453). Pourtant, le semi-ternaire ne respecte pas la règle de l'égalité de la mesure qui a servi à Cornulier à rejeter toutes les analyses déviantes, c'est le mot, des XIXe et XXe siècles, à rejeter la théorie de la césure mobile ou de son déplacement. Et Cornulier va commettre la même erreur dans l'analyse de "Tête de faune" en considérant que le poème a un mètre différent par quatrain, en considérant même que ce poème est le seul à avoir son propre système, puisqu'à cette aune "Tête de faune" s'opposerait aux vers première manière, mais aussi aux vers seconde manière tels qu'ils sont pensés par Cornulier (pas de césure).
La théorie du vers porte sur trois poètes : Rimbaud, Mallarmé et Verlaine, et le problème, c'est que ces trois poètes viennent après le romantisme tel qu'il était compris, et tel qu'il l'est encore de nos jours, et s'ils ont une origine parnassienne ils sont considérés dans leur maturité comme au-delà du mouvement parnassien. Peu importe ici le débat sur le mouvement parnassien, ce qui doit primer ici c'es de considérer que la révolution métrique n'est pas associée au romantisme, alors que chez Roubaud il y a une autre idée encore : Rimbaud met fin à l'alexandrin hugolien qui n'était pourtant plus l'alexandrin de la tradition classique.
Il y a eu pas mal de travaux intéressants sur la versification ces quarante dernières années, plusieurs dans la mouvance créée par Cornulier, avec deux de ses élèves de thèse : Gouvard et Bobillot. Il y a eu aussi d'autres interventions intéressantes, il y a eu des études sur des œuvres à partir des atouts de la méthode métrique de Cornulier. Rimbaud et Verlaine en ont tout particulièrement profité.
La thèse de Gouvard doit dater de 1994 et elle a été éditée sans aucune retouche apparemment vers 1999 sous le titre Critique du vers chez Honoré Champion. Gouvard n'a tenu aucun compte de certaines mises au point et n'a pas corrigé son texte, c'est pour cela que j'insiste sur cet aspect. On observe que dans la thèse de Gouvard la thèse du semi-ternaire est défendue.
Or, si je prends les quatorze pages de l'article paru en 2024 "Arthur Rimbaud et le vers romantique", je n'observe aucune mention du problème du semi-ternaire. Pourquoi cet escamotage d'un tel objet théorique ? Parce que depuis 2005-2006, un certain David Ducoffre martèle que ce concept n'a pas lieu d'être et dresse des contre-arguments ?
J'ai mis le doigt sur les vers de dix syllabes qui ont des enjambements acrobatiques sans pouvoir être ternaires, j'ai cité le précoce : "Adrien que je redise encore une fois" de Borel. D'autres choses encore. J'ai aussi déclaré que si les poètes s'interdisaient certaines configuration à la césure 66, pourquoi les métriciens Cornulier, Gouvard, etc., acceptaient ces configurations pour dire qu'un vers était trimètre ou semi-ternaire : "C'est l'Allemagne, c'est l'Espagne, c'est la Flandre." Jamais Hugo ne couperait ainsi "Espa/gne" à la césure 66, donc pourquoi dire que le vers est 444 au milieu de vers 66 ? ça n'a aucun sens. Bizarement, Cornulier et Gouvard ne disent pas mes arguments, ils se contentent de ne plus parler de semi-ternaire. Il est vrai que Cornulier a souligné une mutation décisive dans son jugement avec son article sur le poème "Ma Bohême" paru dans la revue Littératures dans un numéro spécial Rimbaud dirigé par Yves Reboul, où Cornulier a nettement pris acte de la coquille "rives" corrigée en "rios" pour un vers des "Poètes de sept ans". Je disais déjà avant cet article à Cornulier lui-même que je trouvais absurde qu'un découpage impossible à la césure normale soit toléré pour dire qu'un vers était trimètre ou semi-ternaire. Dans son article, Cornulier fait un sort à l'analyse en trimètre du vers : "Comme des lyres, je tirais les élastiques / [...]" Et j'ai été étudiant à l'université, et je sais que ce vers est spontanément interprété comme un trimètre par les gens de ma génération, j'ai même entendu un élève citer ce vers-là précisément comme un trimètre, et cela quelques-années après l'article de Cornulier, en 2009 quand Rimbaud était au programme du concours de l'Agrégation.
Au sujet du trimètre lui-même, dans son article récent sur le vers romantique chez Rimbaud, Gouvard en parle, mais à la toute fin, et seulement en quelques lignes, et surtout il n'enchaîne pas un instant sur la question du semi-ternaire. C'est un peu étonnant puisque c'est un concept clef de l'analyse de Cornulier et Gouvard de 1982 à 1999 pour opposer le vers du dix-neuvième siècle au vers classique, discours relayé par Michel Murat dans les premières pages de son livre L'Art de Rimbaud paru en 2002 et réédité en 2013.
Ce n'est pas tout. Dans Théorie du vers et dans Critique du vers, il y a l'idée d'un système progressif. L'alexandrin est d'abord déréglé en trimètre 444, puis une fois que le trimètre a eu une certaine prégnance, le 84 et le 48 apparaissent. Cornulier a fourni une très belle étude sur les trimètres classiques, qui d'ailleurs tient compte de mes échanges privés avec lui, mais il n'y a rien eu de tel pour les trimètres du dix-neuvième siècle. Comment ça se fait ? Il faut les relever, les définir, les discriminer entre eux. Lesquels sont des trimètres, lesquels n'en sont pas ? Parce qu'à partir du moment où jusqu'en 1840, Hugo a été le seul pratiquer le trimètre, sachant que de 1840 à 1853 Hugo ne publiera plus aucun recueil de poésies lyriques, et à partir du moment où on ne constate qu'une poignée dérisoire de trimètres indiscutables dans les recueils lyriques hugoliens des Orientales à Les Rayons et les ombres inclus, et sachant qu'arbitrairement Cornulier et Gouvard laisse à part les vers de théâtre, comment on peut avoir une habitude du trimètre qui favorise l'émergence du semi-ternaire ?
Vous commencez à comprendre l'étendue du problème ? Que ça plaise ou non à Cornulier et Gouvard, il faut une étude systématique des trimètres au dix-neuvième siècle ! Et on ne peut pas se contenter de faire comme si l'hypothèse du semi-ternaire n'avait jamais existé...
Cornulier et Gouvard se sont trompés, et s'ils ne corrigent pas le tir, c'est qu'ils n'auront pas la paternité du tir correcteur puisque j'ai déjà publié en ce sens. J'ai carrément affirmé que "Tête de faune" était entièrement en césure habituelle 46 et qu'il fallait une lecture forcée des césures dans les vers "nouvelle manière". On va ménager encore pendant combien de décennies Théorie du vers de Cornulier, vous allez chercher pendant combien de décennies à arriver lentement à mes conclusions par vos propres articles et moyens et discours pour que ça soit digérable ?
Si vous croyez que j'ai tort, mais affrontez-moi directement, entrez dans la lice avec des arguments contre.
Ne me résumez pas à quelqu'un qui cite les vers d'une syllabe d'Amédée Pommier pour fixer les sources de plusieurs contributions zutiques. Ne me citez pas uniquement quand j'apporte comme un disciple une pierre à votre discours.
Le semi-ternaire, il est mort oui ou non ? On en fait quoi ?
Moi, je veux connaître l'état de la question... puisque ce n'est pas moi qui le fixe...
Je précise d'ailleurs que sur le net on peut trouver mon grand article métrique d'époque, paru en 2006 dans le numéro 5 du Cahiers d'études métriques de Nantes, lequel a forcément été lu par Gouvard et plein d'autres évidemment.







