Le premier poème en vers français de Rimbaud que nous connaissions est un plagiat de la traduction des premiers vers du De Natura rerum de Lucrèce. Ce plagiat a été publié dans une revue de prestige scolaire, ce qui laisse à penser que la revue ne publiait pas pour une fois une copie de l'élève remise dans le cadre d'une épreuve, mais un travail sélectionné par le professeur de Rimbaud. En effet, nous n'imaginons pas notre talent précoce de poète se présentant à un concours et découvrant un texte latin dont il connaissait, pour son plus grand profit ce jour-là, la traduction par coeur. Le coup de génie et d'audace, c'est qu'il a réussi à tromper son professeur et tous les intermédiaires à la publication. Personne n'a remarqué qu'il s'agissait du texte retouché d'une parution toute récente, de l'année 1869, d'un des poètes parnassiens les mieux admis par la société, quoiqu'il faille nous tenir loin de l'idée de notoriété que nous serions tentés de lui conférer rétrospectivement à cause de son titre ultérieur de premier Prix Nobel de Littérature : Sully Prudhomme.
Les plagiats sont également présents dans la première création originale en vers français de Rimbaud : Les Etrennes des orphelins, puisque le jeune carolopolitain reprend plusieurs passages tels quels des oeuvres en vers de François Coppée.
Dans la mesure où Rimbaud va s'imposer comme poète parodique adepte de la réécriture de maints vers de ses prédécesseurs, Steve Murphy a proposé d'envisager des intentions parodiques dans cette captation de vers du plus en vogue des représentants de la toute nouvelle génération de parnassiens. Mais, en lisant et relisant ces "emprunts", je ne vois pas très bien comment quelqu'un pourrait prétendre affirmer qu'ils ont un quelconque caractère parodique. L'affirmation ne renvoie qu'à elle-même. Je ne peux pas considérer comme recevable l'argumentation qui consiste à dire qu'un même vers est touchant dans l'esprit d'un auteur et nécessairement dépréciatif dans l'esprit d'un autre. Il ne suffit pas de reproduire un vers de Coppée dans une oeuvre doucereuse pour qu'il y ait parodie, car il reste à déterminer comment est conçue la mièvrerie du récit. Est-ce que le récit a l'air de se lire, malgré sa fadeur, avec une certaine gravité ou est-ce que des procédés discrets infléchissent la lecture du côté de la raillerie ? Certes, le poème Les Etrennes des orphelins se ponctue sur une note dramatique saisissante, mais cette note fait tout à fait partie de la littérature édifiante et elle se retrouve dans Le Dormeur du Val. Les deux poèmes sont même très proches l'un de l'autre. Dans Le Dormeur du Val, la reprise insistante de la litote "Il dort" pour "Il est mort" finit par imposer l'idée que le soldat effectivement se régénère, mais cela n'empêche pas la note dramatique finale des "deux trous rouges au côté droit" qui doit encourager la Nature à redoubler d'attention pour le soldat christique. J'ai malheureusement beaucoup de mal à faire comprendre cette lecture défendue par plusieurs rimbaldiens (Jean-François Laurent, Steve Murphy), au commun des mortels, voire au commun des amateurs de poésie rimbaldienne. Je n'arrive pas à comprendre comment leur cerveau est conçu. Pour moi, ils ont de gros problèmes de logique. Le poème Les Etrennes des orphelins ne nous cache pas vraiment la réalité de la situation, le récit nous offre même le mot "Orphelins" (dans le titre comme au sein du poème "Orphelins de quatre ans), terme dont nous n'allons bien sûr pas réduire l'acception à la seule privation de père. Pourtant, le jeu avec les indices ne travaille pas simplement à nous faire bien ressentir que la mère n'est plus, et cela est finalement assez comparable dans son principe avec la reprise "Il dort" qui nie la mort dans Le Dormeur du Val, car effectivement dans Les Etrennes des orphelins le lecteur n'est pas invité à deviner la mort de la mère, la cause de son absence, mais il est invité à chercher où elle peut être, tout comme dans Le Dormeur du Val nous sommes conviés à nous persuader que le personnage est réellement plongé dans un sommeil réparateur dans un vallon humide et végétal gorgé de soleil "Il dort dans le soleil" comme un phénix appelé à renaître de ses cendres. Et la figure qui se substitue à la mère est celle d'un "Ange des berceaux" qui pourrait ne pas être une figure de substitution, mais la mère venue de l'au-delà visiter ses enfants dans leurs rêves. Cela n'empêche pas la note dramatique finale qui donne son sens et sa force à cet amour filial. Ce cadre de poésie édifiante ne posait problème à aucun lecteur, avant que la critique rimbaldienne ne s'en mêle pour essayer de faire cadrer une interprétation de ce poème avec l'image sans concession du poète rebelle telle qu'elle nous est parvenue. C'est une erreur. Il est clair à la lecture des Etrennes des orphelins que les enfants tristes dans la conscience d'être sans mère ont été réjouis par un rêve rose bonbon manifestant la présence d'au-delà du principe maternel, et donc de leur mère dans un miracle chrétien. Rimbaud a écrit ce texte-là, il faut l'admettre ainsi. Et une fois admis ce qu'il est nécessaire d'admettre, on comprend bien que les vers pris à François Coppée ne sont pas des moyens de le viser, ce qui serait déjà assez farfelu comme façon de faire, mais du réemploi.
Nous avons la chance avec les tout premiers vers de Rimbaud, latins comme français, de cerner une évolution en cours, avec de véritables mutations.
Verlaine qui voulait écarter ce poème, bien qu'il fût revenu à la foi chrétienne pour sa part, avait très bien compris que ce poème était une singularité dans le parcours du révolté. Il y voyait un moyen de récupération qui tournerait court.
