lundi 18 novembre 2024

Analyse du livre L'Art de Rimbaud de Murat (partie 2), Hypothèses générales sur la "crise de vers"

Le livre L'Art de Rimbaud dans son édition originelle de 2002 a une introduction très brève et une structure un peu particulière. Nous avons trois pages d'avant-propos qui annonce l'objet de l'étude : les formes poétiques chez Rimbaud, et une bipartition entre l'étude des poèmes en vers et celle des poèmes en prose ou en vers libres modernes, à l'exclusion d'Une saison en enfer. C'est un peu l'introduction sommaire de tout l'ouvrage. Toutefois, inévitablement, les premières pages du premier chapitre de la première partie ont inévitablement des éléments de discours qui correspondent à une introduction générale.
Et c'est en cernant cette partie introductive que nous allons voir ce que nous dit ou ne nous dit pas Murat sur la "crise de vers". Je rappelle que, dans sa recension, Yves Rebgoul félicite Murat d'avoir dépassé le mythe de la "crise de vers" et parle d'une "autonomisation progressive du rythme par rapport à la structure métrique", ce qui est une citation là encore des premières pages du livre de Murat.
Je cite les premières lignes du "Chapitre I / Le Vers" qui consacre l'importance du sujet traité :
  Entre 1869 et 1873 - en étendant au maximum la chronologie - Rimbaud a résumé dans son œuvre puis bouleversé l'ensemble des données qui définissent la poésie versifiée dans sa tradition française. [...]
Murat rappelle alors un paradoxe. Nous devons le concept de "crise de vers" à Mallarmé, sauf que celui-ci a dit de Rimbaud qu'il a été "à part le balbutiement de ses derniers poèmes, un strict observateur du jeu ancien". En clair, Mallarmé n'a rien compris à la crise de vers telle qu'elle a été traitée par Rimbaud. Il a bien vu le problème des césures, des rimes, des vers faux, mais il a traité cela superficiellement. C'est assez amusant, parce que Mallarmé n'a fait qu'écrire en vers respectueux de l'état de son époque, puis en prose. Il suffit dès lors de déposséder Mallarmé du concept de "crise de vers" dont il a la paternité. Il n'est tout simplement pas la personne compétente pour en traiter. Mais Murat ne dit pas du tout cela, il va au contraire formuler comme une évidence que, puisque Mallarmé a parlé de la "crise de vers" vingt ans après, et puisqu'il ne l'a pas identifiée chez Rimbaud, c'est que c'est un sujet anachronique quand on étudie l'évolution de la versification rimbaldienne. Mais l'affirmation est parfaitement péremptoire. Murat se dispense complètement d'une réfutation argumentée. Il ne définit même pas ce qu'est la "crise de vers" selon Mallarmé. Tout le discours est dans le sous-entendu, et, du coup, les félicitations de Reboul au sujet de cette mise au point n'ont pas lieu d'être. Où sont les arguments et les définitions des concepts abordés dans les phrases suivantes ?
[...] Ces études tendent à inscrire la poésie de Rimbaud dans une perspective d'ensemble anachronique, qui est celle de la "crise de vers" dont Mallarmé fera l'analyse une vingtaine d'années plus tard. Jointe au modèle mythique d'une trajectoire de Rimbaud qui aboutirait au "silence", cette anacrhonie oriente l'interprétation des faits. [...]
