En mai 1870, Rimbaud compose et envoie au grand maître des parnassiens, Théodore de Banville, un poème intitulé "Credo in unam" où la référence à une déesse païenne de l'Antiquité grecque permet de construire un discours contre la religion chrétienne. En procédant de la sorte, Rimbaud se réclame de grands maîtres du mouvement parnassien. Nous pourrions citer le cinquième poème de l'édition de 1861 des Fleurs du Mal, mais Rimbaud s'inspire d'une technique abondamment illustrée par les poèmes à sujets mythologiques de Leconte de Lisle, pièces qu'on aurait évidemment tort de ramener à une froide érudition formelle passéiste. Il prend aussi pour modèle celui à qui sa lettre s'adresse, puisque Banville a mis en scène la Vénus bannie par le christianisme dans plusieurs poèmes d'un recueil significativement intitulé Les Exilés, et en particulier dans "L'Exil des Dieux" et "Le Festin des Dieux", car c'est bien à ces deux compositions qui ouvrent et ferment le recueil que Rimbaud entend faire allusion.
Ce poème "Credo in unam", retravaillé et baptisé "Soleil et Chair" quelques mois plus tard, a pu être traité avec condescendance. C'est une pièce de jeunesse considérée comme un centon de références romantiques et parnassiennes par Yves Reboul ou quelques autres rimbaldiens. Il n'en est rien, c'est un poème capital pour comprendre toute l'histoire de la poésie rimbaldienne.
Dans l'ensemble des poèmes en prose réunis sous le titre Illuminations, Rimbaud célèbre plusieurs allégories de son invention qu'il décrit en tant que divinités (Raison, Being Beauteous, Génie, Aube, Hélène, etc.), et la fonction de ces créations n'est pas de nous offrir des visions inédites, mais de produire comme c'était le cas avec "Credo in unam" un discours d'opposition au christianisme pour réaffirmer les valeurs de vie que l'auteur défend. Rimbaud compose un poème intitulé "Antique" où il décrit une autre figure divine ou divinisée de la mythologie grecque comme l'atteste la périphrase "fils de Pan", ce qui ne manque pas de faire écho à la célèbre phrase : "Pan est mort", qui vaut contestation de la prise de pouvoir spirituel par le christianisme. A défaut de comprendre leur idéologie antichrétienne, beaucoup de lecteurs se contentent paresseusement de considérer que ces poèmes sont des révélations par la magie des mots de réalités qui excèdent notre entendement. Cela ne veut rien dire du tout, mais cela permet de ne pas avoir à témoigner de son incapacité à lire les poèmes de Rimbaud. Face à cela, des lectures plus fines envisagent ces poèmes comme des critiques, mais parfois il s'agit avec trop d'évidence de refuser une quelconque séduction pour les visions produites. Yves Reboul ne veut voir dans "Voyelles" qu'une immense farce ironique ou tend à assimiler "Being Beauteous" au sexe masculin, et à défaut de pouvoir identifier les allégories des Illuminations il affirme que l'entité féminine de "Beams" dans le poème terminal de Romances sans paroles, le recueil de Verlaine, est une figuration cryptée de Rimbaud lui-même, ce qui n'est pas du tout convaincant. Pour Reboul, il faut crever l'abcès quand on commente "Aube" et rendre ce poème en idées, sans accepter de s'en tenir au récit imaginaire comme affirmation imagée de la pensée de Rimbaud. Pour le même commentateur, le poème "Barbare" est volontiers assimilé à une forme de critique de soi du poète. En clair, les poèmes sont mieux compris, mieux analysés, mais moyennant un refus du déplacement dans l'imaginaire.
