Au centre du débat sur la pagination des Illuminations, il y a la création de la série "Veillées".
Dans l'ensemble des manuscrits des Illuminations, au sens actuel poèmes en prose et vers libres, nous avons un petit nombre de séries à relever.
Nous avons une série Enfance I à V, une série Vies qui est un unique poème en trois volets, une série "Phrases" difficile à délimiter, une série Veillées et une série Jeunesse en quatre poèmes. Il faut y ajouter une esquisse possible de série pour deux poèmes intitulés "Villes" desquels rapprocher un troisième poème intitulé "Ville" au singulier.
Nous allons interroger ces séries à partir d'une consultation en ligne de fac-similés des manuscrits. Le site Rimbaud d'Alain Bardel fournit des pages de liens pour rapidement réaliser ce petit prodige qui, autrement, demanderait beaucoup de patience.
Actif sur internet depuis facilement une quinzaine d'années, Alain Bardel a remplacé Steve Murphy dans la défense de thèses philologiques problématiques, dont le mot d'ordre est d'accorder une importance maximale à l'universitaire André Guyaux en tant que repoussoir.
Je vous mets le lien d'une page consacrée aux Illuminations sur le site d'Alain Bardel.
Bardel offre une liste de liens pour consulter les nombreux articles qu'il a consacrés à l'unité du "manuscrit des Illuminations."
Vous avez deux articles qui tentent de vous persuader qu'Adrien Cavallaro et Michel Murat ont écrit deux études capitales sur les Illuminations, avis que je ne partage pas. Vous avez un article "Hypothèse sur la structure des Illuminations", un article sur Fénéon, un article autour du folio 18, un article impensable "La FAQ des Illuminations" et un article de réflexion : "Le poète en sentinelle ou la politique des Illuminations".
A partir de cette page, je vous invite à cliquer sur le lien "Les Illuminations manuscrites sur internet". Je ne peux manquer de citer l'éloquent extrait qui suit :
Ceci est un travail de vulgarisation. Je ne me suis jamais penché moi-même sur un manuscrit de Rimbaud, à la BNF ou ailleurs. J'ai seulement lu avec grand intérêt les livres et articles ci-dessus cités. [...]
Malgré cette concession, Bardel va au front en lieu et place des auteurs cités pour soutenir que la pagination d'une partie des Illuminations est autographe et pour soutenir qu'il s'agit d'un recueil avec un sens précis authentique que lui Bardel prétend avoir découvert.
La revue Parade sauvage favorise massicement les publications d'articles et notices de Bardel dans des revues universitaires, dans un dictionnaire universitaire sur Rimbaud, dans divers ouvrages collectifs.
Il avoue n'avoir jamais étudié lui-même les manuscrits et ne faire que rendre compte des livres qu'il a lus.
Donc, je vous renvoie à mon article récent : Représentation imagée de la pagination des Illuminations.
Et je vous reprends suite à sa lecture pour parler d'autres points intéressants en ce qui concerne les manuscrits.
Donc, rapide rappel des faits. La pagination en 24 pages de 23 feuillets des Illuminations fut le fait des éditeurs de la revue La Vogue et non de Rimbaud lui-même. Cela est prouvé par le recours au crayon et à l'encre sur les manuscrits par des interventions évidentes des éditeurs. Ce n'est pas Rimbaud qui a écrit le nom des ouvrières-typographes avec le nombre de ligtnes effectuées, ce n'est pas lui qui a reporté son nom au crayon, et ce n'est pas lui qui a marqué les manuscrits en vue d'une mise sous presse des titres, et ce n'est pas lui non plus qui a séquencé la pagination et toutes ces marques en fonction de la mise sous presse.
Rimbaud avait donc bien remis un ensemble de manuscrits non paginés comme l'avait dit Félix Fénéon en 1886 même dans un témoignage que Jacques Bienvenu a pris soin de ne pas laisser tomber dans l'ombre.
L'idée serait que les éditeurs n'ont pas osé toucher aux titres des poèmes et en même temps qu'ils n'ont fait que numéroter un ordre des feuillets établis par Rimbaud.
Reprenons donc l'étude des manuscrits.
Au centre du débat, il y a les feuillets paginés 12 et 18 à l'encre. Le feuillet 12 contient cinq poèmes courts. Ils sont tous sans titre, et le titre est remplacé par trois croix pour quatre d'entre eux. Nous savons par le poème court qui suit "Being Beauteous" : "O la face cendrée..." que les trois croix servent à introduire un nouveau poème qui n'a pas de titre, puisque Rimbaud pocntue d'un point "." la majorité des titres de ses poèmes en prose, et c'est le cas des trois croix en-dessous de "Being Beauteous". Dans l'unité actuelle des feuillets paginés, beaucoup sont tentés de croire que les trois alinéas sous le titre "Phrases" au bas du feuillet paginé 11 sont poursuivis par les cinq alinéas du feuillet paginé 12.
Cependant, les intervalles entre les trois alinéas de "Phrases" correspondent à des lignes ondulées, tandis que les intervalles entre les cinq alinéas du feuillet paginé 12 sont quatre fois trois croix comparables au cas du poème "O la face cendrée..." Il faut ajouter à cela une divergence d'ordre thématique, si je puis dire. Le titre "Phrases" peut se comprendre comme rapportant des propos rapportés que capte le poète dans le cas des trois alinéas du feuillet paginé 11, tandis que les cinq alinéas du feuillet paginé 12 sont comme cinq extraits de la parole même du poète.
Jugez-en sur pièces :
Phrases
Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, - en une plage pour deux enfants fidèles, - en une maison musicale pour notre claire sympathie, - je vous trouverai.
Qu'il n'y ait ici-bas qu'un vieillard seul, calme et beau, entouré d'un "luxe inouï", - et je suis à vos genoux.
Que j'aie réalisé tous vos souvenirs, - que je sois celle qui sait vous garrotter, - je vous étoufferai.