Il doit y avoir un quatrième lien, récemment j'y ai eu accès avec une autre présentation encore, plus près du format téléchargement PDF.

Ceux qui liront cet article se rendront compte de l'avance que je peux avoir sur un article de Gouvard paru en 2024.
Notez tout de même que dans mes références bibliographiques je mets un important article de Jean-Michel Gouvard sur l'alexandrin de Victor Hugo paru en 2003. Il y a définissait des critères de reconnaissance de l'alexandrin hugolien et mon article en a tenu compte en éprouvant ces configurations, mais en constatant aussi leur relativité.
De 2003 à 2024, je n'ai pas l'impression que Gouvard se soit posé beaucoup de questions sur la versification. Il a vécu sur ses acquis.
Attaquons maintenant les modèles qu'il propose dans son article sur Rimbaud.

Gouvard commence par citer les césures qui séparent un auxiliaire de son participe ou un verbe modalisateur de l'infinitif modalié : "avoir + glacé", "semblait + murmurer", mais il avoue que ces configurations n'étaient pas absentes de la configuration classique, pour ajouter qu'elles étaient tout de même rares car "fortement déconseillées". Il est très intéressant de dire qu'elles étaient déconseillées, mais cela mériterait aussi tout un historique. Le problème, c'est que sans historique Gouvard ne juge pas de l'évolution du vers du XVIe siècle jusqu'au Classicisme, premier problème, et ensuite il présente cela sous un jour biaisé pour dire que la configuration est romantique et vient d'André Chénier.
Pour moi, l'évolution vraiment romantique hugolienne va être liée aux formes monosyllabiques de ces enjambements, notamment dans les vers de La Légende des siècles de 1859.
Pour la coordination d'adjectifs de part et d'autre de la césure, Gouvard m'a-t-il lu ? En effet, ces coordinations sont pratiquées chez les classiques, mais l'originalité est d'exploiter un adjectif d'une seule syllabe : "leur triste + et doux chuchotement", procédé hugolien. Je citais dans l'article de 2006 dont vous avez des liens plus haut quelques exemples chez des classiques. Récemment, j'en ai cité une fournée du côté de la Sophonisbe de Mairet qui est considérée comme la première tragédie classique française !
Pour "front terrible et doux à l'horizon", Rimbaud pratique la césure en mettant en rejet "et doux", là encore c'est un procédé hugolien par la mise en relief d'un monosyllabe (deux syllabes de rejet avec le "et" tout de même), mais dans mes tout derniers articles je fais remarquer "œil terrible et doux" dans Les Cariatides de Banville, comme source à la création de Rimbaud.
Ce qui est curieux, c'est que Gouvard n'ait pas parlé des rejets ou contre-rejets d'épithètes où l'adjectif est seul, sans coordination avec un autre. J'ai montré que ces rejets avaient quasi disparu de la poésie classique au XVIIIe siècle, avec la notable exception d'un décasyllabe et non alexandrin à la fin du poème "Le Mondain" de Voltaire, avec une exception connue de surcroît de Malfilâtre à l'entrevers dans sa traduction de Virgile et avec des exceptions tout de même rares chez Chénier. Gouvard ne parle pas du tout de ça, je suppose qu'il se l'interdit parce qu'il sait que j'en ai parlé et que de toute façon il y a un tabou qui veut qu'on ne parle pas de moi. Je suis impressionné par cette façon de faire ou par cette coïncidence, vu que l'absence de ce sujet est complètement anormal dans l'article de Gouvard. Cornulier le sait, je lui ai communiqué les rejets d'épithètes de Vigny, Hugo et Lamartine qui ont tout lancé.
Il y avait un sujet romantique du vers, Gouvard passe à côté. Il y avait le papier buvard, maintenant il y a le papy Gouvard.
Il y a eu un comité scientifique de lecture avant la publication de l'article ?
Enfin, Gouvard comme dans son article de 2003 parle des configuration préposition avec "de" ou conjonctions avec "que". Vous prenez la tragédie Mélite, vous avez des prépositions à cheval sur la césure : "en faveur + de" et d'autres. Le "tandis que" que Gouvard dit romantique et que Murat cite comme proscrit, je vous en ai cité un récemment dans les derniers vers de Mélite justement.
Pour les rejets d'épithètes, mon article de 2006 me permet de retrouver celui qui était chez Corneille, il s'agit d'un vers de Polyeucte : "trop vertueux + objet". J'en ai donc un autre avec les variantes de Mélite. pour précision, il semble que dans Mélite, il y ait une allusion au célèbre hémistiche de Malherbe : "Beauté, mon beau souci," qui est même le titre d'un recueil de récits de Valéry Larbaud au début du XXe, que j'ai lu il y a vingt-cinq ans au moins. Un personnage s'écrie à un moment à la rime : "Tout beau, mon souci," donc la comédie Mélite est héritière en versification d'un état des lieux établi par Malherbe. Corneille va châtier les derniers errements dans ses vers, le rejet d'épithète en fait partie.
Gouvard, un spécialiste de l'histoire du vers ? Mais, moi, un moins que rien. Alors, expliquez-moi ce qui se passe dans ce que j'écris ci-dessus. Vous faites passer quelqu'un pour insignifiant, sauf que cet insignifiant il rapporte des faits imparables qui vous mettent en-dessous de lui.
Ici, sur ce blog, vous aurez une vraie histoire de la versification romantique, une vraie mise au point sur les vers "nouvelle manière", de vraies réflexions sur le romantisme tardif d'un Rimbaud.