Prenons le poème "Being Beauteous", son titre est une citation d'un poème de Longfellow Footsteps of angels. Longfellow était un poète de langue anglaise très célèbre à l'époque, ce qui ne semble pas s'être maintenu. Il a inspiré des vers français à Baudelaire et celui-ci a même adapté en vers français une pièce "Le Calumet de paix". Il n'est pas vain de citer ici cette imitation de Longfellow par Baudelaire, puisque le poème a une tournure épique qui rappelle nettement les compositions de Leconte de Lisle. En revanche, Longfellow ne nourrit pas sa composition d'un souffle antichrétien. Je vous laisse vous reporter aux vers de Baudelaire qui sonnent comme du Leconte de Lisle, sinon du Hugo : "Le Puissant, descendit dans la vaste prairie, / Dans l'immense prairie aux coteaux montueux ;" car l'attaque ramassée du poème "Being Beauteous" correspond bien à cette manière solennelle de poser un cadre : "Devant une neige un Être de Beauté", cependant que l'hémistiche du premier vers du "Calumet de paix", "le Maître de la vie" entre en écho avec l'expression rimbaldienne : "les couleurs propres de la vie se foncent, dansent et se dégagent autour de la Vision". L'expression "Être de Beauté" qui traduit l'expression anglaise reprise en titre à la composition, est intéressante également à rapprocher de cette périphrase "le Maître de la vie". Les mots "Maître" et "Être" sont flanqués d'une majuscule et le mot "Être" s'entend tout entier dans "Maître" au plan phonétique, cependant que les compléments "de Beauté" et "de la vie" achèvent de diviniser les noms à majuscule initiale "Maître" et "Être", l'un fait don de la vie, l'autre est source de beauté. Précisons que, dans le poème de Longfellow, ce "Maître de la vie" n'est pas le Dieu de la religion chrétienne, mais le "Grand Esprit" qui a créé l'univers et donné la vie selon des traditions indiennes du nord de l'Amérique. Baudelaire a plutôt adapté le poème en vers français. La pièce originale s'intitule "The Song of Hiawatha", ce que nous traduisons en "Le Chant de Hiawatha" et elle aurait inspiré, bien plus tard que le poème de Rimbaud, la création de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak et au vingtième siècle le musicien de rock progressif Mike Oldfield en chanterait de larges extraits sur son album Incantations. Evidemment, comme Leconte de Lisle s'ingéniait à composer des poèmes sur les croyances non chrétiennes des divers peuples du monde, Rimbaud devait lire "Le Calumet de paix" comme une spiritualité libre de tout christianisme et donc comme un défi à celui-ci. Et le vers de l'imitation baudelairienne : "Il se tenait debout, vaste et majestueux[,]" est intéressant à rapprocher de la lutte de la déesse dans "Being Beauteous" qui, face aux agressions du monde, "recule", "se dresse".
Mais ce n'est pas du poème "Song of Hiawatha" que vient la citation de Rimbaud. Elle vient du poème "Footsteps of angels". Or, le poème dont le titre peut se traduire en français "Les pas des anges" est une évocation dans un cadre crépusculaire où les reflets du feu du foyer sur les murs suggèrent l'apparition de défunts qui étaient chers aux poètes et de défunts qui sont partis parce que souffrant trop du martyre de la vie. Parmi ces défunts, l'être de beauté est tout simplement un amour de jeunesse qui vient comme une sainte du ciel apporter apaisement et prière. Qu'est-ce qu'il peut rester de cela dans le poème de Rimbaud ? Il reste l'expérience du martyre vécu par l'être de beauté et on peut goûter aussi l'idée d'un "spectre" exilé et même presque tué par le monde, sorte de quasi défunt de l'au-delà (Pan ou Vénus d'avant le christianisme) qui apparaît tout de même au poète. Et on peut aller plus loin, puisque le monde agresse la beauté. Ce monde est "loin derrière" le poète, ce qui veut dire que le poète rejette ce monde, ce qu'il va formuler à nouveau dans "Barbare" : "Bien après les jours et les saisons," cela veut dire que le poète est allé jusqu'au pôle, là où le découpage en 365 jours ne s'applique pas, ni le découpage en saisons, et bien après "les êtres et les pays", cela veut dire un monde où il n'y a pas cette division de l'espace en "pays", et il n'y a plus cet ensemble des "êtres" que sont les mesquins humains. En revanche, il y a l'unique "Être de beauté", parce que nous oserons considérer qu'il y a un contraste à inscrire entre l'expression de "Barbare" "les êtres" et celle de "Being Beauteous" : "Être de Beauté". Je ne suis évidemment pas d'accord avec la lecture de Reboul qui voit un rêve dans "Barbare", ni avec les diverses autres lectures de Claisse, etc. Le poème "Barbare" décrit l'action d'un juif-errant sur le modèle du personnage éponyme du roman d'Eugène Sue. Le motif du juif-errant est évoqué explicitement dans différents poèmes en vers de Rimbaud, en tout cas dans "Comédie de la soif" et cela en liaison avec le motif de la neige, et ce cadre polaire est essentiel dans le roman Le Juif-errant d'Eugène Sue. Et pour rappel, le juif-errant, c'est l'être maudit qui a refusé d'aider le Christ à porter sa croix lors du calvaire et qui, du coup, hérite de son propre calvaire.