^^^^^^^
Quand nous sommes très forts, qui recule ? très gais, qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous ?
Parez-vous, dansez, riez, - je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre.
^^^^^^^^^
- Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir.
____________________________
Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l'air ; - une odeur de bois suant dans l'âtre, - les fleurs rouies - le saccage des promenades - la bruine des canaux par les champs - pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens ?
***
J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.
***
Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?
***
Pendant que les fonds publics s'écoulent en fête de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.
***
Avivant un agréable goût d'encre de Chine une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. - Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l'ombre je vous vois, mes filles ! mes reines !
Il y a bien une solution de continuité entre les deux feuillets. Les séparations des alinéas ne sont pas les mêmes. Mais, les trois alinéas du feuillet 11 suppose des scènes de dialogues avec des paroles échangées : "Ma camarade", "que je sois celle", etc. Nous avons même un personnage féminin distinct de l'auteur poète. Ce premier ensemble a une conclusion rythmique d'ensemble très net : "ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir", et la mention "ta voix" renvoie au titre "Phrases" et ce qui est dit de cette voix donne un sens ironique précis et prévisible au titre "Phrases" : elles sont le fait d'un "unique flatteur de ce vil désespoir". Les deux premiers alinéas ont une même attaque, ce qui crée une anaphore de poème : "Quand...", "Quand..." Les deux premiers alinéas ont tous deux une espèce de chute étrange : "je vous étoufferai", "je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre." Les trois poèmes ont pour marque esthétique des coordinations binaires rimiques ou fortement parentes au plan phonématique : "ces malheureuses et ces manœuvres" en est le cas le plus flagrant malgré l'évitement habile de la rime. Nous avons la rime "qui recule ?" "qui tombe de ridicule ?" qui va avec l'idée de ne pas envoyer l'Amour par la fenêtre et avec une idée de la force et de la gaieté qui sont assumées.
Ces poèmes font très clairement allusion à une idée de deux compagnons maudits par la société et ils sont plus que jamais à mettre en relation avec la vision de Verlaine des Romances sans paroles, songeons à la quatrième des "Ariettes oubliées" : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses..." La "maison musicale" pour "une claire sympathie" comblerait d'évidence un Verlaine. L'image des deux enfants fidèles renvoie clairement à ce poème de Veraine, comme à cet autre intitulé "Laeti et errabundi" avec ces "deux spectres joyeux". L'amorce du premier alinéa : "Quand le monde sera réduit en un seul bois noir..." a tout l'air d'avoir une réponse dans le poème XIII des Epigrammes de Verlaine, poème en distique où le vers de onze syllabes alterne avec l'octosyllabe, et la césure est celle même de "Crimen amorispoème adressé à Rimbaud avec un vers de onze syllabes césuré comme jamais après la quatrième syllabe.
Quand nous irons, si je dois encor la voir,Dans l'obscurité du bois noir,Quand nous serons ivres d'air et de lumièreAu bord de la claire rivière,Quand nous seront d'un moment dépaysésDe ce Paris aux cœurs brisés,Et si la bonté lente de la natureNous berce d'un rêve qui dure,Alors, allons dormir du dernier sommeil !Dieu se chargera du réveil.
Ce poème décrit un suicide collectif, mais sa chute semble supposer l'espoir en Dieu, sous une forme toutefois manifestement ironique, puisqu'il y a une sorte de négligence désinvolte mise en acte. Il est question de s'éloigner de Paris, ce qui a correspondu à la fugue de Rimbaud et Verlaine en Belgique, puis en Angleterre en 1872. Nous retrouvons l'anaphore en "Quand", triple occurrence en attaque de trois des quatre distiques. Nous avons le recours à l'indicatif futur simple, la mention à la rime "bois noir" qui fait écho à la formule de Rimbaud elle-même assez mise en avant dans la segmentation rythmique de son énoncé. Nous observons un contraste entre "si je dois encor la voir" et "quatre yeux étonnés". L'hémistiche "ivers d'air et de lumière" correspond parfaitement à ce que nous pensons spontanément d'un auteur connu notamment pour son "Bateau ivre" et son poème "Aube". La mention de la "claire rivière" va dans le même sens. Si Verlaine ne connaît pas encore "Le Dormeur du Val", il connaissait la "Comédie de la soif". Le mot "bonté" est coupé à la césure comme dans un poème de Sagesse réputé être une critique de Rimbaud. La chute du poème de Verlaine est évidemment à comparer à celle du troisième alinéa de "Phrases", nous avons une opposition entre un réveil pris en charge par Dieu et un vil désespoir. Le recueil Epigrammes a été publié en 1894, trois ans après la mort de Rimbaud et le chiffre XIII est envisageable comme sinistrement symbolique. Verlaine connaissait en 1894 "Le Dormeur du Val" aussi... Et il savait que la mort de Rimbaud n'était plus une rumeur.
J'ajoute que le poème "Phrases" de Rimbaud fait songer aux "Reparties de Nina", jusqu'à l'écho thématique possible entre les titres "Phrases" contre "Reparties", e le poème de Verlaine offre l'expression verbale "nous irons" sensible à la lecture des "Reparties de Nina".
Les cinq poèmes du feuillet paginé 12 peuvent offrir des similitudes avec les alinéas de "Phrases" au feuillet 11 : une sorte de parole personnelle immédiate, une expression ramassée en un bref alinéa, des tirets, l'occurrence "fenêtre", mais on ne saurait s'en contenter pour affirmer que les poèmes sont unis aux précédents. Ils ne l'étaient pas à l'origine visiblement et ils n'ont pas l'air de se répondre tant que ça. Les éditeurs font se suivre les textes en se gardant bien de trancher si les cinq poèmes courts font bien partie de l'unique poème "Phrases". J'ai toujours considéré que non.