mardi 26 novembre 2024

Lire Rimbaud dans le brouillard

Il est trois heures et quarante minutes du matin, je n'arrive pas à dormir. Alors, je vais écrire et creuser plus avant dans ma quête de savoir à travers les poèmes de Rimbaud.
Le monde s'endort tranquille dans des heures sombres bien plus au bord du précipice qu'en 1961. Certains analystes prétendent refroidir le danger, ils analysent finement les opérations militaires, mais ils sont acquis à l'idée que rien ne va déraper. Ils se ridiculiseraient après tout s'il ne se passait rien après une alerte maximale, tandis que s'il se passe quelque chose ils ne seront plus là pour en parler. Le pensent-ils vraiment ? Ils s'accrochent à deux thèses : première thèse, le président alzheimérien n'a pas donné officiellement son accord pour tirer sur la Russie dans la profondeur, ce qui est de toute façon contrebalancé par un aveu officiel a posteriori ; deuxième thèse, ils opposent la CIA au Pentagone, sauf que les militaires qui utilisent les missiles longue portée sont bien sous les ordres du Pentagone. Puis, porte-parole du Pentagone, Thomas Buchanan tient bien en public des propos hallucinants sur la prétention des Etats-Unis à l'emporter contre la Russie dans un conflit nucléaire. C'est complètement immature. La Russie fait dix-sept millions de kilomètres carrés et le pays a déjà des bunkers pour minimiser les coûts humains, alors qu'une seule bombe russe fera s'effondrer l'économie américaine et ruinera à jamais écologiquement et humainement l'une ou l'autre des deux façades océaniques de l'Amérique. La morgue des américains est complètement insensée. Quand l'Inde et le Pakistan se menaçaient l'un l'autre d'une guerre nucléaire, les Etats-Unis et la Russie étaient les adultes qui raisonnaient les enfants. En 1961, Kennedy a réussi à sortir de l'impasse de l'escalade dans la fierté à ne pas plier en proposant un échange gagnant-gagnant avec le retrait des implantations américaines du côté de la Turquie et donc des missiles russes du côté de Cuba. Aujourd'hui, nous revivons une telle crise, mais avec des idiots au pouvoir du côté occidental. Il n'y a pas que le risque de dérapage immédiat. On peut toujours se dire que chaque pas n'est pas encore celui du non-retour, nous sommes en train de structurer de nouveaux rapports de force et de nouvelles tensions à surveiller qui seront là dans dix ans quand les dirigeants auront encore changé. Nous n'aurons pas tout le temps un président à la tête froide aux commandes de la Russie, et le peuple russe n'est pas à l'abri de passer comme les américains dans une sorte de confiance enthousiaste abusive. L'Ukraine est gouverné en sous-main par les Etats-Unis, mais directement par un comédien au sens propre qui ne maîtrise rien à ce qu'il fait dans le jeu politique, il fait tirer autour d'une centrale nucléaire dans la zone au sud de l'Ukraine reprise par les russes (puisque ce sont des terres historiques russes et pas du tout ukrainiennes) et et il a voulu s'essayer à la centrale nucléaire proche de Koursk. La France a un président qui est un roi, mais le roi des bouffons, agent débilitant mis en place encore une fois au profit des américains pour détruire le pays des gouvernés.
Le tir 'oreshnik" ne fut pas du tout un tir de missile intercontinental et il ne s'agit donc pas d'une arme de guerre ultime. Contrairement à ce qui se dit, elle ne peut pas sans charge nucléaire avoir l'effet d'une bombe nucléaire, c'est mentir que de dire cela. En revanche, elle a deux effets très significatifs. La frappe sur Dnipropetrovsk n'avait pas de charge explosive et donc elle a eu par sa vitesse un effet de pénétration dans le sol, dans les bunkers, meilleur que s'il y avait eu une charge explosive. C'est ce qu'on n'ira pas clamer dans les journaux. Le deuxième point, c'est que cette arme en étant non pas un missile intercontinental, mais un missile balistique intermédiaire rappelle la crise des missiles des années 1990. En clair, les russes montrent une arme qui n'atteint pas les Etats-Unis, sauf à la poser à la limite extrême-orientale de l'Asie, mais qui atteint les pays européens de l'Otan. C'est une arme qui fait savoir que la défense de l'Otan est découplée désormais. La mise en danger de l'Europe ne concernera pas directement les Etats-Unis. Par ailleurs, dans son discours, Poutine parle d'avertir les populations civiles et les pays amis si une frappe est opérée en Ukraine, mais beaucoup de commentateurs confondent avec la phrase précédente sur le fait que la Russie se réserve le droit de frapper les installations militaires de pays qui fournissent de quoi tirer dans la profondeur en Russie. Ils disent que si la Russie tire sur un pays de l'Otan elle préviendra pour permettre l'évacuation des civils, alors que j'ai compris deux discours distincts : 1) on se réserve le droit de tirer sur les installations militaires de ceux qui arment l'Ukraine contre la Russie, 2) si on utilise le missile Oreshnik en Ukraine à nouveau on préviendra pour permettre une évacuation des civils. Les dirigeants français, allemand et anglais sont complètement irresponsables. Ils mettent en danger leurs populations respectives en remettant sur le tapis l'envoi des troupes et l'autorisation de tirer dans la profondeur. Il y a une autre dimension inquiétante. Au mois d'août, les ukrainiens ont attaqué les régions boisées et peu peuplées dans la région dite de Koursk. Ils étaient censés prendre en quelques jours une centrale nucléaire pas loin de la ville de Koursk, mais ils ont échoué au bout de cinq jours. L'opération était devenue complètement absurde, et pourtant ils se sont accrochés. Ils envoient depuis le mois d'août quantité de troupes sur ce territoire envahi mais sans intérêt militaire et impossible à tenir à long terme. On nous vend un objectif secondaire qui serait que ce sera un moyen d'échange lors des négociations, ce qui est complètement débile comme point de vue, mais c'est un fait qu'au lieu d'assurer la défense sur le front est au niveau du Donbass le commandement militaire ukrainien sacrifie massivement ses troupes, et parmi les meilleurs, à tenir quelques centaines de kilomètres carrés de régions boisées peu densément peuplées. Les tirs de missiles dans la profondeur sont peu efficaces apparemment, ils vont devoir en utiliser beaucoup pour peu de résultats, dirait-on, mais en réalité ils se concentrent sur les systèmes de défense antiaérienne des russes, ce qui pourrait favoriser la création d'un couloir pour reprendre l'offensive, et cela laisse penser que finalement ils n'ont pas renoncé à viser la centrale nucléaire à proximité de Koursk. Cette simple menace potentielle liée aux faits de guerre permet de comprendre que la situation est réellement préoccupante. La guerre se joue pour partie au plan des combats, mais elle se joue aussi quelque peu au plan nucléaire, et le plan nucléaire est le seul où les américains peuvent espérer reprendre la main... Cette obstination joueuse des "élites" américaines, visible au quotidien, est très inquiétante. Il faut aussi évaluer ce qu'ils ont à perdre, puisque si la guerre se termine rapidement il va être difficile de faire taire les reproches : tout ça pour ça, et pour soutenir un pays où plane plus qu'on ne veut bien le dire l'idéologie nauséabonde qui a marqué le vingtième siècle. Il y a beaucoup d'argent, de postes de pouvoir, de moyens de pression à perdre dans cette affaire. Il ne faut bien sûr pas se leurrer sur la passation de pouvoir. Trump est une des élites vulgaires de l'Amérique qui se contrefiche, tout comme les Clinton et compagnie qu'il y ait de belles créations industrielles dans le monde grâce à des peuples passionnés, qui se moque du degré de finesse dans l'art, qui se moque de tout et même de ce qui les porte. La femme de Trump est un trophée fourni par Epstein, après tout. Tout de même, on se libère de l'étau strict des mondialistes, il faut prendre le maximum de changement dans l'affaire et que cela soit le plus possible irréversible. Mais il est encore des américains pour croire qu'ils vont découpler la Russie et la Chine. Non, la Chine a besoin que la Russie tienne, elle ne peut pas imaginer les américains investir la Sibérie et la détruire, et les russes ont besoin de la Chine comme partenaire et soutien. L'alliance va au-delà avec le grand mouvement des Brics. Puis, je n'arrive pas à comprendre comment au nom d'une vision de l'occident on se réjouisse d'une guerre qui fait bientôt un million de morts, d'autant que la natalité est inexistante en occident ou peu s'en faut. C'est d'une horreur glaçante qui me dépasse. La destruction de Nordstream est admise sans broncher avec toutes les conséquences catastrophiques que cela peut avoir pour l'Allemagne et du coup tous ceux qui sont bons pour l'hôpital quand elle s'enrhume. Je ne comprends pas très bien pourquoi mes concitoyens se réjouissent avec les milliardaires américains issus de systèmes corrompus, de mafias. Je ne comprends pas. Je ne comprends d'ailleurs même pas les milliardaires américains qui se réjouissent dans leur haine de la Russie, j'ai beaucoup de mal à comprendre que tous les milliardaires se sentent gagnants à long terme dans des spéculations à court terme sur les dépenses militaires engendrés par la guerre. Il y a un pactole immédiat qui les réjouit, mais c'est quand même assez irrationnel si on veut considérer les choses à long terme.
Les populations ont l'air de vivre très bien ces instants. Je vois ça autour de moi. Il y a bien le sentiment d'une crise sociétale et économique d'ampleur qui se prépare, mais ils doivent croire que tout se résout avec un peu de bonne volonté des gouvernants en matière de politique intérieure. Je ne comprends pas le "zombisme" ambiant. C'est un suicide collectif comme il n'y en aura sans doute plus de cette ampleur dans l'histoire de l'humanité, et je ne parle pas du nucléaire, je parle de la fin du règne de l'occident sur le monde. Ils jouissent comme jamais encore en ce moment même, mais ils sont en train de tout perdre, cela se passe sans qu'ils n'en aient nettement conscience.