Rappelons que, au plan de la transcription manuscrite, "Antique", "Being Beauteous" et "Ô la face cendrée..." sont réunis sur le même feuillet, et si l'expression dans "Antique" "Glorieux fils de Pan" permet de songer à l'expression "Pan est mort" de désolation face à la victoire du christianisme, dans "Being Beauteous", nous avons, comme dans "Credo in unam" ou "Génie", l'idée d'un monde présent qui a sombré, d'une chute de l'humanité qui n'a plus su reconnaître la seule divinité. C'est exactement ce que raconte "Being Beauteous". Le monde l'agresse par des "sifflements mortels" et de "rauques musiques", et les blessures font ressortir "les couleurs propres de la vie" mais sous la forme de "viande saignante" pour citer "Barbare". On a bien l'idée que le monde attaque la vie de soleil et de chair dans son dernier refuge, avec tout le paradoxe d'une célébration solaire du côté des pôles ("Métropolitain"). Rimbaud veut rompre avec le monde sans Vénus et il va de soi que "Being Beauteous" est une sorte de drame érotisé. Et personne n'a à douter que Rimbaud fasse allusion à cet amour dans le martyre entre le poète et l'être de beauté dans les "ébats" de la fin du poème "Métropolitain" comme dans les "larmes blanches, bouillantes" de "Barbare", poème dont la transcription suit précisément celle de "Métropolitain" (je ne parle pas de la pagination, mais des transcriptions enchaînées, ce qui n'est bien sûr pas le même sujet). Il devrait depuis longtemps être admis de tous les rimbaldiens que "Being Beauteous", l'être aux yeux "violets" de "Voyelles", l'être au "flanc souverain" du quatrain madrigal "L'Etoile a pleuré rose...", "Aube", "Génie", l'Hélène de "Fairy" dont le titre fait écho au "chevalet féerique" de "Matinée d'ivresse", etc., sont autant de personnifications variées de la Vénus, de l'être de beauté. Il est évident que "Being Beauteous", "A une Raison" et "Génie" dressent des divinités en tant que modèles antichrétiens. Il n'est pas pertinent de s'énerver si nous lisons ces fables de manière trop littérale, du moment que nous comprenions que l'essentiel, c'est la critique de notre monde chrétien qui s'y livre. Or, dans "Being Beauteous", Rimbaud concentre certaines références bibliques. Il y a eu une idée de résurrection d'entre les morts dans ce choix de sujet de phrase très étrange : "nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux". Dire "nos os sont" au lieu de "nous sommes", c'est bien engager une sorte de prophétie à la manière d'Ezékiel. Et surtout, l'expression "nouveau corps amoureux" rappelle l'idée des épîtres de saint Paul selon lequel "il nous faut revêtir l'Homme Nouveau", dans sa pensée devenir chrétien, puisque "nouveau" et "revêtus" sont deux mots choisis à dessein par Rimbaud, mais pour se les réapprpropier de manière polémique, bien évidemment, et l'amour est un mot polysémique qui est également revendiqué comme une notion centrale du discours religieux de l'Eglise. Il ne saurait faire aucun doute que la "Raison" reprend l'idée de la Révolution française de déesse Raison s'opposant au