Rimbaud n'a pas paginé les feuillets, donc il n'a envoyé aucune consigne pour mettre les cinq poèmes sans titre à la suite de la section "Phrases". C'est notre habitude de les lire à la suite les uns des autres qui crée notre sentiment qu'il ne pouvait en aller autrement.
Passons à la série "Veillées".
Nous avons sur le feuillet paginé 18 à l'encre deux poèmes autographes enchaînés l'un à l'autre. Nous avons un titre d'ensemble "Veillées", puis deux poèmes numérotés I et II.
Nous parlons de deux poèmes à cause de la différence formelle évidente entre les deux compositions.
C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
L'air et le monde point cherchés. La vie.
- Etait-ce donc ceci ?
- Et le rêve fraîchit.
Je viens de citer le seul premier poème, le numéroté I. Il s'agit d'une description du principe de l'ataraxie : "ni tourmentante ni tourmentée", "point cherchés", "ni fièvre ni langueur" et "repos éclairé". Le poète atteint une tranquillité de l'âme. L'aimée n'est que ce qu'elle doit être, l'ami de même. La vie échappe aux inquiétudes et tracas. L'étrangeté est dans la chute avec ce rêve qui devient plus froid.
Le poème "Veillées I" est très proche de la composition "Départ" dans la forme avec sa distribution en alinéas très brefs, ces échos d'une prhase à l'autre, ces phrases réduites à un mot ou deux. Le poème "Départ" amplifie l'idée d'échapper à ce problème de "L'air et [du] monde point cherchés." Il m'arrive de penser qu'on peut souder les deux poèmes l'un à l'autre.
C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.L'air et le monde point cherchés. La vie.- Etait-ce donc ceci ?- Et le rêve fraîchit.Assez vu. La vision s'est rencontré à tous les airs.Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.Assez connu. Les arrêts de la vie. - Ô Rumeurs et Visions !Départ dans l'affection et le bruit neufs !
Nous avons des termes communs, notamment le nom "vie", ce à quoi il faut adjoindre l'écho possible entre "air" et "airs". Le premier poème essentialise "l'ami" ou "l'aimée", le second congédie avec dérision la vision et les rumeurs dans une reprise en chiasme : "Ô Rumeurs et Visions !" Les deux poèmes se terminent sur le sentiment d'une relance. Le premier y encourage à cause du froid qui gagne, le second l'affirme explicitement. Les "arrêts de la vie" sont aisés à opposer au principe épicurien de l'ataraxie. Enfin, nous avons une correspondance de l'idée visuelle entre "repos éclairé" et "Assez vu" pour les attaques des deux poèmes.
Pour "Veillées I", nous relevons également que les deux dernières lignes sont de six syllabes et riment entre elles. Nous aurions deux vers de six syllabes qui riment entre eux, moyennant une licence orthographique, et comme il s'agit de deux lignes de six syllabes il est évident que Rimbaud fait une allusion à l'alexandrin.
Mais, puisque nous glissons sur le terrain du vers, je fais encore remarquer que "Veillées I" a du coup un parallèle formel intéressant avec le poème "Mouvement" dont l'avant-dernière ligne, l'avant-dernier vers ! est une phrase interrogative qui tranche dans le déroulé du discours : "- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?" contre "- Etait-ce donc ceci ?" Le "repos" est au centre du poème "Mouvement", en attaque du vers post-médian 14, puisque "Mouvement" est composé de vingt-six lignes ou vers libres.
Le poème "Départ" a été transcrit à la suite du poème "Vies" en trois volets, et précède la transcription de "Royauté" qui clôt ce recto de feuillet. Toutefois, l'écriture différente et tassée montre que "Départ" et "Royauté" n'ont pas été transcrits au même moment que "Vies". Nous ne sommes pas dans un enchaînement comparables aux cas "Antique", "Being Beauteous" et "Ô la face cendrée...", ou "Aube", "Mystique" et "Fleurs" ou "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" et "Phrases" en trois alinéas. Je note également que le poème "Conte" bien que long est lui aussi transcrit de manière plus tassée à la suite de la fin du poème "Enfance V" en début de feuillet. Quand Rilbaud a-t-il transcrit "Conte", "Départ" et "Royauté" ? La question se pose.
Pour montrer que le problème de la série "Phrases" est réel, je soulève l'idée suivante. Rimbaud n'aurait-il pas plutôt mis le feuillet aujourd'hui paginé 12 à la suite du feuillet contenant "Antique", "Being Beauteous" et "Ô la face cendrée..." ? La continuité serait plus naturelle, et au plan des signes graphiques : les trois croix, et au plan du sentiment de continuité entre les poèmes avec cette idée de célébrer puis de s'abattre dans l'air léger qui entre nettement en résonance avec l'esprit des cinq poèmes du feuillet désormais paginé 12.
Passé aux "Veillées", je suis revenu aux "Phrases". Il est vrai que le mot "veillée" a une occurrence après tout dans le dernier poème du feuillet 12.
Mais si je reviens au feuillet paginé 18 avec Veillées I et II, je peux souligner l'écho lexical patent de "repos éclairé" à "éclairage" en attaque de chaque poème, et le mot "lampe" dans le poème initialement intitulé "Veillée" du feuillet 19 y correspond, mais s'en écarte.
Il est certain que cette troisième "Veillée" entre en résonance avec les deux précédentes. Il est certain également qu'il y a déjà une différence de forme entre les deux premières "Veillées". "Veillées I" est un poème en alinéas brefs qui ne s'émancipe pas complètement de la référence à la poésie en vers, tandis que "Veillées II" est un poème en prose constitué d'un unique paragraphe suffisamment long pour ne pas l'envisager comme un verset ou un poème aussi bref que ceux du feuillet paginé 12.
Le poème est conçu sur un dynamisme verbal dont "Antique" est un modèle en manière de poème court, mais ce modèle verbal a des amplifications locales dans des poèmes en prose longs tels que "Promontoire" et "Les Ponts" :
L'éclairage revient à l'arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes[,] de frises, de bandes athmosphériques et d'accidences géologiques. - Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences.