C'est quoi "la crise de vers" selon Mallarmé ? Et pourquoi cela lui serait-il exclusif, alors que Mallarmé parle d'une crise pour la société entière, pas pour lui-même, je présume ? Personnellement, j'ai lu plusieurs fois les poésies en vers de Mallarmé, mais ses textes en prose je les ai lus une ou deux fois dans ma vie, vite fait en passant. Bref, je ne sais même pas de quoi on parle. Je rappelle qu'en mai 1872, Banville qui commente le Coin de table de Fantin-Latour attribue à Rimbaud un propos selon lequel il serait peut-être bientôt temps d'abandonner l'alexandrin. Je précise qu'on peut aborder la question de la crise de deux manières différentes. Il y a la crise momentanée, par exemple au plan d'un volcan qui va avoir une éruption, avec la terre qui tremble pendant un certain temps, ce qui fait une période de crise, et puis il y a la crise du vers comme dit Mallarmé ou de l'alexandrin comme dirait Rimbaud qui relève d'une mutation historique. Intuitivement, j'ai plutôt l'impression que la "crise de vers" n'a rien d'intellectuellement sérieux dans le discours amhigouriques et dans les créations poétiques de Mallarmé, alors que c'est pleinement efficient dans le cas des poésies de Rimbaud. D'ailleurs, toute l'analyse du vers par Murat est tributaire des études auxquelles il reproche le mythe de la "crise de vers" appliquée à Rimbaud. Murat essaie de séparer Cornulier comme neutre de Jacques Roubaud et Jean-Pierre Bobillot, mais je ne suis pas d'accord. Les travaux de Cornulier sont dans la continuité de ceux de Jacques Roubaud. C'est parce que le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." est au centre de la thèse de Jacques Roubaud formulée dans La Vieillesse d'Alexandre que Cornulier a publié en 1991 dans la revue Studi francesi une étude de ce poème, plutôt que de "Larme", "Mémoire", "Juillet". Il a certes publié une étude de "Jeune ménage" au même moment, mais il est évident que, par cette publication, Cornulier confirmait qu'il réfléchissait dans le cadre initié par Roubaud, et cela implique l'idée de Roubaud d'une signification subversive dans la démolition du vers, quelles que soient les formules réservées ou prudentes de l'article de Cornulier. Bobillot reprend explicitement le discours de Roubaud, et c'est quelqu'un dont la thèse a été dirigée par Cornulier, tout comme Jean-Michel Gouvard qui est également mis en avant dans ce premier chapitre de Murat. Et l'inénarrable Marc Dominicy a travaillé au plan métrique dans la continuité de ce qu'a initié Jacques Roubaud et en collaboration avec Benoît de Cornulier. Moi, en lisant seulement le livre L'Art de Rimbaud, je n'identifie qu'une contradiction immédiate de la part de Murat. Le sujet, c'est bien "la crise de vers", je n'ai pas constaté qu'on avait dépoussiéré le mythe, puisque je ne sais même pas précisément ce que rejette Murat. J'ai beau tourner les pages, je ne vois pas ce qui a été réfuté. Je ne dis pas qu'il faille reprend telles quelles les thèses sur la signification du dérèglement des vers par Rimbaud qu'ont fournies Roubaud et Bobillot, mais, normalement, il faut les citer pour soit les émonder, soit les réfuter totalement. Et la réfutation pure et simple, je ne vois pas comment ça pourrait être pertinent.
Je remarque un autre point discutable dans le raisonnement de Murat. Il cite le propos de Verlaine sur le "poète correct" qui disparaissait en Rimbaud à partir de 1872. Et en note de bas de page, Murat écrit que Verlaine ne veut pas dire "conservateur" et ne pense certainement pas à Banville et au néo-classicisme parnassien." Plaît-il ? Ben si, Verlaine n'assimilant pas Banville à un poète conservateur, pense bien évidemment à un Rimbaud dans la continuité de Banville et des parnassiens comme Verlaine lui-même l'était. Bien sûr que si ! Ce sont les "vers libres" de 1872 qui ne sont pas banvilliens, qui ne sont plus d'un poète correct. Donc, forcément, c'est le Rimbaud disciple possible de Banville qui disparaissait. C'est ce que dit Verlaine, explicitement ! La page 14 véhicule donc une contradiction interne : annoncer se recommander pour l'étude du vers de ceux qu'on dénonce pour avoir traité le sujet d'une "crise de vers", et puis un contresens sur l'interprétation du "poète correct" selon Rimbaud. Et je m'empresse de préciser que Verlaine à deux reprises parle bien des poèmes en vers nouvelle manière sous l'appellation "Vers Libres" qui est l'appellation canonique de son époque, comme l'attestent les ouvrages de Philippe Martinon au tournant du vingtième siècle. L'appellation "vers livres" pour "Mouvement" et "Marine" est, elle, anachronique et a un sens distinct.
