Dans le Dictionnaire Rimbaud des éditions Classiques Garnier de 2021, la notice sur le poème en deux quatrains "Sensation" a été confiée à l'un des trois directeurs la publication, feu Yann Frémy. L'article est à cheval sur les pages 687 et 688 de la revue. Frémy fournit une lecture du poème très personnalisée et désolidarisée de la continuité sensible de ces huit vers avec les discours des modèles romantiques et parnassiens. Le poème n'est pas non plus mis dans son contexte d'époque d'une poésie sensuelle pour combattre l'influence de l'Eglise qui, au dix-neuvième siècle, après la Révolution française, tend à développer un discours de mépris du corps qui a eu fatalement une certaine audience morale. Frémy s'enfonce plutôt dans une thèse absurde sur un semblant de négativité du poème, être "heureux comme avec une femme", c'est faire savoir qu'il nous manque une âme sœur. Frémy venait de vanter la simplicité du poème, il passe au contresens compliqué. Mais ce qui m'intéresse, c'est que Frémy va enchâsser dans son discours sur un semblant de négativité l'idée comme si elle allait de soi que le poème "Sensation" a pour source principale un poème de Victor Hugo.
De la comparaison "comme avec une femme", Frémy fait actualise la présence d'une "jeune femme" qui serait semblable à "Ophélie", et du coup à Léopoldine la fille de Victor Hugo, morte noyée à qui est principalement dédié le recueil Les Contemplations. Je précise au cas où qu'il n'y a aucune femme dont cerner le profil dans la comparaison "comme avec une femme". Mais, par ce truchement, Frémy affirme péremptoirement que "Demain dès l'aube..." est "le principal intertexte du poème de Rimbaud" citant à l'appui un article de Holly Haahr de 2000, alors que ce lien de "Sensation" et "Demain, dès l'aube,..." était fait par beaucoup de lecteurs amateurs de Rimbaud et Hugo bien avant. Ceci dit, est-ce qu'il n'y a pas une illusion à rapprocher les deux poèmes sous l'effet cumulatif des verbes conjugués au futur simple de l'indicatif ?
Les poèmes n'ont rien à voir, et il existe des extraits de poèmes dominés par le futur de l'indicatif ou nous pourrions ressentir le même air de famille que dans "Sensation". J'ai toujours ressenti un devoir de réserve quand il s'est agi de parler des sources au poème "Sensation". J'ai un peu l'impression que "Demain, dès l'aube,...", c'est surtout un miroir aux alouettes.
Mais, au plan des sources, on cite souvent aussi le premier hémistiche "Par les beaux soirs d'été..." de la version sans titre qui est devenu "Par les soirs bleus d'été...". L'expression corrigée "soirs bleus" semble venir de la lecture d'un vers d'Albert Mérat, tandis que l'hémistiche originel viendrait lui directement du poème "Vers le passé" de François Coppée, et cette fois il s'agit d'une source autrement intéressante que le poème des Contemplations où Hugo se rend en deuil et en imagination sur la tombe de sa fille. Rimbaud a fait plusieurs emprunts à Coppée dans une pièce antérieure "Les Etrennes des orphelins", il en fera plusieurs autres encore par la suite. Le poème a le mérite de décrire un poète qui va au contact des champs et qui parle d'un parcours fait de sentiers : "le long des bois", "cheminer lentement". Le poème rimbaldien est plutôt une inversion du propos de Coppée. Celui-ci est frustré et agacé par les baisers des jeunes couples, il parle de l'amour au passé et veut y échapper. Il parle de souffrances causées par la femme et non du bonheur de sa compagnie. A la fin du recueil Le Reliquaire, Coppée laisse un poème au titre "Rédemption", mot rare qu'on retrouve dans le poème "Credo in unam", mais encore une fois il s'agit d'une inversion par rapport au discours de Coppée.
Donc, la source principale pour l'instant de "Sensation", c'est la pièce "Vers le passé" du recueil Le Reliquaire :
Longuement poursuivi par le spleen détesté,Quand je vais dans les champs, par les beaux soirs d'été,Au grand air rafraîchir mes tempes,Je ris de voir, le long des bois, les fiancésCheminer lentement, deux par deux, enlacésComme dans les vieilles estampes.