christianisme et que cette "Raison" chez Rimbaud est un équivalent de "Being Beauteous" puisque l'expression "le nouvel amour" sert à habiller sous forme de deux adjectifs le "corps" de celui ou ceux qui s'allient à l'Être de Beauté contre les agressions du monde : "nouveau corps amoureux", c'est la réalisation de la prière des "enfants" dans "A une Raison", "le nouvel amour" qui devient réalité. Or, je prétends lire de manière enchaînée les poèmes "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" qui se succèdent en termes de transcription manuscrite. Le début de "Matinée d'ivresse" figure sur le feuillet de transcription du poème "A une Raison", et les poèmes se font écho, et tout particulièrement à cause du passage de "nouvelle harmonie" à "ancienne inharmonie". Mais si le "nouveau corps amoureux" de "Being Beauteous" est à lier étroitement au "nouvel amour" du poème "A une Raison", dès lors, les deux occurrences du mot "corps" dans "Being Beauteous" : "corps adoré" et "nouveau corps amoureux" selon la progression du texte, sont à rapprocher des deux occurrences du mot "corps" dans "Matinée d'ivresse" : "corps merveilleux" et "cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés". Il est clair que "Matinée d'ivresse" parle très précisément de cette expérience du poète dont les "os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux". Il n'y a pas à contester ce rapprochement évident pour mieux éclairer la signification du "corps merveilleux". Et nous pouvons aller plus loin : l'expression initiale qui met en équation le Bien et le Beau selon une approche platonicienne reprise par le christianisme sert de titre à un ouvrage du philosophe Victor Cousin que le poète Rimbaud ne peut pas ignorer, puisqu'il a logé dans un hôtel dont la rue portait déjà le nom du philosophe de l'éclectisme. Cousin a publié un ouvrage intitulé Du Vrai, du Beau et du Bien. Il n'est nul besoin de s'en référer à Victor Cousin pour soutenir que l'expression "Ô mon Bien ! ô mon Beau !" est une allusion à l'équation morale classique Beau = Bien. Cependant, l'ouvrage de ce philosophe atteste de l'importance de cette équation dans la culture philosophique du dix-neuvième siècle, et nous pourrions même noter qu'il est amusant de voir Rimbaud inverser l'ordre de défilement : Cousin va du Beau au Bien, lui procède à l'inverse du Bien au Beau. En tout cas, avec le renforcement des possessifs du fait du recours aux italiques, il est évident que le propos est polémique et tourné contre le consensus du monde ambiant. Qui plus est, nous constatons un renforcement de la liaison des poèmes entre eux par le vocabulaire choisi, puisque le mot "Beau" impose un écho avec cet "Être de Beauté" avec lequel fusionne le poète qui lui offre ses os. On voit aussi se dessiner un autre lien : le corps torturé de l'être de beauté propage un sang qui devient le nouveau corps du poète dans un poème, et dans "Matinée d'ivresse" il est aussi question d'une torture, mais vécue positivement, comme un affranchissement ("je ne trébuche point") et une régénération.