Passons maintenant à l'étude de la sous-partie "Hypothèses générales et questions de méthode". Murat entend conserver une approche ouverte du corpus et refuse de distinguer "entre 'premiers' et 'derniers' vers". Il rappelle alors que Verlaine et Mallarmé avaient une hiérarchie de valeur différente, puisque, loin de préférer les poèmes "seconde manière" Verlaine et Mallarmé préféraient les vers "première manière". Et, plus récemment, Alain Vaillant dans un de ses écrits soulignait que Verlaine avait osé dire qu'il préférait les vers de Rimbaud à sa poésie en prose, et Vaillant d'ajouter qu'il tendait à partager cette préférence.
Alors, je vous explique quelque chose qui, pour moi, est élémentaire.
Pourquoi préférer les vers de l'adolescent encore débutant quoique génial ? Il y a une raison que Murat et Vaillant n'identifient pas, alors qu'elle coule de source. Quand il compose des poèmes en alexandrins bien césurés ou avec des césures acrobatiques en phase avec son époque, comme quand il compose des quatrains d'octosyllabes, etc., Rimbaud s'inspire des poètes qu'il admire. Il récrit des vers de ses prédécesseurs, et si pas des vers, il reprend des modèles syntaxiques et la manière de les disposer dans un hémistiche ou autour d'une césure. Il a aussi un immense corpus auquel se confronter. Et les vers dont il s'inspire ont eux-mêmes été inspirés par l'histoire de la poésie française en alexandrins et en octosyllabes. Ce qui arrive dans les mains de Rimbaud en 1870 et en 1871, c'est des outils déjà extrêmement peaufinés. Pour ses poèmes en prose, Rimbaud va être confronté à une crise des modèles de référence. Forcément qu'il y a un risque de régression, même si son génie progresse, puisqu'il doit inventer à partir d'un terrain vierge la mise en valeur poétique de propos non versifiés. Prenez les coordinations rimées dans Une saison en enfer : "l'orgie et la camaraderie des femmes", "l'absence des facultés descriptives ou instructives", etc. Mais vous n'avez jamais remarqué que ces coordinations rimés, souvent sur la base pauvre d'un recours au même suffixe, sont typiques des écrits universitaires. J'en trouve dans les articles du rimbaldien Henri Scepi, et de beaucoup d'autres. Et j'en trouve dans des articles de presse, dans des interventions critiques de personnes lambda, je les trouve en effets de manche dans les romans de fin de vingtième siècle : Echenoz et quelques autres. Ce n'est pas élogieux pour Rimbaud, mais tant pis ! En fait, à partir du moment où Rimbaud voulait ne plus écrire de poésies qu'en prose, il était dans la mouise... Et il s'en est brillamment sorti. Il arrive à être poétique en prose comme personne ne l'a été ni avant lui, ni après lui. Ce qui n'empêche pas de constater que comme il n'a pas persévéré et que ce n'est qu'une oeuvre de jeunesse qui nous est parvenu, nous n'avons pas des proses témoignant d'un art aussi élaboré que son discours en alexandrins dans "Le Bateau ivre" et quelques autres poèmes de ce niveau "Premières communions", "Chercheuses de poux", etc. C'est du pur bon sens, ce que je dis là ! Ensuite, en ce qui concerne les vers de 1872 "nouvelle manière", il faut se méfier des jugements de Verlaine. Je rappelle que, contrairement à Rimbaud ET Baudelaire, Verlaine méprisait étrangement les recueils de l'exil de Victor Hugo Les Contemplations et La Légende des siècles de 1859. A la publication de La Fin de Satan, Verlaine va regretter qu'Hugo n'ait pas préféré finir ce recueil génial plutôt que de pondre Les Contemplations. Verlaine a critiqué pratiquement tout au long de son existence la poésie de Lamartine, ne lui concédant un charme que de temps en temps ou à la fin de sa vie. Nous avons vu l'incompétence de Mallarmé plus haut pour évaluer Rimbaud, Verlaine ce n'est pas non plus la meilleure lampe au plafond. Et