Delahaye a témoigné en ce sens. Pour lui, jusqu'en 1868, Rimbaud fut un défenseur de l'église qui se méritait une réputation de "sale petit cagot". Il est devenu républicain en 1869, mais il est tant de façons de l'être et on comprend qu'une métamorphose est en cours qui n'empêche pas de derniers restes de s'exprimer d'une précédente composition au monde.
Et j'observe que précisément en 1868 Rimbaud a envoyé un poème en vers latins au Prince Impérial pour le féliciter de sa communion. Nous ne connaissons pas le contenu de cet envoi, le type de discours tenu. Nous savons que Rimbaud a été fortement semoncé pour cela.
Les rimbaldiens, face à cet événement, choisissent l'expectative et s'ingénient, par souci d'établir une continuité rebelle avec le portrait ultérieur évident du poète, à penser que le jeune carolopolitain avait peut-être critiqué le régime ou émis une note pré-communarde.
Franchement, j'ai beau tourner et retourner cela dans ma tête, je ne vois pas au nom de quoi Rimbaud irait polémiquer en vers latins dans une correspondance inouïe avec le Prince Impérial. Si Rimbaud veut critiquer le régime, il peut déjà écrire à l'Empereur directement, et encore même à ce niveau-là il est extrêmement naïf d'agir ainsi. Une critique séditieuse doit être publique, sue de tous. Rimbaud n'était pas fou au point d'organiser son suicide.
Il est évident que le choix du Prince Impérial était celui du confident avec lequel le rapprochement d'âge pouvait permettre un épanchement intime. Pour moi, il est clair comme de l'eau de roche qu'en 1868 Arthur Rimbaud s'est flatté d'être la plume en faveur du régime dans une amitié confiée au Prince Impérial qui pourrait ironiquement faire songer à la relation de Belmontet à Napoléon III.
Cette farce de la vie, les rimbaldiens n'ont pas seulement du mal à l'admettre, mais ils n'arrivent même pas à l'envisager et à la formuler.
Et l'humiliation cuisante dont des textes comme Un coeur sous une soutane et Les Premières communions contiennent sans aucun doute des marques allusives a fait basculer le sort politique de Rimbaud. Il n'était pas communard ou antibonapartiste par vocation. Il y avait sans doute des prédispositions qui pouvaient encore s'ignorer en 1868, mais un coup de pouce du destin a contribué au changement de destinée du poète.
Le charme des Etrennes des orphelins relève sans aucun doute d'une ultime concession religieuse, vu que suit peu après la redoutable profession de foi grecque du poème Credo in unam qui elle achève de positionner Arthur face à la religion, mais Rimbaud a créé un long poème narratif dans continuité d'Hugo et de Coppée à des fins de publication, et cela non pas par arrivisme, mais parce qu'il semble qu'il a fallu que son premier poème soit une façon d'expurger sa prime adolescence.
Voilà ce qui me paraît complètement évident.
Mais, mon titre parlait des "mérites de la tricherie", et je m'en suis beaucoup éloigné. C'est que dans la genèse du Rimbaud poète que je viens de définir il convient de faire un sort à ses plagiats qui deviennent dans un tel cadre de compréhension d'authentiques rapts du poète, dès lors bien distincts des jeux perfides de réécritures ultérieurs dont plusieurs, et notamment Coppée, feront les frais. Beau choix de petits larcins, c'est le cas de quelques reprises de Coppée dans Les Etrennes des orphelins. Mais justement, il me semble que le plagiat introduit du rythme et des formules dans la création de Rimbaud qui doit alors se maintenir à la hauteur de ce qu'il ose s'approprier. Le plagiat n'épargne pas la sueur, car il diffuse son exigence au reste du travail du poète. C'est ainsi que je pense le sujet depuis longtemps.
Quant au plagiat de Sully Prudhomme, intitulé Invocation à Vénus, il est connu que le texte a été retravaillé et que l'énergie détournée d'un effort complet de traduction a été réinvestie dans le remaniement ou le perfectionnement d'allure, a été réinvestie dans le travail du style.
Or, je suis tombé sur un texte étonnant de Marcel Pagnol qui défend justement cette thèse. Il s'agit d'un passage du Temps des amours. En classe de quatrième, le professeur de latin, surnommé Zizi, fait travailler à ses élèves les Commentaires de César. Mais, un jour, une traduction de cet ouvrage se retrouve entre les mains du jeune narrateur :
Il faut dire, sans modestie, que je sus m'en servir habilement. Après avoir retrouvé le chapitre d'où était extraite notre version latine de la semaine, j'en recopiais la traduction ; mais afin de ne pas éveiller la méfiance maladive de Zizi, je crédibilisais nos devoirs par quelques fautes. Pour Lagneau, deux contresens, deux faux sens, deux "impropriétés". Pour moi, un faux sens, une erreur sur un datif pris pour un ablatif, trois "impropriétés".
Peu à peu je diminuai le nombre de nos erreurs, et j'en atténuai la gravité. Zizi ne se douta de rien : un jour, en pleine classe, il nous félicita de nos progrès, ce qui me fit rougir jusqu'aux oreilles. Car j'avais honte de ma tricherie et je pensais avec une grande inquiétude à la composition, qui aurait lieu en classe, sous la surveillance de Zizi lui-même : le jour venu, il nous dicta une page de Tite-Live, et je fus d'abord épouvanté. Cependant, en relisant ce texte, il me sembla que je le comprenais assez bien, et j'eus une heureuse surprise lorsque je fus classé troisième, tandis que Lagneau était classé onzième. Je compris alors que mes tricheries m'avaient grandement profité, en développant mon goût au travail, et mon ingéniosité naturelle.
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