La chanson est magnifique, apaisante, avec même une pointe triste mélancolique de dépit sur la marche du monde, mais moi je veux au contraire connaître beaucoup de ce que l'Histoire a à m'apprendre pour nous sauver, et bien voir la réalité mondiale en face, sans rester à hauteur de nombril.


Enfin, parlons de Rimbaud.

Je parle en ce moment des sources aux poèmes de Rimbaud. Rimbaud a-t-il pris à Banville ou bien à Murger ou bien à Hugo ou bien à Coppée, ou bien un petit peu à tous ces poètes convoqués ?
Il est évident qu'il existe aussi une question de l'originalité propre à Rimbaud. Son poème "Ophélie" n'est pas une resucée du poème de Murger et il est évident que la recherche des sources est diffuse du côté de Banville et doit être approfondie au-delà des mentions à la rime du nom "Ophélie", mention à la rime qui renvoie à Hugo et à un poème des Orientales. J'ai toujours trouvé invraisemblable le propos du professeur Izambard qui disait que le sujet "Ophélie" avait été proposé en classe de latin. J'ai lu le recueil Les Nuits d'hiver de Murger, et je suis tombé par hasard sur le poème intitulé "Ophélie", et là j'ai compris beaucoup de choses. J'ai lu ensuite l'article de Chevrier sur Murger et Rimbaud, en me disant qu'il avait dû en parler du poème "Ophélie", mais non il n'y en a aucune mention, ce qui m'a surpris. Et je n'ai découvert qu'après encore l'article de Robic qui citait le poème de Murger, sauf que cela n'est pas passé ensuite dans les articles rimbaldiens eux-mêmes.
Je pense que l'étude des sources est capitale au-delà de la vérité de La Palice que cela suppose en surface. On peut étudier le brio personnel de Rimbaud à composer "Ophélie", mais si on n'a pas toutes les clefs en main apprécie-t-on avec justesse la finesse de l'exécution ? Et puis, dans ses premiers poèmes, Rimbaud témoigne de ce qu'il a accumulé sur plusieurs années, de ce qui l'a décidé à devenir poète, et il témoigne d'une innutrition littéraire et des premières directions qu'il impose à toute cette matière. Et pour retrouver la voix même de Rimbaud, il faut savoir distinguer pas mal de plans. Il y a les sources, le contexte d'époque, il y a la rhétorique qui est plutôt objectivable, il y a les indices de la personnalité propre à Rimbaud, et il faut aussi savoir faire la part de ce qui vient de notre voix de lecteur.
Tout à l'heure, j'ai écouté le début d'une lecture à haute voix du roman L'Etranger par son auteur Albert Camus lui-même.


Sa manière de lire m'a surpris. Malgré le dépouillement et le style dit télégraphique, j'ai une lecture nettement plus lyrique, nettement plus raffinée et rythmée des phrases de ce court roman. Camus n'est sans doute pas le meilleur lecteur pour une prestation orale, même s'il lit assez correctement, mais il effectue aussi des choix qui me surprennent.
Il élève la voix pour la première phrase prononcée très solennellement : "Aujourd'hui, maman est morte", pour ensuite tomber dans une oscillation désinvolte un peu bafouillée : "Ou peut-être hier, je ne sais pas." J'ai trouvé ça maladroit pour exprimer le contraste des deux phrases car c'était justement une oralisation complètement chargée au plan rhétorique. La lecture des phrases télégraphiques est accentuée en terme de détachement comme si c'était un tiers qui lisait ces mots pour l'intéressé, mais un tiers de l'administration indifférent à tout esprit d'humanité. Les phrases du roman ne m'obligeaient pas à lire en y mettant cette intention-là précisément. Le "Cela ne veut rien dire" est prononcé avec une affectation de mépris comme quand on fait le reproche à quelqu'un. On n'a pas l'interrogation de soi à soi, et on découvre alors une lecture orale où Camus fait ce qu'il peut pour mettre de nouveaux éléments rhétoriques qu'il n'a pas su faire jaillir sous sa plume. Le détachement est très net, quand Camus tombe dans le travers de finir certaines phrases en accentuant lourdement la dernière syllabe, en allongeant une voyelle à la Giscard d'Estaing épinglé par Thierry le Luron : "je rentrerai demain swââr". J'ai trouvé ça assez décevant. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron (à mon patron est ronflant). Il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille (là encore une lecture accentuée traînante "excuse pareille" avec des syllabes presque mangées). La lecture est particulièrement typée et d'époque, une lecture très sociologique qui ne transparaît pas dans la composition des phrases que, moi, personnellement, je lis autrement.
J'en reviens dès lors aux premiers poèmes de Rimbaud.
Le poème "Les Etrennes des orphelins" n'est pas supposé être compliqué, et la mort de la mère n'est en aucun cas une surprise ménagée au lecteur. Le poème plaint deux orphelins qui n'étaient pas dans la situation sociale la plus pauvre. Rimbaud tourne-t-il en dérision le misérabilisme à la Hugo dans ce poème ? Qu'est-ce qui permet de le dire ? Je ne trouve pas ça convaincant. Le dernier vers est perçu comme grinçant. Les étrennes du titre sont à comprendre comme un cadeau fait le premier jour de l'an, et cela suppose l'idée d'un cycle de vie qui repart. On suppose que le poème se termine sur une note sarcastique : les enfants confondent les objets funéraires avec des étrennes qui leur seraient réservés. Pourtant, ce n'est pas ça que dit explicitement le poème, puisque la mention "A notre mère" nous dit au contraire que les étrennes sont offertes à leur mère par les enfants. Et moi à cinq ans, j'avais une idée très claire de la mort. C'est une époque de prise de conscience métaphysique dont je me souviens très bien. J'identifie dans le récit une évolution comparable au contre d'Andersen de la jeune fille aux allumettes, traduit en français depuis au moins 1848, récit qui se déroule un premier de l'an, et la vision du paradis avec la mère ange des berceaux qui les visite dans leur sommeil c'est comparable à la vision de la grand-mère avec la dernière allumette dans le conte d'Andersen, et jusqu'à plus ample informé le récit d'Andersen est ambivalent, puisque si la fille meure en rêvant à sa grand-mère il y a une magie apaisante des derniers instants. Dans le cas du poème de Rimbaud, on veut croire que le rêve n'est rien et que le dernier vers est grinçant. Je ne suis pas convaincu, ce n'est pas l'impression qui se dégage d'une prestation expressément lyrique.
Il faut dès lors travailler sur les origines scolaires de la composition avec le poème de Jean Reboul, avec le premier essai en latin "Jamque novus" pour cerner les intentions précises de Rimbaud. J'ai l'impression que la critique rimbaldienne est réticente à envisager que le poète se laisse porter par l'imaginaire libérateur de la fantaisie créatrice. Rimbaud n'a que des choses importantes à dire comme si la poésie était un essai philosophique délivrant une pensée éprouvée avec un raisonnement aux assises scientifiques.
Comment Rimbaud lirait-il les deux quatrains de "Sensation" ? Ce n'est pas Yann Frémy qui a inventé la lecture faisant l'hypothèse du manque dans la comparaison finale : "comme avec une femme". Toutefois, cette lecture vient d'un détachement par rapport au texte, on médite sur "heureux comme avec une femme" en soi et pour soi, au lieu de considérer qu'il s'agit d'un élément articulé d'un ensemble. Le poète sera heureux à voyager par la Nature comme on peut l'être au plan érotique en compagnie d'une femme. La lecture du manque n'est pas ici défendable, même si elle est cultivée par certains lecteurs qui ne se laisseront pas récuser leurs émotions personnelles à la lecture du poème.
Je remarque aussi un point de lecture particulier. Je me demande comment vous lisez "Picoté par les blés". Il y a une accumulation et je me demande combien de lecteurs arrivent à ne pas lire "Picoter" rythmiquement comme un infinitif, mais rythmiquement comme un participe passé. On me dira que personne ne pense à un infinitif en lisant "Picoter", puisque la phrase n'aurait pas de sens. Pourtant, j'ai l'impression quand je lis le poème que je dois éviter le piège d'une lecture rythmique absurde au plan du sens. Je ressens une différence de lecture selon que je lis tous les "é" du poème d'une même façon contagieuse ou selon que je module astucieusement la relation du premier hémistiche "Picoté par les blés" au second : "fouler l'herbe menue". Comment lisez-vous ? "Je ne parlerai pas, je ne penserai rien..." avec un relief lyrique ou au contraire avec le moins possible d'enthousiasme manifesté. Ce vers 5 est sans doute celui qui explique le rapprochement mécanique qui peut être fait avec "Demain dès l'aube...", pièce des Contemplations, à cause du croisement entre les futurs de l'indicatif et le repli intérieur sans parole, ni pensée intrusive. Le vers 6 : "Mais un amour immense entrera dans mon âme" a tout un prolongement dans "Credo in unam" : "Son double sein versait dans les immensités", "C'est qu'il n'a plus l'Amour", "émergeant dans l'immense clarté", "L'amour infini dans un infini sourire", "immense lyre", "immense baiser"... "Le monde a soif d'amour !" On comprend mieux pourquoi le poète se dit "heureux comme avec une femme !" La Nature qui le caresse, c'est aussi Vénus qui vient apaiser sa soif !
L'image du bonheur comparé à la compagnie d'une femme a aussi son répondant dans "Credo in unam" avec une image maternelle cette fois :