je ne partage pas l'espoir des rimbaldiens de revaloriser les recueils tardifs de Verlaine. A partir du recueil Amour, j'ai énormément de mal à m'intéresser aux vers de Verlaine et à simplement trouver beau et mélodieux ce que je lis. Ne sacralisez pas les jugements des poètes ! Ne sacralisez pas ces personnes ! Dans les poèmes "nouvelle manière", je rappelle que "Chanson de la plus haute tour" ou "L'Eternité" posent des problèmes de rimes, et encore, mais il n'y a pas de dérèglement de la mesure du vers avant "Alchimie du verbe", et ces poèmes sont prodigieux. Vous prenez "Bannières de mai" qui a un très fort état lacunaire pour les rimes ou les poèmes "Larme" ou "La Rivière de Cassis", et vous êtes émerveillés sans arrêt. On se gardera bien de donner rapidement raison à Verlaine et Mallarmé sur le moindre intérêt des vers "nouvelle manière". Pour le coup, on rejoint le propos de Murat sur le refus d'une hiérarchie de valeur selon les expériences poétiques tentées par Rimbaud.
Murat décidait aussi d'inclure les poèmes de l'Album zutique, tout en évitant de basculer dans l'excès inverse d'une surestimation des pièces à caractère potache comme Un cœur sous une soutane. Il ne se trompait pas quant à la médiocrité des "Hypotyposes saturniennes" auxquelles il n'accordait qu'une "valeur documentaire". Il a écrit cela à une époque où on pensait qu'il s'agissait de vers authentiques de Rimbaud et non de citations de Belmontet.
Murat en quelques pages va ensuite énumérer trois "hypothèses générales", la première est celle d'un investissement esthétique et idéologique des formes". Rimbaud veut inventer des "formes nouvelles", traite l'expérience de Baudelaire de "mesquine" et il dialogue dans ses poèmes avec Hugo, Baudelaire et Banville, voire avec Verlaine et certains "proches" parisiens. Je suis évidemment acquis à ce point. Il était en train de s'imposer en 2002, aujourd'hui il est clairement acquis. Murat a eu l'intérêt de souligner qu'en comparant les versions d'un même poème Rimbaud allait vers des formes plus transgressives dès 1870. En revanche, Murat était sous l'influence de Murphy pour l'interprétation philologique des manuscrits, et il salue comme esthétique les manuscrits déponctués de poèmes de 1872 avec une absence de majuscules aux initiales de vers. Là, je ne suis pas d'accord, et aussi comme le livre de Murat a été réédité en 2013 un basculement de 2004 pourrait passer inaperçu. En 2004, il y a eu la révélation du manuscrit de "Famille maudite" état antérieur du poème connu sous le titre "Mémoire". Et, à l'époque, j'étais en contact avec les rimbaldiens et je disais déjà que l'absence de ponctuation et de majuscules ne change rien aux vers.
Je cite un exemple avec le premier quatrain de "Larme", je vais prendre la version ponctuée connue et je vais la déponctuer moi-même (je ne parle même pas du manuscrit déponctué de Rimbaud) :

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d'après-midi tiède et vert.

loin des oiseaux des troupeaux des villageoises
je buvais accroupi dans quelque bruyère
entourée de tendres bois de noisetiers
par un brouillard d'après-midi tiède et vert
L'absence de majuscule en début de vers n'a aucune incidence sur la lecture, strictement aucune ! Vous identifiez des vers par le retour à la ligne de toute façon, à défaut de percevoir la mesure de onze syllabes. L'absence de ponctuation n'empêche pas de lire normalement l'essentiel de ce quatrain, et quand son absence se fait ressentir je n'aime pas, j'y perçois une gêne désagréable qui ne me fera jamais applaudir l'idée d'un surcroît de génie dans la composition. On ne devrait pas avoir à débattre de sujets pareils. Oui, la poésie déponctuée d'Apollinaire dans son recueil Alcools... Pffh ! Tout ça, c'est de la diversion typographique. Il faut se calmer, les gars !
