lundi 24 janvier 2022

Un parallèle entre Une saison en enfer et Aube des Illuminations !

Le poème en prose "Aube" est révélateur du divorce entre l'esprit profond de la poésie rimbaldienne et l'approche des lecteurs. L'écrasante majorité des lecteurs interprète l'alinéa final : "Au réveil, il était midi[,]" en tant qu'échec. Le nom "réveil" suffirait pour prétendre que le récit n'a été qu'un rêve, une simple lubie imaginative de poète. Dans un article pourtant souvent cité dans les bibliographies rimbaldiennes, j'ai démenti catégoriquement cette lecture à partir d'une mise à jour de contraintes logiques qui, aujourd'hui encore, me paraissent imparables. J'ai mobilisé deux idées fortes. J'ai exploité la ressource symbolique du mot titre "Aube", et j'ai insisté sur le fait que le rayonnement solaire de midi allait plutôt dans le sens métaphorique du titre "Aube". L'aube annonce un avènement solaire dont la réalisation idéale est l'heure de midi, heure de midi que Rimbaud valorise aussi à la toute fin du poème de mai 1872 "Bonne pensée du matin", et on observera le parallèle d'un titre qui parle du matin avec un dernier vers qui apporte la réjouissance de cette heure particulière du jour que serait midi. "Aube" et "Bonne pensée du matin" offrent ainsi un parallèle tout à fait frappant. J'ai plaidé une lecture où le songe de l'aube conduit à l'éveil de la vie solaire à midi. Des lecteurs peuvent être réticents dans la mesure où la notion de réveil a l'air de ridiculiser le processus du songe. On pourrait penser que le poète se donnait le ridicule de poursuivre le premier rayon matinal du soleil alors que pendant qu'il dormait le soleil progressait déjà dans le ciel, à tel point que, surpris à son réveil, le poète découvre que l'avènement qu'il prétendait amener par lui-même a eu lieu en son absence. Il dormait en rêvant à son travail, et pendant cette absence le soleil faisait le travail tout seul en quelque sorte. Je ne peux pas prouver aisément que cette lecture pied-de-nez est fausse à m'en tenir à mon approche symbolique, même s'il est sensible que le poème ne crée pas les jalons pour comprendre les choses de la sorte. Je pense avoir raison de souligner la cohérence symbolique qui va de l'aube à midi et qui allie l'efficacité du songe à un réveil. Mais, j'avais donc ce deuxième argument qui lui est prouvé et irréfutable. J'ai insisté sur un fait de structure narrative, partiellement approché par Sergio Sacchi mais ce dernier n'en a pas tiré toutes les conséquences dans son article des années 1990. En fait, dans un récit, il faut distinguer les moments où le narrateur parle en se détachant du récit. C'est un point qu'on oublie assez souvent dans les études littéraires et c'est même un point qui me paraît difficilement conciliable avec la théorie ambiante enseignée doctement dans les collèges des focalisations interne, externe et zéro. Quand je lis un roman de  Balzac, il y a de nombreux passages d'interventions du narrateur que je me sens incapable de réellement ranger commodément dans la tripartition focalisation interne, focalisation externe, focalisation zéro (sans oublier que je pense qu'on commet une erreur à mettre sur le même plan la focalisation zéro qui est globale avec les focalisations interne et externe qui peuvent être locales). En tout cas, il existe une autre construction simple qui permet de faire la différence entre le discours tenu dans le présent par le narrateur et le discours qui s'immerge dans le passé qu'il raconte. Trêve pourtant de propos compliqués. Il faut dire très clairement que le premier alinéa : "J'ai embrassé l'aube d'été[,]" est un discours sur l'instant présent : le poète déclare à son lecteur qu'il a réussi un exploit. En revanche, tous les autres alinéas du texte, du second au dernier inclus, sont le récit de ce qu'il s'est passé, et partant de là tous ces alinéas sont l'illustration du propos du premier alinéa. Le récit entier du second au dernier alinéa consiste à illustrer le triomphe du poète. Le dernier alinéa : "Au réveil, il était midi[,]" est formulé à l'indicatif imparfait : il s'agit bien d'un élément du passé.