Rimbaud écrit ici à la manière de Théophile Gautier. Les phrases sont classieuses, il y a une très grande retenue dans les procédés de liaison grammaticale. Les phrases sont juxtaposées en commençant pas les groupes nominaux sujets : "L'éclairage", "La muraille". La phrase 2 ne correspond pas à une juxtaposition à cause de l'attaque par un complément de phrase, mais Rimbaud choisit une formule "Des deux extrémités de la salle..." qui a une certaine grâce. La préposition "Dans" ou une construction verbale, nous auraient sortis du sentiment de vivre la scène. Spontanément, je pense à une manière d'écrire élégante à la Gautier. Nous ne sommes pas à l'école de Victor Hugo, ni, malgré l'adjectif dans "groupes sentimentaux" à l'école du pataud Flaubert. Nous ne sommes pas dans du Chateaubriand ou du Nerval, ni dans du George Sand. Nous avons une écriture descriptive économe quoique précieuse et qui a une certaine forme d'objectivité du rapport fourni malgré son ambiance poétique par les mots choisis et les abstractions. Je pense que la phrase finale doit s'inspirer d'un modèle qu'il reste à débusquer. L'enchâssement : "avec des êtres de tous les caractères" "parmi toutes les apparences" est heurté et en même temps exhibé par les échos phonématiques : "êtres", "caractères" en particulier. Cette impression d'ensemble avec une idée de totalité est à comparer avec la découverte d'un "monde" par la voie de l'ataraxie dans le premier poème.
Le poème "Veillée" au singulier du feuillet désormais paginé 19 est le seul à offrir une occurrence du mot "veillée" en son sein. Le mot est même repris dans chacun des trois premiers alinéas. La ligne de point correspond apparemment à l'étape du sommeil après la "veillée", tandis que le dernier alinéa décrit ce qu'on veut croire une aurore. Au plan formel, ses alinéas brefs le font apparaître comme intermédiaire entre les poèmes I et II réunis sous le titre "Veillées".
Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.La mer de la veillée, telle que les seins d'Amélie.Les tapisseries, jusqu'à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d'émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée....................................................................................................................................................La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d'aurore, cette fois.
Le dernier alinéa est très proche de l'esthétique de parlé populaire des trois alinéas de "Phrases". Les deuxième à quatrième alinéas accentuent petit à petit le glissement à l'expression par des phrases nominales, ce qui ne renvoie guère à des modèles antérieurs chez les écrivains connus. On pense toujours à la manière de Gautier malgré tout, et aussi à Chateaubriand à cause de la mention "Amélie". Au-delà du choix des phrases nominales, Rimbaud adopte ici des tours propres à la prose poétique des romanciers : "le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage." Nous avons une construction métaphorique à partir du verbe "font". Nous avons une construction attributive dans le sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire : "La Nature est un temple...", mais ici la construction métaphorique est explicité par une conjugaison du verbe "faire" qui a une note artificielle qui correspond là encore plus volontiers à une écriture poétique dans un récit en prose, plutôt qu'à un plein emploi de la métaphore poétique. Je ne pense quand même pas à un récit nervalien, et je ne néglige pas l'idée d'une influence hugolienne. Toutefois, à lire Les Illuminations, on dirait que Rimbaud a élu domicile dans une écriture descriptive élégante et concise à la Gautier. C'est une écriture qui a aussi une fort note de correction scolaire. Rimbaud ne crée par une poésie en prose selon une manière d'écrire extravagante, romantique, dégagée. C'est même plutôt paradoxal par rapport à toute la légende qui est faite autour de lui.
Dans la deuxième partie de son article sur "La pagination des Illuminations", Jacques Bienvenu montre des photos fac-similaires des parties manuscrites des feuillets 11 et 12 qui concernent "Phrases" et les cinq poèmes courts qui y sont désormais adjoints. Il montre aussi des photos complètes des feuillets paginés 18 et 19 avec donc les textes de "Veillées I et II" sur le feuillet 18 et celui de "Veillée" devenu "III" sur le feuillet 19.
Rimbaud a écrit à l'encre les poèmes "Veillées I et II" sur le feuillet 18, il a écrit à l'encre les poèmes "Veillée" et "Mystique" sur le feuillet 19. Et les titres ont eux aussi été transcrits à l'encre. Or, je vous invite à consulter les photographies mises en ligne par Bienvenu, puisque vous y verrez que l'encre est plus foncée pour le chiffre 18, la mention du nombre de lignes effectuée par l'ouvrière-typographe, le trois en chiffre romain et la barre qui sert à biffer le mot au singulier "Veillée". Tous ces éléments vont clairement dans le sens d'une création de la série "Veillées I, II et III" par Fénéon et son équipe pour la revue La Vogue. Il s'agit d'un acte probable de pusillanimité. La mention d'un côté de deux poèmes intitulés "Veillées I et II" et d'un autre simplement intitulé "Veillée" leur était insupportable, surtout s'ils devaient se retrouver séparés par d'autres poèmes.
Ces manuscrits sont ceux d'Arthur Rimbaud. Verlaine n'a aucun droit de propriété sur ces manuscrits et il est déjà lui-même dans une sorte d'abus en publiant ces poèmes dans le dos de l'intéressé toujours en vie. Or, la revue ne s'est pas gênée pour écrire sur les manuscrits, ce qui est l'usage normal pour les éditeurs qui jettent ensuite les manuscrits qu'on leur envoie à des fins de publication. L'auteur n'a aucune autorité sacrée en 2024, du moins en-dehors du champ littéraire, et au dix-neuvième siècle les questions de philologie n'étaient pas prises très au sérieux. Il me semble que Victor Hugo se plaignait des habitudes des éditeurs belges d'ajouter quantité de signes de ponctuation aux textes qu'on leur soumettait, selon des vues normatives sur l'usage de la langue. Bienvenu montre très bien que Rimbaud a tendance à espacer les barres de ses chiffres trois romains, tandis qu'ici nous avons trois barres très rapprochées. L'argument n'est pas décisif, la tendance à espacer les chiffres romains peut être jusqu'à un certain point un automatisme, mais le poète peut varier à n'importe quel moment et pour diverses raisons sa manière d'espacer des barres verticales de chiffres romains. Malgré tout, l'argument est mobilisable et converge avec ce que j'ai dit sur les éléments saillants à l'encre foncée des manuscrits paginés 18 et 19. Il est probable que la suite des trois "Veillées" ait été créée par Fénéon et n'ait pas respecté les choix rimbaldiens initiaux.