Dans sa lecture de "Matinée d'ivresse", Bruno Claisse écarte toutefois un rapprochement sensible avec le poème "A une Raison". Selon lui, les "enfants" se moquent de celui qui vit la "Matinée d'ivresse", tandis que dans "A une Raison", les "enfants" font la même prière que le poète qui intercède pour eux auprès de la divinité. Il ne faut pas oublier l'importance du motif de l'enfant dans la poésie de Rimbaud, le mot revient à plusieurs reprises dans "Le Bateau ivre". Dans "Guerre", le poète insiste sur son état antérieur d'enfant pour justifier sa lutte face au monde. Sous le titre "Enfance", cinq compositions témoignent de la résistance d'une âme qui ne se laisse pas éduquer par le monde. Dans "Matinée d'ivresse", l'idée d'une valeur négative du "rire des enfants" vient de la mise en facteur commun avec les "horreurs des objets et des figures d'ici", avec la "discrétion des esclaves" et avec une "austérité des vierges". L'expression "Cela commença sous les rires des enfants", comme l'expose Fongaro, nous fait comprendre que les enfants se moquent du poète. Mais ce rire est celui de la surprise devant l'inconnu. Ce rire est initialement un rire de défense et donc un rire au service d'une éducation déjà acquise, d'une honnêteté déjà installée. Toutefois, c'est un rire, et pas du mépris ni de la violence qui s'exprime. Le poète écrit ensuite : "cela finira par eux". Ce rire peut très bien changer de signification au fur et à mesure. Dans le même ordre d'idées, les enfants, les esclaves et les vierges ne sont sans doute pas des horreurs en tant que telles pour le poète. Celui-ci les offense parce qu'il dénonce leur soumission, mais il voit en eux quelque chose à consacrer, et ce n'est pas les enfants, les esclaves et les vierges qui sont à honorer, mais le rire, la discrétion et l'austérité même, ainsi que l'horreur que je lirai comme le sentiment d'horreur. Il me semble que le poème opère une subtile pirouette où il fait entendre que le rire, la discrétion, l'austérité et le sentiment d'horreur deviennent non plus les indices désagréables de l'aliénation, mais des manifestations d'un dégoût du monde ambiant. Mon commentaire est à améliorer, mais je ne suis pas satisfait par la lecture de Claisse au sujet du "rire des enfants".
Prenons maintenant le motif de "l'éternité". Cette "éternité", si on admet la liaison entre les poèmes que nous avons jusqu'ici étayée, doit se comprendre comme "nouvelle harmonie". L'éternité est parfois considérée comme l'absence du temps et un peu son contraire, ce qui ne veut rien dire pour peu qu'on interroge la signification d'une telle définition. En effet, l'éternité du paradis est représentée avec le mouvement des anges, une vie où des pensées se formulent, etc. En clair, l'éternité, c'est surtout la stabilité du monde, l'absence de cycles temporels, et c'est bien sûr l'absence d'usure, de vieillissement, etc. Il faut dire qu'à ce sujet il y a une nuance de taille à introduire avec les blessures et tortures de l'expérience telles que décrites dans "Being Beauteous" et "Matinée d'ivresse". Cependant, la "neige" de "Being Beauteous", au-delà des suggestions érotiques d'un à-coté de la carnation foncée noire et rouge de la mère de beauté, est un indice d'une expérience du côté des pôles, scène explicitement évoquée dans "Métropolitain" et bien sûr aussi dans "Barbare" où figure la mention "arctiques" et où l'attaque du poème parle clairement de l'abolition du cycle des jours et des saisons, qui au plan géographique correspond nécessairement aux pôles. Or, n'est-ce pas là un cadre géographique parfait pour imposer l'idée d'une vision de l'éternité au-delà des cycles temporels ? Les poèmes sont par ailleurs fondés sur un paradoxe, l'instant où on prend conscience de l'éternité peut être fugace. Rimbaud a composé en mai 1872 un poème en vers courts intitulé "L'Eternité" où il est question d'un rejet des "suffrages", des "communs élans", comme dans "Barbare" il est question d'aller au-delà des êtres et des pays. Et la vision de l'éternité était associée à la mer et au soleil. Nous ne ferons pas ici une grande revue des mentions de la mer et du soleil dans la poésie de Rimbaud avec toute la charge symbolique d'éveil qui les accompagnent la plupart du temps. Remarquons que, dans les poèmes réunis sous le titre "Enfance", nous retrouvons le regard tourné vers l'éternité, avec le fait d'aller voir la mer, d'aller au bout de la jetée. Dans "Enfance II", le poème célèbre une "mer faite d'une éternité de chaudes larmes". Notons d'ailleurs que dans cette expression il est peu probable que ce soit le fait du hasard si nous croisons deux titres de poèmes de mai 1872 : "Larme" et "L'éternité".