C'est ici qu'il convient de faire attention. L'écrasante majorité des lecteurs du poème "Aube" tend à oublier, alinéa après alinéa, le discours de réussite du premier alinéa, et quand ils arrivent au dernier alinéa ils le lisent comme une pirouette ironique. Cette lecture serait concevable si et seulement il n'y avait pas un alinéa du profil du premier : "J'ai embrassé l'aube d'été." On ne peut même pas dire que le dernier alinéa met en doute le premier en permettant l'interrogation : "Ai-je vraiment embrassé l'aube d'été si je ne faisais que dormir ?" La phrase : "J'ai embrassé l'aube d'été[,]" englobe le dernier alinéa et ce surplomb impose des conclusions définitives et décisives : le poète prétend bien avoir embrassé l'aube d'été et le dernier alinéa ne remet pas cela en cause, et partant de là il faut admettre de réfléchir selon une logique subtile où le songe du poète a participé à la réalité du monde éveillé. L'aube devait naître en songe pour être réalité à midi, tous les sens en éveil.
 Cette lecture a l'air un peu mystique, mais elle ne l'est pas tant que ça, il est tout à fait envisageable de considérer qu'il y a une continuité. Pour cela, il faut sortir du cadre où un rêve charmant d'amant de l'aube est superposé à un réveil à midi pour envisager que ce soleil de midi a bien été créé par l'action du poète et ce soleil de midi symbolise non pas le réel face au poète mais la transformation enchantée du réel par la volonté du poète qui se bat pour son idéal.
Après, si ça ne vous plaît pas de lire de jolies choses ainsi tournées, c'est que vous n'aimez pas la poésie et qu'il faut vous contenter d'ouvrages de philosophie, d'ouvrages sur les sciences et les connaissances, de livres d'Histoire dûment renseignés. Il va de soi que Rimbaud veut tenir un propos quelque peu sérieux, mais dans un récit métaphorique il y a inévitablement une fantaisie gratuite.
Maintenant, bien qu'il soit de loin le plus mentionné de mes articles sur les Illuminations, mon article sur "Aube" a échoué à influencer les lectures de quelque rimbaldien que ce soit. Tout se passe comme si je n'avais rien dit dans cet article.
Mais passons maintenant à Une saison en enfer. Le cas est connu : la prose liminaire qui sert de préface ou d'avant-propos suppose la préexistence de toute la suite du récit Une saison en enfer. En termes de construction littéraire, quand on lit la prose liminaire d'Une saison en enfer, on a déjà entre les mains les feuillets de "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Vierge folle", "Alchimie du verbe", "L'Impossible", "L'Eclair", "Matin" et "Adieu". Ce sont précisément les feuillets que le poète prétend détacher de son carnet pour les offrir à Satan. A cette aune, il est amusant de constater la révérence à Satan qui coïncide mal avec l'idée que le poète se soit sorti de l'enfer ou qu'il n'y ait passé qu'une saison. Cette révérence est quelque peu factice, elle sent le persiflage. Mais, c'est un fait important pour mesurer la qualité de la sortie de l'enfer par le poète, puisque l'idée de présenter Satan comme un maître confirme, par exemple, que la sortie de l'enfer n'a pas consisté en un retour à la foi catholique.
Mais, du coup, cette prose liminaire occupe une place comparable au premier alinéa du poème "Aube" en termes de structure narrative. Il est alors assez saisissant de constater que le parallèle va plus loin. Je parlais des titres "Aube" et "Bonne pensée du matin" qui avaient en commun de célébrer positivement l'aube et la prière devant l'aube, tandis que dans les deux poèmes concernés le vers final ou l'alinéa final célébraient l'heure de midi, consécration solaire des promesses de l'aube ou du matin.
Le titre Une saison en enfer est une inversion de la symbolique de l'aube par la symbolique d'ombre de l'enfer. Quant à la ligne finale avec l'italique du récit Une saison en enfer : "posséder la vérité dans une âme et un corps[,]" elle correspond non à une inversion, mais bien à un unisson avec la symbolique solaire de midi. Il va de soi que cette ligne finale parle de l'idée d'un esprit sain dans un corps sain en s'opposant aux discours chrétiens sur l'âme et le corps. L'italique permet de renforcer l'orientation de la lecture en ce sens. Il faut même aller plus loin, puisque cela permet un rapprochement avec le poème "Conte", quand le poète décrit "Un Prince" qui "voulait voir la vérité", vision donc d'un midi symbolique, tandis que le poème "Aube" évoque la possession du corps solaire : "j'ai senti un peu son immense corps".