Il faudrait éplucher les recueils où un titre revient de manière aléatoire. Les poèmes au titre "Spleen" semblent être rassemblés dans Les Fleurs du Mal, mais on peut chercher du côté de Charles Cros, Sainte-Beuve et d'autres. Je ne me suis pas attelé à l'exercice, mais c'est à vérifier. J'ai l'impression d'avoir déjà rencontré ce cas de figure plus d'une fois.
J'ajoute que le trait fort pour barrer "Veillée" coïncide avec celui pour barrer le déterminant au titre "Les Ouvriers" initialement prévu par Rimbaud.
Il faudra peut-être éditer à l'avenir le titre "Les Ouvriers" ou d'un côté "Veillées I et II" et de l'autre "Veillées", comme il conviendra de nettement séparer "Phrases" en trois alinéas des cinq poèmes brefs d'un autre feuillet.
Les tenants des thèses d'une pagination autographe et d'un recueil organisé par Rimbaud balaient cela d'un revers de main, mais ce n'est pas très intelligent de leur part, puisque, même en attribuant les remaniements à Rimbaud, il n'en reste pas moins qu'en terme de composition, seuls les trois alinéas de "Phrases" étaient ensemble à l'origine, ce qui a des implications maximales au plan du sens. A l'origine, il y avait bien un poème "Veillée" isolé. Et en ne paginant pas lui-même les manuscrits, Rimbaud séparait le duo "Veillées I et II" et le poème "Veillée".
Il est vrai que "Enfance" et "Vies" obligeait les éditeurs à identifier les suites avec un peu d'attention.
Le titre "Les Ouvriers" a lui aussi été initialement retenu par Rimbaud.
Ce n'est pas tout.
Il y a une question élémentaire à se poser : si Rimbaud a paginé une partie des manuscrits, quand cela a-t-il pu avoir lieu ? Les manuscrits ont été recopiés avec Germain Nouveau autour de janvier-février 1875 comme l'a définitivement démontré Jacques Bienvenu. Mais, les manuscrits ont voyagé de mains en mains, Verlaine, Nouveau, Charles de Sivry, et en 1878 le titre Illuminations a été signalé à l'attention, sans qu'on ne sache de quand il pouvait bien dater. On se demande si Rimbaud a jamais remis la main sur ces manuscrits après le départ de Verlaine en mars 1875. Verlaine les a envoyés à Germain Nouveau à Bruxelles, puis on les a retrouvés dans les mains de Charles de Sivry, avec une possible implication de Cabaner. Rimbaud n'a plus en sa possession ces manuscrits soit depuis février 1875, soit depuis un passage à Paris qu'il a fait au cours de l'année 1875 se disputant avec tout le monde. Cabaner est en effet un des seuls qui ait pu conserver cette liasse manuscrite et la remettre à un collègue musicien, ami de Verlaine, mais malheureusement demi-frère de Mathilde Mauté. En tout cas, personne n'a paginé ces manuscrits de 1875 à 1886, et si on veut penser que la pagination est autographe pour 24 pages de 23 feuillets, pourquoi la suite n'a-t-elle jamais été paginée ? Pourquoi Verlaine qui a lu et détenu les poèmes un temps n'a-t-il pas réagi au désordre de la plaquette publiée par La Vogue. Verlaine pouvait lire l'article de Fénéon en 1886 dans le numéro de la revue Le Symboliste, d'autant que des proches devaient lui ramener ce genre de lecture, et il pouvait répliquer à Fénéon que le manuscrit ne consistait pas en "chiffons volants". Car l'attitude de Verlaine face au témoignage de 1886 de Fénéon est elle aussi un argument massue en défaveur de la thèse d'une pagination autographe. Verlaine publiait constamment, et il a publié plusieurs articles sur Rimbaud, et il était en contact avec l'éditeur Vanier pour l'édition de 1895 survenue peu avant la mort même de Verlaine en janvier 1896. Verlaine avait largement les moyens de dire que l'ordre du recueil n'était pas respecté. Il n'a rien dit parce que rien ne lui a paru anormal. Et Verlaine a pu lire les poèmes dans l'ordre de la pagination dans deux numéros de la revue La Vogue, et il n'a pas pour autant fait valoir que c'était l'ordre qui lui était familier et qu'il ne comprenait pas que la plaquette s'en soit éloigné. Il est vrai que Verlaine aurait pu souligner le problème des poèmes hybrides pour "Ouvriers" et "Les Ponts" ou "Marine" et "Fête d'hiver". En tout cas, à aucun moment, il ne se plaint du désordres de la publication. Il se plaint des interruptions et du partage des manuscrits, ce qui est tout à fait différent.
En conclusion, soit Fénéon a corrigé "Les Ouvriers" en "Ouvriers" et "Veillée" en "III", soit c'est Rimbaud, mais je suis quand même sceptique quant à l'idée d'un chassé-croisé. Je pense clairement que c'est l'éditeur Fénéon qui a voulu uniformiser les titres : "Ouvriers" devant s'aligner sur "Villes" ou "Aube" ou "Mystique" ou "Ornières" [sic !], etc., même si nous avons des titres plus particuliers comme "Après le Déluge" et "A une Raison", et dans une moindre mesure "Matinée d'ivresse".