A la lumière de tous ces rapprochements, on comprendra que je suis très méfiant quant aux lectures qui ne voient que le sexe masculin dans "Being Beauteous" (Reboul) ou les lectures qui font de "Matinée d'ivresse" et de "Barbare", des poèmes de l'autodérision et de l'autocritique (Reboul, Fongaro, Claisse). Certes, la "voix égarée et bouffonne" que l'auteur d'Une saison en enfer décèle dans son poème "L'Eternité" a bien l'air de figurer dans l'enthousiasme rhétorique prononcé de "Matinée d'ivresse" : "Hourra...", "... cette promesse, cette démence!" Mais, dans "Alchimie du verbe", le poète dit qu'il prenait "une voix égarée et bouffonne", mais pas que c'était un outil pour critiquer sa pensée. Il y a bien dans "Matinée d'ivresse" une expression énigmatique : "on nous a promis..." mais il est délicat d'affirmer que l'expression de "Matinée d'ivresse" est ironique et tournée finalement contre la joie factice du poème. Je suis bien évidemment très réservé à cet égard. Quant à voir des modalités d'expression ironique dans "Voyelles" et "Barbare", bonne chance à celui qui s'attellera à le prouver et à en exhiber les signes indubitables. En tout cas, dans cette liaison entre les textes, voilà que nous en arrivons à la mention "assassins" elle-même. Dans "Barbare", il est question des "anciens assassins" que le poète rejette parmi un ensemble d'éléments qualifiés aussi d'anciens et de vieux, dont certaines "fanfares d'héroïsme". Pour l'ensemble des critiques rimbaldiens, et cela inclut Fongaro, Claisse, Reboul, etc., le poème "Barbare" désigne les "assassins" du poème "Matinée d'ivresse" alors en italique. Ce lien pose problème à plusieurs égards. Premier point : cela signifierait que le poème "Barbare" est postérieur à la composition "Matinée d'ivresse". Nous aurions ce cas étrange où un poème contredirait l'autre, bien qu'ils aient été réunis dans un même ensemble, dans un même recueil. Certains prétendent que l'ordre de défilement des poèmes a été voulu par Rimbaud, ce qui n'est bien sûr pas notre cas. Mais, dans tous les cas, le poème "Barbare" ne conclut pas l'ensemble des poèmes en prose, et viennent encore après lui dans le recueil tel que nous le connaissons aujourd'hui des poèmes proches de la pensée de "Matinée d'ivresse", "Being Beauteous", "A une Raison". Il est vrai qu'il faudrait aussi parler de "Conte" qui figure plutôt vers le début du recueil dans la forme qui nous est parvenue, car il semble être en contradiction avec "Génie" sur quelques points. Mais cette contradiction n'est sans doute qu'apparente. En revanche, Reboul, Fongaro, Claisse et quelques autres définissent des poèmes, "Matinée d'ivresse" et "Barbare" notamment, comme des autocritiques ou formes d'autodérision qui contrediraient "A une Raison", "Being Beauteous" et "Génie". Les critiques prétendront qu'il n'y a pas de contradiction, mais pour moi dire que "Barbare" et "Matinée d'ivresse" émettent des doutes sur la foi de poèmes voisins, c'est bien introduire de la contradiction dans l'ensemble. Je ne crois donc pas que leurs lectures ironiques, déceptives, de "Matinée d'ivresse" et "Barbare" soient pleinement fondées. Elles sont intéressantes jusqu'à un certain point, mais il y a un moment où ce sont les critiques qui perdent la foi, et non le poète. Or, et ce sera le deuxième point, dans le cas de "Barbare", puisque les rapprochements sont devenus sensibles, à force d'être étayés ici, avec "Being Beauteous", "A une Raison" et "Barbare", il faut dire que si le choix de l'adjectif "nouveau" caractérise si fortement "A une Raison" (quatre occurrences) et si cet adjectif compte dans l'idée du "nouveau corps amoureux", il va de soi que dans "Matinée d'ivresse", nous avons une opposition entre "la première fois" du "corps merveilleux", sous-entendu de la "nouvelle harmonie" et du "nouveau corps amoureux", et "l'ancienne