"Aube" décrit une quête sous un angle plutôt positif, tandis que Une saison en enfer décrit des épreuves difficiles. Le poème "Aube" affirme une réussite, tandis que le poème "Adieu" se promet une réussite, emploi du futur simple de l'indicatif.
Je ne pense pas que Rimbaud se promette la réussite dans Une saison en enfer pour expliquer plus tard sa réussite dans "Aube". Je suis convaincu que "Aube" a été composé avant Une saison en enfer et qu'il fait partie avec "A une Raison" et d'autres des poèmes ciblés par le renoncement à la prétention d'inventer de "nouveaux astres", de "nouvelles fleurs", dans la section "Adieu". Mais quoi qu'on pense de l'ordre des compositions et de ce que cela implique, on peut déjà s'accorder sur le parallèle de structure narrative entre ces différents poèmes. J'hésite à m'éparpiller en comparaisons avec "Matinée d'ivresse" et d'autres poèmes pour l'instant.
Maintenant, pour s'en tenir à "Aube" et la prose liminaire d'Une saison en enfer, il faut cerner le propos initial. Dans "Aube", le propos est métaphorique mais explicite : "J'ai embrassé l'aube d'été." Le récit consiste à nous raconter comment il y est parvenu. Et pour partie mon combat c'est que l'on cesse de débattre si le poète a ou non embrassé l'aube d'été pour se concentrer sur la signification métaphorique compliquée du poème. Oui, il a embrassé l'aube d'été, ne pas l'admettre c'est être dans le contresens.
Dans le cas de la prose liminaire, il fut clair pendant longtemps que la "charité" désignait la vertu chrétienne. C'est le cas par exemple des ouvrages de Margaret Davies dans les années 1970. Mais, de 1990 à 2009 environ, cette vérité fondamentale s'était effondrée. Le critique Jean Molino soutenait qu'il s'agissait d'une charité non théologique et même personnelle à Rimbaud. De nombreux rimbaldiens donnaient raison à Molino, et même ceux qui avaient soutenu le sens théologique s'alignait sur l'article influent de Molino. C'est le cas de Yoshikazu Nakaji dont l'ouvrage de 1987 Combat spirituel ou immense dérision? avait admis le sens théologique, sauf que le critique publiait désormais des articles, tels que celui-ci : "La charité dans Une saison en enfer" où la notion n'était plus admise comme théologique. Jean Molino avait créé sa lecture en réagissant à un contresens de Pierre Brunel qui, dans son édition critique d'Une saison en enfer de 1987, concevait un Satan reprochant à Rimbaud de fuir la charité, mais Molino produisait lui-même du contre-sens dans son effort de correction. J'ai patiemment démonté tout cela à plusieurs reprises, notamment dans l'article "Trouver son sens au livre Une saison en enfer". Il est frappant de voir les rimbaldiens se rattacher à mon affirmation d'un retour à la norme ancienne que Rimbaud parle bien de la charité vertu théologique. Frémy, Bardel et plusieurs autres s'y sont rangés. Malheureusement, ils ne reprennent jamais le détail de ma lecture de tous les points articulatoires de la prose liminaire, alors même que je prétends avoir évacué bien d'autres prétendues difficultés de lecture au sujet de cette première section sans titre d'Une saison en enfer. Et si on lit ma démonstration, il s'impose que le poète ne voulant pas mourir a été tenté de rechercher la clef ancienne de la charité chrétienne, mais l'a aussitôt récusée. Le récit d'Une saison en enfer va raconter la tentation de retour à la foi chrétienne et le refus final du relaps (façon Jeanne d'Arc pourrait-on dire) mais il est clair que la section "Adieu" ne peut être lue comme le cas d'un retour à la charité chrétienne. Cela est déterminé par la construction du récit de la prose liminaire. Le propos de la prose liminaire est précisément le refus de mourir en s'abandonnant sans nuance à la révolte contre la beauté, la justice et la société du festin ancien. Le propos d'Une saison en enfer, c'est le refus de la mort, et par conséquent cela peut s'exprimer par le terme métaphorique de l'enfer, et l'idée de "saison" trouve son jour. Le poète allait en perdition à la mort, s'y abandonnait. Le poète se vantait d'avoir le courage d'aimer la mort, et cela s'exprime même assez tard dans l'économie de l'ouvrage, mais dans "L'Eclair" le poète prend définitivement le pli d'une révolte contre la mort qui quelque part double habilement la révolte contre Dieu, et suite à cette déclaration de révolte ferme le témoignage n'est plus constitué que de deux sections aux titres significatifs : "Matin" et "Adieu". Le poète se demandait pourquoi "aller ses vingt ans" dans "L'Eclair" et en réagissant il martelait dans la foulée une étape temporelle qui valait jalon résolutoire de la crise : "à présent, je me révolte contre la mort !"
