jeudi 25 février 2021

Du Faune de Verlaine à Tête de faune de Rimbaud, un lien passé inaperçu !

Le motif du faune et même de la statue du faune a eu un certain succès en poésie au dix-neuvième siècle. Parmi les poètes romantiques, Hugo joue un rôle important dans la mise en place du motif avec le poème "La Statue" du recueil Les Rayons et les ombres de 1840. De nos jours, le poème "Le Satyre" de la première série de La Légende des siècles de 1859 est devenu fort célèbre, mais il ne faut pas oublier qu'Hugo a cessé de publier des recueils de poésie de 1840 à 1853. La réputation des poésies des premiers recueils était beaucoup plus prégnante au dix-neuvième siècle. Par ailleurs, le poème "La Statue" est une source décisive pour les Fêtes galantes de Paul Verlaine. C'est une source pour le poème en deux quatrains "Le Faune" avec cette idée de pénétrer dans les pensées de la statue, mais c'est aussi une source pour le poème final des Fêtes galantes "Colloque sentimental" et pour toute l'impression de désolation mélancolique du recueil verlainien. Nous pourrions comparer le morceau hugolien avec "L'amour par terre" et "Clair de lune" également.

[...]
Une pauvre statue, au dos noir, au pied vert,
Un vieux faune isolé dans le vieux parc désert,
[...]

Peut-être dans la brume au loin pouvait-on voir
Quelque longue terrasse aux verdâtres assises,
Ou, près d'un grand bassin, des nymphes indécises,
Honteuses à bon dans ce parc aboli,
Autrefois des regards, maintenant de l'oubli.

[...]
Le vieux faune riait ; c'est à lui que je vins,
Emu, car sans pitié tous ces sculpteurs divins
Condamnent pour jamais, contents qu'on les admire,
Les nymphes à la honte et les faunes au rire.