L'Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie,
Comme un petit enfant jouant sur ses genoux !
Procéder à de tels rapprochements au plan de poèmes réunis dans une même lettre, c'est faire un sort à la thèse de lecture privilégiant le sentiment du manque au dernier vers de "Sensation", non ?
Je prévois de citer prochainement toutes les mentions du mot "Anadyomène", notamment à la rime, dans l'édition de 1864 des Cariatides de Banville, ainsi que bien d'autres éléments. Je vais citer toutes les rimes avec "corolles", "saules", "épaules", "roseaux" et "eaux". Je citerai des vers dont le rapprochement ne s'impose peut-être pas de prime abord : "Par la cruelle soif de l'amante idéale" avec un peu plus bas la formule "d'un oeil terrible et doux" que Rimbaud adapte en "front terrible et doux" à cheval sur la césure dans "Credo in unam". Et un tel rapprochement ne fait pas du poème de Rimbaud un simple centon, car ce rapprochement ne s'impose pas si naturellement à l'esprit et il permet de méditer les écarts de la transposition rimbaldienne.
Je vais citer plein de vers des Cariatides de Banville et évaluer ce qu'ils peuvent nous faire entendre sur la genèse particulière aux vers de "Credo in unam". Et si Banville mentionne un "cabaret" dans ses vers, l'information n'est pas perdue non plus pour moi qui la relève scrupuleusement.
Benoît de Cornulier a commenté l'irrégularité dans la distribution des rimes pour "Credo in unam". Le poème est tout en rimes plates, sauf à un moment donné où nous avons deux rimes croisées sur quatre vers : "bleus", "s'étoile", "mystérieux", "voile". Rimbaud semble avoir joué avec la réalité matérielle des manuscrits envoyés à Banville, puisque l'anomalie joue sur la mise en relief éventuelle du haut d'un feuillet manuscrit. L'irrégularité joue aussi sur l'équivoque sexuelle : "Dans la clairière sombre où la mousse s'étoile[.]" Mais un autre trait frappant nous transporte vers "Ophélie". La rime "étoiles"/"voiles" est la première du poème "Ophélie", vers 1 et 3 du premier quatrain à rimes croisées. Et cette rime est reprise par le bouclage du dernier quatrain qui répète en partie le premier, notamment au plan des rimes. Notons que "bleu" au singulier est aussi un mot à la rime dans "Ophélie", mais il est couplé à "feu", tandis qu'en fait de "ciel mystérieux" nous avons le vers "Un chant mystérieux tombe des astres d'or" où la mention "chant mystérieux" me semble reprise à un passage des Cariatides, ce que je ne peux encore confirmer à cause de mon écriture en pattes de mouche sur mon carnet de relevés systématiques auxquels j'ai procédé il y a deux jours.
Le poème "Ophélie" est indéniablement lyrique au plan de la voix rimbaldienne. J'identifie la mention "romance" dans un quatrain aux répétitions chansonnières : "Voici plus de mille ans..." vers 5 et 7. J'identifie un travail très délicat sur les sonorités, j'identifie plusieurs jeux musicaux sur les répétitions. Dans "Credo in unam", je relève d'autres répétitions qui sont de véritables injonctions que le poète s'applique à lui-même : "Je crois en Toi ! Je crois en Toi !" Il y a des reprises qui témoignent d'une volonté de s'imposer une foi à soi-même : "Et tout vit ! et tout monte !" ou "Ô Vénus ! ô Déesse !" Il y a donc bien une aspiration lyrique sincère de la part de Rimbaud dans ses vers. Je n'identifie pas une élaboration factice.
J'ai encore bien d'autres idées. Par exemple, au début de "Credo in unam", Rimbaud pratique un effet de débordement de la césure :
Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
puisque l'adjectif monosyllabique "gros" calé à la césure est suivi, si on perçoit le calembour recherché, par l'explosion en second hémistiche des mots "sève" et "rayons" supposés jaillir du corps enceint comme un œuf. Le procédé est d'origine hugolienne, mais j'identifie là un écho d'un vers à effet métrique similaire à la fin du poème "La Voie lactée", quand précisément Banville rend hommage au poète Victor Hugo :

Cerveau lumineux, cœur où déborde l'amour[.]
Vu ce que j'ai cité plus haut, le rapprochement doit désormais vous paraître évident, non ?
Et j'en ai encore plein des vers à citer, rapprocher, commenter...
Je fais d'autres recherches en parallèle. Par exemple, pour le ventre "brodé de mousse noire" et pour certains éléments je me demande si Rimbaud ne s'inspire pas carrément et déjà ! du recueil Amours et priapées d'Henri Cantel, bien avant la composition du "Sonnet du Trou du Cul". Je dois vérifier cela en pensant aussi à des contre-épreuves. C'est un travail de longue haleine.
Comme j'ai identifié avec raison que Rimbaud lisait Les Cariatides dans l'édition de 1864, j'ai aussi une réflexion qui me taraude en me faisant rapprocher le poème liminaire "Envoi" du poème en prose "Veillées II", sachant que le mot "frises" est lui à la rime dans le poème suivant au nom du recueil "Les Cariatides".
Une vraie connaissance de l'innutrition littéraire initiale de Rimbaud et par conséquent de ses préoccupation poétiques premières se met en place comme jamais. Je souhaite conduire cela à bien assez rapidement, parce que je voudrais aussi consacrer quelques années de ma vie à identifier les sources de poèmes en prose des Illuminations en me confrontant à cette moindre référence préférentielle à la poésie en vers toute balisée. Et j'aimerais produire une réflexion d'ampleur sur les mérites, les singularités et parfois même les insuffisances de la prose rimbaldienne. Je pense être le seul capable de le faire. En tout cas, j'ai des idées que je ne vois fleurir nulle part, même sous forme d'ébauche encore un peu vague.
Je ne produis plus depuis longtemps ces analyses de tous les détails d'un poème, les rimbaldiens n'étant clairement pas désireux de m'accorder des points en la matière. Je travaille sur ces objectivations minutieuses et à la fin c'est évidemment encore plus humiliant et frustrant pour les rimbaldiens confrontés à mon insolente abondance de trouvailles. Mais, moi, je m'en fous, ma vie peut s'arrêter demain. Qu'est-ce que ça change ? Je n'ai pas de projet pour être à l'affiche en société. Je pouvais en avoir, mais je ne le serai pas. Je suis content de mes performances, et puis voilà.