inharmonie" et il va de soi qu'une "Fanfare" où le poète "ne trébuche point" suppose une référence à d'autres fanfares. Pensons qu'à la fin de "Mauvais sang", le poète face à "l'impossible n'est pas français" napoléonien, face à l'alliance du sabre et du goupillon ("les autels, les armes" selon le texte enfin corrigé et débarrassé de sa coquille qui a été enfin pris en compte dans les derniers tirages de l'édition de la Pléiade par André Guyaux) le poète se jette aux pieds des chevaux, il trébuche ! Le terme "fanfare" est militaire et quand s'y joint la notion "d'héroïsme", il faut une certaine imprudence pour exclure le sens politique de "fanfares d'héroïsme" d'une société qui aime les guerres napoléoniennes et préférer imaginer que Rimbaud se prend pour un héros dans son aspiration poétique. Les "vieilles retraites", les "vieilles flammes", les "anciens assassins", Rimbaud ne dit jamais que c'est ses anciennes retraites, ses anciennes flammes, et ses anciens compagnons assassins. Il rejette les flammes, les retraites et les assassins comme signes de l'ancien détestable, c'est ça qu'il dit. Il est imprudent de dire qu'il parle de son propre passé. Or, dans l'opération de liaison entre les poèmes, je trouve énormément suspecte l'idée que les "assassins" de "Matinée d'ivresse" soient rejetés comme "anciens", car cela voudrait dire que, sans crier gare, le poète dit des "assassins" qu'il n'a nommé qu'une seule fois qu'ils sont anciens, alors qu'il les aurait établis comme de l'ordre du nouveau dans "Matinée d'ivresse". Dans "Matinée d'ivresse", le poète dit qu'il a trouvé une "fanfare" mieux que les anciennes fanfares, une fanfare qui fait échapper à "l'ancienne inharmonie", c'est de cela qu'il est question explicitement dans le poème. Et voilà que, dans "Barbare", la prétendue nouvelle fanfare de "Matinée d'ivresse" passerait au pluriel pour une dévaluation en anciennetés. Rimbaud nous dirait avec le plus grand sérieux que ces fanfares de la nouveauté qui devaient nous débarrasser de l'ancien furent une erreur et qu'elles sont anciennes. Il ne dirait pas qu'il s'est trompé en les croyant nouvelles, il les dirait anciennes. Et dans la foulée, il ne retirerait même pas "Matinée d'ivresse" de la somme finale de son oeuvre ? Il y a un problème logique dans cette approche qui fait encore l'unanimité chez les lecteurs de Rimbaud. Rimbaud nous soutiendrait que les "assassins" du renouveau sont devenus anciens, mais toutefois la mère de beauté serait toujours du côté des pôles. Nous n'assisterions qu'à un rapide toilettage, la "Matinée d'ivresse" sans la fanfare et les assassins.
Je ne crois évidemment pas en un message contradictoire aussi laborieux de la part de Rimbaud. De deux choses l'une, ou les "anciens assassins" ne sont pas les mêmes que dans "Matinée d'ivresse" et donc Claisse, Reboul, etc., se trompent quand ils font de "Barbare" une critique de "Matinée d'ivresse", soit les "Assassins" de "Matinée d'ivresse" ne sont pas les alliés du poète, mais au contraire ses ennemis aux "sifflements mortels" dans le retour à "l'ancienne inharmonie", puisque la veille vient de se terminer, comme l'indique l'occurrence à trois reprises "cela finit", et dans ce cas, à nouveau Claisse, Reboul, etc., se trompent quand ils font de "Barbare" une critique de "Matinée d'ivresse", donc dans tous les cas de figure leurs diverses lectures de "Barbare" sont indéfendables, mais en outre dans cette dernière hypothèse, non seulement le consensus sur "Barbare" est un parfait contresens de lecture, mais sur "Matinée d'ivresse", au-delà même de l'opposition des lectures sur le contenu du poème le consensus sur la clausule "Voici le temps des Assassins" est lui aussi un parfait contresens de lecture qui a trop longtemps fait l'unanimité.
Article décisif. Merci bien.
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