Je vous mets en lien l'article de Bienvenu pour une consultation des photos des chiffres III et des manuscrits "Veillées" et "Veillée" :
Or, la revue La Vogue a publié la masse continue des 24 pages de poèmes en prose en deux numéros, puis la publication a continué dans quelques autres numéros en mélangeant des poèmes en vers et des poèmes en prose ou en vers libres. Et cela s'est arrêté, sachant que plusieurs poèmes en vers et en prose ont été publiés ultérieurement dans d'autres ouvrages en étant considérés comme des poèmes des Illuminations.
Parmi les poèmes que la revue La Vogue n'a pas publié, il y a la série "Jeunesse" en quatre volets. Le poème a un titre général "Jeunesse", puis les trois premières parties ont chacune un titre "I Dimanche", "II Sonnet" et "III Vingt ans". La partie IV n'a pas de titre, mais elle est transcrite à la suite des pièces II et III, ce qui rend indiscutable qu'il s'agit d'un poème à la suite d'un ensemble de trois autres poèmes, dont deux au moins ont un titre "II Sonnet" et "III Vingt ans". C'est le seul poème sans titre, puisque, par recoupements, il s'impose de constater que la première partie est "I Dimanche" et le titre général "Jeunesse". Or, le manuscrit comporte une mention au crayon à côté du chiffre IV, la mention "Veillées", ce qui veut clairement dire que perturbés les éditeurs ont voulu transporter avec son chiffre IV ce poème du côté des trois "Veillées" qui elles n'ont pas de titre. Cette velléité n'a pas été suivie d'effet, mais elle prouve que les éditeurs n'hésitaient pas à remanier les séries de poèmes. Il y a un enjeu commercial si on peut dire. Ils ne veulent pas qu'on dise que leur édition est ridicule avec une série où un poème n'a pas de titre comme les autres. Notons que sur ce manuscrit nous avons un chiffre III romain avec des barres peu espacées. L'argument de l'espacement des barres n'est donc pas solide. En revanche, on a bien les preuves de latitudes que se réservaient les éditeurs pour remanier l'ordre des poèmes au mépris même des agencements explicites du poète.
Je vais prochainement publier d'autres captures d'écran des manuscrits des poèmes en prose des Illuminations.
Pour conclure, une petite mise au point !
Je combats trois rumeurs de recueils de Rimbaud. Je combats l'idée d'un recueil remis à Demeny en septembre-octobre 1870, je suis rejoint en cela par André Guyaux, Adrien Cavallaro et Jacques Bienvenu. Je combats l'idée d'un recueil recopié essentiellement par Verlaine de 24 pages. Je combats aussi l'idée d'un recueil organisé des Illuminations, parce que je ne vois pas comment on peut parler d'un recueil de feuillets conservés des années durant sans pagination intégrale. Tout cela n'a aucun sens. Et je démens le discours de Michel Murat, Yves Reboul, Steve Murphy, Alain Bardel et d'autres sur les significations conclusives de tel ou tel poème pour le recueil ou sur un récit qu'on parviendrait un jour à lire dan le défilement des poèmes. Rien de tout cela ne résiste à l'examen.
Je veux bien, en revanche, méditer sur des bribes d'organisation.
En ce qui concerne le problème des poèmes en vers, je n'ai aucune solution tranchée en tête. Je me sens incapable de dire si oui ou non les poèmes en vers doivent faire partie du recueil.
Je remarque que les éditeur de La Vogue ont commencé par publier exclusivement les poèmes plutôt en prose avant de publier un mélange des vers et des proses, et le poème "Mouvement" est précisément une clef de réflexion, dans la mesure où il s'agit d'un poème en vers qui a été imprimé en italique en tant que tel par la revue, contrairement au poème "Marine". Le poème "Marine" a été mal édité, il est fondu au texte en prose de "Fête d'hiver" et les retours à la ligne y suivent le principe de l'alinéa, alors que dans le cas de "Mouvement" un vers long en fin de ligne est flanqué d'un crochet avec le report de la mention qui le prolonge.
Vous constatez que les expressions "les bijoux" et "motrice" ne sont pas transcrites après un retour à la ligne, mais elles sont transcrites au-dessus de la ligne, avec une espèce de signe crochet dans le cas de "motrice". Cela ressemble aux reports entre crochets dans les éditions imprimées d'œuvres poétiques où un vers est trop long pour tenir sur une seule ligne. C'est pour cette raison que "Mouvement" a été transcrit en italique, en tant que poème en vers par la revue La Vogue. C'est peut-être ce poème qui a provoqué le mélange systématique des vers et des poèmes en prose par Fénéon et ses collègues, puisque, manifestement, "Mouvement" un poème en vers était mélangé aux poèmes en prose.
Je n'affirme rien au sujet du mélange des vers et des proses, j'émets des pistes de réflexion.
En revanche, mon explication est imparable sur d'autres points. Pour "Marine" et "Fête d'hiver", le mal est déjà fait, la faute d'inattention a été commise de condondre "Marine" et "Fête d'hiver" en un seul poème. Qui plus est, "Marine" figure en compagnie de toute façon d'un texte en prose à sa suite, et au recto nous avons un autre poème en prose "Nocturne vulgaire". Ceci dit, le poème aurait pu être identifié en tant que poème en vers mélangé aux proses. Les éditeurs n'ont pas identifié un signe graphique en ce sens comme c'est le cas pour "Mouvement" puisque les retours à la ligne dans "Marine" même s'ils sont après une virgule acceptent la loi de l'alinéa, comme le prouve la fin du poème.
Le retour à la ligne de la dernière ligne est manifeste, c'est le seul début d'une ligne par une minuscule. L'écriture est en prose sur le type des alinéas courts de "A une Raison", "Veillées I" ou "Enfance III", avec aussi des retours à la ligne après virgule comme attesté localement dans les poèmes en prose "Après le Déluge" ou "Barbare".