[...]
Et, sans froisser d'un mot son oreille blessée,
Car le marbre entend bien la voix de la pensée,
[...]
J'aurais pu citer quelques autres vers à rapprocher de l'univers des Fêtes galantes et je pourrais aussi en citer quelques-uns pour faire pont avec Rimbaud, puisqu'il est question des "lieux déserts où dort l'ombre assoupie", d'un "antique alphabet" d'un faune qui "Continuait de rire à la nuit qui tombait"...
Dans la mesure où le poème "Tête de faune" de Rimbaud s'inscrit dans le prolongement de "Credo in unam", il est intéressant également de considérer que "Tête de faune", même si les parnassiens sont passés par là, prend le contrepoint de la désolation exprimée dans le poème "La Statue", tout comme "Credo in unam" retourne en optimisme le poème de Banville "L'Exil des Dieux".
Mais ce n'est pas tout.
Le poème "Le Faune" de Verlaine est en deux quatrains, tandis que "Tête de faune" est en trois quatrains. Et, dans l'Album zutique, Rimbaud a fait se succéder un poème en trois quatrains "Vu à Rome" et une parodie de Verlaine intitulée "Fête galante" en un neuvain de trois faux tercets. Une spécificité du recueil des Fêtes galantes est son absence de sonnets. Verlaine évoque cette forme avec la distribution des rimes du poème "L'Allée" : poème de quatorze vers qui cache la forme d'un sonnet inversé. En effet, l'organisation des rimes, chaotique de prime abord, correspond au déroulement à l'envers de l'ordre des rimes dans un sonnet de Ronsard. Rimbaud n'a sans doute pas ignoré cette particularité du recueil. En effet, dans l'Album zutique, si le sonnet "Jeune goinfre" est une parodie de Louis Ratisbonne dans une forme poétique qui a servi à Daudet pour railler Paul Verlaine, Paul étant le nom du personnage du poème parodié de Ratisbonne "Le Gourmand" que nous retrouvons nommé dans "Jeune goinfre", il est une autre parodie de Louis Ratisbonne dans l'Album zutique que Rimbaud a de nouveau associée à Verlaine, en réécrivant cette fois un vers de la pièce "L'Heure du berger" du recueil Poëmes saturniens, poème en trois quatrains que désormais nous vous invitons aussi à rapprocher de "Tête de faune". Rimbaud a réécrit le dernier vers de "L'Heure du berger", et a repris la rime "sans bruit"::"c'est la Nuit" dans "L'Angelot maudit".
Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit
Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit.
Le second distique de "L'Angelot maudit" reprend ce quatrain de Verlaine, en adaptant les reprises, puisque nous passons de décasyllabes à des octosyllabes :
Au bout de la ville sans bruit
La Rue est blanche, et c'est la nuit.
Or, le poème "L'Angeot maudit" est distribué en sept distiques à faire trépasser Banville de crise cardiaque, puisqu'il s'agit en réalité d'un poème en sept rimes suivies. Cependant, la malice est poussée assez loin si on veut bien y regarder de plus près. D'abord, les sept distiques nous amènent à la longueur d'un sonnet avec quatorze vers, ce qui fait une sorte de clin d'œil au poème "L'Allée" des Fêtes galantes. Ensuite, c'est assimiler Ratisbonne à Coppée, puisque ce dernier a réinventé le dizain qui correspondait à une structure authentique ABABCCDEED en passant à une suite de cinq rimes plates.
Fort de cet enseignement, nous pouvons revenir à la comparaison des Fêtes galantes avec la colonne de "Vu à Rome" et "Fête galante" de Rimbaud dans l'Album zutique. Même si le premier poème est une parodie de Léon Dierx, et même s'il est question de deux poèmes distincts, d'une part Rimbaud fait à nouveau allusion à la forme du sonnet par une colonne de trois quatrains et trois tercets, et d'autre part Rimbaud sépare les poèmes en quatrains des poèmes en tercets, à la manière des Fêtes galantes dont c'est une spécificité flagrante. J'observe par ailleurs que, bien qu'absent des réunions zutistes d'octobre-novembre 1871 avec Rimbaud et Verlaine, Germain Nouveau a reporté sur l'Album zutique une autre parodie intitulée "Fête galante", et cette fois il s'agit d'un poème tout en quatrains. Visiblement, il avait été mis au courant des implications formelles de la parodie rimbaldienne.
Et nous en revenons avec d'autant plus de force à l'idée que ce n'est pas innocent si après le poème en deux quatrains "Le Faune" de Verlaine, Rimbaud produit une pièce augmentée d'un quatrain "Tête de faune".
Notons que le poème "Le Faune" de Verlaine est sur deux rimes, ce qui conforte partiellement l'idée d'un début de sonnet amputé de ses tercets, mais on me reprochera très rapidement de ne rien pouvoir faire de précis avec cette idée. En revanche, nous avons quelques points de comparaison : le rire du faune, même si c'est un attendu du motif, l'idée d'une perturbation au milieu d'instants sereins qui débouche sur un nouveau rapport au monde, et puis l'idée de "fuite", dernier mot de la suite rimique féminine : "cuite"::"suite"::"conduite"::"fuite".
Il va de soi que Rimbaud s'est fort éloigné du poème de Verlaine et que la comparaison n'apporte pas grand-chose. Pourtant, il est sensible que la pièce de Verlaine a été un point de départ à la réflexion rimbaldienne, quand bien même les deux poèmes n'ont ensuite plus rien à voir au point qu'on pourrait exclure l'idée que l'un soit la source de l'autre.
Mais il me reste un dernier argument pour continuer de justifier la réalité d'un lien profond entre les deux poèmes.