Compte rendu du livre L'Art de Rimbaud (chapitre sur le sonnet et proscriptions à la césure, en impliquant la Mélite de Corneille)

Dans son livre L'Art de Rimbaud paru en 2002, Michel Murat a repris un de ses articles les plus anciens pour en faire le chapitre "Un maître du sonnet". J'ai lu l'article sur le sonnet entre 1996 et 1999, il m'est impossible de le comparer au résultat final.
Murat déclare dans son avant-propos (pages 8-9) : "J'ai limité l'étude des superstructures à un chapitre sur le sonnet. L'usage des strophes chez Rimbaud n'est en effet pas très original, sauf dans les poèmes en vers courts de 1872-1873 ; les remarques sur ce point accompagnent donc l'étude du vers et celle de la rime."
Je ne suis pas d'accord avec ce discours sur plusieurs points.

1) Même dans un emploi peu original des types de strophes, il y a des choses précises à dire.
Nous avons le discours en rimes plates : la traduction de Lucrèce plagiée de Sully Prudhomme avec une irrégularité de bouclage pour les quatre derniers vers, "Les Etrennes des orphelins" (modèle chez Hugo et Coppée du récit de longue haleine équivalent d'un récit en prose) "Credo in unam" ou "Soleil et Chair" (modalité du discours d'où les rimes plates, mais avec une irrégularité bien commentée par Benoît de Cornulier), "Le Forgeron" (récit comparable à ceux de La Légende des siècles et prédominance du discours), "Les Remembrances du vieillard idiot" (allusion à Hugo et parodie de Coppée, création d'un "poëme moderne", d'un récit en vers de longue haleine digne d'un romancier, prédominance de la réflexion), "Les Poètes de sept ans".
Nous avons les quatrains et les sizains qui ont une histoire, et nous avons le mélange déconcertant des quatrains et des sizains dans "Les Premières communions".
Nous avons les triolets enchaînés, une rareté partagée par "Les Prunes" de Daudet, par deux poèmes de Banville à ne pas confondre avec ses poèmes en un seul triolet, et aussi par Armand Silvestre.
Nous avons le monostiche attribué à Ricard.
Nous avons les dizains à la manière de Coppée, tout en rimes plates...
Nous avons certaines énigmes : pourquoi ce retour des trois quatrains (Murat relevant qu'il s'agit d'un type avec des poèmes de Cros et "Clair de lune" en tête des Fêtes galantes ? Pourquoi neuf quatrains d'alexandrins dans "Bal des pendus", "Ophélie" et "A la Musique" ?
Pourquoi des irrégularités dans certains poèmes en quatrains ?
Il y a à dire sur les distiques de "L'Angelot maudit" et sur les tercets graphiques des "Effarés".
La forme des "Petites amoureuses" et des "Reparties de Nina" vient de la "Chanson de Fortunio" de Musset.
D'où vient cette façon de Rimbaud de répéter certains vers, certains strophes, d'où vient cette idée d'en faire un moyen de bouclage pour certains poèmes ? Et des questions se posent aussi pour les parties numérotées ou les lignes de pointillés.
Que dire des formes des poésies citées dans Un cœur sous une soutane ?
Rimbaud a inventé d'après Baudelaire le quintil autonome sur deux rimes ABABA avec "Accroupissements", "J'ai mon fémur !..." et "L'Homme juste". Baudelaire pratiquait le quatrain allongé d'une répétition, mais il commençait à amoindrir la répétition.
Et cela peut enrichir la réflexion sur le retour du mot "Catéchistes" à la rime dans un sizain des "Premières communions".
Pourquoi une organisation de sizain inversé dans "Les Corbeaux" à moins qu'il ne s'agisse d'un quatrain soudé à un distique comme type de strophe complexe ?

2) Il y a des poèmes en vers longs en 1872-1873, il y a une étude à faire sur la relation du défaut de rimes au modèle attendu pour les quatrains.

3) Les vers de 1872-1873 supposent une analyse en fonction des vers de chanson, et il faut opposer certains états d'un même poème, notamment "Chanson de la plus haute Tour".
J'ajoute ici que les rimbaldiens sous-évaluent les continuités. Les romantiques ont pratiqué les vers courts en pratiquant l'identification à la romance et à la chanson, cela commence avec les "ballades" de Victor Hugo, Lamartine y fait volontiers des concessions, et il y a à méditer sur l'insertion de passages en vers courts dans des poèmes longs où prédomine l'alexandrin. Desbordes-Valmore compose des "romances". Le mot "chanson" apparaît pour diverses poésies, avec Musset et d'autres, avec des références à Ronsard, etc. Banville jouera sur cette référence avec ses Stalactites. Hugo intitule un recueil Chansons des rues et des bois. Verlaine joue pleinement avec la référence musicale dans ses vers, et Cros y participe aussi. Rimbaud passe un cap au plan de l'irrégularité des strophes et des mesures, mais il ne faut jamais perdre de vue que c'est dans la continuité des prédécesseurs parnassiens et romantiques.

Passons à l'analyse du sonnet.

Murat ne relève pas certains faits majeurs.

L'alternance du poème "Rêvé pour l'hiver" est à relier au poème en sizains "A une Muse folle" de Banville et au poème "Au Désir" du recueil Les Epreuves de Sully Prudhomme que Rimbaud venait de lire. Rimbaud se différencie ici de poèmes de Baudelaire comme "La Musique", Baudelaire s'inspirant du poète classique du XVIIe qu'était François Maynard. Il ne relève pas non plus que les deux tercets de "Ma Bohême" sont un décalque d'un sizain du "Saut du tremplin" de Banville.
Il n'a pas relevé non plus que "Oraison du soir" et deux "Immondes" ont une organisation sur deux rimes  à la Pétrarque sur le modèle de Catulle Mendès dans son recueil Philoméla, avec une antériorité de Charles Nodier impliquant le mot "hysope". Murat relève le modèle pétrarquiste et soutient sans en donner un seul exemple que Ronsard produisait des sonnets de la sorte à ses débuts.
Murat constate un paradoxe : Rimbaud a augmenté en régularité dans le cas des sonnets, ce qui est l'inverse de ses habitudes. Et Murat parle d'une pratique du sonnet libertin. Benoît de Cornulier est réservé quant à cette appellation de sonnet libertin puisque ce n'est pas parce que les quatrains sont des rimes différentes que le sonnet est irrégulier ou non contraint.
Il faut ajouter ceci. Les poètes ont redécouvert les sonnets de Ronsard et du Bellay, du XVIe siècle dans le cours de la décennie 1820, mais fondamentalement la référence du sonnet leur vient des poètes du XVIIe siècle. Je cite ici un sonnet que Corneille a exploité dans sa première comédie Mélite et on y relève que, si les rimes sont identiques pour les deux quatrains, nous avons non pas des rimes embrassées, mais des rimes croisées. Je vous cite ce poème où la prétention de galanterie des deux premiers vers ou du quatrième m'échappe quelque peu :

Après l'œil de Mélite, il n'est rien d'admirable ;
Il n'est rien de solide après ma loyauté.
Mon feu, comme son teint, se rend incomparable,
Et je suis en amour ce qu'elle est en beauté.