[...]Dont l'angle est heurté par destourbillons de lumière.
On comprend très bien que sur une page plus grande Rimbaud aurait transcrit cela sur une seule ligne, mais le retour à la ligne ne l'a pas dérangé contrairement à ce qui en est de "Mouvement". Cela reste problématique dans l'absolu, mais les éditeurs eux ont procédé de manière méthodologique : "Marine" est en prose, "Mouvement" est en vers, alors que la postérité a retenu ces deux poèmes comme les premiers exemples de vers libres modernes, vers libres non au sens de Verlaine et de Martinon, mais au sens du vingtième siècle.
Ma capture d'écran pour "Mouvement" a été prise sur le site d'Alain Bardel, je mets aussi le lien : CLIQUER ICI.
Toutefois, il y a une histoire à raconter sur le manuscrit de "Mouvement". A une époque où sa consultation relevait encore quelque peu de l'inédit, Antoine Fongaro en a fourni un fac-similé dans son ouvrage Segments métriques dans la prose des 'Illuminations' paru en 1993 aux Presses Universitaires de l'Université du Mirail à Toulouse. J'ai raté de très peu une rencontre avec ce critique rimbaldien !
Et Fongaro en a profité pour soutenir qu'il n'était pas écrit "au delà" mais "en delà" sur le manuscrit, ce que Steve Murphy a ensuite démenti en disant que la correction était dans le sens inverse de "en delà" à "au delà".
Il faudrait revenir sur ce point. Je ne sais pas si à l'époque de Rimbaud lk'orthographe "au delà" et non "au-delà" était autorisée, mais Fongaro a donc vu juste en identifiant une forme "en delà", sauf qu'elle aurait été corrigée dans un second temps d'effort de composition. Puis, il faut vérifier si la correction n'est pas allographe. De toute façon, j'aimerais une consultation immédiate du manuscrit sans filtre d'un fac-similé. Vous remarquez également que le titre "Mouvement" est souligné par l'éditeur comme pour les titres "A une Raison", "Antique", à savoir avec un trait soit pointu, soit arrondi sur le côté gauche du titre. Le titre est également suivi d'un point, selon une pratique bien avérée de Rimbaud lui-même. On dirait que le titre a été entièrement entouré plutôt, mais que l'encre n'a pas infusé sur le manuscrit.
Le manuscrit de "Bottom" et "H" offre un titre "Bottom" suivi d'un point, mais le titre "H" n'en a pas.
Enfin, il est clair que les poèmes "Fairy", "Guerre", "Génie", "Jeunesse I, II, III, IV" et "Solde", non publiés par La Vogue, mais publiés par Vanier en 1895 ont subi une numération de la part de l'éditeur Vanier ou de l'un de ses collaborateurs : nous avons un I apparemment au crayon sur le manuscrit de "Fairy", un II à l'encre sur le manuscrit de "Guerre", un III sur le manuscrit de Génie, un IV sur le manuscrit de "Jeunesse I", rien sur le manuscrit de Jeunesse II, III et IV, et enfin un V sur le manuscrit de "Solde". Il est clair qu'il s'agit d'une pagination par le détenteur de ces seuls manuscrits qui ont été séparés de la série originelle en 1886. Mais les détenteurs de cet ensemble manuscrit étaient bien conscients que cette pagination n'avait aucune valeur autographe puisqu'ils ont reporté ensuite une autre pagination, chiffre 2 pour le manuscrit I de "Fairy", chiffre 4 pour le manuscrit II de "Guerre", chiffre 6 je crois pour le manuscrit III de "Génie", chiffre 3 pour le manuscrit IV de "Jeunesse I", aucun chiffre du tout pour le manuscrit de "Jeunesse II, III, IV" qui est déchiré toutefois sur le côté, mais une mention au crayon "Illuminations" dans le coin supérieur gauche, le chiffre 1 pour le manuscrit V de "Solde". Bref, le détenteur des manuscrits préférait l'ordre suivant : "Solde", "Fairy", "Jeunesse I, II, III, IV", "Guerre", un inconnu en 5, et "Génie" en 6. Ou alors absurdement "Jeunesse II III IV" était supposé être le numéro 5.
Il est évident qu'il est à jamais impossible d'attribuer un ordre de défilement de ces poèmes par Rimbaud.
J'en profite au passage pour dire que sur le manuscrit de "Jeunesse II Sonnet", le mot "raison" n'est pas surimposé au mot "loge", hypothèse déjà soulevé dans les années 1980 dans un article des petits bulletins en parallèle de la revue Parade sauvage, il s'agit plutôt d'une amorce de transcription du mot "logique" remplacé par le mot quelque peu parent au plan du sens qu'est "raison".
La suite des poèmes en 24 pages a été publiée dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue. puis d'autres poèmes en prose mélangés à des poèmes en vers ont été publiés dans les numéros 8 et 9, avec par conséquent une ellipse du numéro 7 si je ne m'abuse.
Cela confirme que la pagination initiale vient de la revue La Vogue, puisqu'il y a eu interruption et altération du projet à partir du numéro 8. On peut se demander si le mélange des vers n'a pas servi à diffuser des poèmes de Rimbaud le temps qu'on espérait pour récupérer les manuscrits en prose manquants. Ou bien on peut se demander si le mélange des vers et des proses n'est pas lié à une diffusion voulue telle par l'autre détenteur des manuscrits à l'époque qui aurait fait des difficultés.
La revue La Vogue a publié d'autres poèmes en prose et plusieurs poèmes en vers "nouvelle manière", mais elle ne mettra jamais la main sur des manuscrits qui seront publiés ultérieurement et réunis aux Illuminations par Vanier en 1895. Verlaine a-t-il tapé du poing sur la table ? Des poèmes en vers "nouvelle manière" ont aussi échappé à la revue La Vogue. Il faudrait déterminer si le conflit commence après l'interruption définitive du numéro 9 ou après le numéro 6. Dans le numéro 8, pour les poèmes en prose ou en vers libres, "Promontoires", "Scènes" et "Soir historique". Le manuscrit de "Promontoire" a quelques particularités, le manuscrit autographe porte des mentions particulières dont le titre même "Illuminations" d'une main allographe en fin de transcription.