Je rappelle que le procédé de mettre des minuscules en tête de vers est appliqué par Hugo sur le manuscrit de "Demain, dès l'aube,..." ce qui nous a valu des pages de l'inénarrable Henri Meschonnic qui nous parle du surcroît d'intimisme des humbles minuscules sur le manuscrit.
Ce que fait Rimbaud apparaît sur les contributions de l'Album zutique par le groupe de Nouveau, Ponchon et consorts, et cela est reconduit avec l'impression en 1876 des Dixains réalistes. Mais surtout, ce que je disais déjà à l'époque, c'est que Rimbaud a d'abord écrit ses manuscrits avec des majuscules. les versions déponctuées et à minuscules sont indépendantes des moments d'invention. Il s'agit d'un procédé déformant et enlaidi (oh ! une hiérarchie de valeurs) de recopiage. Et "Famille maudite" a été une preuve supplémentaire qui a contribué à enterrer ce mythe d'une sacralisation de l'édition de six poèmes de Rimbaud sans majuscules en tête de vers et sans ponctuation.
On a eu chaud !
Pour sa seconde hypothèse générale, Murat parle d'une "évolution orientée, mais non linéaire."
A vol d'oiseau, on peut être d'accord avec cette nuance, mais dans le détail, là encore il y a des choses qui ne passent pas.
En gros, plus le temps passe, plus Rimbaud a une pratique déréglée du vers. Evidemment, cela ne peut qu'être nuancé. La versification de Rimbaud est stable en 1870 et en 1871, avec une lente évolution du nombre de césures acrobatiques ou de rimes ne respectant pas certains principes orthographiques. Forcément, un poème plus tardif peut être moins audacieux sur un point particulier. Par exemple, il n'y a qu'une seule césure acrobatique dans le sonnet "Voyelles", celle du vers 8 sur article défini.
Ceci dit, Murat va avoir d'autres angles d'attaque que je trouve contestables.
Il cite "L'Enfant qui ramassa les balles..." et "Les Corbeaux". Pour "L'Enfant qui ramassa les balles...", j'ai montré quelques années après qu'il s'agissait d'un poème de Verlaine, recopié par Rimbaud, puisqu'il est signé "PV" sur le manuscrit. Mais, de toute façon, la date de composition du poème n'est pas connue. Rimbaud n'a fait que le recopier en septembre 1872. On ne sait pas à quel point sa création peut être antérieure. Puis, il y a un autre défaut dans le raisonnement de Murat, c'est que ce sujet de l'évolution rimbaldienne n'a de sens que par rapport à ce que Rimbaud pouvait prévoir de publier. Nous avons le poème "Poison perdu" qui est postérieur à tout le moins à l'incarcération de Verlaine qui est en vers "première manière", et nous avons l'envoi de l'improvisation en vers libres "Rêve" envoyée à Delahaye en octobre 1875. Est-ce qu'il faut débattre de l'évolution des formes poétiques en incluant ces deux poèmes, l'un et l'autre ne semblant pas relever d'une volonté de publication d'un poète nommé Arthur Rimbaud ?
J'en arrive au cas habituel du poème "Les Corbeaux". Murat envisage déjà en 2002 qu'il s'agit de régler des comptes avec le recueil L'Année terrible, ce qui en douce fait passer le poème pour ayant été composé au plus tôt en mai 1872, le poème devenant contemporain des vers "nouvelle manière". Je ne suis pas d'accord, et bien évidemment il est question de "l'hiver" dans le poème, ce que je lis forcément comme une allusion à la période de composition, puisque nous ne sommes pas dans le cas d'un poème sur un sujet hivernal qui impose de parler de l'hiver. La mention "l'hiver" fait clairement référence à la situation d'énonciation du poème. Le poème a été publié en septembre 1872, si on remonte jusqu'à l'hiver précédent nous avons pour période de composition envisageable du 22 décembre au 21 mars. Je ne me rappelle jamais les dates exactes.
