Le 17 avril 1871, Rimbaud écrit une lettre au poète douaisien Demeny. Après de premiers développements, Rimbaud en vient à l'actualité littéraire parisienne : "causons Paris". Rimbaud explique ce qu'il a pu découvrir lors de son passage dans la capitale du 25 février au 10 mars. Il cite les nouveautés de l'éditeur des Parnassiens et commence par deux poèmes de Leconte de Lisle : "Le Soir d'une bataille" et "Le Sacre de Paris". Rimbaud cite des publications en plaquettes, il est question aussi de Mendès "Colère d'un franc-tireur", de Coppée "Lettre d'un mobile breton", d'un "fort volume de Claretie" intitulé Siège de Paris, de "L'Invasion" d'Albert Theuriet, de "Vae victoribus" de Lacaussade, de poèmes de Bergerat. Rimbaud consacre le paragraphe suivant à préciser qu'il a lu en intégralité le recueil de Glatigny Le Fer rouge significativement sous-titré Nouveaux Châtiments, ce qui laisse supposer rétrospectivement que Rimbaud a aussi lu les deux poèmes mentionnés plus haut de Leconte de Lisle. La lettre continue avec une mention de Vermersch, puis nous avons un appel emphatique à ce que chaque librairie ait son Journal de Siège.
Tout ce développement où l'implication de Vermersch n'est pas explicitée est inséré dans un développement plus long selon lequel le temps est à la pluie, ce qui veut dire qu'il ne faut pas "geindre", mais affronté l'averse avec une "sapience antique".
De toute évidence, cette lettre est nourri de références et préoccupations littéraires fortes du moment pour Rimbaud.
De cette époque, une composition de Rimbaud nous est parvenue qui s'intitule "Les Assis" et qui parle de "Sièges", mais les "Assis" sont des râleurs "genoux aux dents". La date précise de composition n'est pas connue. S'agit-il d'un poème composé avant, pendant ou après la Commune ?
En tout cas, l'expression "aux dents" rejeté à la césure est un emprunt littéraire. Il s'agit d'un rejet à la césure de type hugolien, je dois vérifier si Hugo lui-même ne pratique pas le rejet sur le mot "dents" lui-même. J'ai en tout cas des modèles approchants sous sa plume : "au vent" notamment.
Rimbaud ne s'inspire pas ici d'un vers de Lamartine, Sainte-Beuve, Nerval, Baudelaire, et pas, me semble-t-il même de Théophile Gautier ou d'un poète de la nouvelle génération parnassienne. Je ne pense pas que la césure vienne de Musset. Les candidats sont Hugo, Banville et Leconte de Lisle.
Leconte de Lisle avait une versification très proche de Victor Hugo. Par exemple, le vers 2 de "Solvet seclum" est un trimètre approximatif sur le modèle de Victor Hugo dans certains vers d'Hernani ou Ruy Blas : "Cris d'épouvante, cris de haine, cris de rage," puisque l'anaphore est rythmiquement décalée avec du coup un monosyllabe tassé devant la césure. Au lieu du modèle symétrique 444, nous avons une segmentation de 5,4 et 3 ou 4 syllabes, mais le placement des "e" de fin de mots permet de retrouver l'équilibre rythmique 444, ainsi dans ce vers d'Hernani : "C'est l'Allemagne, c'est l'Espagne, c'est la Flandre !" Le mot "c'est" écrasé à la césure, et ici le mot "cris".
Dans "Les Assis", Rimbaud crée justement un trimètre qui casse à la césure l'expression "genoux aux dents" :
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
et ce vers d'attaque de quatrain est en résonance avec le premier vers du quatrain précédent où la césure sur la conjugaison sèche du verbe "avoir" est elle aussi typiquement hugolienne :
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée[...]
La structure prépositionnelle en rejet "aux dents" est sur le modèle de l'un des premiers trimètres connus de Victor Hugo. Cet exemple de trimètre apparaît dans Les Chants du crépuscule et est daté en bas du poème de "Mai 1832". Hugo a déjà composé d'autres trimètres de Cromwell aux Feuilles d'automne, mais ils sont très peu nombreux, cela doit être le troisième trimètre, sinon le deuxième de Victor Hugo dans ses recueils de poésies lyriques. Et il s'agit du dernier vers du poème : "Sur le bal de l'Hôtel-de-ville", poème qui vient après une pièce intitulée "Napoléon II", dont je ne peux manquer de vous citer l'extrait suivant :
Vous savez ce qu'on fit du géant historique.Pendant six ans on vit loin derrière l'Afrique,Sous le verrou des rois prudents,- Oh ! n'exilons personne ! oh ! l'exil est impie ! -Cette grande figure en sa cage accroupie,Ployée, et les genoux aux dents.