Le poème est également connu par une version allographe qui a servi à l'impression initiale dans la revue La Vogue. Les poèmes sont numérotés en fonction de leur ordre de défilement dans le numéro de la revue, la copie allographe "Promontoire" a le numéro 1, "Scènes" le numéro 3 et "Soir historique" le numéro 4. Je n'ai pas vérifié pour les vers pour l'instant, mais la logique prévue est celle-là. La copie autographe de "Promontoire" n'a pas été identifiée comme l'unique document autographe quand quelqu'un a reporté les mentions "quelques variantes", etc.
Dans le numéro 9 de la revue La Vogue, les poèmes en prose "Mouvement", "Bottom", "H", "Démocratie" et "Dévotion" ont été publiés. Je remarque que le manuscrit "Mouvement" est probablement très proche du manuscrit "Solde", poème qui ne sera publié que bien plus tard. Les transcriptions manuscrites de "Démocratie" et "Dévotion" ont disparu : un ou deux manuscrits.
Les interventions manuscrites des éditeurs diminuent, mais cela correspond à une crise précise. Avec un autre éditeur, la flambée des interventions reprend si on peut dire.
Personne ne savait à l'époque que ces manuscrits deviendraient précieux. Ils ne soupçonnaient pas à quel point Rimbaud deviendrait célèbre. Après tout, qui lit les poètes du XVIe siècle au-delà de Ronsard, du Bellay, Marot et Agrippa d'Aubigné ? Qui au dix-neuvième s'intéressait aux poètes du XVIIIe siècle à part André Cénier ? Qui lit des poètes romantiques autres que Victor Hugo, Vigny, Lamartine, Musset, Sainte-Beuve, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle ?
Rimbaud était un prétexte à Gustave Kahn et compagnie pour se faire mousser eux-mêmes. Même s'ils spéculaient sur une célébrité à venir du poète, leurs objectifs étaient tout de même narcissiques. Ils ne pensaient même pas aux inconséquences de leurs actes vis-à-vis d'une personne vivante susceptible de porter plainte. Ils ne se sont même pas préoccupés de Verlaine qui n'avait fait que leur prêter les manuscrits et qui eut toutes les peines à les récupérer, puisqu'il n'y arriva tout simplement... pas !
Le cas des "Villes" et des chiffres romains me reste à étudier.
Mais vous vous rendez compte qu'on prétend que les manuscrits de "Scènes", de "Guerre" de "Bottom" et "H" faisaient partie d'un recueil organisé. Il faut arrêter la comédie à un moment donné.
Dans l'article ci-dessus, je parle à un moment du style "scolaire" et classieux à la Gautier des poésies en prose de Rimbaud. Je pense en effet que des segments comme "rugissent mélodieusement dans les feux" relève d'une application type d'un poète très jeune encore marqué par les critères de perfectionnement du style dans l'enseignement. Normalement, quand on écrit en prose, il y a un principe de mise en valeur de mots au-delà de la direction grammaticale. On sent que l'auteur fait porter le poids par exemple sur des adjectifs qui s'accumulent. Et la manoeuvre est sensiblement intellectuelle. Rimbaud n'est pas du tout dans cette manière d'écrire. Il restreint plutôt cette possibilité.
RépondreSupprimerPrenez la traduction du roman de Sepulveda 'Le Vieux qui lisait des romans d'amour". Je cite le tout premier paragraphe : "Le ciel était une panse d'âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes. Le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses et secouait violemment les bananiers rachitiques qui ornaient la façade de la mairie." Le début genre "La Nature est un temple", le scolaire "secouait violemment", ok, mais le placement des adjectifs "tiède et poisseux", tout particulièrement "rachitiques'" après "éparses". Pour moi, c'est une pensée rythmique en prose qui joue sur le soulignement du mot, plan phonétique en relief, mots qui claquent et concentrent l'attention. Rimbaud n'écrit pas du tout de la sorte, selon cette perspective rythmique de prosateur.
La traduction de Sepulveda par Maspero (puisque je ne peux du coup déterminer la part de l'un ou l'autre) fonctionne sur l'envoi constant de phrases qui se veulent particulièrement assertives : "Les malheureux n'avaient plus...", Le docteur... haïssait le gouvernement. N'importe quel... Tous les gouvernements..." "Il vociférait..." Ou bien plus loin : "Il était arrivé avec la manie..." Il y a un déjà un cadre d'implication cérébrale qui n'a rien à voir avec les proses de Rimbaud et qui est plus proche du Spleen de Paris de Baudelaire. Dans ce cadre, la phrase : "Son passage provoquait des regards de mépris et sa transpiration entretenait la haine[,]" très rhétorique en soi avec sa symétrie, consiste moins à dérouler une phrase poétique en soi qu'à susciter de la pensée chez le lecteur qui va plus concentrer son attention sur les fins de phrase "regards de mépris" et "haine". Le relief de la phrase devient second. Ce qui n'est pas le cas chez Rimbaud. Il faut citer des phrases aussi assez longues, un peu amplifiées avec une accumulation d'adjectifs. On sent que le rythme naît de la perception d'une masse d'adjectifs, naît du sentiment qu'on a buté trois ou quatre fois sur la mise en relief d'un adjectif. La prose de Rimbaud privilégie le relief par la construction détaillée de la phrase. Le relief est matériel chez Rimbaud, mental chez les prosateurs. Je vais peaufiner de telles réflexions prochainement.
SupprimerJe relis aussi "Sagesse" où j'aurai à parler de "comme" tout entier devant la césure et de "comme une" à cheval et non devant. D'autres choses encore.