Mais, l'hémistiche : "Par les beaux soirs d'été", n'est pas une invention de Coppée, il a des airs d'hémistiche tout fait dont la source s'est perdue, et justement il apparaît aussi dans un poème des Cariatides de Banville. Il y a des variantes : "Par un beau soir d'été" (Banville) ou "Par ces beaux soirs d'été" (Francis Jammes et d'autres).
Pour précision, je parle de la "nouvelle édition" des Cariatides de 1864, celle que Rimbaud a connue, et qu'il cite dans son courrier. Il ne faut pas lire Les Cariatides dans une version remaniée ultérieure (1889), et si pour un spécialiste de Baudelaire la version originale, peu accessible sur le net ! doit primer, celle de 1842, pour un rimbaldien il s'impose donc de lire la version de 1864 avec ses remaniements et l'inclusion de plusieurs recueils Les Stalactites, Odelettes et Le Sang de la coupe. Notons tout de même que dans la version remaniée de 14864 les trois livres qui correspondent au recueil original des Cariatides n'ont jamais de retouches au point d'introduire un vers à césures sur une préposition ou un déterminant d'une syllabe. Dans la partie III de l'ensemble "Ceux qui meurent et ceux qui combattent", je relève page 130 de cette édition de 1864 les vers :
[...]Par un beau soir d'été, César se trouva seulComme un chevalier mort aux fers de son linceul.
Au début de cette pièce en sizains, nous avons aussi une comparaison impliquant le mot "bonheur" :
Tous deux comme un bonheur s'étaient pris au collet,Pour s'être rencontrés le soir aux réverbères.
L'humour de ces deux vers a-t-il participé à la genèse du vers final de "Sensation" ? Rimbaud envoie le poème en deux quatrains à Banville, ce qui veut dire que Rimbaud a conscience que son vers pourra être lu comme un emprunt à Banville. Je rappelle que le vers 6 de "Par les beaux soirs d'été" : "Mais un amour immense entrera dans mon âme" fait lien explicitement avec le discours tenu dans "Credo in unam" et aussi avec des métaphores des Cariatides de Banville où le cœur est un monde immense qui s'ouvre au poète par exemple.
Enfin, il y a l'image du bohémien. La Bohème est un motif qui vient d'Henry de Murger. On cite plus volontiers son roman Scènes de la vie de bohême, mais Henry de Murger a publié un recueil de poésies tout à fait charmant Les Nuits d'hiver. Le poème "Ophélie" de Rimbaud fait référence au poème des Orientales de Victor où elle est citée, ainsi qu'à tout un ensemble de poèmes de Banville où "Ophélie" est mentionnée à la rime, dont le poème "La Voie lactée", mais l'un des poèmes de Banville renvoie précisément à Henry de Murger qui justement a écrit le poème intitulé "Ophélie" qui est le modèle patent du poème rimbaldien remis ou transmis à Izambard, Banville et Demeny. Or, le recueil de Murger commence par une pièce sur la bohème et la première page imprimée avec deux quatrains est parfaitement symétrique des deux quatrains de Rimbaud "Sensation", j'ai déjà effectué cette mise au point dans un article récent sur ce blog. Mais Banville a lui-même souligné le motif de la bohême au tout début de son recueil Les Cariatides. Le poème "Dernière angoisse", le troisième du recueil, le deuxième du Livre premier, précède directement la longue composition "La Voie lactée" et il contient un vers qui fait penser en diable au livret de la Carmen de Bizet :
Mais, par malheur, ma Muse est un enfant Bohème[...]
Rimbaud savait pertinemment que Banville identifierait les parallèles avec la succession de "Dernière angoisse" et "La Voie lactée" dans son recueil de 18 ans avec la succession de "Par les beaux soirs d'été..." et "Ophélie".
Le poème "Dernière angoisse" contient le mot "polychrome" à la rime qui sera utilisé par Pelletan (et peut-être) Cros dans le sonnet qui côtoie le "Sonnet du Trou du Cul" dans l'Album zutique. Il cite aussi les vers de Marion Delorme de Victor Hugo, ce qui a pu attirer l'attention de Rimbaud, et dans le poème "Les Cariatides" au nom du recueil la césure calembour est reprise à un vers de Marion Delorme avec l'expression "mon cœur se brise" à cheval sur la césure :
Hirondelles du ciel, sans peur d'être surprises,Vous pouvez faire un nid dans notre acanthe en fleur :Vous n'y casserez pas votre aile, tièdes brises.