Avec un peu de bon sens, on comprend que le poème "Les Corbeaux" a été composé vers le mois de mars 1872 et remis aux futurs meneurs de la revue La Renaissance littéraire et artistique à des fins de publication, vu qu'ils cherchaient de la matière pour les premiers numéros. La revue a été lancée à la toute fin du mois d'avril 1872 et Rimbaud posait avec eux pour le Coin de table pendant l'hiver 1872.
Or, Murat s'aligne sur la thèse très tendancieuse de Steve Murphy selon laquelle Rimbaud aurait composé le poème en septembre 1872 pour être publié dans l'urgence par la revue La Renaissance littéraire et artistique. Je pense que Murphy a connaissance chez un collectionneur d'une lettre inédite de Rimbaud de septembre 1872 où il se reproche amèrement de s'être rendu en Angleterre et d'avoir tourné le dos à une carrière littéraire parisienne... Soyons sérieux ! C'est évident que le poème était entre les mains de Blémont, Valade et consorts depuis plusieurs mois. En juin, Rimbaud envoie littéralement "chier" la revue, parce que, très clairement, il est frustré de ne pas y être publié. Rimbaud n'attendait pas pour être publié dans le Nord-Est, le Progrès des Ardennes. Rimbaud, c'est quelqu'un de logique : ce qu'il fait est tellement génial que tout le monde doit venir près de lui pour demander à publier rapidement un de ses poèmes. C'est du b.a.-ba ! Rimbaud a confié des poèmes à la revue, il ne peut pas être frustré s'il ne leur a rien envoyé, que je sache !
Ce qui noie le poisson, c'est qu'auparavant il y a bien eu un travers de datation du poème "Les Corbeaux". Le poème était placé comme une composition liée à la guerre franco-prussienne du début de l'année 1871, au lieu d'être reporté à l'hiver 1871-1872. Ce déplacement permettait aussi d'éviter de songer à une allusion aux morts d'hier de la Commune.
Murphy, Murat et les autres font un sort à cette datation erronée, mais ils s'en servent pour dire que Rimbaud a écrit un poème en vers première manière postérieur à des vers "nouvelle manière". Non ! En mars 1872, il n'existe aucun poème en vers nouvelle manière connu de Rimbaud, sauf "Tête de faune". Et on ignore si Rimbaud a écrit "Les Corbeaux" avant ou après "Tête de faune".
Bref, la relativisation de la deuxième hypothèse générale de Murat n'a finalement aucun intérêt et se fait le support de considérations contestables sur la datation de certains poèmes. 
La troisième hypothèse générale, c'est que Rimbaud ne dérègle pas tous les aspects de la poésie en vers en même temps. Tantôt il s'intéresse plutôt à la césure, tantôt aux vers faux, tantôt à la rime. Mais cette divergence permet à Murat de faire passer pour allant de soi que "Tête de faune" soit le seul poème de Rimbaud pour lequel il y aurait recours à différentes césures. Il faudra revenir sur ce point, car il est essentiel au débat.
Il y a ensuite un point 4) qui est en réalité un prolongement du point 2). L'évolution ne serait pas linéaire, mais tout de même articulée en phases, dont deux fondamentales, celle des vers "première manière" et des vers "nouvelle manière". Il y a un peu de vérité de La Palice dans ce point 4.
Les quelques pages qui suivent ont une valeur d'introduction de l'ensemble de l'étude des vers en justifiant la distribution en chapitres : alexandrins, autres types de vers, vers de 1872-1873. Je considère qu'elles sortent du cadre précis de cette deuxième partie sur les hypothèses générales quant à la "crise de vers".
Je vais donc reporter à une troisième partie le compte rendu d'ensemble sur l'étude du vers rimbaldien par Murat. J'annonce aussi qu'il y aura un pendant à cette partie 2. Puisque si on parle de "crise de vers" il va falloir comparer avec la création au-delà de la crise d'un certain type de poésie en prose. Je rappellerai à la mémoire cette partie 2 quand je traiterai de ce sujet du côté des Illuminations.
Bon appétit, et surtout : "Mangez des vers !"

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