Quoique puisse à mes sens offrir la nouveauté,
Mon cœur à tous ses traits demeure invulnérable,
Et bien qu'elle ait au sien la même cruauté,
Ma foi pour ses rigueurs n'en est pas moins durable.

C'est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur,
Et que sans être aimé je brûle pour Mélite ;

Car de ce que les Dieux, nous envoyant au jour,
Donnèrent pour nous deux d'amour et de mérite,
Elle a tout le mérite, et moi j'ai tout l'amour.
On remarquera la reprise de "mérite" à la césure du dernier vers, juste après son exhibition à la rime. Ces quatorze vers montrent aussi la netteté prosodique typique du classicisme dans l'unité mélodique des hémistiches. Il y a plusieurs vers où les hémistiches sont opposés l'un à l'autre par balancement, mais même au-delà les unités sont sensibles. La principale exception est au premier hémistiche du vers 12 : "Car de ce que les Dieux", on peut y adjoindre quelque peu le premier hémistiche du vers 9 : "C'est donc avec raison...", et encore !
Quelque part, les quatrains de rimes identiques embrassées renvoient peut-être en idée au modèle de la chanson, et en tout cas à un modèle ronsardien antérieur au classicisme.
Murat n'a pas traité de "Poison perdu", poème qui posait alors un problème d'attribution, nous en reparlerons une autre fois.

Passons aux pages consacrées par Murat aux proscriptions à la césure.
Murat énumère trois types de cas aux pages 34 et 35 de l'édition de 2002 de son ouvrage. Et Murat fixe cela en fonction de la thèse Critique du vers dont je dois achever de faire le compte rendu sur mon blog, ce qui ne saurait plus guère tarder :

Murat parle d'abord d'un premier cas de césure sur "une préposition ou une conjonction dissyllabique, comme devant, parmi, tandis que. En réalité, bien qu'ils ne soient pas nombreux, ces profils apparaissent à l'occasion dans les vers des poètes classiques. Il faut ajouter des cas où on peut hésiter à lire le mot tête de la préposition comme un nom : "en faveur de...", etc. Ce cas trisyllabique se présente dans Mélite. Il faut dire aussi dans le cas de certaines conjonctions "ainsi que", que parfois on peut les confondre avec l'adverbe "ainsi" et le début d'une conjonction en "que". Et comme la langue évoluée, il y aurait des études fines à produire sur le sujet.
Au sujet de "tandis que", en voici un exemple dans l'avant-dernière réplique de la comédie Mélite justement :

Entrons donc, et tandis que nous irons le prendre [...]