Et donc, voici maintenant le trimètre qui clôt le poème "Sur le bal de l'Hôtel-de-Ville", et je relève bien sûr dans le titre la mention du lieu politique et historique :
Les fleurs au front, la boue aux pieds, la haine au cœur !
Dans le poème des Châtiments "A des journalistes de robe courte", poème très intéressant à comparer au morceau "Les Assis", Hugo revient sur précisément ce trimètre, et l'expression "aux dents" :
Parce qu'à vous tout seuls vous faites une espèce,Parce qu'enfin blanchis dehors et noirs dedans,Criant mea culpa, battant la grosse caisse,La boue au cœur, la larme à l'œil, le fifre aux dents.
De tels rapprochements vont dans le sens d'une lecture des "Assis" en fonction de l'actualité de l'année terrible : sièges de Paris prussien, puis versaillais.
Le poème "Les Assis" insiste sur l'idée de "Sièges" au pluriel et dans sa lettre du 17 avril, Rimbaud insiste sur l'idée que toute librairie fasse son "Journal du siège". Rimbaud vient de parler de publications qui évoquaient exclusivement le seul première siège de la capitale par les prussiens, mais depuis le 2 avril Paris subit le second siège, celui des Versaillais.
Les poèmes cités par Rimbaud "Le Soir d'une bataille" et "Le Sacre de Paris" ont bien sûr un rapport avec les événements, et l'intérêt, c'est qu'il y a certains échos avec le poème "Les Assis", mais je me contenterai de celui qui a vraiment l'air d'une clé de voûte, puisque Leconte de Lisle pratique précisément le rejet à la Victor Hugo du mot "dents" dans un trimètre apparent. Leconte de Lisle n'a pas retenu la forme prépositionnelle "aux dents", mais le rapprochement du seul mot "dents" est déjà interpellant :
Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,Les voici maintenant, blêmes, muets, farouches,Les poings fermés, serrant les dents, et les yeux louches,Dans la mort furieuse, étendus par milliers.
L'image de mort se retrouve dans "Les Assis" mais sous forme de dérision et satire. L'expression "Les poings fermé" est déjà employée par Rimbaud dans "Ma Bohême"', sonnet d'octobre 1870, sachant que malgré la publication en plaquette "Le Soir d'une bataille" a été publié en 1862 dans l'édition originale des Poésies barbares. C'est le poème "Le Sacre de Paris" qui est inédit en avril 1871.
Le premier quatrain du "Soir d'une bataille" fait inévitablement écho au "Bateau ivre" et à "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..."
Tels que la haute mer contre les durs rivages,A la grande tuerie ils se sont tous rués,Ivres et haletants, par les boulets troués,En d'épais tourbillons pleins de clameurs sauvages.
Au combat, ils ont fauché les blés d'une drôle de sorte et le poète décrit l'horreur fascinante de leurs "corps entrelacés" dans la mort.
Les deux derniers quatrains formulent le sermon du poète sous la forme d'une alternative. Le poète maudit la fièvre stupide des combats, sauf dans les cas de "Liberté" à défendre ou conquérir.
Il faut bien sûr se représenter Rimbaud lisant de tels poèmes, en lisant d'autres sur les événements récents et puis devant opposer tout cela à la réprobation générale à l'égard de la Commune. Leconte de Lisle publie donc en plaquette un ancien poème "Le Soir d'une bataille" jusque-là décontextualisé et cet autre "Le Sacre de Paris" daté de janvier 1871 qui soutient et plaint la France dans sa lutte contre la Prusse. Et Leconte de Lisle n'a pas soutenu la Commune ensuite, ne l'assimilant pas à un combat pour la Liberté.
Alors, vous me direz qu'il aurait été plus intéressant de trouver un écho dans "Le Sacre de Paris que dans "Le Soir d'une bataille", mais c'est que j'ai aussi des éléments à citer de cet autre poème.
En disciple hugolien, voici le vers que nous pond Leconte de Lisle en tête du "Sacre de Paris" :
Ô Paris ! c'est la cent deuxième nuit du Siège,[...]