Quel crédit accorder à un rimbaldien qui n'a pas ces repères à la lecture ? Ces repères font clairement le départ entre un certain nombre de lectures qui se défendent et un certain nombre d'autres purement irrecevables ou approximatives.
Il faut noter que cela vaut pour l'acceptation qu'il est question de la charité vertu théologale dans la prose liminaire. Le festin pouvait être rattaché à plusieurs référents culturels : Bible, modèle antique, Gilbert le poète maudit. Le critique Mario Richter, avec une certaine faveur parmi les rimbaldiens, soutient régulièrement que la beauté rejetée est celle démoniaque de Baudelaire. Il était important de montrer à quel point la beauté avait partie liée avec la charité, la justice, et dans "Alchimie du verbe" avec un bonheur qui est celui du chrétien vivant dans l'application de la loi de charité chrétienne, etc.
Sous prétexte que le texte est difficile, les lecteurs n'admettent jamais aucune mise au point. Pourtant, cette mise au point sur la prose liminaire est imparable, elle est rigoureusement démontrée. On ne peut pas prétendre au nom de tout ce qu'on ne sait pas encore sur "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "L'Impossible", "Adieu", etc., que cette mise au point n'en est pas une. On ne peut pas librement interpréter à son envie les détails du texte de Rimbaud.
On s'aperçoit également que les plans métaphoriques réagissent par-delà des œuvres qu'on sépare volontiers : le livre Une saison en enfer d'un côté et des poèmes en prose du recueil Illuminations d'un autre côté ("Aube", "Conte", etc.).
On observera que le "Matin" est associé du coup au refus de la mort dans Une saison en enfer et que nous avons beaucoup à gagner à comparer régulièrement les poèmes "Conte", "Aube", "Génie" et d'autres avec les récits métaphoriques d'Une saison en enfer, quand bien même une prudence s'impose sur la chronologie des compositions, chronologie non innocente pour la signification précise des poèmes en prose.
Métaphores du corps, de la lumière, etc., sont mobilisées pour de comparables recherches d'une vérité.
Le problème, c'est que les rimbaldiens font fi de telles conclusions. Mais, comment ensuite les convaincre de mises au point sur "Mauvais sang", "Alchimie du verbe", "L'Impossible", s'il n'y a jamais moyen de leur admettre le moindre acquis.
C'est désespérément triste. Rimbaud a tout simplement écrit pour rien à cause d'eux.

***

Une idée bonus : je n'arrive pas encore à remettre la main sur le livre Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud dirigé par Murphy, dans lequel il y a divers articles dont un de Pierre Laforgue qui étudiait "Mauvais sang" à l'aune de repères sociologiques ou de repères d'historiens. L'expression utilisée par Rimbaud "fille aînée de l'église" était toute récente à l'époque. C'est le roi de France qui était "fils aîné de l'église", mais l'expression appliquée à la France date du milieu du dix-neuvième siècle (Ozanam (1836) au lendemain de la révolution de 1830, puis Lacordaire (1841), auteur par ailleurs d'un ouvrage sur Ozanam daté de 1856, et Lacordaire le fait dans les termes de Rimbaud lui-même. La formule a eu du poids sous la Troisième République et surtout à la commémoration de Clovis en 1896, mais Rimbaud écrit son texte en 1873, donc il faut sourcer le débat qui eut lieu avant 1873). J'ai envie de lire les ouvrages d'époque à ce sujet, mais aussi de vérifier ce que les rimbaldiens ont déjà pu dire en ce qui concerne cette expression.
Je reprendrai un peu plus tard ma série sur "Voyelles" ou sur les "Lettres du voyant", mais je suis à plein régime dans la réflexion sur la poétique rimbaldienne, tous mes articles sont rattachés à cette grande perspective critique en ce moment.

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