Cœur brisé, aile cassée et l'équivoque "tiède brises" me conforte dans l'idée que ce vers acrobatique précoce de Banville est inspiré du "mon cœur se brise" de Didier à la fin de Marion Delorme. Pour autre preuve, nous avons le vers ultérieur du même poème : "Voici les grands vaincus dont les cœurs sont brisés."
L'expression "faire son nid" revient dans le recueil de Banville, dans le poème "La Voie lactée" même d'ailleurs. L'image du bouvreuil, etc., plusieurs éléments de "Credo in unam" sont présents dans les vers des Cariatides. Je ferai une mise au point à ce sujet. Banville pratique à trois reprises le mot "comme" à la rime dans ses Cariatides, ce qui prouve encore une fois que Victor Hugo est le modèle suivi par Baudelaire et Banville. Je précise qu'avant Baudelaire Hugo pratique non seulement le mot "comme" à la rime et à la césure dans ses vers de théâtre, suite à sa découverte à la rime du deuxième vers des Tragiques d'Aubigné selon toute vraisemblance, mais le "comme" apparaît aussi dans les recueils lyrique à l'occasion, avec la forme "comme si" précoce à la césure dans Odes et ballades, avec un "comme" à la césure dans le poème "Force des choses" des Châtiments, et Banville a relayé le procédé en poésie lyrique à la rime dans ses Cariatides, et Ratisbonne a reconduit le procédé à la césure à tout le moins dans les tout derniers vers de sa traduction de La Divine Comédie. Baudelaire n'a fait qu'imiter à six reprises Victor Hugo en plaçant le mot "comme" à la césure dans des vers des Fleurs du Mal. Et il est important de noter que cette banalisation pour le mot "comme" est distincte de la prudence avec laquelle Hugo, Musset et d'autres vont pratiquer des césures acrobatiques sur prépositions ou déterminants d'une syllabe. Et faute de traiter ces points intermédiaires, les métriciens Cornulier, Gouvard, Bobillot, Murat, Murphy, etc., se sont privés d'une parfaite conscience des phases intermédiaires dans l'évolution historique du vers français.
Je ferai d'autres articles sur les emprunts à Banville et à d'autres dans "Credo in unam" et d'autres poèmes : "Au cabaret-vert", "Roman", etc. Je vais tout de même citer un complément dans le cas du poème "Ophélie", avec la fin du poème "Clymène" :
[...]C'est ainsi que Clymène aux échos inconnusDisait sa plainte amère ; et les sœurs de CycnusPleuraient des larmes d'ambre, et les gouffres du fleuvePleuraient, et la fleur vierge, et la colombe veuve,Et la jeune Dryade en tordant ses rameaux,Pleuraient et gémissaient avec d'étranges mots.Et lorsque vint la Nuit ramener sa grande ombreOù scintille Phœbé, sœur des astres sans nombre,Au sein des flots troublés et grossis de ses pleurs,La nymphe disparut en arrachant des fleurs.
Banville a soigné la reprise du verbe "Pleuraient", nous avons une succession en tête de vers, mais dans le second vers un rejet à la manière de Chénier qui met en relief le mot en emploi absolu, et à intervalle d'un vers le verbe revient une troisième fois en tête de vers coordonné à un quasi synonyme. Vous notez la présence du mot "Dryade", du "fleuve" grossi aux "flots troublés" avec un côté émoi pour "La Jeune Tarentine", et les quatre derniers vers sont attaqués par la forme circonstancielle : "Et lorsque la nuit..." qui favorise encore un peu plus dans mon esprit le rapprochement avec "Ophélie" de Rimbaud : "Et le poète dit..." L'expression "chant mystérieux" du poème "Ophélie" me semble revenir à au moins deux reprises dans Les Cariatides. Je ferai ultérieurement un relevé pour "corolle", pour des rimes "roseaux"/"eaux", etc. Je n'ai pas encore lu l'article de Philippe Rocher qui vient de paraître dans un numéro d'hommages à Steve Murphy dirigé par Judith Wulf, j'ignore s'il cite toutes ces sources. Il n'a pas cité jusqu'à présent le poème "Ophélie" d'Henry de Murger négligé jusqu'à présent des rimbaldiens.
J'ai des choses très intéressantes à dire aussi sur "Credo in unam", donc attendez-vous à une suite rapide à ce présent article.
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