Le motif du faune est lié à la sculpture et cela se retrouve au plan poétique dans le cas des poèmes "La Statue" d'Hugo et "Le Faune" de Verlaine". Les représentations du faune étaient surabondantes dans l'Antiquité. Au dix-neuvième siècle, la statue du "faune dansant" retrouvée dans les ruines de Pompéi a contribué à lui redonner de l'intérêt, et une sculpture du faune, aujourd'hui visible dans les jardins du Luxembourg, a été créée à l'époque de composition des poèmes de Verlaine et Rimbaud.
Toutefois, ce n'est pas la piste d'une influence du drame de Pompéi qui doit être privilégiée, ce qui est sensible avec le poème "La Statue" d'Hugo.
En revanche, il est un quatrain du poème "Les Phares" de Baudelaire qui m'a toujours laissé songeur. Qui de nous connaît bien les sculptures du marseillais Pierre Puget ? Son nom ne reste dans les mémoires qu'à hauteur de l'hommage rendu par Baudelaire dans le poème "Les Phares". Nous connaissons plusieurs noms d'artistes français, notamment des peintres, mais le nom de Puget est complètement tombé dans l'oubli. Il fut pourtant une gloire de son vivant. Les italiens semblaient eux-mêmes le comparer à Michel-Ange ou au Bernin. Puget avait appris la sculpture à Gênes en compagnie de Pierre de Cortone. Au milieu du dix-neuvième siècle, la réputation de Pierre Puget est encore considérable et c'est ce qui explique sa présence privilégiée dans le poème de Baudelaire.
Les lecteurs ne sont-ils pas bien paresseux de ne jamais s'étonner de son nom à la lecture des "Phares" de Baudelaire ? Jugez d'un peu plus près ! Baudelaire cite deux artistes italiens (Léonard de Vinci, Michel-Ange), deux autres de langue néerlandais (l'un flamand : Rubens, l'autre de l'Ecole hollandaise : Rembrandt), un artiste espagnol lié quelque peu au dix-neuvième siècle (Goya) et trois artistes français (Puget, Watteau et Delacroix), avec de nouveau un nom du dix-neuvième siècle en la personne de Delacroix. Le relevé confirme la position de prestige de Puget. Il est même, en tant que sculpteur et non peintre, le rival de Michel-Ange au sein de cette liste.
Le discrédit de Puget a commencé à la fin du dix-neuvième siècle et il est tombé dans un oubli tout à fait impressionnant en regard de la réputation qui fut longtemps la sienne.
Puget est pourtant un artiste complet : architecte, sculpteur et peintre. Dans l'architecture marchande faite de bric et de broc de la ville de Marseille, il fait partie de ceux qui ont apporté une touche plus soutenue avec la Halle et la "Vieille Charité". Sa peinture ne sera pas évidente à réhabiliter, mais ce qui s'impose à l'évidence c'est l'intérêt de ses sculptures. Et c'est de cela que nous parle Baudelaire avec une symétrie qu'il établit en regard de l'idée de force des compositions de Michel-Ange. Et, le quatrain consacré à Puget étant original dans sa composition même, puisque c'est le seul qui nomme d'abord des aspects des œuvres, avant de mentionner l'artiste, ce qui retient toute notre attention, c'est la mention "faunes" à la rime :
Colères de boxeurs, impudences de faunes,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats.
Boxeurs ou lutteurs, faunes, forçats, goujats : quel programme !
Pourtant, tout cela ne nous dit rien. Si nous connaissons Puget, c'est essentiellement pour le "Milon de Crotone", un peu pour "Persée et Andromède", éventuellement pour les Atlantes de Toulon, toutes sculptures qui ne confortent pas pleinement les expressions choisies par Baudelaire. Il y a visiblement d'autres sculptures à identifier, car je pense tout de même que Baudelaire évoque plus le sculpteur que le peintre. Et quand on effectue une recherche, on découvre que le Musée des beaux-arts de la ville de Marseille abritent deux pièces du maître qui cette fois justifient le discours de Baudelaire : nous avons un "Faune" en marbre et un "Faune" en terre cuite.
J'ai repéré sur la toile un commentaire du poème "Le Faune" de Verlaine où il est dit que le faune est en terre cuite parce que c'était sans doute une technique de fabrication banale à l'époque, en plus d'être un moyen de rendre expressive la figure. La statue de Puget date du dix-septième siècle et non du dix-neuvième, mais elle a le mérite d'apporter la caution d'un artiste illustre au quatrain de Baudelaire et au poème de Verlaine. Ensuite, Verlaine nomme la statue avec une certaine précision du regard artiste au premier vers de son poème : "Un vieux faune de terre cuite...", et, accessoirement, la mention "vieux" tend à en faire un contemporain de l'invention de Puget. De son côté, Rimbaud a composé un poème intitulé "Tête de faune", où, même si le titre est éventuellement une abréviation du titre de Valade et Mérat "A une tête de faune" de leur recueil anonyme Avril, Mai, Juin, il faut reconnaître là encore une mention digne d'un historien de l'art, digne d'un amateur d'art. L'expression "tête de faune" a un sens pour les spécialistes de la sculpture, et elle renvoie à Michel-Ange, précisément le sculpteur que Baudelaire a mis face à Puget dans "Les Phares". La "tête de faune" est un motif affectionné par les sculpteurs de la Renaissance et l'idéal est une création aujourd'hui perdue de Michel-Ange, mais connue iconographiquement grâce à des déclinaisons artistiques. Je ne prétendrai nullement que Rimbaud a créé une symétrie entre Michel-Ange et Puget, ni qu'il a songé au poème de Baudelaire, mais ce qui est frappant c'est que Rimbaud a gardé l'idée de mention du caractère d'œuvre d'art de "vieux faune de terre cuite" (Verlaine) à "Tête de faune" (son titre). Il va de soi que le faune de Rimbaud n'est pas une statue, mais si nous songeons à l'importance des marbres dans "Credo in unam" la transfiguration charnelle fait elle-même sens.

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