Jusqu'au travail sur la césure, ce vers s'inspire du premier vers du drame Cromwell. Dans sa préface à Cromwell et dans "Réponse à un acte d'accusation", Hugo se félicite de ce premier vers audacieux qui correspond à une mention de date en principe bien triviale. Leconte de Lisle est dans un décompte qui ne finit pas par un chiffre rond, mais cet excès donne plus de poids que la mention "centième", puisqu'on a l'impression que sans s'arrêter le décompte repart de plus belle.
Leconte de Lisle développe métaphoriquement l'idée de Paris bateau avec ses mâts affrontant la mer. On retrouve bien sûr les images de morts, les corps "blêmes", avec un travail dans la continuité toujours d'Hugo sur le glissement de trimètre à faux trimètre : "Œil inerte, le front blême, les membres roides, / [...]" Il n'y a ici aucun trimètre, puisque malgré l'allure ternaire recherchée, les "e" féminins amolissent complètement les positions attendues pour un trimètre : "inerte" et "blême". Il est question des "balles du Barbare", désignation du prussien, et le quatrain offre un écho saisissant au "Dormeur du Val" :
Les balles du Barbare ont troué ces poitrines
Et rompu ces cœurs généreux.
La rage du combat gonfle encore leurs narines,
Ils dorment là serrés entre eux.
On reconnaît la rime de Rimbaud : "narine"/"poitrine", l'idée d'un air qui anime encore ou non un soldat criblé de balles. C'est même sur un espace de trois quatrains que le poème de Leconte de Lisle fait songer au "Dormeur du Val", puisque nous avons l'image du lit des morts dans une "étroite tranchée", le quatrain que je viens de citer puis un quatrain sur "L'âpre vent qui franchit la colline et la plaine", tout "chargé d'exécrations". Nous avons plus loin l'image de "Souvenir de la nuit du 4", poème des Châtiments qui a inspiré "Le Dormeur du Val" avec l'enfant glacé mourant dans les bras de la pauvre mère. On pense aussi à "Force des choses" et aux poèmes des Châtiments qui ont inspiré "Le Mal" à Rimbaud. Mais Leconte de Lisle peut-il s'être inspiré en janvier 1871 du poème "Le Dormeur du Val" composé par Rimbaud en octobre 1870 ? L'écho entre les deux poèmes est tout de même vertigineux.
Du "Sacre de Paris", titre éloquent, retenons aussi le quatrain suivant qui fait nettement songer à "Paris se repeuple" "Toi qui..." et au "Bateau ivre" : "Moi qui courais..."
Toi qui courais pieds nus, irrésistible, agile,Par le vieux monde rajeuni !Qui, secouant les rois sur leur tréteau fragile,Chantais, ivre de l'infini !
Et au quatrain suivant, nous avons précisément l'image de corps "genoux aux dents" avec des mots différents du poème de Rimbaud :
Est-ce toi qui gémis ainsi dans les ténèbresEt la face sur les genoux ?
Et le vers qui suit immédiatement fournit le verbe "assiège" de la famille du nom "siège" :
Vois, la horde au poil fauve assiège tes murailles ![...]
Et cela se transforme en appel enthousiaste à la lutte à mort :
Consume tes erreurs, tes fautes, tes ivresses,[...]
Et les deux derniers quatrains confirment le sentiment d'une influence sur la composition de "Paris se repeuple", mais aussi illustre par anticipation le discours de la lettre à Demeny : tendons nos fronts aux lances de l'averse, autrement dit à l'armée versaillaise, en digne exemple de la "sapience antique" :
Pour que l'homme futur, ébloui dans ses veillesPar ton sublime souvenir,Raconte à d'autres cieux tes antiques merveillesQue rien ne pourra plus ternir.Et, saluant ton nom, adorant ton génie,Quand il faudra rompre des fers,Offre ta libre gloire et ta grande agonieComme un exemple à l'univers.
Il y a un peu de la manière du morceau "Solvet seclum" dans cette fin de poème, pièce dont Rimbaud s'est inspiré dans "Soir historique" : "Ce ne sera point un effet de légende."
Vous y croyez vraiment que le poème "Les Assis" parle de manière absconse d'un plus qu'obscur bibliothécaire carolopolitain ?
Et maintenant ! On chante !
Encore !
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