Corneille, versificateur romantique avant l'heure ?
J'ai déjà cité sur ce blog une césure après la préposition "Après" dans rien moins que Iphigénie de Racine.
Mais, Murat enchaîne avec un point 2 plus discutable. Il parle d'une "Séquence de deux mots grammaticaux en 5ème et 6ème positions", il dit que cela apparaît dans les années 1830 avec des suites du type préposition + relatif, et il cite un vers des Voix intérieures pour illustrer son propos :
Toi que l'homme par qui notre siècle commence
L'exemple est très mal choisi, puisque les formes "de qui", "par qui", "de quoi", etc., ne sont pas proscrites à la césure chez les poètes classiques. On en trouve chez Molière, Corneille et d'autres.
Dans "par qui", "de quoi", etc., le pronom est dans une position rythmique conclusive...
Murat prétend ensuite que ce point 2 a évolué et qu'on découvre "Après 1850", "sous la plume de Baudelaire" des combinaisons de deux mots grammaticaux avec en 6ème syllabe un proclitique à voyelle pleine (un déterminant ou un pronom préverbal). ET Murat de citer deux vers consécutifs du "Voyage" qui clôt Les Fleurs du Mal :
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
O mon semblable, ô mon maître, je te maudis !
L'analyse de Murat est fausse. C'est la seule pratique de la césure sur proclitique "6ème" qui est nouvelle chronologiquement, soit qu'on parte de Victor Hugo et de Cromwell, soit qu'en évitant Hugo, Musset et quelques autres, on parte des premières audaces de Baudelaire. Le poème "Le Voyage" ne figurait d'ailleurs pas dans l'édition 1857 des Fleurs du Mal. Les exemples ci-dessus exhibés, de 1861, sont donc tardifs : "dans sa" ou "ô mon". Notons que le deuxième vers procède de l'allusion au trimètre, ce qui vaut référence à Hugo. Murat cite encore les deux vers exhibés par Verlaine dans son article de 1865 sur Baudelaire, quand il lui attribue à tort la paternité du procédé :
Exaspéré comme un ivrogne qui voit double
Pour entendre un de ce concerts, riches de cuivre
Il s'agit là encore d'exemples tardifs de deux poèmes publiés en 1861 dans la seconde édition des Fleurs du Mal : "Les Sept vieillards" et "Les Petites vieilles". Il me semble que les deux poèmes, tout comme "Le Cygne" sont dédiés à Victor Hugo, le réel inventeur de ces procédés métriques !
Murat soutient ensuite que dans ces deux vers cités par Verlaine le premier est rythmé 48 et le second 84, c'est la fameuse théorie du semi-ternaire de Martinon que Cornulier adapte à dans Théorie du vers. Murphy n'est pas d'accord pour identifier ici des semi-ternaires, nous avons cité cela dans un compte rendu récent sur le livre L'Art de Rimbaud. Mon avis va être encore différent.
Premièrement, Cornulier a établi l'égalité des mesures comme la base de la versification dans Théorie du vers, autrement dit quand Cornulier parle d'un changement de césure dans les décasyllabes de "Tête de faune" il tend la verge pour se faire battre, et c'est pareil avec cette idée saugrenue du semi-ternaire. Vous êtes un maestro de l'explication rythmique si vous arrivez à faire passer l'allure ternaire imprécise du vers "Exaspéré comme un ivrogne qui voit double" pour un semi-ternaire 48. Je dis bien une forme ternaire imprécise, puisque je ne crois pas à un découpage ternaire net en 444 : "Exaspéré / comme un ivro/gne qui voit double". Il n'y a jamais d'enjambement du type "ivro/gne" à la césure d'un vers de Baudelaire ou d'Hugo, donc on ne voit pas au nom de quoi ce découpage serait justifié ici. On peut l'envisager mais pour constater à la limite que le poète fait exprès de s'y dérober. Mais quand on compare avec le vers précédemment cité du "Voyage" : "Criant à Dieu dans sa furibonde agonie", on constate que "furibonde" exclut à jamais l'allusion à un trimètre. Au vers suivant, le "e" de "maître" exclut aussi cette identification. On prétendre que "Criant à Dieu dans sa furibonde agonie" et "Exaspéré comme un ivrogne qui voit double" sont deux rythmes 48 et "Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre" un 84, mais la lecture 84 ou 48 est exclue pour "Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudits !" Puisque la symétrie "Ô mon semblable, ô mon maître" oblige à percevoir comme un troisième membre "je te maudits", ce que renforce une autre symétrie l'initiale verbale du "m" par rapport à "maître". On pourrait aller plus loin en comparant "mon" et "je" et du coup "maître" faux nom et "maudits" soupçon d'un nom nouveau.
Enfin, bref ! Le plus trimètre des quatre vers est le moins susceptible d'être 48 ou 84, ça lui est même impossible. Or, Cornulier dit que le cerveau ne perçoit pas les rapports du double au simple entre les syllabes, donc les mesures 84 et 48 sont impossibles et n'ont aucune réalité métrique.
Cornulier a repris une étude rythmique flasque à la théorie accentuelle du vers de Martinon que pourtant il dénonce, et je rappelle qu'il y a des vers chahutés à la césure qui ne sont pas des alexandrins, mais des décasyllabes, où dix n'est pas un multiple de trois. Vous avez de tels vers chez Marceline Desbordes-Valmore (enjambement historique d'un mot à la césure en 1830), chez Baudelaire : "Je suis comme un peintre...", etc. Et en 1833, le vers suivant de Pétrus Borel : "Adrien que je redise encore une fois" ne permet aucune analyse en trimètre ou semi-ternaires 48 ou 84 : "Adrien que / je redise en/cor une fois". Je pense ouvertement que les pages de Théorie du vers de Cornulier et de Critique du vers de Gouvard sont des thèses insoutenables avec un illusoire rapport statistique, ici démenti par le vers de Borel, bonnes à mettre à la poubelle.
D'ailleurs, quand est-ce que Cornulier a parlé pour la dernière fois de la thèse du semi-ternaire ? J'ai l'impression qu'il y a dix-huit ans que ça a disparu des radars. Il faut dire que je trouve ça tellement absurde que je n'y fais pas attention.
Mais Baudelaire ne fait que piquer des tours à Hugo et à quelques suiveurs du début des années 1830. Philothée O'Neddy a pratiqué l'engrappement trisyllabique dans Feu et flamme en 1832 ou 1833 : "est-ce que", et une autre forme équivalente. Surtout, l'engrappement trisyllabique est pratiqué par Victor Hugo dès ses Odes et ballades avec la forme "comme si". Le "un de ces" de Baudelaire est une variante du procédé, et le "comme un" de Baudelaire est une variante aussi, mais même pas inventée par Baudelaire, inventée par Musset à la rime "Comme une / Aile de papillon". Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud pratique un effet similaire à la rime : "[...] Dans une / Cabane de bambous [...]", ce qui a l'air d'indiquer que, contrairement à Verlaine, il a compris la véritable origine de tels procédés.
Murphy veut que le monde entier attribue le procédé à son poète préféré qui est Baudelaire, et Verlaine sert à justifier une façon de poser. Ben non, ça ne se passe comme ça ! C'est encore une comédie des critiques littéraires à combattre, tout comme les prétendus recueils paginés, organisés, tout comme l'impossibilité de déchiffrer deux vers de "L'Homme juste" ad vitam ad nauseam, et ainsi de suite. A suivre ces raisonnement, Cornulier, Gouvard, Bobillot et je ne sais combien d'étudiants en thèse ont raté l'occasion de produire des ouvrages brillants sur l'histoire du vers avec de nouvelles perspectives, parce que ça jure par les deux yeux que j'ai des tonnes de choses à dire qui ne sont dites nulle part.
Moi, je peux vous en lancer des sujets. Allez, un sujet sur l'unité mélodique des hémistiches. Comparez les cas où la syntaxe fait que les deux hémistiches sont un seul groupe de mots, les cas de débordements, les cas où ça ne coïncide pas avec la mesure métrique, et quand l'unité n'y est pas comment on a un tassement à la césure et la tendance minimale à éviter celui d'une syllabe. On étudie les juctapositiuons, coordinations et subordinations, puis les incises, les apostrophes, puis on étudie la relation sujet et verbe dans une proposition principale, puis à verbe conjuguée, puis dans les modalisations verbale et les infinitives ou subordonnées, puis on étudie la relation du verbe à ses compléments, puis celle des compléments  à l'intérieur du nom avec les épithètes. On étudie le répertoire des mots grammaticaux qui favorisent ou le nom le décrochage à la césure. Les critères actuels, c'est la version simplifiée définitive, les gradations au-delà on ne les a plus. On étudie aussi comment un rejet n'est pas sensible de la même manière selon la configuration avoisinante et on réfléchit si c'est la césure qui fait la perception du vers ou la façon de fracasser le premier hémistiche en cours, ou bien de lancer bizarrement le second hémistiche.
C'est ça lire des vers !
Au lieu de ça, on est restés quarante ans sur les proclitiques d'une syllabe, sur le traitement du "e", sur les enjambements de mots et sur les prépositions d'une syllabe, ce qui est loin d'épuiser l'histoire du vers. C'est même une infime partie des vers à déguster.
Bref, le point 2 de Murat lié à la thèse du semi-ternaire vole en éclats tant au plan théorique qu'au plan des relevés chronologiques.
Le troisième point est celui des proclitiques d'une syllabe prépositions, déterminants ou pronoms préverbaux. Celui-là est le seul point fondé sur les trois, mais à la fin de notre analyse il se retrouve tout seul.
A propos du mot "que", je précise qu'il se trouve à la césure dans la fable "La Carpe et les carpillons" du fabuliste du XVIIIe Florian, que Verlaine a étudié à l'école étant jeune... Il est vrai que c'est en fonction d'un recours à la suspension de parole.
Il y a quelques compléments à fournir au travail de Cornulier, j'y travaille.
Murat précise aussi qu'il va s'intéresser aux rejets d'épithètes. Or, les rejets d'épithètes, je suis l'unique détenteur d'un récit d'évolution historique à ce sujet dans la décennie 1820 avec en amont la publication d'un recueil d'André Chénier en 1819, les premières audaces de Vigny et ce que cela a déclenché chez Victor Hugo, et je travaille actuellement à peaufiner une histoire complète du trimètre romantique dont je suis encore une fois le seul détenteur.
Et donc, au sujet des épithètes, j'étudie la poésie classique et la poésie de la Renaissance. Je sais que les rejets ou contre-rejets d'épithètes sont rares chez Corneille, j'en trouve un ou deux à l'époque du Menteur, je vais remettre la main dessus, mais là j'étudie aussi les variantes des pièces de Corneille. Par exemple, dans Mélite, il y a eu un unique rejet d'épithète dans les éditions de 1633 à 1657, avant une correction définitive, Tircis disant : "Dépêche, ta longueur importune me tue." Je vais passer tout cela au crible. Dans mon souvenir, du Bellay en pratique plus volontiers que Ronsard, et nous n'en trouvons qu'au début dans les comédies de Molière. Il n'y en a pas, il me semble, chez Racine, et même chez Mathurin Régnier il faut se lever tôt pour en trouver, même chez André Chénier d'ailleurs j'ai eu du mal à les retrouver.
J'ai un autre sujet de réflexion sur le vers, les enjambements qui grammaticalement font pont, je vous en parlerai ultérieurement. Et je vous ferai aussi un bel article sur les épithètes.
Pour l'instant, pour des enjeux de susceptibilité ou de fantasmes, il est interdit de détrôner Baudelaire sur les questions de versification interdit de renouveler complètement le travail de Théorie du vers de Cornulier, interdit de faire le constat évident que Rimbaud nous a remis des liasses manuscrites sans ordre.
Malheureusement, s'il n'en reste qu'un, je serai le poil à gratter....
Vous avez le premier critique littéraire qui consomme la littérature comme un chien son os à moelle. Vous êtes battus d'avance, soyez-en certains ! Moi, je suis un consommateur.
Et vive l'os à moelle tête !